QUESTIONS POUR UN CHAMPION EN ANESTHESIE 71
FAUT-IL INTERROMPRE LES INHIBITEURS DE
L’ENZYME DE CONVERSION CHEZ UN HYPER-
TENDU OU UN INSUFFISANT CARDIAQUE AVANT
UNE INTERVENTION DE CHIRURGIE GENERALE ?
P. Coriat, Département d’Anesthésie-Réanimation, Hôpital Pitié-Salpêtrière, 47 Bld de
l’Hôpital, 75013 Paris.
INTRODUCTION
Plusieurs études ont analysé de façon spécifique les modifications cardiovasculai-
res provoquées par l’induction et l’entretien de l’anesthésie chez les opérés sous
traitement bêtabloqueur ou inhibiteur calcique, prescrit au long cours pour une hyper-
tension artérielle chronique ou une insuffisance coronaire [1, 2]. Dans certains travaux,
ces médicaments étaient même administrés en dehors de tout traitement au long cours,
dans le seul but d’assurer la prévention des modifications circulatoires et des épisodes
d’ischémie myocardique induits par l’intubation et les contraintes chirurgicales chez
les patients à risque [2].
Toutes ces études ont démontré l’intérêt d’administrer lors de la prémédication le
traitement bêtabloqueur et/ou inhibiteur calcique pris chroniquement par l’opéré [1].
Lorsque les inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC) ont été commercialisés, l’atti-
tude prise chez les opérés recevant un bêtabloquant a été conservée, et les IEC ont été
administrés le matin de l’intervention chirurgicale. Très rapidement, plusieurs cas cli-
niques ont été rapportés dans la littérature, signalant que les opérés sous traitement par
IEC étaient menacés de baisses parfois notables de la pression artérielle pendant l’anes-
thésie [3]. Ainsi, les interférences bénéfiques démontrées entre les bêtabloquants et
l’anesthésie ne pouvaient être extrapolées aux IEC.
La conduite à tenir chez les patients traités au long cours par un IEC, lorsqu’une
anesthésie générale ou rachidienne est indiquée, ne peut être définie qu’à partir du rôle
joué par le système rénine-angiotensine dans le maintien tensionnel périopératoire, des
propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques de ces médicaments, et d’étu-
des contrôlées permettant de cerner la réaction tensionnelle à l’induction de l’anesthésie
chez ces opérés.
1. SYSTEME RENINE ANGIOTENSINE ET ANESTHESIE
Plusieurs systèmes neuro-humoraux jouent un rôle majeur dans le contrôle des con-
ditions de charge et des performances de la pompe cardiaque. Le système sympathique
et le système rénine angiotensine (SRA) sont les deux composants principaux des gran-
des boucles de régulation assurant l’équilibre cardiovasculaire. Ces systèmes sont
largement sollicités dans le cadre de la période opératoire pour permettre à l’organisme
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de limiter les contraintes hémodynamiques imposées par l’anesthésie, les stimuli chi-
rurgicaux et le saignement peropératoire.
A la différence du système sympathique, essentiellement mis en jeu par les stimula-
tions nociceptives de l’intubation et de la chirurgie, le système rénine angiotensine est
activé par toute baisse du retour veineux, qu’elle résulte d’une hypovolémie ou des
effets sur le système capacitif et, à un moindre degré résistif, des agents d’anesthésie
ou des anesthésies rachidiennes [4]. Au cours d’expérimentations animales et d’études
réalisées chez les volontaires sains, les inhibiteurs du système rénine angiotensine ont
entraîné une baisse significative de la pression artérielle au cours d’anesthésie s’ils
étaient administrés sous anesthésie rachidienne ou sous anesthésie générale entretenue
par des halogénés. Une baisse tensionnelle plus modérée a été notée si ces agents étaient
administrés sous anesthésie légère, ou entretenue par des agents qui retentissent peu sur
la charge ventriculaire gauche comme les morphiniques.
Il apparaît donc que les IEC limitent le fonctionnement du mécanisme régulateur de
la pression artérielle, chargé sous anesthésie de s’opposer aux baisses du retour vei-
neux, alors même que ces antihypertenseurs, à la différence des bêtabloquants et des
inhibiteurs calciques, ont un effet marqué sur le tonus du système capacitif. La présen-
ce d’une cardiopathie hypertrophique, fréquente chez les hypertendus essentiels, majore
les conséquences de cette baisse de retour veineux sur le remplissage et l’éjection ven-
triculaire gauche.
2. PROPRIETES PHARMACOLOGIQUES DES IEC INFLUENCANT
L’EQUILIBRE HEMODYNAMIQUE SOUS ANESTHESIE
Les IEC se comportent principalement comme des vasodilatateurs touchant à la fois
les systèmes résistif et capacitif. Par ailleurs, ils limitent la vasoconstriction artérielle et
veineuse induite par les agonistes sympathiques. L’effet veinodilatateur des IEC doit
être souligné car il joue un rôle important dans l’effet circulatoire de ces agents. Il les
oppose aux bêtabloquants ou aux inhibiteurs calciques qui ne modifient pas in vivo le
tonus du système veineux capacitif.
Les médicaments anti-hypertenseurs qui interfèrent avec les systèmes neurohumo-
raux impliqués dans le contrôle de la pression artérielle de l’opéré sont un facteur essentiel
de la réaction tensionnelle à l’induction et à l’entretien de l’anesthésie. Les bêtablo-
quants limitent l’élévation de pression artérielle liée à l’intubation et à l’incision, sans
majorer la baisse tensionnelle à l’induction anesthésique. Les interférences entre les
antagonistes du système rénine angiotensine et l’anesthésie diffèrent point par point de
celles observées avec les antagonistes du système sympathique.
3. PRISE EN CHARGE DES OPERES HYPERTENDUS ESSENTIELS
TRAITES AU LONG COURS PAR IEC
Chez ces patients, la décision de poursuivre le traitement jusqu’au matin de l’inter-
vention (ou de l’arrêter 24 heures avant l’induction) repose sur la réponse à trois
questions :
1-Existe-il un risque d’accès hypertensif préopératoire en cas d’arrêt de l’IEC ?
2-La poursuite jusqu’à la prémédication du traitement assure-t-elle la prévention des
accès hypertensifs péri-opératoires ?
3-Quel est le risque d’hypotension artérielle sous anesthésie si le traitement par IEC est
poursuivi ?
QUESTIONS POUR UN CHAMPION EN ANESTHESIE 73
3.1. ARRET TEMPORAIRE DES IEC AVANT L’ANESTHESIE
Chez l’opéré hypertendu, l’arrêt du traitement par IEC n’expose pas à un «effet
rebond». Au maximum, le malade retrouve le niveau tensionnel qui existait avant le
traitement [6]. En fait, lorsqu’un IEC de longue durée d’action est prescrit, la remontée
tensionnelle n’est réelle qu’après plus de 48 heures. Il apparaît donc que, chez les hy-
pertendus essentiels traités au long cours par IEC, l’arrêt du traitement pendant 24 à
48 heures avant une intervention chirurgicale n’expose pas au risque d’accès hyperten-
sifs. De plus, la survenue d’élévation tensionnelle lors de la fenêtre thérapeutique est
facilement contrôlée par l’administration orale d’un inhibiteur calcique.
3.2. EFFET DES IEC SUR LES ELEVATIONS TENSIONNELLES CONTEMPO-
RAINES DE L’INTUBATION ET DES STIMULI CHIRURGICAUX
Chez les opérés traités au long cours par bêtabloquants, l’élévation tensionnelle à
l’intubation est d’autant plus faible que le taux plasmatique de bêtabloquant est élevé.
Cet effet survient alors que la baisse de pression artérielle à l’induction n’est pas majo-
rée et ne dépend pas du taux plasmatique de bêtabloquant. L’administration d’IEC avant
l’intervention chirurgicale ne limite pas les élévations tensionnelles induites par les
stimuli nociceptifs de l’intubation ou de la chirurgie. Par ailleurs, elle n’assure pas la
prévention des accès hypertensifs postopératoires.
3.3. RISQUE D’HYPOTENSION ARTERIELLE
La prescription d’IEC dans les heures qui précèdent l’intervention expose au risque
de survenue d’une baisse notable de la pression artérielle à l’induction.
Plusieurs cas cliniques témoignent de la réalité du risque d’hypotension artérielle
sous anesthésie si l’IEC est donné avant l’induction. Une étude contrôlée a démontré
que la poursuite du traitement par IEC jusqu’au matin de l’intervention majorait de
façon significative l’effet hypotenseur de l’induction de l’anesthésie générale [6].
Chez les opérés traités au long cours par énalapril, la baisse de pression artérielle à
l’induction est plus fréquente et d’amplitude significativement plus grande qu’avec le
captopril si ces antihypertenseurs sont administrés le matin de l’intervention.
Les autres facteurs susceptibles de majorer de façon significative la chute tension-
nelle sont : une forte posologie de captopril (> 100 mg/j) ou d’énalapril
(> 10 mg/j), un trouble de la fonction diastolique ventriculaire gauche, une altération de
la fonction rénale, une hypovolémie, une hypothermie péri-opératoire.
Les épisodes hypotensifs résultent d’une chute des résistances vasculaires systémi-
ques et de la baisse du volume éjecté à chaque systole. L’effondrement du volume
d’éjection n’est pas secondaire à une altération de la fonction systolique du ventricule
gauche. Il est provoqué par un effondrement du remplissage ventriculaire gauche. La
diminution du tonus du système capacitif sous l’effet conjugué des IEC et des anesthé-
sies générales ou rachidiennes limite d’autant plus le volume télédiastolique ventriculaire
gauche que la compliance ventriculaire gauche est réduite.
Les épisodes d’hypotension artérielle, particulièrement fréquents sous anesthésie
chez les opérés sous IEC, sont souvent associés à une diminution de la fréquence car-
diaque, réalisant un syndrome hypotension-bradycardie. Cette baisse de la fréquence
cardiaque contemporaine de la baisse de pression artérielle observée sous anesthésie
s’explique aisément par :
l’augmentation du tonus parasympathique et les modifications de l’arc baroréflexe
démontrés chez les patients traités au long cours par IEC,
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la baisse du retour veineux qui se répercute sur les volorécepteurs à basse pression de
l’oreillette droite, dont la désactivation est un puissant stimulus parasympathique et,
les effets des anesthésies générales, et surtout rachidiennes, qui diminuent le tonus
sympathique au profit du tonus parasympathique.
La survenue d’une bradycardie provoquée par une diminution des conditions de
charge ventriculaire gauche a été démontrée sous anesthésie générale et surtout rachi-
dienne. En dehors de toute anesthésie, la diminution du volume sanguin circulant peut,
si elle est marquée ou brutale, ralentir la fréquence cardiaque. Une diminution de la
fréquence cardiaque associée à une baisse marquée du tonus sympathique a été mise en
évidence au décours d’hémorragies sévères par de nombreuses études expérimentales
et par quelques cas cliniques. La baisse du tonus sympathique central a été démontrée
par la mesure directe de l’activité des nerfs sympathiques dans quelques observations
où des sujets étaient soumis à une baisse du retour veineux provoquée par une pression
négative au niveau des membres.
Sous anesthésie, le ralentissement de la fréquence cardiaque peut être considéré
comme un mécanisme compensateur indispensable au maintien d’un remplissage ven-
triculaire gauche suffisant. Chez les opérés sous IEC, tout ralentissement de la fréquence
cardiaque doit être considéré comme un signe d’alerte qui précède souvent une baisse
notable de la pression artérielle, conséquence d’un effondrement du remplissage ven-
triculaire gauche.
En conclusion, au vu de ces données, on peut définir l’attitude suivante chez les
opérés traités au long cours par IEC :
Quand l’intervention est réalisée sous anesthésie péridurale, sous rachianesthésie, en
ventilation spontanée, le blocage des stimuli chirurgicaux par l’anesthésie rachidien-
ne, l’absence d’intubation, les effets circulatoires superposables des anesthésies
rachidiennes et des IEC, le rôle important du système rénine angiotensine dans le
maintien de la pression artérielle sous anesthésie rachidienne conduisent à interrom-
pre le traitement par IEC la veille de l’intervention.
Quand l’intervention est réalisée sous anesthésie générale :
Si le patient est traité au long cours par du captopril, la moitié de la dose quotidienne
peut être administrée la veille du soir de l’intervention.
Si le patient est traité au long cours par énalapril ou par un autre IEC de longue durée
d’action, l’intensité du blocage de l’enzyme de conversion si cet IEC administré avant
l’intervention et le caractère inéluctable des baisses de la pression artérielle à l’in-
duction conduisent à ne pas administrer l’IEC le matin de l’intervention, ce qui conduit
à l’arrêter 24 heures avant l’induction.
Lorsque le traitement par IEC est interrompu, il faudra prévoir l’administration par
voie orale d’inhibiteurs calciques du groupe de la dihydropyridine pour normaliser la
pression artérielle si, ce qui est peu fréquent, une élévation tensionnelle apparaissait
avant l’intervention. Dans tous les cas, on aura soin de réaliser une perfusion liquidien-
ne de 500 ml de cristalloïdes avant ou pendant l’induction. Il faudra par ailleurs disposer
d’éphédrine prête à l’emploi pour limiter ou corriger les éventuelles chutes de pression
artérielle.
4. PRISE EN CHARGE DE L’OPERE INSUFFISANT CARDIAQUE TRAITE
AU LONG COURS PAR IEC
Les IEC sont actuellement le principal traitement dont peut bénéficier l’insuffisant
cardiaque. D’une part, ils améliorent la symptomatologie des malades, d’autre part ils
augmentent de façon très significative leur espérance de vie. Ils sont prescrits à tous les
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stades de l’insuffisance cardiaque, dès l’apparition de l’altération de la fonction ventri-
culaire gauche, si cette dernière résulte d’une cardiopathie hypertrophique ou d’une
maladie coronaire [7]. En effet, dans ces deux cas, les inhibiteurs de l’enzyme de con-
version ralentissent de façon spectaculaire la progression de la dysfonction cardiaque.
C’est dans les formes évoluées de l’insuffisance cardiaque que l’amélioration des symp-
tômes est la plus apparente et l’espérance de vie améliorée de la façon la plus nette.
L’activation du système rénine angiotensine aldostérone est constante dans le cadre
de l’insuffisance cardiaque. Ce mécanisme compensateur joue un rôle fondamental dans
la physiopathogénie de l’altération de la fonction ventriculaire gauche en favorisant la
rétention hydrosodée et la vasoconstriction périphérique. Alors que la surcharge hydro-
sodée est en grande partie responsable des signes d’insuffisance ventriculaire gauche
congestive, l’élévation de la post-charge qui résulte de l’effet vasoconstricteur de l’an-
giotensine altère la vidange systolique ventriculaire gauche. En diminuant la production
d’angiotensine 2, les inhibiteurs de l’enzyme de conversion s’opposent point par point
aux effets délétères de l’activation du système rénine-angiotensine.
La conduite à tenir chez les patients insuffisants cardiaque traités au long cours par
un IEC, lorsqu’une anesthésie générale ou rachidienne est indiquée, doit tenir compte
du rôle joué par le système rénine angiotensine dans le maintien tensionnel péri-opéra-
toire, des propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques de ces médicaments
et des effets délétères ou bénéfiques des interférences entre les inhibiteurs de l’enzyme
de conversion et les contraintes circulatoires de l’anesthésie et de la période opératoire.
4.1. EFFETS POTENTIELLEMENT BENEFIQUES DES INHIBITEURS DE
L’ENZYME DE CONVERSION
Que ce soit l’état basal ou sous anesthésie, les inhibiteurs de l’enzyme de conver-
sion améliorent le débit cardiaque et la fonction ventriculaire gauche. Dans le cas clinique
rapporté par Acampora et al, un opéré souffrant d’une insuffisance cardiaque préopéra-
toire développe sous anesthésie induite et entretenue par benzodiazépines et du fentanyl
un bas débit cardiaque associé à une élévation de la pression pulmonaire bloquée [8].
L’administration par voie intraveineuse d’enalaprilate à la posologie de 0,6 mg dimi-
nue de façon modérée la pression artérielle (-20 %) sans modifier la fréquence cardiaque,
et améliore de plus de 40 % le débit cardiaque. Parallèlement, le débit urinaire augmen-
te de 25 %. Un inhibiteur de l’enzyme de conversion avait été administré car les agonistes
du système sympathique, dopamine, dobutamine, puis l’adrénaline, avaient montré une
totale inefficacité pour améliorer l’état circulatoire. L’amélioration du débit urinaire
observé en réponse à l’administration d’inhibiteurs de l’enzyme de conversion par voie
intraveineuse n’est pas surprenante. En effet, les inhibiteurs de l’enzyme de conversion
augmentent la fonction rénale et la natriurèse si la pression artérielle est préservée [9].
Lorsque l’insuffisance cardiaque est secondaire à une insuffisance coronaire, la dimi-
nution des contraintes ventriculaires gauches qui résultent à la fois de la baisse de la
pression artérielle et de la pression pulmonaire bloquée, mais surtout de la taille en
télédiastole et en télésystole du ventricule gauche, améliore de façon spectaculaire la
balance énergétique du myocarde, en particulier l’oxygénation des couches sous-endo-
cardiques.
Les inhibiteurs de l’enzyme de conversion n’améliorent pas seulement la fonction
ventriculaire gauche, ils restaurent en partie les réserves de fonction systolique et dias-
tolique ventriculaire gauche augmentant la tolérance myocardique aux contraintes
circulatoires. Cet effet pourrait être extrêmement bénéfique chez l’opéré insuffisant
cardiaque qui affronte pendant la période opératoire des contraintes à la fois myocardi-
ques et métaboliques.
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