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RENCONTRES PHILOSOPHIQUES du
CENTRE CULTUREL de la Chapelle Saint Luc
jeudi 16 mai 2013
LA DOUBLE VIE DE GASTON BACHELARD
Ou quelques lumières sur les sources d’une vie spirituelle
1) Du jour de la théorie à la nuit de la poésie, par le feu du matin.
Gaston Bachelard (1884-1962) a connu une double « vie de travailleur in-
tellectuel » (La poétique de la rêverie, p.45). L’une sous le signe de la raison,
l’autre, de l’imagination. Il a ainsi écrit deux genres de livres : des ouvrages phi-
losophiques sur « l’esprit » scientifique, des ouvrages philosophiques sur l’être
humain imaginant. L’ordre de succession n’est pas indifférent, car toute l’œuvre
de Bachelard naît de l’étude de la manière dont l’esprit scientifique se forme
contre son état non-scientifique. Cet état n’est en effet reconnu qu’à partir de
l’esprit scientifique1. C’est pourquoi l’analyse des valorisations primitives et des
images littéraires doit être entreprise après l’analyse de la formation du savoir
scientifique.
Bachelard a longtemps pensé pouvoir trouver les « lois » de l’imagination
cosmique, celle des quatre éléments. Il affirme, dans L’air et les songes (1944),
qu’elles sont « aussi sûres que des lois expérimentales ». Il attribue même aux
images littéraires le pouvoir des axiomes : « rien ne les explique et elles expli-
quent tout » (L’Air et les songes, 1943, p. 18).
Pourtant, un revirement se produit dans La poétique de l’espace (1957).
Bachelard y abandonne le projet de comprendre l’acte d’imaginer en termes de
causali ou de lois. Il abandonne, du même mouvement, la « méthode » psy-
chanalytique au profit d’une méthode dite « phénoménologique ». Car
« L’image ne peut être étudiée que par l’image, en rêvant les images telles
qu’elles s’assemblent dans la rêverie » (La poétique de la rêverie, 1960, p.46).
Désormais, l’imagination n’est plus seulement un obstacle à la connaissance,
elle devient le pouvoir fondamental de l’esprit. Le dernier Bachelard ressuscite
son enfance rêveuse, ce temps baralbin d’avant la première guerre, et médite sur
la solitude de l’être humain « intégral » (La poétique de la rêverie, p.75), la-
quelle serait la « synthèse » du masculin et du féminin, d’animus et d’anima..2
1 Car « la connaissance commune est inconscience de soi » (La formation de l’esprit scientifique, 1938, p.48,
citation d’Édouard Le Roy commentée par Bachelard). Cf. aussi : « L’essence même de la réflexion, c’est de
comprendre qu’on n’avait pas compris. » Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, 1934, P.U.F., p.178.
2 Cf. : « Il faut être deux ou, du moins, hélas ! il faut avoir été deux pour comprendre un ciel bleu, pour
nommer une aurore !.. » Bachelard, Préface à La vie en dialogue, Martin Buber, p.11. Solitude avec autrui.
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Il n’est évidemment pas question de traiter en général de ces deux pro-
blèmes que sont, d’une part, le passage de la connaissance commune à la
science, et, de l’autre, le renversement des rapports entre imagination et raison,
ne serait-ce que par crainte de succomber à « l’obstacle épistémologique » de la
« connaissance générale » (cf. La formation de l’esprit scientifique, chap.3) !
Mais nous tenterons de (re)découvrir la signification universelle, et donc vraie,
de la double vie qu’a su mener Bachelard, alternativement rationnelle et imagi-
native, à partir de l’expérience du feu. On le sait, Bachelard commençait cha-
cune de ses journées par allumer le feu ! Dans son dernier livre, La flamme
d’une chandelle (1961), il revient encore sur le thème du feu, ce qui indique que
La psychanalyse du feu (1938) est loin d’en avoir éteint les braises. Ce thème
peut donc être pour nous un fil conducteur. Comment le traitement, tantôt sa-
vant, tantôt poétique, de ce thème éclaire-t-il la dualité de « l’homme diurne » et
de « l’homme nocturne » ? Dans Le matérialisme rationnel (1952), cette dualité
devient une séparation définitive. Existe-t-il chez Bachelard une anthropologie,
une étude de l’être humain des « vingt quatre heures » ?
2) Le feu, en tant que substance et obstacle épistémologique.
Pour Bachelard, « c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème
de la connaissance scientifique » (La formation de l’esprit scientifique, Vrin,
p.13). En effet, la marche de la pensée scientifique ne va pas du vide au plein,
mais elle se forme contre une pensée première. La science est donc essentielle-
ment un travail de rectification d’un savoir premier. Toute La formation de
l’esprit scientifique est consacrée à l’étude de ces obstacles épistémologiques.
« Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et
la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit
humain : c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par
une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. » (Ibid., p.13).
On trouve dans Le Rationalisme appliqué (P.U.F., 1949, p. 105 sq.)
l’exemple d’une technique rationnelle du feu rendue impensable par les tech-
niques empiriques du feu, parce que celles-ci reposent sur une conception
« substantialiste ». En quoi la « substance » du feu est-elle un « obstacle épisté-
mologique » ?
2.1) Pourquoi la connaissance commune est-elle substantialiste ?
Parce qu’elle est « usuelle ». Elle attribue des propriétés à un « quelque
chose » qui en est le support (en latin, sub-stantia signifie « ce qui se tient
sous »), et ceci, en vue de satisfaire des besoins vitaux et sociaux. L’usage im-
plique que la fin commande le moyen. Le langage de la connaissance commune
est par conséquent celui de ce qu’on appelle, en logique et métaphysique, les
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propositions d’inhérence. Par exemple, elle voit « dans » une soi-disant subs-
tance combustible la proprié de produire du feu, de la lumière ou de
l’électricité.. Chercher à s’éclairer, n’est-ce pas la même chose que chercher ce
qui peut brûler ? Dans la pratique, quelle différence y a-t-il entre chercher un
combustible et chercher une chose (une substance) qui a la propriété de brûler ?
Il semble par suite évident de distinguer bons et mauvais combustibles.
En dernière analyse, la connaissance vulgaire emploie des catégories qui
sont les « valeurs » vitales du corps humain. Il faut, par exemple, « nourrir » la
flamme (cf. Psychanalyse du feu, p. 131). Le feu est donc un substantif, au sens
grammatical, puisqu’ « il » brûle, et un sujet, au sens psychologique, puisqu’il a
une intériorité. S’il a faim, c’est quil possède le pouvoir de donner de la « va-
leur » à un aliment. L’alchimie nommait ce dernier « pabulum » (La rationa-
lisme appliqué, p.107). Cet anthropomorphisme est constitutif de la vie pratique.
Qui n’a pas déjà dit que telle machine ne marchait pas, ou que telle voiture ne
voulait pas démarrer ?
L’explication de Bachelard repose au fond sur deux vieilles idées philoso-
phiques formulées par Aristote. Selon la première, l’action et la vie ne sont
compréhensibles que par le rapport des causes finales, ou des buts, à leurs
moyens, tandis que la connaissance scientifique ne comprend son objet que par
le rapport des causes efficientes, ou mécaniques, à leurs effets. Cette distinction
entre cause finale et cause efficiente correspond au double sens de l’adverbe
« pourquoi ». On peut en effet dire aussi bien que c’est parce qu’on voit, c’est-à-
dire pour voir, qu’on a des yeux, que c’est parce qu’on a des yeux qu’on voit.
Selon la seconde idée, le devenir et le changement seraient totalement in-
compréhensibles si nous ne supposions pas un « quelque chose » de permanent
sous les qualités ou propriétés. Nous ne pourrions plus dire que tel morceau de
bois commence à brûler, mais seulement que la qualité chaude succède à la qua-
lité froide, comme si le froid devenait son contraire..
2.2) Par opposition, qu’est-ce que la connaissance rationnelle ?
Elle consiste à substituer aux substances, des relations. Autrement dit, la
raison fait abstraction des « choses », qui sont des causes finales, des buts, des
valeurs, et les remplace par des rapports dont on voit clairement la nécessité. La
combustion n’est pas l’actualisation de qualités cachées que possèderaient en
puissance les substances ou les matières, mais une combinaison mesurable avec
l’oxygène. On renoncera à loger le feu dans le bois, et l’électricité dans la ma-
tière électrisée. On ne dira plus que des « choses » brûlent, ni que brûler consiste
à perdre quelque chose qui serait le « phlogistique ».
Pour Stahl (1659-1734), le chimiste qui a donné son nom au « phlogis-
tique », tout métal est composé de chaux et de phlogistique. La combustion est
donc une décomposition qui libère le phlogistique. Or le fait « polémique », dit
Bachelard, est que la chaux qui reste après la combustion d’un métal est plus
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lourde que le morceau de métal initial !3 « L’histoire de la théorie du phlogis-
tique est périmée puisqu’elle repose sur une erreur fondamentale, sur une con-
tradiction de la chimie pondérale » (Bachelard, L’activité rationaliste de la phy-
sique contemporaine, p.25). Avec Lavoisier, on dira au contraire qu’il existe un
rapport quantifié de combinaison chimique, l’oxydation, qui consiste à fixer un
élément de l’air.
En 1878, pour construire la lampe électrique, Edison commence par résis-
ter au langage commun, qui assimile toutes les lampes : bougie, feu de bois,
lampe à huile, allumettes, torche à la résine.. « L’empirisme » de l’usage quoti-
dien ne peut pas non plus comprendre une « lampe sans tirage »4. Edison, au
contraire, se donne trois contraintes pour « empêcher qu’une matière brûle » : 1)
un fil incandescent (un filament de carbone, mais aussi du bambou japonais..),
2) la fermeture du verre (opposée à l’idée de tirage), 3) un gaz inerte. En refu-
sant de vouloir éclairer, Edison a construit une lampe plus efficace que toutes les
autres.
« On sait », explique Bachelard, « que la loi rationnelle qui règle les phé-
nomènes de la lampe à incandescence est la loi de Joule, qui obéit à une formule
algébrique » (Le rationalisme appliqué, p.108), qui est : W = R I2 t. W y désigne
l’énergie, R, la résistance, I, l’intensité, t, la durée. R est à son tour égal à : ρ l/s,
ρ est la résistivité (qui reste un concept encore un peu empirique, quoique
bien délimité), l est la longueur du fil et s, la section du fil. W = R I2 t exprime
des rapports « exacts », quantifiables, entre termes bien définis.
Par exemple, dans la formule qui définit la résistance, R = ρ l/s, on com-
prend très clairement, que, plus le fil est long et de petite section, plus grande est
la sistance. La longueur et la section sont en effet des grandeurs inversement
proportionnelles, comme le numérateur et le dénominateur dans ce rapport que
nous appelons depuis notre école primaire une fraction. « On ne dit plus on
pense à peine que du feu et de la lumière circulent dans le filament éblouis-
sant » (p.108).
2.3) Est-il vrai que la différence essentielle entre la connaissance com-
mune, qui est celle que nous avons tous sans être savants, et la connaissance sa-
vante est la différence entre une connaissance accumulée suivant les hasards de
la vie, acquise au jour le jour, et une connaissance organisée en système, suivant
les intérêts de la raison ?
Non, car la connaissance vulgaire est, sous bien des rapports, plus systé-
matique que l’autre, puisqu’elle prolonge nécessairement la pratique quoti-
dienne, tandis que l’autre la refuse. La connaissance vulgaire est fautive d’un
3 À l’époque de Stahl, le professeur de médecine Gabriel Venel (1723-1775) a soutenu l’idée d’une « pesanteur
négative » pour expliquer l’augmentation de « poids » de la chaux ! Dans ses Réflexions sur le phlogistique
(1783), Lavoisier réfutera la théorie du phlogistique à partir du principe de la conservation de la quantité de
matière, autrement dit, à cette époque, de la conservation de la masse ou du poids.
4 Le tirage est le mouvement par lequel l'air chaud s'élève en entraînant la fumée et grâce auquel il est remplacé
au foyer par l'air froid contenant l'oxygène nécessaire à la combustion.
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excès de cohérence, parce qu’elle s’enferme dans les ponses immédiates exi-
gées par la pratique empirique et les techniques traditionnelles. La connaissance
scientifique est rationnelle, non pas tant parce qu’elle est cohérente, que parce
qu’elle refuse l’empirisme spontané qui assimile, par analogie, le nouveau à
l’ancien, l’inconnu au connu. Par exemple, l’électricité au feu, l’étincelle élec-
trique à l’étincelle du foyer ou à celle du silex.
2.4) Pourquoi la connaissance vulgaire est-elle si difficile à chasser de
l’esprit ?
La vie et l’action en société ont besoin de fictions théoriques, de perma-
nences ou substances, que nous ne voyons jamais, et sans lesquelles l’action ne
pourraient pas débuter, faute, précisément, de buts, de « sens ». Or, non seule-
ment « Les conditions anciennes de la rêverie ne sont pas éliminées par la for-
mation scientifique contemporaine. Le savant lui-même, quand il quitte son mé-
tier, retourne aux valorisations primitives » (La psychanalyse du feu, Avant Pro-
pos, p.15), mais, en plus, « Le monde l’on pense n’est pas le monde l’on
vit » (La philosophie du non, 1940, p.110).
La réflexion de Bachelard sur les techniques d’éclairage vérifie cette cou-
pure. « La lampe électrique n’a absolument aucun caractère constitutif commun
avec la lampe ordinaire » (op. cit.). L’ampoule à incandescence est en effet « un
objet abstrait concret », qui appartient autant à un « empirisme composé » qu’à
un « rationalisme appliqué ». Elle est un « bi-objet ». Je peux ne faire que m’en
servir, et l’essuyer si elle éclaire mal. Mais, si elle éclaire encore mal, je peux, au
contraire, la contrôler, en vérifier les contacts. Bref, on peut en général décrire
deux fois un objet : comme on le perçoit, et il est « phénomène » ; comme on le
pense, et il est « noumène »5. Avec Bachelard, qui rejoint sur ce point Descartes,
on comprend qu’une philosophie du quotidien est aux antipodes d’une philoso-
phie de la véritable perception. Car celle-ci met hors circuit usage et fiction.
3) Le feu dans la rêverie substantielle.
Avec La psychanalyse du feu, Bachelard entame l’étude de l’imagination
des quatre éléments. Le feu n’y est pas un symbole, mais une image littéraire et
déjà un monde6. La flamme est volcan ou bûcher ; le feu est, comme toute
image, signe de valeurs contraires : tantôt signe de la cuisine (l’eau de vie est
aussi l’eau de feu !), tantôt signe de l’apocalypse, puisque l’être humain peut,
par exemple, rêver de mourir comme Empédocle : « La mort dans la flamme est
la moins solitaire des morts. C’est vraiment une mort cosmique tout un uni-
5 Bachelard emploie à contre-sens ces termes kantiens. Le phénomène n’est pas pour Kant l’apparence sensible,
mais le seul réel que l’esprit humain puisse connaître. Le noumène n’est pas le réel même, mais ce que serait le
réel si nous pouvions le connaître sans notre réceptivité sensible, ni les catégories de notre entendement.
6 Imaginer n’est pas doubler le réel perçu, mais déformer les images premières pour inventer le monde de
l’imaginaire, qui est essentiellement le monde de la nouveauté.
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