KARL JASPERS

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KARL JASPERS
COLLECTION
" COMMENTAIRES PHILOSOPHIQUES"
Dirigée par Angèle Kremer Marietti
et Fouad Nohra
Pennettre au lecteur de redécouvrir des auteurs connus,
appartenant à ladite "histoire de la philosophie", à travers leur
lecture méthodique, telle est la première finalité des ouvrages
de la présente collection.
Ouverte dans le temps et dans l'espace,
la Collection
«Commentaires
philosophiques»
intègre aussi bien les
nouvelles lectures des" classiques"
que la présentation de
nouveaux
venus dans le répertoire des philosophes
à
reconnaître. Les ouvrages seront à la disposition d'étudiants,
d'enseignants et de lecteurs de tout genre intéressés par les
grands thèmes de la philosophie.
Cette collection se présente à la fois comme modeste et
ambitieuse. Modeste dans son premier élan, elle a l'ambition
d'occuper un espace inépuisable d'œuvres et de cultures.
Déjà parus
Guy-François DELAPORTE, Lecture du Commentaire de
Thomas d'Aquin sur le Traité de l'âme d'Aristote, 1999.
John Stuart MILL, Auguste Comte et le positivisme, 1999.
Michel BOURDEAU, Locus Logicus, 2000..
Jean-Marie VERNIER (Introduction, traduction et notes par),
Saint Thomas d'Aquin, Questions disputées de l'âme, 2001.
Auguste COMTE, Plan des travaux scientifiques nécessaires
pour réorganiser la société, 2002.
Angèle KREMER MARIETTI, Carnets philosophiques, 2002.
Angèle KREMER MARIETTI, Karl Jaspers, 2002.
ANGÈLE KREMER MARIETTI
KARL JASPERS
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214Torino
ITALlE
Jaspers
et la scission de l'être
Réédition de l'ouvrage paru en 1967 et 1974 aux Éditions Seghers
Bâle, 29 juillet 1967.
A Madame
Angèle Kremer-Marietti.
Madame,
Vous avez eu l'amabilité
de m'adresser
votre
ouvrage sur ma philosophie. Je vous remercie pour
ta compréhension exceptionnelle que, manifestement,
vous avez de cette pensée dans sa constitution fondamentale.
C'est avec plaisir que j'ajoute votre livre aux peu
nombreuses réponses à mes écrits qui m'aient paru
satisfaisant es.
Avec mes amicales salutations,
Vatre très dévoué,
Karl
J ASPBRS.
@L'Hannatlan,2002
ISBN: 2-7475-2733-6
Introduction
Pour pénétrer dans la sphère de la philosophie de
Jaspers il est nécessaire de ne jamais perdre de vue
son idée fondamentale touchant l'essence de la philosophie. Il précise très clairement:
«La réflexion philosophique n'est pas une théorie, c'est une pratique
d'un genre absolument
unique 1.» Dans ce qu'elle
implique de sagesse et d'expérience, cette idée n'est
pas en soi originale, mais elle caractérise la philosophie jaspersienne dans laquelle elle acquiert une profondeur nouvelle. Ainsi Jaspers affirme l'existence de
la « vraie philosophie », la philosophia perennis,
comprise comme unique tradition
aux multiples
prétentions. La philosophie s'exprime dans une œuvre qui témoigne de l'assimilation
de la tradition,
toutefois «ce qui lui donne son atmosphère, ce qui
l'a inspirée, se fait peut-être sentir à travers un récit
personneI2.» D'un point de vue jaspersien, on peut
considérer que, dans le Discours de la Méthode, Descartes a motivé, au cours d'un récit personnel, l'expérience qui l'avait amené à poser le doute méthodique:
l'incertitude
résultant de l'enseignement
suivi, doublée du besoin impérieux de certitude. Mais ce n'est
pas la quête d'une assurance rationnelle comparable
à celle de Descartes qui met Jaspers sur le chemin
de la philosophie. Il y a bien néanmoins, pour Jas..
1. Les notes sont groupées à la fin de chaque chapitre.
7
Karl JlJ8pets
pers, une quête vers l'assurance, dans la mesure où
est reconnue par lui la valeur de la communication
humaine à atteindre dans l'exercice de la raison. Si
raison et communication
vont de pair, c'est dans la
perspective nouvelle d'une philosophie non plus théorique mais pratique. Les deux concepts ne se séparent
plus dans le cheminement philosophique, qui prend
tant d'importance que la pensée y revient inlassablement. Solidarisées dans le cheminement, cette nouvelle raison et cette communication font que la philosophie plonge davantage et toujours plus profondément dans l'existence.
D'une part l'idée d'une raison pratique, d'autre
part le souci de la question de l'Etre ont conduit
Jaspers à des conceptions nouvelles et hardies qui
réconcilient de multiples contradictions.
D'un côté,
la Raison est ce qui constitue l'humain dans son essence et ce à quoi il doit se hisser constamment car
elle est inachevée, non définie, difficilement circonscrite; de l'autre, l'Etre concerne l'humain en tant
que c'est le Tout, l'Originel, l'Un, l'Englobant,
le
transobjectif de la Transcendance, c'est-à-dire l'objet
de la foi philosophique,
mais objet dépassant toute
objectivité. Tandis que nous sommes braqués sur
l'objet 3, nous devons croire et tendre à l'inobjet 4.
Le tort des critiques adressées à Jaspers a souvent
été de discuter notionnellement
ces notions qui ne
relèvent pourtant pas du pur jeu abstrait de l'intellect. Interpréter Jaspers abstraitement,
c'est oublier
l'idée fondamentale qu'il impose à la réflexion philosophique, l'obligation non pas seulement de se plier
aux règles logiques rationnelles mais de se soumettre
à une discipline existentielle:
celle de se former différemment, de suivre un réel mouvement, d'admettre
un exercice de l'esprit, et finalement d'atteindre jusqu'à des positions et des attitudes dans lesquelles
resprit reconnaît ses propres limites. Ascèse mentale, méthode spirituelle, telle est la philosophie de
Jaspers et, telle, elle doit se comprendre:
comme
pure pratique.
Par là, le problème de l'Etre trouve sa solution:
il n'est plus ni sujet pur ni objet embarrassant
posé
devant nous, il est résolu, il disparaît pour nous verser sur le terrain de l'Etre. Mieux encore, cette notion
8
de l'Etre est appelée à résoudre, dissoudre même,
nos autres problèmes. Ainsi, la philosophie de Jaspers, à cause de l'existence empirique, n'est pas simple philosophie
de l'existence, mais à partir de
l'existence empirique la philosophie de l'existence
possible, ouverte à la Transcendance.
Elle n'est pas
un existentialisme immanent, mais la philosophie du
prolongement
possible de l'existence empirique en
existence possible, et cela du seul fait en nous de
l'intuition de la scission de l'Etre.
NOTES
1. Bilan et perspectives, trade par Hélène Naef et Jeanne
Hersch; éd. Desclée de Brouwer, 1956; voir A propos de ma
philosophie, 3. «L'homme va spontanément aux questions
essentielles», p. 142.
2. Op. cit., voir Sur le chemin de la philosophie, p. 123.
3. Introduction à la philosophie, trade par Jeanne Hersch;
Plon, Paris, 1951; voir L'Englobant, p. 33.
4. Pour le terme inobjet, cf. notre communication au XIe
Congrès international de philosophie (Bruxelles, 1953): Angèle
Marietti, Le Fondement de l'Autorité, Actes, vol. IX, voir
p. 161: «L'Autorité, Autorité en soi, en tant que reconnue
telle a son fondement sur cet objet-nié-par-Ie-sujet, l'inobjet,
c'est-à-dire une unité inobjective, puisque ainsi disparaît la
dualité sujet-objet»;
p. 162: « L'Autorité, idéelle, fruit de
l'inobjet, n'a pàs pour fondement la raison, qui est issue
de l'existence de l'objet.»
9
Introduction
Préface
Jaspers et la démocratie]
Jusqu'aux derniers instants, Karl Jaspers (1883-1969)
s'est livré à l'œuvre philosophique la plus ouverte aux
réalités de la «grande politique», c'est-à-dire de la
politique d'échelle mondiale. Il était avare de son temps,
dont il se faisait un devoir de ne pas priver la philosophie,
mais encore et surtout celui à laquelle elle est destinée :
l'homme de la scission et des situations-limites, son
contemporain.
Karl Jaspers était passé par l'école de Nietzsche, de la
lecture duquel il avait su tirer l'auto-éducation la plus
positive. Ancien élève de jurisprudence, docteur en
médecine psychiatrique, psychologue habilité, Jaspers
n'est pas venu les mains vides à la philosophie. Ce
psychiatre avait sondé les abîmes de la démence de
l'homme: en découvrant les rapports de la criminalité et
du mal du pays, en mesurant le processus de la jalousie,
en analysant les perceptions illusoires, en lisant tous les
travaux relevant du domaine de la neurologie, de la
psychiatrie et de la psychologie. Et c'est d'un oeil clinique
averti qu'il pouvait ensuite considérer notre civilisation.
Aussi ce praticien connaissait-il les dangers incommensurables qui sont ceux que l'homme porte en lui. Ces
dangers qu'il avait pu apprécier d'une individualité à
l'autre, il les reconnaissait quantifiés dans les collectivités
humaines, dans le tout de la société humaine: l'homme
1
Version révisée de la préface de la dernière édition de
l'ouvrage (1974) et de l'article pam dans La Quinzaine
littéraire du 1er au 15 avril 1969.
Il
qu'il considérait n'étant limité par aucune frontière, sinon
celles qu'il se donne à lui-même et qui constituent des
réservoirs effroyables de tension destructrice.
Loin d'être un jeu linguistique complexe, la philosophie
de Jaspers est marquée du chiffre de l'authenticité, sinon
tragique du moins sérieuse, car elle s'adresse, sans
ambages, à cette civilisation de transition qui est la nôtre.
Et même si la vérité n'est pas de ce monde, Karl Jaspers
est l'homme à l'avoir servie au maximum, selon les deux
critères qu'il s'était imposés et qu'il nous propose comme
le remède à notre mal: la Raison et la Communication,
mais une raison qui n'aurait aucun sens sans la
communication et une communication impossible sans la
raison. Raison, pour Jaspers, c'est ce qui est humain,
inachevé, collectif, c'est une praxis permanente mais
aussi une contemplation. Et cette Raison a besoin de la
communication comme la vie a besoin d'oxygène: elle ne
peut parler qu'à la première personne du pluriel, nous.
Raison et communication n'ont d'autre meilleur
accomplissement que dans la démocratie bien entendue,
qui ouvre la porte à toutes les informations, d'où qu'elles
viennent, qui provoquent
les confessions,
les
déclarations, les recherches communes, les interrogations
et les réponses, et cela tout autour de la grande et
imposante question: « Que voulons-nous? »
Les conflits de la scission intérieure de l'homme
individuel prennent leur essor dans le lieu et le temps qui
les ont fait naître pour s'y développer jusqu'au
monstrueux. Ces conflits ont conduit Jaspers du domaine
psychiatrique au domaine historique et politique; et sa
pensée philosophique s'est elle-même accomplie comme
encouragée par l'aiguillon des maux collectifs qui nous
12
atteignent.
Cette « métaphysique»
qu'il a comprise, conçue et
parachevée, est née sur le terrain de la psychopathologie,
mais ne se serait probablement jamais réalisée telle
qu'elle l'a été, sans la prise de conscience totale
occasionnée par le souci politique profond, qui était celui
de Jaspers. Le nazisme l'avait atteint directement; la division du monde en deux blocs antagonistes n'avait pas :fini
de l'inquiéter et, à ce propos, je pense que le texte du
rapport du grand physicien soviétique, Andrei Sakharov,
a dû faire naître en lui des espoirs justifiés: cet homme
de science n'apportait-il pas une volonté manifeste de
communication entre les deux grandes puissances
mondiales d'alors, sur la base d'une raison élargie jusqu'à
l'action encore impossible?
Depuis l'ambition du Contrat social, nous avions tenté de
réaliser ce consensus indispensable à toute démocratie;
mais, sinon en vain, très difficilement et non sans
déception. Rousseau lui-même ne nous avait-il pas
avertis de la difficulté de la démocratie? Toutefois, si sa
notion de Volonté générale était excellente, il nous faut
reconnaître aujourd'hui qu'elle relève du monde de
l'abstraction;
elle est une notion abstraite, idéale,
irréalisable, voire fictive, tant que nous n'aurons pas posé
la question qui mérite d'être posée dans tout son éclat et
dans toute sa signification: Que voulons-nous?
À l'ère de la cyberculture, il est temps que l'homme
s'interroge unanimement. Mais la question elle-même
resterait insuffisante si, au préalable, et Jaspers nous en a
averti, nous ne comprenions cette réalité fondamentale, à
savoir que la démocratie s'apprend, qu'elle se
perfectionne tout comme l'homme qui la réalise, et,
surtout, qu'il ne peut y avoir de démocratie, là où
13
l'ignorance, évidemment l'analphabétisme, mais aussi
l'absence de culture, l'isolement ou l'isolationnisme,
l'absence totale de communication font rage.
Après son ouvrage de Psychopathologie générale
2
(1913) , avec sa Psychologie des conceptions du monde
(1919), Jaspers avait posé le problème de ce qu'est le
monde pour l'homme. Mieux que tous les philosophes de
l'existence, il a su montrer que l'homme, dans quelque
condition qu'il se mette, rencontrera toujours le mur
effroyable des situations-limites que sont: la mort, la
souffrance, le hasard, la faute, la lutte.
Ensuite,
3
L'introduction à la philosophie (1950) nous rend à cette
évidence: le monde n'est pas un objet, nous sommes dans
le monde dont nous ne faisons qu'élargir les horizons par
notre exploration. Mais, inversement, l'homme est aussi
un objet du monde, tout en étant encore « quelque chose
de plus », une liberté.
Or, n'est-ce pas ce que découvrit, de son côté, le marxiste
polonais Adam Schaff? Et le texte suivant n'est pas de
Jaspers mais bien d'Adam Schaff: « En quoi consiste le
problème posé par les situations porteuses de conflits?
(...) Dans de telles situations, devant un tel choix,
l'homme est solitaire en ce sens qu'il est seul à prendre sa
décision» (Le Marxisme et l'Individu, A. Colin, p. 167).
S'il subsiste un « malheur de l'homme» irréductible, le
marxisme même ne pouvait que songer à en abolir les
causes sociales (ibid., p. 195).
Cette liberté humaine, que l'on considérera sur son terrain
concret de l'existence vécue, reste la notion la plus
2
3
Alean. 1928.
Plon, 1951
14
équivoque qui soit; ainsi, dans La Bombe atomique et
4
l'Avenir de l'homme (1958), Jaspers fait-il le tour des
significations réelles de cette notion dans le monde actuel
effectif. Et il met l'accent sur le fait que la liberté
politique est la condition sine qua non de la liberté en
général. Mais cette liberté politique elle-même n'est pas
réalisable, si, auparavant, l'homme ne s'est pas
intérieurement décidé à la liberté.
En effet, Jaspers montre avec une clarté convaincante que
l'homme doit reconnaître en lui-même le principe de la
liberté en général. L'homme doit donc répéter après
Rousseau l'affirmation de sa liberté fondamentale; en
même temps, il doit reconnaître à tous les hommes le
droit et le devoir de vivre en fonction de ce principe fondamental de l'humanité. Une telle découverte requiert la
paix et le silence des passions perturbatrices. Entre la
liberté et la force, ce n'est plus la force qui doit l'emporter
dans le choix des hommes.
La menace de la bombe atomique et toutes les menaces
meurtrières qui pèsent sur nos destinées ne semblent
guère avoir changé les mœurs politiques; en effet, il
subsiste un certain nombre de principes nationaux et
internationaux qui ne sont rien d'autre que des germes de
guerre.
Jaspers énumère ces ferments de guerre: la souveraineté
absolue de chaque Etat et la non-ingérence mutuelle, qui
signifient que chaque Etat est libre de rompre ses accords
et d'engager le combat; la coexistence pacifique, qui
signifie la résignation à une guerre éventuelle retardée,
non la détermination à la paix réelle; de même, la
4
Buehet-Chastel, 1962.
15
fixation des frontières territoriales, qui signifie la
surpopulation quand l'accroissement du nombre des
naissances n'est pas limité, et le rejùs de la limitation des
naissances, qui, en lui-même, constitue comme tel un
acte de conquête en puissance.
À l'échelle mondiale, tout comme à l'échelle nationale, la
démocratie demeure un principe à repenser sur les bases
d'une libre diffusion des nouvelles, d'une libre discussion
politique publique, d'une éducation de l'opinion publique
et non de son dressage. Jaspers est l'homme qui a compris
ce qu'est la «grande politique» de la Terre et le
suprapolitisme qu'il a professé est inspiré des notions les
plus hautes de l'humanité et de la liberté démocratique.
En fait, que sont pour lui les nations, sinon d'énormes
totalités jalouses de leurs biens et absolument dénuées de
tout lien rationnel saisissant et pensant l'ensemble de
l'humanité?
A ce compte, la paix universelle reste encore la grande
tâche à élaborer contre l'affirmation de soi. Ces grandes
pensées ne sont pas restées «idéales» ou «abstraites»
chez leur auteur qui prit position. Le peu d'enthousiasme
qu'il a manifesté à l'idée de la réunification allemande
n'était pas le fait d'un «mauvais Allemand », mais bien
celui d'un homme chez qui l'idée démocratique pouvait se
passer de frontières: le suprapolitisme va de pair avec le
supranationalisme.
16
1.
Vers l'intuition
de la scission
de l'Etre
:
Le cheminement philosophique
dans la pensée de la totalité inachevée
Mettant le Tout en question, nous nous interrogeons sur ce qui nous semble aller de soi. Mais questionnant ainsi, nous touchons les limites du Tout que
nous connaissons:
le temps, l'espace; la nécessité de
l'objet quel qu'il soit, la nécessité du sujet pour cet
objet, l'activité, l'information,
la finitude. Nous devons aussitôt remarquer qu'entre la question sur le
Tout et la découverte des limites il n'y a pas simple
opération logiqùe, il y a effectivement uri cheminement existentiel dont l'exposé peut faire abstraction:
pour mieux définir et restreindre, ce dernier mutile
la circonscription
globale d'un ensemble de démarches, seules susceptibles d'accréditer une philosophie
visant la réalité humaine.
Enoncer un discours
cohérent
ne suffit pas:
pour
Jaspers, « faire de la philosophie, c'est être en route 1». Nous cherchons l'unité immédiate et pourtant
nous ne pouvons pas en faire immédiatement
l'expérience. «Nous cherchons l'unité dans la profondeur
de l'englobant que nous sommes 2 ». En fait, nous
sommes astreints à suivre un chemin. Même si nous
parcourions tous les modes finis de l'englobant, atteindrions-nous
à l'englobant dans sa totalité? Au17
Karl Jaspers
rions-nous une théorie de l'englobant?
Nous constatons que chaque mode de l'englobant se rapporte à
un autre: c'est l'indication du cheminement philosophique. Le repos dernier nous est-il cependant promis
avec une théorie de l'harmonie de la totalité sans,
par là même, la négation de l'esprit qui le pense? Il
existe pour nous indéniablement
un «chemin de la
progression du vrai dans la totalité inachevée» et ce
chemin passe par la Raison 3. Ce cheminement n'est
seulement possible que dans l'élargissement progressif du cercle de la vérité et en même temps dans
l'élargissement
corrélatif du cercle de la médiéité
dont nous faisons partie.
«
Etre en route et chercher
ou bien trouver la paix et l'achèvement d'un instant
privilégié, ce ne sont pas là des définitions de la philosophie 4.» Ainsi ce cheminement
seul ne suffit-il
pas à caractériser l'entreprise philosophique.
Qu'est-ce donc que la philosophie? A cette question
Jaspers essaie de répondre dans une conférence radiophonique, en 1950, comme Heidegger le tente à
son tour dans la conférence donnée à Cerisy-la-Salle
en 1955. Si les deux philosophes insistent sur la nécessité du chemin et de la mise en route vers ce
qu'est la philosophie, leurs points de vue sont essentiellement divergents dans cette même quête. Tandis
que Heidegger cherche la philosophie sur le terrain
et dans le gén.ie ou l'esprit de la langue grecque, Jaspers part d'une triple expérience immédiate et empirique: celle de l'homme ordinaire, qui ne pense pas
que la philosophie soit une spécialité réservée aux
philosophes;
celle de l'enfant dont l'ingénuité, libre
de toute contrainte, atteint parfois à une véritable
lucidité devant l'Etre; celle de l'aliéné, enfin, qui,
étranger aux conventions rationnelles et sociales, vit
à même la réalité humaine totale et indifférenciée,
inaccessible à l'homme ordinaire. La vie pratique,
l'expérience individuelle alimentent donc la pensée
sur la philosophie qui devient, en se dialectisant,
pensée de la philosophie. Car il ne s'agit pas de rester à côté, ou au-dessus, en dehors de la philosophie:
Jaspers et Heidegger sont sur ce point d'accord et
l'affirment. Il faut entrer dedans, nous dit Heidegger.
Il faut, nous dit Jaspers, prendre conscience du fait
que nous sommes déjà dedans et reconnaître que
18
nous sommes dans l'englobant,
me 5 », «que nous sommes 6 ».
«qui est l'Etre
mê-
L'exigence philosophique
se maintiendra
dans
l'homme aussi longtemps
que l'homme existera.
D'une manière ou d'une autre, quelle que soit cette
philosophie, l'homme y cherche son origine, l'atteint,
pour nulle autre utilité que celle d'être un homme.
Cette exigence peut se préciser, ainsi que l'a énoncé
Jaspers:
«Trouver le sens de la vie au-delà de tous
les buts de ce monde, - faire apparaître ce sens qui
renferme en lui tous les buts, - donner à ce sens sa
plénitude en passant par la vie et les réalisations
dans le présent, - en s'insérant soi-même dans le
présent, servir en même temps l'avenir, - ne jamais
abaisser l'homme ou tel homme au rang de simple
moyen
7.»
Tout homme participe à une philosophie
mais n'est philosophe que s'il possède le métier philosophique qui ne s'acquiert que dans le travail:
celui des méthodes, celui de l'entraînement
à la pensée métaphysique. Mais pas plus que l'on ne décide
a priori de devenir poète, on ne peut décider de devenir philosophe. Eloigné lui-même de prendre semblable détermination,
Karl Jaspers nous dit s'être
d'abord tourné vers la vie pratique:
le droit, la médecine, la psychologie marquèrent les étapes de son
chemin philosophique. L'homme lui est apparu dans
sa biologie, comme dans son historicité, en tant que
Dasein. Tout homme a donc une existence empirique
individuelle dont il ne peut faire abstraction dans sa
vision du monde. Comme l'écrit justement Jean Wahl,
Jaspers montre que toute vision du monde est étroite : « Chaque écrivain, afin de voir le monde du point
de vue particulier qui est le sien, est empêché de voir
le monde, et s'empêche de voir le monde d'un autre
point de vue que le sien 8.» Ces visions sont des
totalités fermées. Ces totalités dépendent de l'étroitesse de la conscience: chaque Dasein incline vers la
totalité fermée de sa vision du monde (et de toutes
ses représentations)
aboutissant après l'élaboration
rationnelle
à la connaissance
scientifique. Jaspers
conçoit l'élargissement possible de la conscience dans
la reconnaissance d'une raison ouverte au Tout 9, non
refermée sur une représentation
du Tout. A cette totalité inachevée, nécessaire pour éviter l'étroitesse,
19
Vers l'intuition
de la scission
de J'Etre
Karl Jaspers
Jaspers a été amené par la recherche psychiatrique,
elle-même appuyée sur la méditation
traditionnelles
et contemporaines.
des philosophies
...
Partant de notions d'inspiration
chrétienne, adaptées à une théologie d'essence judaïque, Jaspers parle
un langage proche du langage d'un philosophe des
Lumières. Ses conceptions ont une visée universelle
et procèdent d'une volonté de paix universelle, fondée
sur la totalité du monde et de l'homme.
A Spinoza, Jaspers dit devoir beaucoup;
entre
autres points, le fait d'avoir compris la nécessité
de saisir l'univers dans sa totalité. Cette prise de
conscience moniste le pousse vers de multiples études
concernant l'homme et le monde: il aboutit ainsi à
la confirmation que la vraie philosophie ne peut se
faire loin du réel. Mais c'est de Nietzsche qu'il tient
qu'aucun objet de la pensée n'est immuable et qu'il
faut considérer les étapes de la recherche qui le découvre chaque fois dans différentes perspectives. En
toute matière il faut « prendre conscience de ce que
l'on sait, de la manière dont on le sait et aussi de ce
que l'on ne sait pas 10 ». Sur ces bases pratiques et
méthodologiques,
le premier objet digne d'intérêt
était l'homme:
tout d'abord la médecine permettait
à Jaspers un accès à cette étude de première nécessité; «parce qu'elle englobait les sciences naturelles
et qu'elle avait l'homme pour objet, la médecine ouvrait, me semblait-il, le champ le plus vaste 11». Toutefois Jaspers conçoit la médecine, et en particulier
la psychiatrie, selon une vue personnelle et paradoxalement philosophique. Il étonnait en effet ses confrè-
res en affirmant que les psychiatres devaient « ap-
prendre à penser ». En tant que praticien, il était
convaincu que l'objet de la psychiatrie était l'homme
tout entier, moins le corps que la personnalité
du
malade. C'est pourquoi il jugeait utile de concilier
dans ses propres travaux les deux écoles opposées
de Griesinger et de Schüle : pour lui les maladies
mentales étaient, comme l'affirmait l'un, des maladies
du cerveau, mais encore et aussi bien, comme l'affir20
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