de Bell celle-ci se trouve, et donc de
connaître la valeur des deux bits qu’Alice
souhaitait lui communiquer.
De façon remarquable, l’information
cachée dans cet unique q-bit transmis
est donc égale à deux bits. Il s’agit bien
d’une transmission d’information
puisque, même si Bernard possède l’al-
ter ego du q-bit d’Alice, il ne peut savoir
laquelle des quatre possibilités a été
choisie par Alice qu’au moment où il
reçoit le q-bit qu’elle détenait. L’intri-
cation quantique augmente ainsi le
taux de transmission d’un facteur deux.
Une manière d’interpréter ce phéno-
mène est de considérer que la paire de
q-bits intriqués se décompose en un q-
bit d’information virtuelle, détenu à
l’avance par Bernard, et un « trou »
d’information (–1 bit) détenu par
Alice[4]. En codant les deux bits clas-
siques dans son q-bit, Alice comble ce
trou d’information et hérite d’un bit en
excès (–1 + 2 = 1 bit). Lorsque le q-bit
est transmis à Bernard et mis en com-
mun avec le deuxième q-bit de la paire
initiale, on retrouve les deux bits clas-
siques. Tout se passe donc comme si le
q-bit détenu initialement par Bernard
contenait à l’avance un bit d’informa-
tion virtuelle sur ce qui sera encodé
par Alice dans le futur. Cependant,
aussi étrange soit-elle, cette propriété
ne viole pas le principe de causalité
énoncé par Einstein : Bernard ne pos-
sède aucune information sur la valeur
des deux bits tant qu’il n’a pas reçu le
q-bit d’Alice qui, porté par un support
matériel, par exemple un photon, ne
peut pas être transmis instantanément.
Une version simplifiée de ce protocole
a d’ailleurs été vérifiée expérimentale-
ment en 1996[5].
Annonce scientifique
L’exposé de ce procédé de codage dense
fut suivi de peu par la découverte de la
« téléportation quantique », annoncée
au cours de l’été 1992 par une équipe
de six chercheurs participant au congrès
de l’Institut pour l’échange scientifique
de Turin[6]. En dépit de son nom, la
téléportation quantique n’est pas un
nouveau mode de transport futuriste :
elle est limitée à la communication de
nication, ils se partagent une paire de
q-bits intriqués, préparée dans un état
de Bell fixé à l’avance. Lorsque Alice
souhaite transmettre deux bits à Ber-
nard, elle transforme le q-bit qu’elle
détient à l’aide de l’une des quatre opé-
rations possibles (l’inversion de bit, l’in-
version de signe, leur combinaison, ou
simplement la conservation du q-bit
original) en fonction de la valeur des
deux bits, afin que la paire se trouve
désormais dans l’état de Bell corres-
pondant à ses deux bits. Pour ce faire,
Alice et Bernard ont associé à l’avance
chacun des quatre états de Bell avec
l’une des quatre chaînes possibles de
deux bits (00, 01, 10, 11). Ensuite, Alice
transmet à Bernard le q-bit qu’elle a
manipulé. Il suffit alors à Bernard de
mesurer conjointement les deux q-bits
de la paire, afin de savoir dans quel état
action simple sur un seul des q-bits
(inversion de bit, inversion de signe*
ou combinaison des deux) transforme
de façon univoque chacun de ces états
de Bell en l’un des trois autres. C’est
cette dernière propriété qu’ont exploi-
tée Charles Bennett, d’IBM, et Stephen
Wiesner, pour proposer, en 1992, un
processus de communication quantique
utilisant l’intrication de q-bits [3]. Leur
« codage dense » permet l’encodage (et
l’échange) de deux bits classiques en
un seul q-bit. Il s’agit là d’un processus
qui va à l’encontre de toute intuition
classique : comment un système quan-
tique à deux états, le |0> et le |1>, peut-
il contenir plus d’un bit d’information?
Supposons que deux personnes nom-
mées Alice et Bernard souhaitent échan-
ger des informations en utilisant ce
procédé. Préalablement à la commu-
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 18 |FÉVRIER 2005 | 87
[2] A. Einstein, B.
Podolsky et N.
Rosen, Phys. Rev.,
47, 777, 1935.
[3] C.H. Bennett et
S.J. Wiesner,
Phys. Rev. Lett.,
69, 2881, 1992.
[4] N.J. Cerf et C.
Adami, Phys. Rev.
Lett., 79, 5194,
1997.
[5] K. Mattle et al.,
Phys. Rev. Lett.,
76, 4656, 1996.
*L’inversion de
signe d’un q-bit
correspond à la
rotation d’un
angle de 180°
(dans le plan
complexe) de
la phase
quantique
de l’état |1>.
Toute particule
possède
une phase
quantique qui
donne lieu à
des propriétés
ondulatoires,
par exemple les
interférences
qui se
manifestent
dans une
expérience de
diffraction
d’électrons. Un
q-bit est donc
caractérisé par
une phase
quantique, qui
perd sa
signification
une fois la
mesure
effectuée et n’a
pas d’analogue
en théorie
classique de
l’information.
1935
INTRICATION
spectaculaire lorsqu’on l’associe avec
une autre caractéristique de l’infor-
mation quantique, sa non-localité : deux
q-bits peuvent être corrélés de manière
quantique et le rester, même s’ils
empruntent des chemins différents et
s’éloignent l’un de l’autre. Au contraire,
l’information classique est locale : la
lecture d’un bit localisé en un point de
l’espace est indépendante des bits pré-
sents en d’autres points.
Photons intriqués
L’illustration typique de la non-locali-
sation est le cas où deux q-bits sont por-
tés par une paire de photons dits
« intriqués », produits simultanément
par un même processus physique et
décrits par une seule fonction d’onde
de la forme |0>x|1> - |1>x|0>. Dans cet
état quantique particulier, décrit sous
une forme analogue par Einstein,
Podolsky et Rosen [2], en 1935, la
mesure individuelle de l’état d’un seul
q-bit ne révèle rien :
on obtient seulement
0 ou 1 avec une pro-
babilité égale à 1/2.
En revanche, on peut
immédiatement pré-
dire que la mesure de
l’autre q-bit donnera
le résultat opposé,
quelle que soit la distance qui sépare
les deux photons au moment de la
mesure. Même si cet état intriqué res-
semble à celui de deux q-bits aléatoires
simplement corrélés, la nature de cette
« intrication » quantique est plus sub-
tile qu’il n’y paraît : toute l’information
sur l’état de la paire est répartie sur les
deux q-bits à la fois.
Plus généralement, on peut définir
quatre états intriqués particuliers, nom-
més « états de Bell »*, qui ont cette
même propriété. On ne peut pas les
distinguer les uns des autres si l’on ne
mesure que l’un des deux q-bits de la
paire, car une telle mesure résulte tou-
jours en un bit aléatoire, comme on l’a
vu ci-dessus. En revanche, la mesure
conjointe des deux q-bits, nommée
« mesure de Bell », suffit à la détermi-
nation sans ambiguïté de l’état dans
lequel se trouvait la paire. En outre, une
intermédiaire entre la vie et la mort
tant que l’on n’a pas ouvert la boîte où
il est enfermé, lire l’article de Serge
Haroche, Jean-Michel Raymond et
Michel Brune, p. 76). Un q-bit décrit
de cette manière n’a pas d’analogue
classique : un bit classique est soit un
0, soit un 1, mais jamais un état inter-
médiaire. Si l’on mesure un q-bit dans
un état de superposition, on a une cer-
taine probabilité d’obtenir la valeur 0
et une autre probabilité d’obtenir la
valeur 1, la somme des deux probabi-
lités étant égale à 1 [fig. 1].
Ainsi, un q-bit associé à un photon qui
se trouve dans un état de polarisation
diagonale (dont l’orientation fait un
angle de 45 degrés avec l’horizontale)
peut être interprété comme étant dans
une superposition*uniforme des états
de polarisation horizontale et verticale,
notée |0>+|1>. Si un filtre polarisant
vertical est placé sur la trajectoire du
photon, la probabilité que ce dernier
soit détecté en aval (donc que l’on
obtienne la valeur 1) est de 1/2, tout
comme la probabilité que le photon
ne soit pas détecté (et que l’on obtienne
la valeur 0). Toutefois, le q-bit dans
l’état |0>+|1> n’est pas une sorte de bit
aléatoire, comme s’il résultait du tirage
au hasard de boules portant les chiffres
0 ou 1. En effet, on détecte toujours le
photon de polarisation diagonale en
aval d’un filtre polarisant diagonal, tan-
dis qu’un photon polarisé horizontale-
ment ou verticalement ne serait détecté
qu’avec une probabilité de 1/2 derrière
un filtre polarisant diagonal : l’état |0>
ou |1> est une superposition uniforme
des états de polarisation diagonale
(|0>+|1>) et antidiagonale (|0>–|1>).
Ce principe de superposition rend le
traitement de l’information quantique
très différent de celui de l’information
classique. Cet effet est d’autant plus
par la recherche de traitements de l’in-
formation économes en énergie, les
physiciens qui se sont intéressés au
codage de l’information sur des parti-
cules isolées, comme un atome ou un
photon, ont rapidement découvert que
le concept même d’information en est
bouleversé. À cette échelle, ce sont en
effet les lois de la mécanique quantique
qui s’appliquent. On observe alors des
phénomènes étranges. Ils ont en par-
ticulier découvert et mis en pratique
un concept totalement nouveau, la télé-
portation quantique. Le terme, popu-
larisé par les scénaristes de la série
télévisée Star Trek pour désigner un
mode de transport par dématérialisa-
tion, est passé dans le langage scienti-
fique depuis cette découverte.
Ainsi, comme souvent, la mécanique
quantique déjoue l’intuition classique
en donnant lieu à des propriétés sin-
gulières et totalement insoupçonnées
de l’information portée par une parti-
cule individuelle. L’état de polarisa-
tion*d’un photon peut, par exemple,
représenter un « bit quantique », que
l’on nomme q-bit. On identifie, de
manière conventionnelle, la polarisa-
tion horizontale du photon à l’état quan-
tique que l’on note |0>, et la polarisation
verticale à l’état que l’on note |1>*.
À première vue, il n’y a là rien de très
différent de la manipulation classique
de l’information : si l’on mesure le q-
bit en disposant un filtre de polarisation
verticale sur la trajectoire du photon,
la détection du photon derrière ce filtre
sera associée à un 1, alors que sa non-
détection équivaudra à un 0.
Superposition d’états
Toutefois, les lois de la mécanique quan-
tique ont une conséquence remar-
quable : un photon peut être dans un
état de polarisation intermédiaire entre
la polarisation verticale et horizontale,
et la valeur associée au q-bit reste alors
indéterminée jusqu’à sa mesure. On
décrit un tel état comme la superposi-
tion des états de polarisation horizon-
tale et verticale (la manifestation la plus
célèbre de ce principe de superposi-
tion quantique est le « chat de Schrö-
dinger », qui reste dans un état
*La
polarisation
d’un photon
est la direction
du champ
électrique
de l’onde
électromagnéti
que associée.
*La notation
|Ψ>a été
proposée par
le physicien
britannique
Paul Dirac pour
écrire le
vecteur d’état
qui caractérise
tout système
quantique.
*Une
superposition
des états |0>et
|1>est, de
façon générale,
notée
α|0>+β|1>, où a
et b sont des
nombres
complexes tels
que la somme
des carrés de
leurs modules
est égale à 1
(|α|2+|β|2=1). Si
l’on mesure un
tel q-bit, on
obtient le
résultat 0 avec
la probabilité
|α|2ou 1 avec la
probabilité |β|2.
Pour alléger les
notations, on a
omis le facteur
√2 dans les
exemples
concernant
l’état de
polarisation
diagonale d’un
photon que l’on
écrit |0>+|1>au
lieu de
(|0>+|1>)/√2.
86 LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 18 | FÉVRIER 2005 |
1935
INTRICATION
EN MÉCANIQUE QUANTIQUE, L’ÉTAT D’UNE PARTICULE INDIVIDUELLE peut être
une superposition de deux états. Par exemple, l’état de polarisation diagonale d’un
photon (|0>+ |1>, en orange) est la superposition d’un état de polarisation horizon-
tale (|0>, en vert) et d’un état de polarisation verticale (|1>, en violet) : des photons
polarisés diagonalement sont détectés une fois sur deux derrière un filtre de polari-
sation verticale. Cette superposition diffère d’un mélange statistique de photons po-
larisés verticalement et horizontalement : la moitié seulement des photons d’un tel
mélange est détectée derrière un filtre de polarisation diagonal, tandis que tous les
photons polarisés diagonalement sont détectés derrière un tel filtre (en bas).
Fig.1 Une superposition quantique est distincte
d’un mélange statistique