KARL JASPERS COLLECTION " COMMENTAIRES PHILOSOPHIQUES" Dirigée par Angèle Kremer Marietti et Fouad Nohra Pennettre au lecteur de redécouvrir des auteurs connus, appartenant à ladite "histoire de la philosophie", à travers leur lecture méthodique, telle est la première finalité des ouvrages de la présente collection. Ouverte dans le temps et dans l'espace, la Collection «Commentaires philosophiques» intègre aussi bien les nouvelles lectures des" classiques" que la présentation de nouveaux venus dans le répertoire des philosophes à reconnaître. Les ouvrages seront à la disposition d'étudiants, d'enseignants et de lecteurs de tout genre intéressés par les grands thèmes de la philosophie. Cette collection se présente à la fois comme modeste et ambitieuse. Modeste dans son premier élan, elle a l'ambition d'occuper un espace inépuisable d'œuvres et de cultures. Déjà parus Guy-François DELAPORTE, Lecture du Commentaire de Thomas d'Aquin sur le Traité de l'âme d'Aristote, 1999. John Stuart MILL, Auguste Comte et le positivisme, 1999. Michel BOURDEAU, Locus Logicus, 2000.. Jean-Marie VERNIER (Introduction, traduction et notes par), Saint Thomas d'Aquin, Questions disputées de l'âme, 2001. Auguste COMTE, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, 2002. Angèle KREMER MARIETTI, Carnets philosophiques, 2002. Angèle KREMER MARIETTI, Karl Jaspers, 2002. ANGÈLE KREMER MARIETTI KARL JASPERS L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214Torino ITALlE Jaspers et la scission de l'être Réédition de l'ouvrage paru en 1967 et 1974 aux Éditions Seghers Bâle, 29 juillet 1967. A Madame Angèle Kremer-Marietti. Madame, Vous avez eu l'amabilité de m'adresser votre ouvrage sur ma philosophie. Je vous remercie pour ta compréhension exceptionnelle que, manifestement, vous avez de cette pensée dans sa constitution fondamentale. C'est avec plaisir que j'ajoute votre livre aux peu nombreuses réponses à mes écrits qui m'aient paru satisfaisant es. Avec mes amicales salutations, Vatre très dévoué, Karl J ASPBRS. @L'Hannatlan,2002 ISBN: 2-7475-2733-6 Introduction Pour pénétrer dans la sphère de la philosophie de Jaspers il est nécessaire de ne jamais perdre de vue son idée fondamentale touchant l'essence de la philosophie. Il précise très clairement: «La réflexion philosophique n'est pas une théorie, c'est une pratique d'un genre absolument unique 1.» Dans ce qu'elle implique de sagesse et d'expérience, cette idée n'est pas en soi originale, mais elle caractérise la philosophie jaspersienne dans laquelle elle acquiert une profondeur nouvelle. Ainsi Jaspers affirme l'existence de la « vraie philosophie », la philosophia perennis, comprise comme unique tradition aux multiples prétentions. La philosophie s'exprime dans une œuvre qui témoigne de l'assimilation de la tradition, toutefois «ce qui lui donne son atmosphère, ce qui l'a inspirée, se fait peut-être sentir à travers un récit personneI2.» D'un point de vue jaspersien, on peut considérer que, dans le Discours de la Méthode, Descartes a motivé, au cours d'un récit personnel, l'expérience qui l'avait amené à poser le doute méthodique: l'incertitude résultant de l'enseignement suivi, doublée du besoin impérieux de certitude. Mais ce n'est pas la quête d'une assurance rationnelle comparable à celle de Descartes qui met Jaspers sur le chemin de la philosophie. Il y a bien néanmoins, pour Jas.. 1. Les notes sont groupées à la fin de chaque chapitre. 7 Karl JlJ8pets pers, une quête vers l'assurance, dans la mesure où est reconnue par lui la valeur de la communication humaine à atteindre dans l'exercice de la raison. Si raison et communication vont de pair, c'est dans la perspective nouvelle d'une philosophie non plus théorique mais pratique. Les deux concepts ne se séparent plus dans le cheminement philosophique, qui prend tant d'importance que la pensée y revient inlassablement. Solidarisées dans le cheminement, cette nouvelle raison et cette communication font que la philosophie plonge davantage et toujours plus profondément dans l'existence. D'une part l'idée d'une raison pratique, d'autre part le souci de la question de l'Etre ont conduit Jaspers à des conceptions nouvelles et hardies qui réconcilient de multiples contradictions. D'un côté, la Raison est ce qui constitue l'humain dans son essence et ce à quoi il doit se hisser constamment car elle est inachevée, non définie, difficilement circonscrite; de l'autre, l'Etre concerne l'humain en tant que c'est le Tout, l'Originel, l'Un, l'Englobant, le transobjectif de la Transcendance, c'est-à-dire l'objet de la foi philosophique, mais objet dépassant toute objectivité. Tandis que nous sommes braqués sur l'objet 3, nous devons croire et tendre à l'inobjet 4. Le tort des critiques adressées à Jaspers a souvent été de discuter notionnellement ces notions qui ne relèvent pourtant pas du pur jeu abstrait de l'intellect. Interpréter Jaspers abstraitement, c'est oublier l'idée fondamentale qu'il impose à la réflexion philosophique, l'obligation non pas seulement de se plier aux règles logiques rationnelles mais de se soumettre à une discipline existentielle: celle de se former différemment, de suivre un réel mouvement, d'admettre un exercice de l'esprit, et finalement d'atteindre jusqu'à des positions et des attitudes dans lesquelles resprit reconnaît ses propres limites. Ascèse mentale, méthode spirituelle, telle est la philosophie de Jaspers et, telle, elle doit se comprendre: comme pure pratique. Par là, le problème de l'Etre trouve sa solution: il n'est plus ni sujet pur ni objet embarrassant posé devant nous, il est résolu, il disparaît pour nous verser sur le terrain de l'Etre. Mieux encore, cette notion 8 de l'Etre est appelée à résoudre, dissoudre même, nos autres problèmes. Ainsi, la philosophie de Jaspers, à cause de l'existence empirique, n'est pas simple philosophie de l'existence, mais à partir de l'existence empirique la philosophie de l'existence possible, ouverte à la Transcendance. Elle n'est pas un existentialisme immanent, mais la philosophie du prolongement possible de l'existence empirique en existence possible, et cela du seul fait en nous de l'intuition de la scission de l'Etre. NOTES 1. Bilan et perspectives, trade par Hélène Naef et Jeanne Hersch; éd. Desclée de Brouwer, 1956; voir A propos de ma philosophie, 3. «L'homme va spontanément aux questions essentielles», p. 142. 2. Op. cit., voir Sur le chemin de la philosophie, p. 123. 3. Introduction à la philosophie, trade par Jeanne Hersch; Plon, Paris, 1951; voir L'Englobant, p. 33. 4. Pour le terme inobjet, cf. notre communication au XIe Congrès international de philosophie (Bruxelles, 1953): Angèle Marietti, Le Fondement de l'Autorité, Actes, vol. IX, voir p. 161: «L'Autorité, Autorité en soi, en tant que reconnue telle a son fondement sur cet objet-nié-par-Ie-sujet, l'inobjet, c'est-à-dire une unité inobjective, puisque ainsi disparaît la dualité sujet-objet»; p. 162: « L'Autorité, idéelle, fruit de l'inobjet, n'a pàs pour fondement la raison, qui est issue de l'existence de l'objet.» 9 Introduction Préface Jaspers et la démocratie] Jusqu'aux derniers instants, Karl Jaspers (1883-1969) s'est livré à l'œuvre philosophique la plus ouverte aux réalités de la «grande politique», c'est-à-dire de la politique d'échelle mondiale. Il était avare de son temps, dont il se faisait un devoir de ne pas priver la philosophie, mais encore et surtout celui à laquelle elle est destinée : l'homme de la scission et des situations-limites, son contemporain. Karl Jaspers était passé par l'école de Nietzsche, de la lecture duquel il avait su tirer l'auto-éducation la plus positive. Ancien élève de jurisprudence, docteur en médecine psychiatrique, psychologue habilité, Jaspers n'est pas venu les mains vides à la philosophie. Ce psychiatre avait sondé les abîmes de la démence de l'homme: en découvrant les rapports de la criminalité et du mal du pays, en mesurant le processus de la jalousie, en analysant les perceptions illusoires, en lisant tous les travaux relevant du domaine de la neurologie, de la psychiatrie et de la psychologie. Et c'est d'un oeil clinique averti qu'il pouvait ensuite considérer notre civilisation. Aussi ce praticien connaissait-il les dangers incommensurables qui sont ceux que l'homme porte en lui. Ces dangers qu'il avait pu apprécier d'une individualité à l'autre, il les reconnaissait quantifiés dans les collectivités humaines, dans le tout de la société humaine: l'homme 1 Version révisée de la préface de la dernière édition de l'ouvrage (1974) et de l'article pam dans La Quinzaine littéraire du 1er au 15 avril 1969. Il qu'il considérait n'étant limité par aucune frontière, sinon celles qu'il se donne à lui-même et qui constituent des réservoirs effroyables de tension destructrice. Loin d'être un jeu linguistique complexe, la philosophie de Jaspers est marquée du chiffre de l'authenticité, sinon tragique du moins sérieuse, car elle s'adresse, sans ambages, à cette civilisation de transition qui est la nôtre. Et même si la vérité n'est pas de ce monde, Karl Jaspers est l'homme à l'avoir servie au maximum, selon les deux critères qu'il s'était imposés et qu'il nous propose comme le remède à notre mal: la Raison et la Communication, mais une raison qui n'aurait aucun sens sans la communication et une communication impossible sans la raison. Raison, pour Jaspers, c'est ce qui est humain, inachevé, collectif, c'est une praxis permanente mais aussi une contemplation. Et cette Raison a besoin de la communication comme la vie a besoin d'oxygène: elle ne peut parler qu'à la première personne du pluriel, nous. Raison et communication n'ont d'autre meilleur accomplissement que dans la démocratie bien entendue, qui ouvre la porte à toutes les informations, d'où qu'elles viennent, qui provoquent les confessions, les déclarations, les recherches communes, les interrogations et les réponses, et cela tout autour de la grande et imposante question: « Que voulons-nous? » Les conflits de la scission intérieure de l'homme individuel prennent leur essor dans le lieu et le temps qui les ont fait naître pour s'y développer jusqu'au monstrueux. Ces conflits ont conduit Jaspers du domaine psychiatrique au domaine historique et politique; et sa pensée philosophique s'est elle-même accomplie comme encouragée par l'aiguillon des maux collectifs qui nous 12 atteignent. Cette « métaphysique» qu'il a comprise, conçue et parachevée, est née sur le terrain de la psychopathologie, mais ne se serait probablement jamais réalisée telle qu'elle l'a été, sans la prise de conscience totale occasionnée par le souci politique profond, qui était celui de Jaspers. Le nazisme l'avait atteint directement; la division du monde en deux blocs antagonistes n'avait pas :fini de l'inquiéter et, à ce propos, je pense que le texte du rapport du grand physicien soviétique, Andrei Sakharov, a dû faire naître en lui des espoirs justifiés: cet homme de science n'apportait-il pas une volonté manifeste de communication entre les deux grandes puissances mondiales d'alors, sur la base d'une raison élargie jusqu'à l'action encore impossible? Depuis l'ambition du Contrat social, nous avions tenté de réaliser ce consensus indispensable à toute démocratie; mais, sinon en vain, très difficilement et non sans déception. Rousseau lui-même ne nous avait-il pas avertis de la difficulté de la démocratie? Toutefois, si sa notion de Volonté générale était excellente, il nous faut reconnaître aujourd'hui qu'elle relève du monde de l'abstraction; elle est une notion abstraite, idéale, irréalisable, voire fictive, tant que nous n'aurons pas posé la question qui mérite d'être posée dans tout son éclat et dans toute sa signification: Que voulons-nous? À l'ère de la cyberculture, il est temps que l'homme s'interroge unanimement. Mais la question elle-même resterait insuffisante si, au préalable, et Jaspers nous en a averti, nous ne comprenions cette réalité fondamentale, à savoir que la démocratie s'apprend, qu'elle se perfectionne tout comme l'homme qui la réalise, et, surtout, qu'il ne peut y avoir de démocratie, là où 13 l'ignorance, évidemment l'analphabétisme, mais aussi l'absence de culture, l'isolement ou l'isolationnisme, l'absence totale de communication font rage. Après son ouvrage de Psychopathologie générale 2 (1913) , avec sa Psychologie des conceptions du monde (1919), Jaspers avait posé le problème de ce qu'est le monde pour l'homme. Mieux que tous les philosophes de l'existence, il a su montrer que l'homme, dans quelque condition qu'il se mette, rencontrera toujours le mur effroyable des situations-limites que sont: la mort, la souffrance, le hasard, la faute, la lutte. Ensuite, 3 L'introduction à la philosophie (1950) nous rend à cette évidence: le monde n'est pas un objet, nous sommes dans le monde dont nous ne faisons qu'élargir les horizons par notre exploration. Mais, inversement, l'homme est aussi un objet du monde, tout en étant encore « quelque chose de plus », une liberté. Or, n'est-ce pas ce que découvrit, de son côté, le marxiste polonais Adam Schaff? Et le texte suivant n'est pas de Jaspers mais bien d'Adam Schaff: « En quoi consiste le problème posé par les situations porteuses de conflits? (...) Dans de telles situations, devant un tel choix, l'homme est solitaire en ce sens qu'il est seul à prendre sa décision» (Le Marxisme et l'Individu, A. Colin, p. 167). S'il subsiste un « malheur de l'homme» irréductible, le marxisme même ne pouvait que songer à en abolir les causes sociales (ibid., p. 195). Cette liberté humaine, que l'on considérera sur son terrain concret de l'existence vécue, reste la notion la plus 2 3 Alean. 1928. Plon, 1951 14 équivoque qui soit; ainsi, dans La Bombe atomique et 4 l'Avenir de l'homme (1958), Jaspers fait-il le tour des significations réelles de cette notion dans le monde actuel effectif. Et il met l'accent sur le fait que la liberté politique est la condition sine qua non de la liberté en général. Mais cette liberté politique elle-même n'est pas réalisable, si, auparavant, l'homme ne s'est pas intérieurement décidé à la liberté. En effet, Jaspers montre avec une clarté convaincante que l'homme doit reconnaître en lui-même le principe de la liberté en général. L'homme doit donc répéter après Rousseau l'affirmation de sa liberté fondamentale; en même temps, il doit reconnaître à tous les hommes le droit et le devoir de vivre en fonction de ce principe fondamental de l'humanité. Une telle découverte requiert la paix et le silence des passions perturbatrices. Entre la liberté et la force, ce n'est plus la force qui doit l'emporter dans le choix des hommes. La menace de la bombe atomique et toutes les menaces meurtrières qui pèsent sur nos destinées ne semblent guère avoir changé les mœurs politiques; en effet, il subsiste un certain nombre de principes nationaux et internationaux qui ne sont rien d'autre que des germes de guerre. Jaspers énumère ces ferments de guerre: la souveraineté absolue de chaque Etat et la non-ingérence mutuelle, qui signifient que chaque Etat est libre de rompre ses accords et d'engager le combat; la coexistence pacifique, qui signifie la résignation à une guerre éventuelle retardée, non la détermination à la paix réelle; de même, la 4 Buehet-Chastel, 1962. 15 fixation des frontières territoriales, qui signifie la surpopulation quand l'accroissement du nombre des naissances n'est pas limité, et le rejùs de la limitation des naissances, qui, en lui-même, constitue comme tel un acte de conquête en puissance. À l'échelle mondiale, tout comme à l'échelle nationale, la démocratie demeure un principe à repenser sur les bases d'une libre diffusion des nouvelles, d'une libre discussion politique publique, d'une éducation de l'opinion publique et non de son dressage. Jaspers est l'homme qui a compris ce qu'est la «grande politique» de la Terre et le suprapolitisme qu'il a professé est inspiré des notions les plus hautes de l'humanité et de la liberté démocratique. En fait, que sont pour lui les nations, sinon d'énormes totalités jalouses de leurs biens et absolument dénuées de tout lien rationnel saisissant et pensant l'ensemble de l'humanité? A ce compte, la paix universelle reste encore la grande tâche à élaborer contre l'affirmation de soi. Ces grandes pensées ne sont pas restées «idéales» ou «abstraites» chez leur auteur qui prit position. Le peu d'enthousiasme qu'il a manifesté à l'idée de la réunification allemande n'était pas le fait d'un «mauvais Allemand », mais bien celui d'un homme chez qui l'idée démocratique pouvait se passer de frontières: le suprapolitisme va de pair avec le supranationalisme. 16 1. Vers l'intuition de la scission de l'Etre : Le cheminement philosophique dans la pensée de la totalité inachevée Mettant le Tout en question, nous nous interrogeons sur ce qui nous semble aller de soi. Mais questionnant ainsi, nous touchons les limites du Tout que nous connaissons: le temps, l'espace; la nécessité de l'objet quel qu'il soit, la nécessité du sujet pour cet objet, l'activité, l'information, la finitude. Nous devons aussitôt remarquer qu'entre la question sur le Tout et la découverte des limites il n'y a pas simple opération logiqùe, il y a effectivement uri cheminement existentiel dont l'exposé peut faire abstraction: pour mieux définir et restreindre, ce dernier mutile la circonscription globale d'un ensemble de démarches, seules susceptibles d'accréditer une philosophie visant la réalité humaine. Enoncer un discours cohérent ne suffit pas: pour Jaspers, « faire de la philosophie, c'est être en route 1». Nous cherchons l'unité immédiate et pourtant nous ne pouvons pas en faire immédiatement l'expérience. «Nous cherchons l'unité dans la profondeur de l'englobant que nous sommes 2 ». En fait, nous sommes astreints à suivre un chemin. Même si nous parcourions tous les modes finis de l'englobant, atteindrions-nous à l'englobant dans sa totalité? Au17 Karl Jaspers rions-nous une théorie de l'englobant? Nous constatons que chaque mode de l'englobant se rapporte à un autre: c'est l'indication du cheminement philosophique. Le repos dernier nous est-il cependant promis avec une théorie de l'harmonie de la totalité sans, par là même, la négation de l'esprit qui le pense? Il existe pour nous indéniablement un «chemin de la progression du vrai dans la totalité inachevée» et ce chemin passe par la Raison 3. Ce cheminement n'est seulement possible que dans l'élargissement progressif du cercle de la vérité et en même temps dans l'élargissement corrélatif du cercle de la médiéité dont nous faisons partie. « Etre en route et chercher ou bien trouver la paix et l'achèvement d'un instant privilégié, ce ne sont pas là des définitions de la philosophie 4.» Ainsi ce cheminement seul ne suffit-il pas à caractériser l'entreprise philosophique. Qu'est-ce donc que la philosophie? A cette question Jaspers essaie de répondre dans une conférence radiophonique, en 1950, comme Heidegger le tente à son tour dans la conférence donnée à Cerisy-la-Salle en 1955. Si les deux philosophes insistent sur la nécessité du chemin et de la mise en route vers ce qu'est la philosophie, leurs points de vue sont essentiellement divergents dans cette même quête. Tandis que Heidegger cherche la philosophie sur le terrain et dans le gén.ie ou l'esprit de la langue grecque, Jaspers part d'une triple expérience immédiate et empirique: celle de l'homme ordinaire, qui ne pense pas que la philosophie soit une spécialité réservée aux philosophes; celle de l'enfant dont l'ingénuité, libre de toute contrainte, atteint parfois à une véritable lucidité devant l'Etre; celle de l'aliéné, enfin, qui, étranger aux conventions rationnelles et sociales, vit à même la réalité humaine totale et indifférenciée, inaccessible à l'homme ordinaire. La vie pratique, l'expérience individuelle alimentent donc la pensée sur la philosophie qui devient, en se dialectisant, pensée de la philosophie. Car il ne s'agit pas de rester à côté, ou au-dessus, en dehors de la philosophie: Jaspers et Heidegger sont sur ce point d'accord et l'affirment. Il faut entrer dedans, nous dit Heidegger. Il faut, nous dit Jaspers, prendre conscience du fait que nous sommes déjà dedans et reconnaître que 18 nous sommes dans l'englobant, me 5 », «que nous sommes 6 ». «qui est l'Etre mê- L'exigence philosophique se maintiendra dans l'homme aussi longtemps que l'homme existera. D'une manière ou d'une autre, quelle que soit cette philosophie, l'homme y cherche son origine, l'atteint, pour nulle autre utilité que celle d'être un homme. Cette exigence peut se préciser, ainsi que l'a énoncé Jaspers: «Trouver le sens de la vie au-delà de tous les buts de ce monde, - faire apparaître ce sens qui renferme en lui tous les buts, - donner à ce sens sa plénitude en passant par la vie et les réalisations dans le présent, - en s'insérant soi-même dans le présent, servir en même temps l'avenir, - ne jamais abaisser l'homme ou tel homme au rang de simple moyen 7.» Tout homme participe à une philosophie mais n'est philosophe que s'il possède le métier philosophique qui ne s'acquiert que dans le travail: celui des méthodes, celui de l'entraînement à la pensée métaphysique. Mais pas plus que l'on ne décide a priori de devenir poète, on ne peut décider de devenir philosophe. Eloigné lui-même de prendre semblable détermination, Karl Jaspers nous dit s'être d'abord tourné vers la vie pratique: le droit, la médecine, la psychologie marquèrent les étapes de son chemin philosophique. L'homme lui est apparu dans sa biologie, comme dans son historicité, en tant que Dasein. Tout homme a donc une existence empirique individuelle dont il ne peut faire abstraction dans sa vision du monde. Comme l'écrit justement Jean Wahl, Jaspers montre que toute vision du monde est étroite : « Chaque écrivain, afin de voir le monde du point de vue particulier qui est le sien, est empêché de voir le monde, et s'empêche de voir le monde d'un autre point de vue que le sien 8.» Ces visions sont des totalités fermées. Ces totalités dépendent de l'étroitesse de la conscience: chaque Dasein incline vers la totalité fermée de sa vision du monde (et de toutes ses représentations) aboutissant après l'élaboration rationnelle à la connaissance scientifique. Jaspers conçoit l'élargissement possible de la conscience dans la reconnaissance d'une raison ouverte au Tout 9, non refermée sur une représentation du Tout. A cette totalité inachevée, nécessaire pour éviter l'étroitesse, 19 Vers l'intuition de la scission de J'Etre Karl Jaspers Jaspers a été amené par la recherche psychiatrique, elle-même appuyée sur la méditation traditionnelles et contemporaines. des philosophies ... Partant de notions d'inspiration chrétienne, adaptées à une théologie d'essence judaïque, Jaspers parle un langage proche du langage d'un philosophe des Lumières. Ses conceptions ont une visée universelle et procèdent d'une volonté de paix universelle, fondée sur la totalité du monde et de l'homme. A Spinoza, Jaspers dit devoir beaucoup; entre autres points, le fait d'avoir compris la nécessité de saisir l'univers dans sa totalité. Cette prise de conscience moniste le pousse vers de multiples études concernant l'homme et le monde: il aboutit ainsi à la confirmation que la vraie philosophie ne peut se faire loin du réel. Mais c'est de Nietzsche qu'il tient qu'aucun objet de la pensée n'est immuable et qu'il faut considérer les étapes de la recherche qui le découvre chaque fois dans différentes perspectives. En toute matière il faut « prendre conscience de ce que l'on sait, de la manière dont on le sait et aussi de ce que l'on ne sait pas 10 ». Sur ces bases pratiques et méthodologiques, le premier objet digne d'intérêt était l'homme: tout d'abord la médecine permettait à Jaspers un accès à cette étude de première nécessité; «parce qu'elle englobait les sciences naturelles et qu'elle avait l'homme pour objet, la médecine ouvrait, me semblait-il, le champ le plus vaste 11». Toutefois Jaspers conçoit la médecine, et en particulier la psychiatrie, selon une vue personnelle et paradoxalement philosophique. Il étonnait en effet ses confrè- res en affirmant que les psychiatres devaient « ap- prendre à penser ». En tant que praticien, il était convaincu que l'objet de la psychiatrie était l'homme tout entier, moins le corps que la personnalité du malade. C'est pourquoi il jugeait utile de concilier dans ses propres travaux les deux écoles opposées de Griesinger et de Schüle : pour lui les maladies mentales étaient, comme l'affirmait l'un, des maladies du cerveau, mais encore et aussi bien, comme l'affir20