la dignite - Centre Hospitalier George Sand

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LA DIGNITE : CONCEPT FLOU !
Sans doute le propre du langage est-il de susciter des malentendus, à partir de notions
qui semblent évidentes, qui paraissent aller tellement de soi qu’on ne les remet pas en
question, qu’on ne s’interroge plus sur leur sens, et qu’on véhicule alors comme autant
d’impératifs catégoriques, de prescriptions éthiques, de bonnes pratiques thérapeutiques. S’il
est une notion qui véhicule une telle doxa, une pensée unique, un sens commun moral, c’est
en particulier celle de dignité, qui devient un concept central dans le monde de la santé. La
haute autorité de santé, dans un rapport récent sur les maltraitances passives de nature
organisationnelle dans les établissements de santé, a pointé diverses atteintes à la dignité,
essayant par là même d’en donner une définition positive, voire positiviste, en qualifiant, en
critérisant par conséquent, ce que peut être la dignité.
Or la dignité n’est pas ce que l’on croit. Alors que nous pensons qu’il s’agit d’un
concept libérateur, dont nous croyons qu’il est une manière d’affirmation et de reconnaissance
de la valeur de l’homme, il peut être, souvent, au contraire un concept empreint d’archaïsme,
de condescendance, et certaines conceptions de la dignité aboutissent à l’inverse de ce qu’on
pense qu’elles pourraient défendre. C’est le mérite du récent ouvrage de Monsieur Eric FIAT,
agrégé de philosophie, Maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris-Est/
Marne la Vallée, Professeur au Centre de formation du Centre hospitalier de l’AP-HP, :
« Grandeurs et misères des hommes, Petit traité de dignité », Larousse 2010, de le rappeler
avec force et vigueur.
On perçoit au passage combien la philosophie peut nous aider aussi à penser nos
pratiques soignantes.
Il est possible d’identifier au moins cinq conceptions de la dignité : une conception
bourgeoise et libérale, une conception chrétienne ou monothéÏste, une conception kantienne,
une conception hégelienne, et une conception cartésienne.
Que nous enseigne d’abord l’étymologie ?
Le mot apparaît vers la fin du 11ème siècle, et vient du latin dignitas. Le mot dignitaire,
celui qui est digne, n’apparaîtra quant à lui qu’en 1752 dans le dictionnaire de Trévoux,
dictionnaire établi par les jésuites au XVIIIè siècle. Le mot indigne, de indignus n’apparaîtra
qu’à la fin du 12ème siècle, l’indignité n’apparaissant qu’au 14ème siècle, tandis qu’indignation
verra le jour au début du 13ème siècle.
Qu’est ce que la dignitas, c’est un mérite, et par suite des qualités qui font qu’on est
digne, qu’on est reconnu comme différend des autres, souvent plus éminent, plus élevé
qu’eux. C’est donc une distinction, quelque chose qui singularise, plutôt que quelque chose
qui universalise. La dignité, par conséquent, apparaît antinomique de l’Egalité. Et peut donc,
somme toute, être contestée comme valeur républicaine.
Les sociétés d’anciens régimes, qui affichaient les différences, font de la dignité une
évidence. Il va de soi, dans ces sociétés, que les hommes sont différents, se distinguant
d’abord par le bénéfice ou non de privilèges. Il existe une différence d’Etat, entre les trois
ordres, que sont noblesse, clergé et tiers-état, ordres qui ne bénéficient pas tous du même
statut, de la même reconnaissance, donc de la même dignité, donc des mêmes qualités. En
abolissant les privilèges dans la nuit du 4 août la révolution transforme, non pas comme on le
croit, à tort, les conditions économiques, mais la conception de l’homme, dont elle fait un
homme sans qualité, pour reprendre un titre d’un ouvrage de Robert Musil, c’est à dire dont la
distinction n’est pas d’essence, n’est pas ontologique, même si elle peut l’être de manière
existentielle et phénoménologique. Il n’existe plus de différence de nature entre les hommes,
tout juste, peut être une différence de culture, qui, ainsi que le dit Rousseau, pourrait
cependant encore pervertir la nature, c’est à dire abolir cette égalité naturelle entre les
hommes.
Et cette idée de l’Egalité naturelle va effectivement être pervertie par les différences
culturelles, au point qu’on pourra considérer l’idée naturelle comme une superstructure, et la
culture – réduite pour Marx aux rapports de production – comme une infrastructure, l’Egalité
naturelle entre les hommes devenant pour les marxistes une fiction idéaliste.
Il est vrai que la société bourgeoise, issue de la Révolution française, va reconstruire
de la différence, de la mesure, une gradation entre les individus, à partir de critères, le plus
souvent matériels, économiques, mais aussi de critères psychologiques, de comportement,
d’attitude, de décence, de contenance, qui vont passer par la répression du corps, du sexe, des
instincts, de tout ce qui peut être l’expression même de la nature. Selon cette conception,
parce que nous sommes naturellement égaux, l’expression de la nature en nous doit être
identique, et mieux encore invisible ; le corps dès lors devient tabou, interdit, masqué, caché,
et n’a plus droit de cité ; pas plus que n’ont droit de cité ses dysfonctionnements ; de la
contenance à la continence, il n’y a qu’un pas ; contenance vestimentaire et d’attitude ; cul
serré, dira-t-on; continence sexuelle et des fonctions d’excrétion ; cul serré aussi, à ce niveau.
Qui d’ailleurs montre son corps est indigne : c’est le fou, le dément, c’est la prostituée, les uns
et les autres rejetés de la cité des hommes, et enfermés dans des maisons (de fous, de retraite –
mot emprunt lui aussi de différenciation, de désignation, de stigmatisation, à comparer au
jubilada (de joie) du castillan- de tolérance) ; c’est un peu l’ouvrier soumis à ses instincts,
passions, atavismes et à son hérédité, renvoyé dans sa cité, son quartier (différenciation
segmentation spatiale) ainsi que le peint Zola. Ce sont ceux qui ne sont pas libres par rapport
à leur corps, ses passions et ses pulsions. C’est aussi la sorcière échevelée, créature
diabolique, et donc tous ceux qui vont avoir le « diable au corps ». Mais c’est aussi la femme
enceinte, qui, à l’inverse des sociétés d’ancien régime, où les reines accouchaient en public,
cache alors souvent longtemps sa grossesse.
Il y a donc ceux qui savent se tenir, dignes de considération, et ceux qui ne savent pas,
qui ne font pas partie de notre monde, conception entre plusieurs mondes qui se substitue aux
différents ordres de l'ancien régime.
Pour autant le cloisonnement est moins important entre les différents mondes qu’entre
les différents ordres anciens, puisqu’aussi bien, certains, particulièrement méritants, peuvent
passer d’un monde à l’autre, ou espérer le faire, par le biais de la méritocratie républicaine,
par le biais aussi de l’exemplarité de sa conduite et de ses mœurs ; heureux donc ceux qui sont
de bonnes mœurs, ou qui s’auront s’élever par l’exemple de leurs qualités, un travail incessant
et fécond sur soi-même, travail qu’ils ne cesseront de glorifier. Nous ne serons pas loin alors
de ce que les nazis placardaient à l’entrée des camps de concentration : « le travail rend
libre ». Et ce paradoxe là souligne aussi tout le paradoxe renfermé par la notion de dignité.
Au total la dignité, selon cette conception, ne va pas de soi, elle n’est pas identique
pour tous, puisque chacun se la construit ; ou peut se la détruire. Il en résulte, dans cette
conception, qu’il y a des hommes moins dignes, voire qui peuvent être indignes : l’oisif, celui
qui ne fait pas fructifier son talent, celui ou celle qui est jouisseur, qui ne pense qu’au plaisir,
et d’abord au plaisir charnel, le libertin, mais peut être aussi le libertaire, dont on peut penser
qu’ils sont hommes indignes et indignés.
Il existe aussi une conception chrétienne (ou monothéÏste) de la dignité. Cette
conception chrétienne de la dignité va se trouver posée de manière exemplaire, presque
caricaturale, par la contreverse de Valladolid, où le dominicain Bartholoméo de La Casas, va
soutenir, contre l’avis dominant de l’époque, église et université confondues, mais elles le
sont alors, donc contre l’intelligentsia de l’époque, que les indigènes d’Amérique centrale et
du sud, les indiens, disposent d’une dignité, donc d’une âme, donc qu’ils sont par conséquent
des hommes, puisque conçus à l’image et à la ressemblance de Dieu. De fait, la conception
chrétienne, à la différence de la conception bourgeoise, universalise le concept de dignité.
Mais dans cette conception la dignité reste affectée par le péché, qu’il soit originel ou véniel.
D’où l’idée que la dignité n’est pas en soi, par définition, quoiqu’il arrive. Elle peut
disparaître, par la chute, et doit donc être rachetée par le sacrifice et la pénitence. Elle peut
aussi disparaître par degré, du fait de nos fautes, de nos péchés successifs, et doit donc aussi
être rachetée, par la biais du sacrement de confession.
Cette conception, certes universalise l’homme, mais la dignité demeure toujours
contingente, affaire de degrés, de qualités, qui apparaissent et disparaissent, en fonction de
nos péchés, donc de nos conduites, ce qui n’est pas bien loin de la conception bourgeoise. Par
ailleurs cette nécessité du rachat sous-tend l’hypothèse d’un prix de la dignité, d’un prix
différentiel en fonction des qualités en jeu, alors même que l’essence de l’homme est d’être
sans prix..
D’autre part cette conception est doloriste, car c’est la souffrance, la douleur,
l’humiliation, la mortification, l’expiation, la mort, qui réintroduisent la dignité, puisque Le
christ s’est immolé pour le rachat de l’humanité. Il faut donc que l’homme, pour être
totalement à l’image et à la ressemblance de Dieu se sacrifie lui aussi comme étant pour
retrouver son être, ce qui demeure assez contradictoire. C’est en tout cas une conception de
l’universalité qui s’inscrit sur le pathos. C’est donc un universalisme conservateur, voire
même réactionnaire, qui inscrit au cœur de sa pensée la souffrance rédemptrice, et somme
toute la nécessité du mal, et de la souffrance comme accomplissement. Le malade, le pauvre,
le misérable, parce qu’ils sont à l’image du Christ sur la croix, donc pleinement à l’image et à
la ressemblance de Dieu, deviennent les seules figures de la vérité, les témoins de l’humanité,
car ses martyrs, (au sens du Grec martur : témoins), indiquant par conséquent que c’est dans
cet abandon et cette destruction de l’homme singulier que réside l’essence de l’humanité. Ce
qui deviendra peu ou prou la conception de la philosophe Simone Weil, où l’abandon de soi
amène au divin donc à l’essentiel de l’homme. Dès lors cette conception porte en elle le
renoncement, et paraît remettre en cause les fondements même de toute éthique soignante.
Il existe aussi une conception Hégelienne de la dignité, c’est à dire une conception
dialectique, qui suppose l’intervention de l’autre, qui est conférée par l’extérieur, le regard
d’autrui sur moi, celui que je porte sur lui, selon le beau mot de Bachelard, « le Moi s’éveille
par la grâce du Toi », et qu’on retrouvera somme toute chez Sartre quand il exprime l’idée
que « je me pose en m’opposant » ; c’est à dire que je suis par la différenciation que j’opère
avec l’autre, ce qui est aussi une autre façon de dire que « l’existence précède l’essence »,
c’est à dire que je ne suis pas parce que je pense, mais parce que l’autre pense de moi, par le
sens qu’il confère à mes actes, à ce que je produis, par les phénomènes que je lui rends
visibles, ainsi que par les réactions que je manifeste au désir qu’il a de me déterminer, selon
que j’accepte ou refuse, adhère ou m’oppose. Cette conception sera aussi, finalement, la
conception de Marx, ce qui ne doit pas nous surprendre chez celui qui fit du matérialisme
certes, mais dialectique, son système, pour qui ce que je suis sera déterminé par les rapports
de productions, les déterminants sociaux, l’infrastructure économique, bref les rapports de
force.
Cette conception est donc une conception relationnelle de la dignité, à la fois passive,
où je subis la détermination de l’autre, comme dans la conception marxiste, mais où je peux
aussi, renversant la perspective, être acteur dans la détermination de l’autre, ce qui sera
formalisé par Emmanuel Lévinas, lorsqu’il nous dit que le visage de l’autre nous place
d’emblée dans une position éthique, qui me rend responsable de l’autre, c’est à dire que selon
comment je considère l’autre, lui faisant ou non crédit d’être porteur de la loi morale, il est
membre ou non de la cosmopolis, c’est à dire de la cité des hommes, donc porteur
d’humanité, dont la conscience s’impose à moi comme une épiphanie, c’est à dire une
apparition, quelque chose que je maîtrise encore et manipule possiblement, ou une
apocalypse, c’est à dire une révélation, survenue d’un événement inopiné, inattendu, imprévu,
qui s’impose à moi quoique j’y fasse.
Le conte de la Belle et la Bête illustre parfaitement cette conception, puisque c’est le
regard de la Belle sur la Bête, la façon qu’elle a de regarder son visage, qui fait de la bête un
homme, donc qui donne à l’animal un statut humain, et donc une dignité.
Aristote pourrait nous dire qu’en tout homme existe l’humanité en substance, mais
qu’il lui faut une cause, c’est à dire ici le regard et l’intérêt d’autrui, la responsabilité que je
ressens pour l’autre, pour passer du singulier à l’universel, de l’empirie à l’ontologie, du
multiple à l’unique, du virtuel au réel.
Pour autant cette conception me transforme en maître de l’autre, ou peut conduire à
cette tentation. Ce peut être la tentation des soignants, mais aussi de bien des familles de
malades, qui s’arrogent ainsi une responsabilité pour autrui, au détriment du libre-arbitre de
chacun. C’est une conception qui, certes, met en avant la fraternité, mais qui peut mettre à mal
la Liberté.
C’est à dire qu’il dépend de moi que l’homme soit homme ou bête, pleinement
homme, ou un peu sous-homme, ou carrément animal ; que par conséquent, je peux, comme
Nieztsche, construire un sur-homme, et comme les nazis, identifier des sous-hommes.
Identifier suppose de définir, donc de dégager et d’énoncer des qualités différentielles
d’humanité, des degrés et des critères distinctifs de dignité ; elle peut donc amener à
construire des signes et des stigmates porteurs de la différence. Qu’on se souvienne combien
les nazis ont cherché à dégager des critères physiques d’identification et de reconnaissance du
juif ; dans une transparence et une traçabilité totalitaires. C’est pourquoi on ne peut qu’être
méfiant face aux absolutismes de la transparence et de la traçabilité, qui conduisent aux
critères, fichiers, signes extérieurs de marquage, de repérage et d’identification, donc à l’étoile
jaune, ancêtre du code-barre.
A l’évidence c’est ainsi que se construisent les racismes ; c’est ainsi qu’a fonctionné le
nazisme ; définition d’un sur-homme aryen, et critères de reconnaissance ; définition de
différents degrés de sous-humanité et d’inhumanité : d’abord des facteurs culturels, mœurs et
religion, puis des facteurs physiques, puis des facteurs raciaux, des différences d’abord de
culture, puis d’apparence, puis de nature, qui amènent progressivement à la déshumanisation.
Ce sont d’ailleurs le fascisme italien et le nazisme qui ont identifié caricaturalement des âges
de la vie, valorisation de la jeunesse virile, stigmatisation de la vieillesse, comme déchéance,
inaugurant une fracture générationnelle que nous n’avons cessé d’élargir sous l’effet de
l’utilitarisme économique.
Il y a donc un risque de toute-puissance et de totalitarisme dans cette conception, un
risque de maîtrise, qui n’est pas loin de la conception cartésienne de « l’homme comme maître
et possesseur de la nature », l’homme n’étant après tout qu’un élément de cette nature.
L’homme peut être à la fois esclave, possédé par un maître, qui ne me reconnaît donc pas
nécessairement pleinement homme, mais il peut être aussi, ou vouloir être, ou se croire être
maître des autres, mais encore de lui-même. Et c’est cette importance de la maîtrise sur soi, de
la maîtrise de soi, qui caractérise la conception cartésienne de la dignité. C’est une conception
qui met en avant le primat de la volonté, donc de l’autonomie de celle-ci, donc de
l’indépendance, donc du libre-arbitre, ce qui est hautement estimable, mais aussi le primat de
la maîtrise sur soi, de la discipline de soi, du contrôle sur soi, et sur ses facultés, et sur son
corps, et sur ses différentes fonctions corporelles, opérant de fait une césure entre le corps,
instincts, passions, pulsions, émotions, excrétions, qui peuvent nous échapper, et l’esprit, qui
le réglemente, et qui seul est important, dissociation toute cartésienne de l’âme et du corps.
Autonomie, indépendance, intégrité des capacités et des facultés, sont alors les
éléments fondateurs de l’humanité. Dès lors il est indigne de perdre son autonomie, de
devenir dépendant, de perdre ses facultés de motricité, de pensée et de réflexion ; est-il encore
totalement homme celui qui devient ainsi, qui se contrôle moins, qui se contient moins, qui
devient incontinent, dont le corps en quelque sorte se différencie trop de l’âme, qui n’obéit
plus à l’injonction de la pensée et de la volonté, ou n’est-il pas considéré, ne se vit-il pas déjà
quelque peu sous-homme, plus tout à fait homme, redevenant une bête, avant d’être un
légume, dans son relâchement et sa débâcle des fonctions corporelles ? Ne s’agit-il pas là
d’une façon de remettre en place un instrument d’évaluation de ce qui fait un homme, de ce
que doit être un homme, de ce qui fait un comportement et des conduites acceptables,
respectables, bref de reconstruire un dignitomètre, des critères de définition, de distinction de
l’homme ; l’homme sera, complètement, totalement, parfaitement, si les critères de distinction
sont là, et pourrait ne plus l’être si les critères de distinction ne sont plus là, d’où il pourrait,
en fonction des degré successifs de disparition ou d’altération de ces critères, perdre sa
dignité, et donc son humanité. A partir du moment où c’est un critère de perte, de disparition,
donc de distinction, qui fonde la dignité, on est dans le même schéma que celui de la
conception bourgeoise de la dignité, certes à visages inversé ; ici on perd, là ou on pouvait
acquérir. Mais ce qui fonde l’homme n’est pas alors son essence, mais des éléments
différentiels d’existence, des phénomènes présents ou absents.
Fonder la dignité sur la présence ou l’absence de qualités ou de facultés, apparaît bien
dangereux, car c’est un raisonnement qui conduit à l’eugénisme et à l’extermination ; qui est
dès lors vraiment humain ? Les handicapés moteurs sont-ils pleinement humains, les
handicapés mentaux sont-ils pleinement humains, les handicapés sociaux, sont-ils pleinement
humains ? Qui déterminera à partir de quel moment l’humanité basculera dans l’inhumanité et
l’animalité ?
La conception kantienne de la dignité est celle de l’homme sans qualité. C’est celle
d’un homme sans valeur, sans prix, pas hors de prix (car il resterait alors dans une mesure de
valeur, dans une logique d’intervalles, donc de degrés). La dignité ne s’évalue pas, ne se
mesure pas, ne se divise pas. Elle ne saurait donc entrer dans un rapport de comparaison. Il
n’y a pas de relativisme qui vaille en cette affaire. Elle est en tout homme, intrinsèquement,
entièrement, également, définitivement. On est homme, sans condition. On est homme,
universellement, sans aucune limite, ni aucun relativisme, tout simplement, et sans qu’il soit
besoin de définir ce qu’est l’humanité, autrement peut être que de manière négative, à travers
l’identification d’un crime contre l’humanité, imprescriptible. On est homme pareillement, où
qu’on soit, qui qu’on soit, quels que soient ses actes, possessions, facultés et moyens. On est
homme indivisiblement. D’ailleurs qui qu’on soit et où on se trouve, on est tout aussi mort si
l’on vous a tué. C’est sur cette conception que s’est bâti le socle des droits de l’homme. On ne
perd en effet jamais sa dignité d’homme, qui est de l’ordre de l’essentiel, de la substance, de
l’universel, quels que puissent être les événements de la vie, même si on peut perdre le
sentiment de sa dignité, qui est un phénomène. On reste homme, même si, comme les nazis,
on a dénié cette qualité à d’autres. Même le pire salopard reste un homme. Et je le reconnais
encore comme tel. Mais ce n’est pas parce qu’il est homme quoiqu’il fasse, qu’il demeure
ainsi quoiqu’on lui fasse, que cette conception kantienne, doit inciter à se désintéresser de son
sort, au contraire. C’est parce qu’il est irréductiblement homme que je suis engagé avec lui
dans un rapport de responsabilité, responsabilité pour autrui, du fait même de ses manques,
petitesses, incapacités, qu’il m’appartient de suppléer. C’est parce qu’il est homme, non à
l’image et à la ressemblance de Dieu, mais à mon image, semblable à celle de n’importe quel
membre de la famille humaine, que je le reconnais comme tel et que je suis avec lui dans un
rapport de fraternité ; valeur républicaine s’il en est ; et qui mériterait bien d’être mieux
défendue par les pouvoirs publics..
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