Dossier Introduction à la démarche prospective par Hugues de JOUVENEL, Président, Futuribles International Consultant en prospective et stratégie Hughes de Jouvenel, l’un des grands noms de la prospective en France, Président de Futuribles International, nous a fait l’honneur d’introduire l’auditoire de la journée à la démarche prospective. Nous reproduisons ci­après le texte qu’il a eu l’amabilité de nous envoyer à l’issue de son intervention. particulière étant alors attachée aux nouvelles technologies, notamment la bombe atomique. Elle s’est développée un peu plus tard en Europe plutôt sous l’impulsion de «philosophes sociaux» tels que, en France, Gaston Berger, Bertrand de Jouvenel et Pierre Massé. les organisateurs de cette 6ème journée I­tésé Jederemercie m’avoir offert la possibilité de rappeler, en introduction à cette rencontre sur «la prospective énergétique», ce que recouvre de terme de «prospective». Cela m’apparaît, en effet, particulièrement important dès lors que le terme est à la mode et qu’il recouvre désormais des pratiques bien différentes. Je commencerai par quelques mots sur la philosophie de la prospective qui est, à mes yeux, bien plus importante que les méthodes même si celles­ci méritent d’être connues pour en bien discerner les vertus et les limites. J’essaierai ensuite de montrer pour quoi l’exploration des futurs possibles – ou la prévoyance – est essentielle pour tous ceux, chacun à leur échelle et avec leurs moyens, qui entendent d’une certaine manière être les artisans d’un futur plus ou moins choisi, donc agir en stratège. La philosophie de la prospective La prospective, au sens moderne du terme, s’est développée d’abord aux Etats­Unis durant l’entre­deux guerres sous l’impulsion du Président Roosevelt et, plus nettement encore, après la seconde Guerre Mondiale, à partir de préoccupations de nature essentiellement géostratégique (le «Manhattan project», la guerre du Vietnam, puis la «Guerre froide»), une attention 12 La lettre de l'I­tésé ­ Numéro 22 ­ Eté 2014 Cette prospective moderne est essentiellement fondée sur deux éléments majeurs. D’abord une véritable révolution culturelle que je situerai au XVIIIe siècle marquée par le passage des philosophies d’inspiration traditionnaliste vers des philosophies dites individualistes. Les premières se caractérisent par la croyance que la marche du monde est dictée par un ordre supérieur (appelé Dieu ou la Bonne Nature) et que le défi pour nous est d’essayer de nous conformer aux préceptes de bonne conduite que nous impose cet ordre supérieur. La révolution individualiste (à ne pas confondre avec l’égoïsme) se traduit par la volonté des hommes et des groupes sociaux, sans nécessairement renier l’existence d’un ordre supérieur de nature spirituel ou religieux, de disposer d’une certaine liberté leur permettant de faire des choix en fonction de leurs propres valeurs et convictions et d’engager des actions qui, elles mêmes, vont avoir un impact sur le « système ». Tout cela est très bien résumé dans l’ouvrage majeur de Michel Crozier «L’acteur et le système». Le deuxième élément repose sur une comparaison certes un peu simpliste entre la nature du passé et celle du futur que l’on peut résumer en disant que le passé est le domaine des faits accomplis tandis que l’avenir est non­ fait, qu’il reste donc à inventer et à construire. Ainsi le passé serait­il connaissable, ce qui n’empêche pas qu’il donne lieu à d’âpres controverses entre historiens dont les analyses sont différentes. En revanche, l’avenir, dès lors qu’il n’est pas pré­ déterminé échapperait par nature, et quelque soient les méthodes employées, à la connaissance. Nous disons qu’il est ouvert à plusieurs futurs possibles. Je dis que cette opposition est simpliste car le présent n’est qu’un instant furtif entre le passé dont nous ne saurions gommer l’héritage (voir l’influence des voies Romaines sur le tracé de nos infrastructures de transport) et des Dossier futurs plus moins enracinés dans le présent et, parfois, dans un passé assez reculé (ainsi du déclin de la fécondité et des gains de l’espérance de vie observées dans le passé qui déterminent pour une part l’évolution à venir de notre pyramide des âges). Cette philosophie se résume souvent par cette phrase : l’avenir ne se prévoit pas ; il se construit. Il se construit notamment, à partir de décisions et d’actions humaines, individuelles et collectives, engagées plus ou moins librement sous réserve que l’on fasse preuve de la prévoyance sans laquelle nous serions en permanence exclusivement acculés à gérer les urgences. L’exploration des futurs possibles La prospective nous invite à considérer l’avenir à la fois comme un territoire à explorer et comme un territoire à construire. Je l’illustrerai à l’aide d’une métaphore, certes simplificatrice mais, à mes yeux, assez parlante. Nous sommes tous, en quelque sorte, comme individus et comme responsables d’organisations, dans une position semblable à celle du capitaine d’un bateau qui normalement dispose à bord de deux instruments – la vigie et le gouvernail – dont les fonctions sont distinctes mais complémentaires. Le rôle de la vigie est d’essayer de déceler le vent qui se lève, l’iceberg avant que le Titanic ne le percute et, plus le navire est lent à virer de bord, plus la vigie doit avoir la vue perçante (incidemment, elle doit aussi pouvoir alerter le capitaine sur les dysfonctionnements internes au bateau). Je veux ici parler de ce que nous appelons à Futuribles la veille prospective sur l’environnement stratégique des organisations telle que nous l’avons développée d’ailleurs sous le terme de «vigie». Le défi en l’espèce est d’essayer de nous représenter le présent au travers de sa dynamique à long terme, donc de distinguer les faits de nature conjoncturelle, voire anecdotique, qui feront sans doute la une des média, des faits qui nous semblent – sans que l’on dispose de méthodes miracles pour y parvenir – symptomatiques, révélateurs de tendances lourdes ou émergentes, ceux que Pierre Massé appelaient «les faits porteurs d’avenir» et que l’on dénomme plus souvent aujourd’hui sous le terme de «signaux faibles». Se représenter correctement le présent au travers de l’ensemble de ses dimensions, donc en recourant à l’analyse systémique, est un premier défi car cela implique de pouvoir mobiliser l’expertise de personnes fort différentes qui, en se spécialisant ont souvent perdu en largueur de vue ce qu’elles ont gagné en profondeur d’analyse. Se représenter le présent dans sa dynamique temporelle longue exige au demeurant que l’on ne se trompe pas trop sur les facteurs d’inertie et de changement. Or j’estime, par exemple, que trop souvent, au prétexte que les phénomènes démographiques sont empreints d’une grande inertie, l’on accorde une confiance excessive à la seule variante médiane des projections en oubliant que celles­ci sont surdéterminées par le choix d’hypothèses discutables sur la fécondité, l’espérance de vie et le solde migratoire. Inversement, étant fascinés par la rapidité des progrès scientifiques et techniques, l’on est trop souvent enclins à penser que la société va changer au rythme de ces progrès. Or la disponibilité d’une technologie est une chose, les conditions de sa diffusion dans le corps social en est une autre, et les usages qui en seront faits, une troisième qui dépend de facteurs économiques, sociaux, politiques et culturels. Enfin, il faut prendre garde au fait que l’on est trop souvent tenté de ne tenir compte que des phénomènes mesurables alors que les chiffres dont nous disposons ne sont pas nécessairement exacts et pertinents, qu’inversement l’on a souvent tendance à sous­estimer les variables dites molles au prétexte qu’il est plus difficile de les appréhender. Mais les variables molles (par exemple, le portefeuille de compétence d’une organisation, la capacité des dirigeants à mobiliser les talents) sont souvent très déterminantes au regard des performances des entreprises . La vigie, pour le dire autrement, doit déceler ce que le présent recèle comme germes d’avenir ou comme racines de futurs possibles. A partir de là, il nous incombe d’explorer ce qui peut advenir. Telle est l’ambition de la prospective dite «exploratoire» qui recourt à des méthodes différentes de celles utilisées dans les prévisions. La prévision repose essentiellement sur l’extrapolation des tendances observées dans le passé. Elle suppose que demain diffèrera d’aujourd’hui comme aujourd’hui diffère d’hier. La méthode la plus couramment utilisée consiste à examiner comment un sous­système, isolé de son contexte, a fonctionné dans le passé, quelles sont les variables et les relations entre ces variables qui ont été déterminantes dans son évolution. Sur cette base sont construits des modèles de simulation qui permettent d’élaborer des prévisions. Mais cette méthode – dont les vertus sont incontestables dans certains cas ­ et les prévisions ainsi établies sont sujettes à trois limites : la première tient au fait que l’on raisonne comme si la dynamique du sous­système était pérenne, qu’il n’y avait pas, par exemple, d’effets de seuil au­delà desquelles le système, morphologiquement et physiologiquement, se trouverait modifié. La seconde tient à l’hypothèse, résumée par l’expression «toutes choses égales par ailleurs», selon laquelle on fait abstraction de facteurs exogènes qui viendraient modifier radicalement le sous­système. La troisième tient à l’effet dit «GIGO» (Garbage in/ Garbage out) voulant dire, en Eté 2014 ­ Numéro 22­ La lettre de l'I­tésé 13 Dossier substance que si les hypothèses d’entrée sont arbitraires, voire erronées, les prévisions à la sortie le seront tout autant. La prospective exploratoire entend appréhender le système dans sa globalité et débroussailler les futurs possibles à gros trait plutôt que de produire des prévisions précises (nous dirons que le parti pris est de préférer une approximation grossièrement correcte à une prévision précise mais erronée). Elle s’efforcera, en particulier, de tenir compte des éventuelles discontinuités et ruptures – celles­ci pouvant être subites ou provoquées et résulter de très nombreux facteurs et acteurs – et de la stratégie des acteurs dont le comportement n’est pas ni répétitif ni rationnel. Chacune de ces démarches comporte des vertus et des limites et, fort opportunément, il est de plus en fréquent de les utiliser complémentairement. Aucune des deux n’a la vocation et la prétention de prédire le futur. Dans le meilleur des cas, elles vont nous permettre d’identifier les enjeux à moyen et long termes avant que l’incendie ne soit déclaré et que nous soyons réduits à agir en pompiers, les circonstances prenant le dessus sur notre volonté. La construction de l’avenir Pour autant donc que nous ayons fait preuve de vigilance et d’anticipation, nous allons disposer d’un certain pouvoir pour devenir des acteurs d’un futur pour une part au moins choisi. Mais qui est ce «nous» ? Il y a sur la scène une pluralité d’acteurs, plus ou moins puissants, poursuivant des objectifs plus ou moins conflictuels ou consensuels, individuels et collectifs. L’identification des acteurs et une juste estimation de leurs pouvoirs respectifs sont ici essentielles, y compris bien entendu de savoir au profit duquel nous œuvrons. Et quelle est la représentation que l’acteur en question se forge d’un avenir souhaitable et réalisable, sachant que, s’il s’agit d’un acteur opérant au nom de l’intérêt collectif, il ne s’agit pas de considérer que l’intérêt collectif n’est rien d’autre que la somme des intérêts individuels, a fortiori d’une opinion publique que l’on sait fugace, volatile et souvent surdéterminée par la conjoncture du moment. Cela, en d’autres termes, signifie que les prospectivistes vont explorer différentes options, leurs conditions de mise en œuvre, procéder à une évaluation ex ante des coûts et bénéfices de chacune d’elles mais qu’il incombera au décideur de prendre ses responsabilités au moment d’opérer des choix qui engage la société à long terme. Ici intervient donc la notion de projet (venant du latin pro­jeter,) jeter dans un avenir plus ou moins lointain une image d’un avenir souhaitable, donc exigeant un choix en terme de valeur, et réalisable. 14 La lettre de l'I­tésé ­ Numéro 22 ­ Eté 2014 S’il est important d’être animé d’un tel projet qui confère un sens et une cohérence à long terme à nos actions, il est également important de s’efforcer de le réaliser, d‘où la nécessité d’établir un compte à rebours (backcasting) pour savoir qui peut faire quoi et comment dès demain et les jours suivants pour atteindre l’objectif. L’on pourra alors parler de plan, de programmation, d’allocation de moyens. Mais comme nul ne peut prévoir précisément comment évoluera la conjoncture, s’il est important de tenir le cap, il est également important d’être capable d’ajuster les voiles. Je terminerai en insistant sur l’importance de bien apprécier les échelles de temps. La prospective ne s’intéresse pas qu’au long terme, y compris parce que, pour y arriver, il faut passer par le court et le moyen terme. La prospective exploratoire part du présent pour aller explorer le spectre des possibles ; la prospective que l’on appelait auparavant normative (et désormais stratégique) part d’un objectif pour revenir vers le présent. Il est tout aussi important d’être capable de fixer des ordres de grandeur. Elaborer des scénarios sans qu’ils soient assortis de cheminements conduit à de nombreuses erreurs et n’a guère de vertu opérationnelle. Or la prospective doit pouvoir être utile à l’exercice du pouvoir, donc à la décision et à l’action.