Karl Jaspers : La communication sans bornes comme philosophie

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Karl Jaspers :
La communication sans bornes comme philosophie universelle
« La raison exige une communication sans bornes ; elle est elle-même une volonté
totale de communication. »
(Karl Jaspers : La foi philosophique, Paris 1952, p. 62)
« Né en 1883 à Oldenbourg et mort en 1969 à Bâle, Karl Jaspers a développé sa
philosophie, tout comme [...] Sartre, Lévinas et Jonas, sur fond de crise de l'entre-
deux-guerres, de nazisme, de menace nucléaire croissante et de Guerre Froide dès
les années cinquante. Il reçoit en 1916 un poste temporaire de professeur de
psychologie à Heidelberg. En tant que médecin et psychiatre, il rédige des ouvrages
majeurs, parmi lesquels la Psychologie der Weltanschauungen [Psychologie des
conceptions du monde]. [...] Philosophe autodidacte, il commence en 1920 à se
tourner vers la philosophie, avant d'obtenir en 1922 un poste de professeur titulaire à
Heidelberg. Durant la période nazie, Karl Jaspers vit sous la terrible menace qui
plane sur sa femme, d'origine juive. En 1937, il est renvoyé de l'université. En 1938, il
est frappé de l'interdiction de publier. [...] En 1948, il obtient un poste à l'université de
Bâle. Il quitte alors l'Allemagne, mais interviendra souvent au cours des dernières
décennies de sa vie dans la politique de la République fédérale d'Allemagne.
Karl Jaspers est, avec Heidegger, l'un des deux plus éminents représentants
allemands de l'existentialisme. À l'image de Gabriel Marcel, il est en quête de racines
religieuses à la philosophie. Gabriel Marcel tient la perte de la foi caractéristique des
temps modernes comme première responsable de la vie dépourvue de sens que
mènent les hommes, qui se détourne toujours davantage des repères éthiques et qui
les rend si réceptifs aux idéologies athées. Les écrits de Jaspers rédigés durant les
années quarante s'attaquent en particulier à l'athéisme sartrien : ›L'époque technique
a favorisé une irruption du nihilisme dans la population passée au rang de masse.
[...] On est actuellement fasciné par une tendance philosophique qui trouve sa vérité
dans le nihilisme et appelle lʼhomme à un curieux héroïsme sans espoir et sans
consolation ; ce quʼelle évoque, cʼest une dureté impitoyable, celle dʼun humanisme
que lʼon veut purement terrestre.‹1 »
Karl Jaspers recherche des chemins menant hors de cette crise nihiliste de
l'Occident. La philosophie de Jaspers s'intéresse tout aussi bien à la question de
l'existence individuelle qu'à une philosophie englobant tout. Sa pensée soulève une
question fondamentale : comment faire face aux grands conflits idéologiques afin
d'éviter que l'humanité ne s'autodétruise ? Comment apprendre à assumer ses
1 Karl Jaspers, Origine et sens de l'histoire, Paris 1954, p. 162
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responsabilités dans des situations d'extrême danger ? La philosophie ne peut-elle
apporter sa pierre à l'édifice ? » 2
« Pourtant Jaspers s'inscrit à contre-courant d'une longue tradition
philosophique : la raison ne réside pas dans l'intériorité de l'individu. L'homme
n'accède pas à la vérité par l'intermédiaire d'un monologue intérieur à l'occasion
duquel sa raison détermine seule ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. La raison
exige de débattre avec d'autres hommes, elle a besoin de la communication, un
concept central dans la philosophie de Jaspers. Vérité et liberté participent à ce
processus de la même manière. Car la communication ne peut déterminer la vérité
que si les participants sont libres de se comporter à leur guise. Néanmoins, la liberté
ne signifie pas que l'on puisse laisser libre cours à l'arbitraire aveugle de l'individu,
comme bon nous semble. La liberté repose au contraire sur la raison et le
discernement, qui eux-mêmes prennent leur source dans la communication. ›La
liberté se réalise dans la communauté. Je ne puis être libre que dans la mesure
les autres le sont.‹3 »4
« Trop de choses auxquelles nous devons croire ne s'expliquent pas par la
seule raison, comme par exemple la nature communicationnelle de l'être humain.
C'est pourquoi la philosophie a elle aussi besoin d'une foi : des principes et des idées
sur lesquels reposer et qu'elle considère comme justes.
Jaspers propage l'idée d'une foi philosophique en la volonté de communication
comme intermédiaire entre religion et philosophie. Des repères philosophiques
purement terrestres, une irréligion nihiliste, ne font pas davantage avancer la
communication que les convictions purement religieuses. Elles s'appuient sur la
revendication d'une exclusivité et aboutissent au fanatisme.
On ne peut pas en appeler à la parole de Dieu pour justifier certains
comportements en ce monde. C'est pourquoi la communication ne s'appuie pas
uniquement sur la religion. La communication a besoin de la philosophie : ›Ce qui
manque, dans la Bible exception faite de quelques amorces cʼest la prise de
conscience philosophique. [...] La discipline dʼun examen critique y fait défaut. La
passion nʼy est corrigée que par la passion.‹5
La philosophie a toujours dépassé les repères purement terrestres [...]. Celui
qui vit dans la sphère spirituelle de la philosophie se rapproche de la sphère de la
religion. [...] La foi philosophique consiste en définitive à aider à surmonter le
mutisme de l'être humain. Elle est au service de la communication, elle est foi en la
2 Hans-Martin Schönherr-Mann, Miteinander leben lernen [Apprendre à vivre ensemble],
Munich 2008, p. 200 sq.
3 Karl Jaspers, Origine et sens de l'histoire, p. 192
4 Schönherr-Mann, Miteinander leben lernen [Apprendre à vivre ensemble], p. 207 sq.
5 Karl Jaspers, La foi philosophique, Paris 1952, p. 137
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communication, elle s'appuie sur ses racines religieuses et puise dans cette nouvelle
force. Comment aborder les conflits violents auxquels l'humanité est en proie,
comment les résoudre si l'on est incapable de faire appel à la force des grandes
religions du monde ? Le XXe siècle, et plus particulièrement sa première moitié, a fait
la démonstration très claire de son manque d'inspiration religieuse. La foi
philosophique doit contribuer à assurer son retour afin de permettre la
communication à l'échelle universelle. [...] Le retour à la foi philosophique doit
également contribuer à stabiliser les structures réglementaires sur les plans politique
et social.
« Qu'est-ce qui englobe aujourd'hui l'humanité à travers le monde ? Pas
nécessairement une éthique commune, qui réside entre les hommes, mais apparaît
comme un commandement imminent face à la mondialisation et aux conflits culturels
qui l'accompagnent ! La philosophie universelle de Jaspers anticipe sans aucun
doute cette perspective de façon décisive dans la communication sans bornes.» 6
6 Schönherr-Mann, Miteinander leben lernen [Apprendre à vivre ensemble], p. 212 sqq.
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