Marc Jacquemain – Epistémologie des sciences sociales – Notes de cours provisoires 2014
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Ainsi, si je dis "cette sonate est de Mozart", je porte un jugement de réalité. Si je dis, parlant
du même morceau de musique, "cette sonate est éblouissante", je porte un jugement de
valeur.
Dans le même ordre d'idées, mais pour prendre un exemple plus directement lié aux sciences
sociales, lorsqu'on affirme que "la gestion politique n'est pas exercée exclusivement par des
professionnels", on porte un jugement de réalité (susceptible, d'ailleurs, d'une procédure de
vérification); par contre, si on dit que "la gestion politique ne devrait pas être exercée
exclusivement par des professionnels", on porte un jugement de valeur.
Les jugements de valeurs sont donc irréductiblement subjectifs, alors que les jugements de
réalité sont en principe susceptibles d’être tranchés par l’observation empirique. Cela ne
signifie pas que les seconds soient forcément plus certains que les premiers. Ainsi, nous
sommes – du moins dans notre société – tous à peu près certains que la pédophilie est
inacceptable. En revanche, nous sommes beaucoup moins certains que l’univers est en
expansion. Il reste qu’il est impossible de démontrer que « la pédophilie est inacceptable »
independamment de nos points de vue subjectif. En revanche, l’idée que le monde est (ou
n’est pas) en expansion est une réalité indépendante de nos convictions. « La pédophilie est
inacceptable » est donc irréductiblement un jugement de valeur alors que « le monde en
expansion » est un jugement de réalité : il n’est pas possible de vérifier objectivement la
première idée, alors qu’il est possible de vérifier objectivement la seconde (si nous avons les
instruments nécessaires).
Dans la pratique, la distinction entre les deux types de propositions est souvent difficile à faire
: beaucoup de nos affirmations mêlent, de manière relativement inextricable, des jugements
de réalité et des jugements de valeurs. Il est d'ailleurs parfois difficile de dire si une
affirmation particulière est un jugement de réalité ou un jugement de valeur. Par exemple, si
je dis « Al Capone était un gangster », est-ce un jugement de réalité ou un jugement de
valeur ? Un peu les deux sans doute : le fait que le mot « gangster » soit à la fois susceptible
d’une définition empirique et qu’en même temps, il emporte avec lui une connotation
péjorative, tend à brouiller les pistes. Mais le fait que les deux domaines ont des frontières
floues n'empêche pas qu'il existe bien deux domaines distincts. L'ensemble de la démarche
scientifique repose d'ailleurs sur cette distinction : une théorie scientifique ne peut en principe
contenir de jugements de valeur (ce qui ne veut pas dire que les scientifiques, en tant qu'être
humains, doivent se désintéresser de ces jugements)
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En philosophie, par contre, les jugements de valeur ne sont aucunement interdits. Au
contraire, ils sont au coeur d'une discipline comme l'éthique, par exemple (au sens très large
de recherche de ce qui est bien ou mal). Le problème de l'épistémologie est qu'il y a débat
pour savoir si elle doit ou non admettre les jugements de valeur ou, autrement dit, si elle doit
être prescriptive ou descriptive.
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Certains sociologues souhaitent ouvertement atténuer cette distinction : c’est le cas de
Raymond Boudon, qui discute longuement cette question dans « Le juste et le vrai » (1995)
ou dans « Le sens des valeurs » (1999), entre autres. Mais Boudon finit par tomber ainsi dans
une sorte de « réalisme platonicien » : il pense qu’il existe des valeurs « objectives »,
indépendantes de tout jugement porté par des gens. J’ai critiqué sa position dans mon article
« La réalité morale et le sociologue » (Jacquemain, 2002)