DESCARTES - Correspondance avec Elisabeth

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PASCAL DUPOND
DESCARTES
Correspondance avec Élisabeth
Commentaire de quinze lettres
DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
Cours professé par
PASCAL DUPOND
Philopsis éditions numériques
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© Pascal Dupond- Philopsis 2008
DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
Dans la correspondance entre Descartes et Élisabeth, les principes de
la philosophie cartésienne rencontrent les interrogations et les objections
d’une lectrice décidée à « lire - vivre où mènent les mots », animée par une
confiance sans faille envers la fécondité pour l’existence de la pensée
cartésienne, mais résolue à l’exigence cartésienne de parvenir à l’évidence,
avant de donner son acquiescement. Nous assistons ainsi à une sorte de mise
à l’épreuve des principes cartésiens, de leur cohérence intrinsèque et de leur
pouvoir de fonder des règles pour la vie. La philosophie cartésienne est
appréhendée dans sa dimension pratique, et reliée à la grande tradition de la
sagesse grecque, pour laquelle l’enjeu de la philosophie est la qualité du
vivre.
LETTRE DU 21 MAI 1643
La première question abordée dans la correspondance concerne
l’union de l’âme et du corps, leur interaction. Élisabeth demande à
Descartes « comment l’âme de l’homme peut déterminer les esprits du
corps, pour faire les actions volontaires (n’étant qu’une substance
pensante) »1. Et en effet, selon les Réponses aux troisièmes objections2, il
n’y a aucune commune mesure3 entre les actes dits « intellectuels »
(cogitativos), « comme entendre, vouloir, imaginer, sentir etc...», que nous
attribuons à l’âme, et les actes dits « corporels », « comme la grandeur, la
figure, le mouvement... » C’est pourquoi, précise Descartes, on doit
d’emblée appeler de noms différents les sujets de ces actes, avant même
qu’il soit prouvé, comme le fera la sixième Méditation, qu’il s’agit de
substances différentes. On s’autorise de l’incommensurabilité des actes pour
donner des noms différents aux sujets respectifs de ces actes et ces noms
différents vont se révéler les noms de choses différentes : dualisme
substantialiste. De là le problème : comment des choses entièrement
hétérogènes peuvent-elles bien agir l’une sur l’autre, si une communauté
d’être est la condition de la causalité ?
1
Élisabeth à Descartes, 16 mai 1643, éd. Beyssade, G.F., p. 65.
2
Ed. Alquié, Classiques Garnier, t. II, p. 602 et sv.
3
Idem, p. 605-606: “d’autant que les actes intellectuels n’ont aucune affinité avec les actes corporels,
et que la pensée, qui est la raison commune en laquelle ils conviennent, diffère totalement de
l’extension, qui est la raison commune des autres”,
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3
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Élisabeth esquisse une voie pour la solution4 (Descartes, d’ailleurs,
va s’y engager, mais en la modifiant), en rappelant la différence entre la
substance et ses actes. S’il est en un sens permis d’identifier la substance et
son attribut essentiel5, il n’en est pas moins aussi nécessaire de les distinguer
comme l’existant et sa façon d’exister6. Dès lors on pourrait admettre une
influence entre res cogitans et res extensa envisagées chacune dans sa
substantialité, c’est-à-dire en ce qui est sous-jacent à l’attribut essentiel qui
nous les fait connaître comme radicalement hétérogènes. L’incommensurabilité des attributs pourrait ne pas exclure une commensurabilité des
sujets de ces attributs, à partir de laquelle l’interaction de l’âme et du corps
pourrait devenir intelligible7.
La réponse de Descartes, telle qu’elle est présentée dans la lettre du
21 mai 1643, montre que l’embarras naît d’une confusion entre les
différentes idées dont proviennent toutes les connaissances que nous avons
de l’âme, l’idée qui nous la fait connaître dans sa nature intrinsèque comme
pure res cogitans, substantiellement distincte de la res extensa, et celle qui
nous la fait connaître dans la facticité de son union au corps.
Plus fondamentalement encore, l’embarras vient du fait que nous
oublions la dépendance des choses que nous connaissons par rapport aux
idées qui nous les font connaître. En l’espèce, nous oublions la dépendance
de l’âme comprise comme res cogitans, substantiellement distincte du
corps, envers la notion primitive de la pensée. Si l’âme présente un sens
d’être qui rende inintelligible une influence réelle réciproque avec le corps,
c’est dans l’exacte mesure où nous la pensons par la notion primitive de la
pensée. Or l’âme n’est pas identifiable avec ce que nous en connaissons par
la notion primitive de la pensée, comme le montre la possibilité de
l’appréhender sous une autre notion que celle de la pure pensée, c’est-à-dire
par la notion primitive de l’union de l’âme et du corps.
Même si la réponse cartésienne est tout à fait cohérente, on doit
admettre une certaine rivalité entre deux orientations, l’une tendant à
identifier, l’autre tendant à séparer la substance et son attribut essentiel. La
première est commandée par une exigence d’intelligibilité8 et surtout par la
conscience que l’attribut essentiel (la pensée, l’étendue) détermine la façon
d’être substance, la substantialité, de l’âme et du corps : la façon d’être
substance de l’âme serait aussi différente de la façon d’être substance du
4
Ed. Beyssade, p. 65: “pourquoi je vous demande une définition de l’âme plus particulière qu’en
votre Métaphysique, c’est-à-dire de sa substance séparée de son action, de la pensée…”
5
Principes, I, 63, Alquié, III p. 132: “nous pouvons aussi considérer la pensée et l’étendue comme
les choses principales qui constituent la nature de la substance intelligente et corporelle, et alors, nous
ne devons point les concevoir autrement que comme la substance même qui pense et qui est étendue”.
6
Idem, 1, 64 p. 133-134
7
On trouve une argumentation semblable dans les troisièmes objections, de Hobbes; et il est caractéristique que Descartes, devant ce radicalisme de la distinction entre le sujet et ses actes, défende dans
sa réponse l’orientation unitive (la substance “est” en quelque sorte son acte essentiel) cf. Alquié, II,
p. 600-606.
8
I, 63, Alquié, III p. 132: “il y a quelque difficulté à séparer la notion que nous avons de la substance
de celle que nous avons de la pensée et de l’étendue”.
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corps que l’acte de l’âme, la pensée, est différent de l’acte du corps,
l’étendue. La seconde orientation correspond à la distinction traditionnelle,
d’origine aristotélicienne, entre le sujet et ses prédicats, la substance et ses
propriétés. Descartes met l’accent sur l’une ou l’autre des deux orientations,
selon la fin qu’il se propose. Par exemple, quand, dans l’Abrégé de la
seconde Médiation, il esquisse une preuve de l’immortalité de l’âme, il
souligne l’originalité (fondée dans son acte, qui est la pensée) de la façon
d’être substance de l’âme, par contraste avec la façon d’être substance du
corps. Quand, en revanche, son propos, comme dans la présente lettre, est de
rendre pensable l’union de l’âme et du corps, Descartes souligne plutôt la
distance entre l’âme et l’attribut qui nous la fait connaître comme res
cogitans ; dès lors l’attribut de la pensée est moins l’acte propre de l’âme
qu’une des deux notions primitives qui nous font connaître l’âme dans ses
actes ; le centre de gravité de l’attribut se déplace de l’être vers la
connaissance. Ainsi devient possible une autre idée de l’âme, précisément
celle qui nous la fait connaître dans son union au corps.
Parmi les notions primitives, les unes se rapportent à tout ce que nous
pouvons concevoir, comme l’être, le nombre, la durée9 ; elles sont
indéfinissables, du moins au sens de la définition scolastique par genre
prochain et différence spécifique, et on les obscurcit au lieu de les éclairer
en entreprenant de les définir10. D’autres ont une validité régionale, comme
l’extension, la pensée et l’union de l’âme et du corps. De la notion primitive
de l’union de l’âme et du corps dépendent les notions des sentiments et des
passions, et la notion de la « force qu’a l’âme de mouvoir le corps », dans le
mouvement volontaire.
Il apparaît par là qu’il est impossible de comprendre l’action
volontaire et l’affectivité à partir de la seule notion primitive de la pensée ou
de la seule notion primitive de l’étendue, pas plus qu’il ne serait possible de
comprendre les modalités du corps à partir de la notion primitive de la
pensée, ou les modalités de l’âme à partir de la notion primitive de
l’étendue.
Descartes établit également que la physique, aussi bien que la
connaissance de l’homme concret ont été égarées par la confusion entre « la
notion de la force dont l’âme agit dans le corps » et « celle dont un corps
agit dans un autre »11. Considérons par exemple la notion de la pesanteur.
Sous cette notion, nous nous représentons une force mouvant le corps dans
lequel elle est sise vers le centre de la terre, sans que le mouvement soit
9
A rapprocher du § 48 de la première partie des Principes où Descartes cite, parmi les notions
primitives relatives aux “choses qui ont quelque existence”: “celles que nous avons de la substance,
de la durée, de l’ordre et du nombre” (III p. 119).
10
On peut au mieux expliciter l’intention de la pensée qui les vise, comme le fait Descartes, pour la
durée, au § 55 des Principes (III, p. 125): “nous pensons seulement que la durée de chaque chose est
un mode ou une façon dont nous considérons cette chose en tant qu’elle continue d’être”; et cette
explicitation, n’étant pas réellement une définition, ne commet pas une faute en impliquant le défini
dans la définition.
11
Beyssade, p. 69, Alquié, III, p. 21.
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produit par un contact, c’est-à-dire « un attouchement réel d’une superficie
contre une autre ». D’un point de vue physique, une action sans contact
n’est pas, pour Descartes, recevable ; l’accepter, ce serait revenir aux
qualités occultes de la philosophie médiévale. La pesanteur résulte d’une
sorte de pression exercée sur le corps pesant par la matière environnante ;
elle est un effet dérivé du mouvement centrifuge du ciel tournant autour de
la terre et de l’impossibilité du vide.
Comment comprendre alors que la notion d’une force agissant sans
contact nous soit si naturelle, si elle n’a aucune consistance « physique » ?
Descartes répond que cette notion, qui est innée à l’esprit, relève de la
notion primitive de l’union de l’âme et du corps. Elle ne vaut rien pour
concevoir la pesanteur (qui doit être expliquée à la seule lumière de la
notion primitive du corps et n’est rien de « réellement distingué du corps »),
mais elle nous permet de nous représenter comment l’âme agit sur le corps.
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LETTRE DU 28 JUIN 1643
Dans sa lettre du 20 juin 1643, Élisabeth déclare ne pas comprendre
comment la conception fausse de la pesanteur comme force réelle s’ajoutant
au corps et capable de le mouvoir peut nous aider à nous représenter l’union
de l’âme et du corps, à nous persuader qu’« un corps peut être poussé par
quelque chose d’immatériel », car, précise-t-elle, on attendrait plutôt que
« la démonstration d’une vérité contraire » (la preuve, établie par le
physicien, que la pesanteur n’est pas une qualité réelle s’ajoutant aux corps,
mais un simple effet des lois régissant la transmission du mouvement par
contact) nous convainque de l’impossibilité d’une telle proposition (c’est-àdire qu’un corps peut être poussé par quelque chose d’immatériel). Et en
effet, qu’est-ce qui prouve que l’idée de la motion d’un corps par quelque
chose d’immatériel est une idée ‘bien fondée’, qui devrait certes être
déplacée (des corps en général à l’union en l’homme de l’âme et du corps),
mais conservée ? Cette idée n’a pas le privilège de l’idée de Dieu (qui ne
peut être matériellement fausse et résulter de notre ignorance) ; elle peut bel
et bien résulter de notre ignorance, « l’ignorance de ce qui véritablement
meut ces corps vers le centre ». Bref, Élisabeth répugne à la proposition de
sauver l’idée de la pesanteur au bénéfice de l’union de l’âme et du corps. Et
elle y répugne parce qu’il lui paraît contradictoire de prêter à l’immatériel
(dont le concept est seulement la négation du matériel) une influence sur la
matière.
La réponse de Descartes souligne l’originalité des actes par lesquels
nous concevons, sous leur notion primitive respective, l’âme, le corps, et
l’union de l’âme et du corps. « L’âme ne se conçoit que par l’entendement
pur » : étant substantiellement distincte du corps, elle ne peut être conçue en
sa propre nature que par une représentation qui soit indépendante du corps
et dont la formation soit indépendante de l’union de fait de l’âme avec le
corps. « Le corps, c’est-à-dire l’extension, les figures et les mouvements se
peuvent aussi connaître par l’entendement seul... » ; et en effet la pensée de
l’essence du corps et de ses propriétés (la vérité de la géométrie) est
indépendante de l’existence factuelle des corps ; elle n’est donc pas soumise
à l’union factuelle de l’âme avec le corps, qui est impliquée dans la
perception de l’existence des corps. Ainsi quand nous concevons, selon la
formulation de la lettre à Morus du 5 février 1649, « un corps continu d’une
grandeur indéterminée ou indéfinie, dans lequel on ne considère que
l’étendue »12, cette conception se fait par l’entendement seul, qui suffit
donc, par sa propre nature, à définir le corps). Mais, précise Descartes, le
corps se connaît « beaucoup mieux par l’entendement aidé de
l’imagination » : en concevant le corps, l’esprit conçoit par sa propre
puissance de penser un étant dont le mode d’être est entièrement différent
du sien. La pensée du corps exige que l’esprit se détourne de lui-même, de
12
Alquié, III, p. 877.
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sa propre nature ; elle peut donc être secondée et facilitée par le concours de
l’imagination, qui est un pouvoir de penser fondé dans l’union de l’âme et
du corps et destiné spécifiquement à la pensée du corporel; et même si
l’essence du corps, l’étendue en tant que telle, ne relève pas de
l’imagination mais de l’entendement seul, on remarque que certains aspects
de l’être étendu relèvent plutôt de l’imagination, comme la limitation. Ainsi,
dans la lettre à Morus du 5 février 1649, la référence à l’imagination est
impliquée dans la définition du corps13. Même si l’essence du corps, l’être
étendu en tant que tel, relève du seul entendement, la dispersion de l’être
étendu en une multiplicité de corps et leur limitation sont dévolues à
l’imagination ; l’intégralité de l’être corporel ne peut pas se découvrir au
seul entendement. En revanche la sensibilité ne participe pas à la
détermination fondamentale de l’être corporel14.
Enfin, toutes les connaissances relevant de la notion primitive de
l’union de l’âme et du corps sont du ressort de la sensibilité. Lorsque
l’entendement et même l’imagination cherchent à s’approprier ces
connaissances, ils n’y trouvent que de la confusion. Et en effet,
l’entendement est une faculté de penser la res cogitans et la res extensa en
leur essence distinctive, sans considération de leur interaction dans
l’existence ; il ne peut qu’échouer à penser leur communication factuelle
dans la vie. Et la situation de l’imagination n’est pas foncièrement
différente ; il est vrai qu’elle n’est possible que dans l’union de l’âme et du
corps ; du point de vue de son origine, elle est à l’intersection de la res
cogitans et de la res extensa. Mais du point de vue de son intentionnalité,
elle est entièrement orientée vers la res extensa; elle est une faculté de la
rendre quasi présente à la pensée; donc elle n’opère selon son essence qu’en
‘oubliant’ sa provenance ontologique dans l’union de l’âme et du corps et
elle ne peut donc donner de cette union qu’une représentation confuse. En
revanche, la sensibilité qui non seulement provient de l’union, mais
découvre l’union de l’âme et du corps, et qui est même destinée à découvrir
cette union, nous en donne une connaissance claire : son objet, l’union
comme telle, y est présent en personne, sans qu’un doute soit possible sur
l’existence ou la nature de cette union. Mais cette clarté est une clarté pour
la sensibilité et pour elle seule, c’est une clarté pour la vie, non pour la
philosophie. Pour éprouver l’évidence de l’union, il suffit de « s’abstenir de
méditer », c’est-à-dire de sortir de la philosophie et de retrouver les
évidences fondées dans notre nature. La philosophie ne peut pas se rendre
co-extensive à la vie et savoir la vie mieux que la vie elle-même ; elle ne
13
Alquié, III, p. 877: “car par un être étendu on entend communément quelque chose qui tombe sous
l’imagination; que ce soit un être de raison ou un être réel, cela n’importe. Dans cet être on peut
distinguer par l’imagination plusieurs parties d’une grandeur déterminée et figurée, dont l’une n’est
point l’autre; en sorte que l’imagination peut en transférer l’une en la place de l’autre, sans qu’on en
puisse pourtant imaginer deux à la fois dans le même lieu...”
14
idem, p. 876: “car un corps peut conserver toute sa nature corporelle bien que les sens n’y
aperçoivent ni mollesse, ni dureté, ni froideur, ni chaleur, ni enfin aucune autre qualité sensible”.
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peut pas prétendre être la vérité de la vie. Et c’est pourquoi la philosophie,
et en particulier la philosophie première, la métaphysique, en tant qu’elle
détourne de la vie et brouille les évidences du vivre, ne peut pas être, pour
Descartes, une activité constante ou du moins l’activité la plus constante de
la vie. Que peut au juste la philosophie pour la vie ? Cette question est la
trame du dialogue entre Descartes et Élisabeth.
Finalement, ce que Descartes propose à Élisabeth, en résolution des
difficultés qu’elle souligne, c’est un art de conduire ses pensées. Si l’on
répugne à attribuer à une âme purement immatérielle une influence sur la
matière, il suffira, pour rendre cette influence intelligible, d’attribuer à l’âme
matérialité et extension. Car cette attribution est permise, dès lors qu’il
s’agit de comprendre l’union de l’âme et du corps : penser l’âme comme
étendue, ce n’est rien d’autre que se représenter son union au corps. Et
quand le moment viendra de revenir à la distinction de l’âme et du corps, il
suffira de remarquer « que la matière qu’[on] aura attribuée à cette pensée
n’est pas la pensée même » et que la pensée en elle-même, dans la nudité de
son essence, n’est rien de matériel ; ou bien encore que l’extension attribuée
à la pensée n’est pas de même nature que l’extension de la matière, puisque
la seconde assigne à chaque corps un lieu dont tous les autres sont exclus,
alors que l’âme unie au corps, co-extensive au corps, est sise dans un lieu où
s’étend déjà de la matière corporelle15.
Les réticences d’Élisabeth sont reprises dans sa lettre du 1e juillet
1643. Si nous avons par les sens une expérience très évidente de l’union de
l’âme et du corps, cette expérience nous fait connaître, observe-t-elle, le fait
de l’union, mais non son comment ; si on cherche à se représenter le
comment, on est conduit, ajoute-t-elle, à supposer qu’il existe des propriétés
de l’âme qui nous sont inconnues, parmi lesquelles l’extension, entendons :
non pas une extension appartenant à l’âme en tant qu’elle est conçue sous la
notion primitive de l’union de l’âme et du corps, et qui n’est rien d’autre que
la représentation de son union au corps, mais une extension intrinsèque,
appartenant à l’âme comme telle, qui ne serait pas nécessaire à l’exercice de
la pensée, mais « à quelque autre fonction de l’âme qui ne lui est pas moins
essentielle ». Alors que Descartes, en identifiant l’acte (la pensée) et son
sujet (la res cogitans), cherche la solution dans la distinction des notions
primitives ou dans l’ordre des raisons, Élisabeth, en soutenant que l’âme ne
se réduit pas à l’opération (la pensée) qui nous la fait connaître, cherche la
solution dans l’ordre de l’être.
15
Passions de l’âme, art 30, Alquié, III, p. 976: “il est besoin de savoir que l’âme est véritablement
jointe à tout le corps, et qu’on ne peut pas proprement dire qu’elle soit en quelqu’une de ses parties à
l’exclusion des autres...”
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LETTRE DE JUILLET 1644
Dans la lettre de Descartes à Élisabeth de juillet 1644, la question de
l’union de l’âme et du corps est remise en chantier dans une orientation
différente. Il ne s’agit plus des difficultés qu’elle oppose à la pensée par
idées claires et distinctes, mais des conséquences qu’on doit en tirer pour la
conduite de la vie. Le propos est de montrer que les pensées de l’âme sont,
pour la conservation de la santé, plus importantes encore que les remèdes
physiques tels que la diète ou l’exercice. La disposition de l’âme exerce une
influence décisive sur la disposition du corps. Anticipant les Passions de
l’âme, Descartes souligne que ce pouvoir de l’âme sur le corps est médiatisé
par « la complexion et l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a
données »16 : une volonté n’exerce une influence sur le déroulement des
processus corporels qu’à la condition de se conformer aux montages
psychophysiques institués en l’homme par la nature17.
Ainsi on ne surmonte pas la peur éprouvée à la vue du danger par la
simple volonté de la surmonter, mais en considérant « les raisons, les objets
ou les exemples qui persuadent que le péril n’est pas grand »18. On ne peut
donc laisser monter en soi la conscience du danger et prétendre ensuite
annihiler le corrélat physique de cette conscience : l’impulsion à fuir. Car le
montage psychophysique qui relie la conscience du danger et l’impulsion à
fuir est infrangible. Il s’agit d’intervenir en amont, au niveau de la pensée,
de la conscience du danger, de susciter une autre pensée, pour faire naître
une autre disposition physique. Comme l’a dit F. Alquié : « la volonté
domine le corps, non par une action directe sur ses mouvements, mais en
dirigeant les pensées de l’âme”19.
Le principe est le même pour la préservation de la santé. La pensée
qui guérit ou plutôt qui prévient les maladies est une pensée de confiance
envers l’organisation corporelle : si les causes de la détérioration de la santé
sont exogènes, plutôt qu’endogènes (car « lorsqu’on est une fois sain, on ne
peut pas aisément tomber malade »20), on peut conserver la santé ou la
recouvrer en évitant ces causes et en laissant agir la vertu thaumaturgique de
la nature. Inversement, la pensée que je suis menacé par la maladie suscite
la maladie ; et Descartes suggère que ceux qui sont morts à la suite d’une
prédiction (que leur mort précisément confirme) ont produit cette mort par
la confiance en cette prédiction et la pensée qu’ils allaient mourir.
16
Méditations, Méditation sixième, Alquié, II, p. 492.
17
Il s’agit donc de commander à la nature en lui obéissant; comme le montre l’exemple donné par les
Passions de l’âme, art 44
18
Passions de l’âme, art. 45, Alquié, III, p. 988
19
Id., note 2.
20
Beyssade, p. 89, Alquié, III, p. 80.
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LETTRE DU 18 MAI 1645
Descartes reprend l’idée que le contentement de l’âme est le meilleur
remède des maux physiques et particulièrement de ceux qui, tels la « fièvre
lente » (peu intense, mais continue) ont leur cause directe dans une
disposition affective négative de l’âme, comme la tristesse. Reprenant un
thème développé par le stoïcisme puis par Montaigne, Descartes montre que
l’ « âme vulgaire » est celle dont la disposition est régie par les passions,
dont le bonheur et le malheur dépendent de causes externes, c’est-à-dire des
événements favorables ou défavorables envoyés par la fortune. En revanche,
l’âme élevée est, non pas celle qui n’éprouve aucune passion (Descartes ne
demande pas au sage d’être insensible : certaines passions sont même
intensifiées à proportion de la qualité de l’âme, comme la compassion à la
souffrance d’autrui), mais celle dont la disposition générale n’est pas en
dernier ressort déterminée par les passions, par le ressentir, mais par la
raison, une raison qui sait trouver dans le malheur un chemin vers la félicité.
Quand la raison met en balance la destination qui est promise à l’âme
après la mort et la condition factuelle qui est la sienne quand elle est liée au
corps et subit tous les accidents inhérents à sa condition incarnée, le
contraste produit un effet de déréalisation sur les événements de cette vie,
qui sont alors considérés comme les épisodes d’une comédie.
F. Alquié a souligné qu’ « il y a là un élément profondément original
de la morale cartésienne: c’est une théorie du ‘désengagement’ »21. Le
souvenir du stoïcisme est pourtant ici tout à fait évident.
Les stoïciens ont souvent rapproché l’existence et le théâtre, en
montrant qu’il faut distinguer, dans la vie comme au théâtre, le rôle, le
personnage, c’est-à-dire la destinée qui nous est dévolue, celle d’un roi ou
celle d’un mendiant, celle d’un homme libre ou celle d’un esclave, et la
façon dont nous nous en acquittons, en jouant, bien ou mal, ce personnage.
Notre vie, pensent-ils, est comparable à la situation d’un acteur, qui n’aurait
pas choisi son rôle, mais qui aurait pourtant, quel qu’il soit, à le bien jouer.
Cette distinction entre le personnage ou le rôle et la personne relativise
l’importance du rôle (que nous ne pouvons pas modifier et qui d’ailleurs
n’est pas un constituant intérieur de notre qualité d’être) et permet que nos
forces se rassemblent sur la façon de le bien jouer. Cette relativisation
s’exprime elle-même souvent en termes de théâtre : nous sommes dans nos
vies « l’homme tragique », nous prenons très au sérieux les événements
favorables ou défavorables qui sont la trame de notre rôle, nous nous
laissons abattre ou enivrer par ces événements ; bref nous sommes notre rôle
sans distance, entièrement identifiés à notre destin extérieur, comme
Antigone ou Œdipe. Et les stoïciens ajoutent : s’il y a du tragique dans notre
rôle, que le tragique ne dépasse pas notre rôle, soyons, non pas un homme
tragique, mais un acteur de tragédie, en comprenant que notre être est d’un
21
Alquié, III, p. 566, note 2.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
autre ordre que les événements qui nous surviennent. Et même transformons
la tragédie en comédie, en modifiant non pas les événements, mais notre
façon d’assumer les événements, de telle sorte que ceux-ci n’aient plus le
pouvoir de décider de notre disposition intérieure22. Cette relativisation du
rôle n’entraîne, au demeurant, aucune négligence dans l’action. Le soin
donné à l’action accompagne l’indifférence à son résultat, au sens d’un refus
de se laisser affecter par l’issue heureuse ou malheureuse.
Descartes retrouve, à travers l’image de la comédie, cette alliance de
l’engagement et du désengagement. Car les grandes âmes « font bien tout ce
qui est en leur pouvoir pour se rendre la fortune favorable en cette vie »,
mais elle jugent en même temps que le destin extérieur n’est rien au regard
de l’éternité de l’âme et ainsi elles s’en libèrent. Et de même que le stoïcien
éprouve de la joie à bien jouer le rôle d’un mendiant (et plus de joie à bien
jouer le rôle d’un mendiant qu’il n’en aurait à mal jouer le rôle d’un roi), de
même les grandes âmes dont parle Descartes « ont de la satisfaction en
elles-mêmes des événements qui leur arrivent », fussent-ils très malheureux,
parce qu’ils sont toujours occasion d’exercer la force de l’âme et de
découvrir, en même temps que cette force, l’ ‘ordre’ de l’éternité. Et cet
ordre est si élevé au dessus de l’autre, l’ordre de la vie, que le contentement
éprouvé quand on le découvre excède radicalement la tristesse
accompagnant les événements malheureux dans l’ordre de la vie. Ainsi les
grandes âmes, parce qu’elles trouvent le contentement dans toutes les
situations, vivent dans une disposition qui préserve l’intégrité du corps.
Descartes invite donc Élisabeth à la pensée que les biens qui ne
peuvent lui être retirés, ceux qui relèvent de la qualité de l’âme, sont très
supérieurs à ceux qui lui ont été ôtés et que la perte des biens aliénables a
favorisé la découverte des biens inaliénables.
22
Épictète, Entretiens, I, XXIV, Pléiade, p. 862 : “…et tu songeras que les tragédies ont leur place
chez les riches, les rois et les tyrans, mais que le pauvre n’a pas part à la tragédie, sinon comme
choreute. Les rois commencent par le bonheur : “Ornez les maisons de feuillages !” puis au troisième
ou quatrième acte : “O Cithéron, pourquoi m’as-tu recueilli ?” Esclave, où sont tes couronnes, où est
ton diadème ? tes gardes ne te servent à rien ? Lorsque tu approches l’un de ces hommes, rappelle-toi
que tu rencontres, non pas l’acteur, mais l’homme tragique, Œdipe en personne”.
Comme on le voit, l’homme tragique est une figure de la puissance. Il vit son bonheur, puis son
malheur dans une parfaite coïncidence avec sa situation. L’homme tragique devient acteur tragique
quand s’introduit en lui la distance du rôle et du jeu. Devenu acteur tragique, l’homme tragique se
désolidarise déjà du destin de sa puissance. Il sait que son masque, sa robe, ses chaussures constituent
son rôle, mais non sa voix, son ipséité. L’acteur tragique sait donc que le tragique est un rôle qui peut
être joué d’une façon ou d’une autre, sans que le sérieux de l’enjeu fasse obstacle à la possibilité de
jouer, à la qualité du jeu et même à une dimension de comédie qui est toujours intérieure au jeu en
tant que tel. Comme Hegel l’a dit, la comédie surgit au moment où la subjectivité s’élève librement au
dessus de tout contenu substantiel.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DE MAI OU JUIN 1645
Le bonheur et le malheur de l’existence dépendent moins des
événements que de notre façon de les recevoir : le contentement est possible
pour celui qui accueille l’adversité dans l’entendement, non dans
l’imagination. Pour justifier ces propositions, Descartes va établir que la vie
de l’âme affecte la santé du corps par le canal de l’imagination. Une
personne qui, au théâtre, « verrait continuellement représenter devant soi
des tragédies dont tous les actes fussent funestes » solliciterait violemment
son imagination et ses sens, mais non son entendement. Car les événements
dont le spectateur est témoin, relevant de la fiction, n’appellent aucune
réplique raisonnable et réfléchie, exigeant l’entendement ; rien d’autre n’est
possible, au théâtre, que de se laisser émouvoir, par identification à la
souffrance d’autrui. Cette personne, pense Descartes, même si nous la
supposons très heureuse dans sa vie, ne manquera pas, par le seul effet de sa
participation à une adversité imaginaire, d’altérer sa santé jusqu’à la
maladie. En revanche une personne qui, frappée dans sa vie par des
événements malheureux, refuse de s’en laisser envahir dans l’imagination et
ne les accueille dans l’entendement qu’au moment d’y faire face d’une
façon raisonnable, cette personne subira l’adversité sans perdre sa santé,
surtout si elle sait présenter à son esprit le plus grand nombre possible
d’objets « qui lui pussent apporter du contentement et de la joie ». Une série
d’événements malheureux fictifs représentés dans l’imagination est plus
destructrice pour la santé qu’une série d’événements malheureux réels
accueillis dans le seul entendement.
Pourquoi Descartes recommande-t-il à Élisabeth de délivrer son
esprit, en buvant les eaux de Spa, non seulement des pensées tristes mais
même des méditations sérieuses, et d’imiter ceux « qui, en regardant la
verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau et telles
choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à
rien »23 ? La sagesse consiste aussi à savoir, au moment opportun, renoncer
à l’entendement et à la volonté, à leur substituer la disposition de l’accueil et
de l’étonnement envers le don qui nous est fait de ce qui existe sans nous (et
n’entre d’ailleurs pas non plus dans le cercle de notre ‘intérêt’). Cet accueil
réalise, pour ainsi dire, un décentrement qui nous libère de nous-mêmes
pour nous rendre au monde.
Quand Descartes parle de la santé comme du « fondement de tous les
autres biens qu’on peut avoir en cette vie », il ne pense pas seulement aux
biens extérieurs, ceux qui nous sont donnés ou refusés par la fortune, il
pense aussi à l’intégrité de notre être spirituel, qui dépend aussi de la santé,
23
Beyssade, p. 102, Alquié, III, p. 573.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
car parfois « l’indisposition qui est dans le corps empêche que la volonté ne
soit libre »24 .
24
A Élisabeth , 1er septembre 1645, Beyssade, p. 124, Alquié, III, p. 600. Voir aussi A Arnauld, 29
juillet 1648, Alquié, III, p. 860.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DE JUIN 1645
Descartes traite à nouveau ici de la corrélation entre l’habitus de
l’esprit et l’habitus du corps et suggère ainsi à Élisabeth que la fermeté et la
rigueur de sa pensée25 excluent toute gravité des désordres physiques dont
elle souffre. Cette remarque peut étonner, quand on songe au dualisme
substantialiste. Mais il faut se souvenir que la notion primitive de l’union de
l’âme et du corps n’est ni moins vraie, ni moins importante, surtout pour la
conduite de la vie, que les notions primitives qui nous font concevoir l’âme
et le corps dans leur essence distinctive. Il faut connaître la différence
foncière de l’âme et du corps, pour ne pas identifier la destinée intégrale de
l’âme à la condition qui nous est dévolue en tant qu’âme unie à un corps ;
mais il faut aussi connaître l’union foncière de l’âme et du corps pour avoir
une idée juste du pouvoir, aliénant ou libérateur, de l’âme sur le corps. Les
deux perspectives ne sont pas opposées, mais complémentaires. Il faut
même savoir que l’âme est substantiellement distincte du corps pour avoir
une idée juste de la signification de l’union de l’âme et du corps. Car cette
union ne signifie pas pour Descartes que l’âme est dépendante du corps ou
soumise à son pouvoir, elle signifie plutôt, à l’inverse, que le corps est
dépendant de l’âme et soumis à son pouvoir. Le pouvoir que le corps exerce
sur l’âme est toujours plus ou moins consécutif à un renoncement de l’âme à
son pouvoir originaire sur elle-même et sur le corps. Et quand le corps
exerce ce pouvoir sur l’âme, il ne fait que rendre à l’âme, par une sorte de
conditionnement réactionnel, la disposition déficiente qu’il a lui-même
reçue d’elle. Ainsi la tristesse de l’âme est, pour Descartes, la première
cause de l’altération de la santé du corps, de même qu’à l’inverse l’aptitude
de l’esprit à nourrir en soi le contentement est le meilleur garant de la santé
du corps. D’où, à l’adresse d’Élisabeth, un certain nombre de
recommandations pour donner à l’esprit la disposition qui conserve la santé
du corps.
La première invite à choisir le moment opportun pour remettre
l’esprit, après l’ébranlement, dans cette disposition de tranquillité qui est
nécessaire à la santé. Dans la frappe du malheur, l’esprit n’est pas
maîtrisable et il ne faut pas tenter de le maîtriser : la tristesse le submerge, et
cet abattement de l’esprit agit sur le corps qui, à son tour, rétroagit sur
l’âme. Il faut attendre « le lendemain, lorsque le sommeil a calmé l’émotion
qui arrive dans le sang en telles rencontres » ; dès que le corps n’enchaîne
plus l’âme (en lui rendant, à vrai dire, la perturbation qu’il a reçue d’elle),
on peut commencer à rendre l’esprit tranquille, en modifiant, par un acte de
volonté et de liberté, la première vision de l’événement.
25
Beyssade, p. 106, Alquié, III, p. 578 : “…j’y remarque toujours des pensées si nettes et des
raisonnements si fermes, qu’il ne m’est pas possible de me persuader qu’un esprit capable de les
concevoir soit logé dans un corps faible et malade”.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
La seconde propose d’examiner l’événement par l’entendement, d’y
découvrir des aspects favorables auxquels il conviendra de penser le plus
souvent, afin de « détourner son attention des maux qu’on y avait
imaginés ». Quand survient un événement malheureux, l’imagination tend
toujours à amplifier, en la diffusant à la totalité de notre vie, la charge de
souffrance de cet événement ; loin de circonscrire l’événement malheureux,
l’imagination en fait le ton fondamental ou l’emblème de toute notre vie.
L’entendement seul peut remonter la pente de la souffrance où nous enferme
la frappe de l’événement malheureux, car il est capable d’examiner la
situation dans sa complexité et de faire apparaître les avantages inaperçus.
Encore faut-il qu’intervienne la volonté de retrouver l’équilibre de l’esprit,
qui oriente l’attention vers ces avantages et la détourne autant que possible
du malheur comme tel ; car aucune ‘technique de soi’ ne peut se substituer à
la décision initiale de tendre au contentement.
La volonté de ne pas sombrer et de retrouver le contentement de
l’esprit favorise le développement du bon sens, c’est-à-dire un usage
pratique de la raison consistant à évaluer les biens selon une mesure juste,
en distinguant en particulier, selon leur nature, les biens qui peuvent et ceux
qui ne peuvent pas nous être retirés. Dans la mesure où le bon sens permet
de reconnaître et d’aimer les vrais biens, il est lui-même un bien. Et même il
est un bien absolument, il est un bien inconditionné, le seul bien
inconditionné, car les autres biens, même les plus hauts, sont soumis au
moins à la condition (subjective) d’être reconnus comme tels. Et quand le
bon sens est présent, il n’est aucun mal qui soit un mal absolu ; le bon sens
sait en effet reconnaître, dans la blessure infligée aux biens périssables, la
faveur de découvrir les biens impérissables.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DU 4 AOÛT 1645
Le début de la correspondance de Descartes avec Élisabeth a
clairement fait voir que la connaissance juste de l’âme et du corps, de leur
nature distinctive et de leurs rapports, est le chemin obligé vers le
contentement. Cependant l’examen « des moyens que la philosophie nous
enseigne pour acquérir cette souveraine félicité… »26 est amorcé par une
lecture critique du traité de Sénèque Sur la vie heureuse.
L’étude des pensées des Anciens sur les moyens de parvenir à la
souveraine félicité et le projet de « renchérir par dessus eux » afin de rendre
leurs préceptes « parfaitement siens »27 constitue, chez Montaigne, une
dimension intérieure de la philosophie : loin d’être une répétition extérieure
et doxographique, la lecture des Anciens est partie intégrante du travail
d’une pensée qui appartient pourtant déjà entièrement à l’esprit des Temps
modernes. La reprise des Anciens n’a pas, chez Descartes, exactement le
même sens : elle est moins organiquement liée que chez Montaigne à
l’invention de la pensée. Et il arrive même que Descartes se détourne
délibérément des Anciens, comme si la philosophie morale devait être
reprise à nouveaux frais28.
La lecture critique du traité de Sénèque commence par un point de
traduction. vivere beate doit être traduit, observe Descartes, par le français
« vivre en béatitude » plutôt que par « vivre heureusement ». L’heur29, le
bonheur « ne dépend que des choses qui sont hors de nous », des biens
extérieurs. Mais le bonheur du sage, tel que les Anciens l’ont exprimé par la
formule vivere beate, est d’un tout autre ordre ; il ne dépend pas de la
fortune, c’est-à-dire de ce qui est reçu ; il résulte d’une initiative, d’un
exercice et d’une maturation personnels ; il est une disposition permanente
de l’esprit, « un parfait contentement d’esprit et une satisfaction intérieure ».
Descartes appelle cette disposition béatitude. Il est très proche des
philosophes de l’antiquité quand il distingue la béatitude et le bonheur. En
revanche sa conception de la béatitude est originale. En effet, là où les
Anciens pensaient la béatitude comme l’accord de l’âme avec un ordre
universel auquel elle doit s’intégrer, Descartes, à la suite de Montaigne, la
voit plutôt dans l’accord de l’âme avec elle-même. La béatitude est dans la
26
Lettre du 21 juillet 1645, Alquié, III, p. 585.
27
Idem.
28
Dans Les passions de l’âme, art. 1, Alquié, III, p. 951-952, Descartes écrit : “c’est pourquoi je serai
obligé d’écrire ici en même façon que si je traitais d’une matière que jamais personne avant moi n’eût
touchée…”. Voir aussi la seconde lettre de Descartes figurant dans l’avertissement : “…mon dessein
n’a pas été d’expliquer les passions en orateur ni même en philosophe moral, mais seulement en
physicien”.
29
Le français “heur” vient du lat. “augurium”, qui signifie “présage” ; le présage est un signe
annonciateur de ce que la fortune nous réserve ; chez Montaigne, cependant (Essais, I, 19 : Qu’il ne
faut juger de notre heur qu’après la mort” , Éd La cité des livres, Paris, 1930, p. 121 et sv.) , “heur”
signifie aussi ce que Descartes appelle “béatitude”.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
tranquillité d’une âme libérée de la crainte et de la première des craintes, la
crainte de la mort.
Après avoir explicité ce qu’est la béatitude et l’avoir distinguée de
l’heur, Descartes va montrer pourquoi la béatitude peut impliquer la
jouissance de biens qui ne dépendent pas de nous, sans rien perdre de
l’universalité qui la rend en droit co-extensive à tout le genre humain.
Il distingue d’abord, dans les biens qui donnent le contentement,
deux catégories : les uns, la vertu et la sagesse, dépendent exclusivement de
nous, les autres, comme la santé, les honneurs ou les richesses, dépendant de
la fortune.
Si les biens de la fortune sont partie intégrante de la béatitude, on
doit admettre que celui à qui ils sont donnés « peut jouir d’un plus parfait
contentement » que celui à qui ils sont refusés. Descartes rejoint ici Aristote
qui, nonobstant l’autarkeia du sage, accorde aux biens extérieurs leur part
dans le bonheur30. Mais l’inégalité des situations dans le monde n’exclut
pourtant pas que la béatitude du sage soit partout égale à elle-même. Pour le
faire comprendre, Descartes recourt, selon l’esprit du stoïcisme, à une
métaphore : « … un petit vaisseau peut être aussi plein qu’un plus grand,
encore qu’il contienne moins de liqueur… » Un vaisseau peut être considéré
du point de vue de sa contenance ou bien du point de vue du rapport entre sa
contenance et son contenu. Sous la première perspective, les vaisseaux sont
inégaux : un homme pauvre, malsain et contrefait « contient » moins des
constituants extérieurs du bonheur qu’un homme riche, sain et bien né. Sous
la deuxième perspective, les vaisseaux sont différents par le rapport entre le
volume du contenant et le volume du contenu : l’identité et la différence ne
sont pas celles de choses mais des rapports et la contenance n’intervient plus
intrinsèquement. Un homme qui sait avoir rempli toute sa contenance est
l’égal de celui qui aurait également rempli une contenance plus grande, et il
a l’esprit beaucoup plus content qu’un homme qui aurait manqué, par sa
faute, à remplir une contenance supérieure à la sienne. Le contentement
dépend donc toujours moins de notre condition que de notre aptitude à tirer
tout le bien possible de notre condition. Ainsi l’hétéronomie que réintroduit
dans le bonheur la valeur des biens extérieurs est limitée : le bonheur est
bien autonomique, dans la vertu comme dans les biens extérieurs.
Et Descartes va préciser comment le contentement est possible dans
toutes les situations de la vie, à condition que soient suivies les règles de la
morale énoncées par le Discours de la méthode. Elles vont donc être ici
rappelées mais dans une formulation différente.
Descartes écrit dans le Discours : « La première était d’obéir aux lois
et coutumes de mon pays… »31 Le doute méthodique oblige à tenir tout
jugement pour douteux, tant que n’est pas définitivement établie la vérité de
la faculté de juger comme telle. Cependant il faut agir et, pour agir, juger.
30
Éthique à Nicomaque. Liv. 1, ch. 11, Vrin, p. 74-75 : “l’homme heureux ne saurait jamais devenir
misérable, tout en atteignant pas cependant la pleine félicité s’il vient à tomber dans des malheurs
comme ceux de Priam”.
31
Discours de la méthode, Alquié, I, p. 592.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
On se guidera donc sur des jugements, que l’on tient pour douteux du point
de vue théorique, mais auxquels on doit se fier entièrement d’un point de
vue pratique. Ces jugements sont puisés dans les lois et coutumes, mais
aussi, précise Descartes, dans « les opinions les plus modérées, et les plus
éloignées de l’excès qui fussent communément reçues en pratique par les
mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre ». On a observé
légitimement32 que le jugement personnel et réfléchi du philosophe
intervient dans l’application de la règle, notamment pour discerner quels
sont les mieux sensés des hommes ou pour recommander de chercher ce
qu’ils croient dans leurs actes plutôt que dans leurs paroles. Bref, Descartes
se résout à suivre la raison d’autrui, mais avec discrimination, sans jamais
abdiquer son propre jugement. Dans la lettre, la première règle prescrit à
celui qui cherche le contentement de soi-même « qu’il tâche toujours de se
servir le mieux qu’il lui est possible de son esprit, pour connaître ce qu’il
doit faire ou ne pas faire en toutes les occurrences de la vie »33. L’autonomie
de l’esprit est plus vivement marquée que dans le Discours, qui, il est vrai,
exige toujours aussi le discernement critique.
On relève aussi une différence d’accent dans la deuxième maxime
qui préconise d’être ferme et résolu dans l’action. Dans le Discours, cette
exigence de fermeté prévient d’abord l’irrésolution que pourrait produire le
caractère délibérément ou méthodiquement douteux de toute opinion
susceptible de fonder l’action : Descartes prend donc la résolution d’agir
selon les opinions douteuses avec la même constance que s’il les savait
certaines. Ensuite, et en dehors du doute méthodique, la résolution apparaît
comme une exigence fondée dans la nature même de l’action. L’action est
soumise à des conditions de temps, d’opportunité, qui interdisent d’attendre,
avant d’agir, de connaître avec certitude le vrai et le bien. Il est donc
nécessaire d’agir à partir d’opinions probables. Du point de vue théorique,
elles doivent être considérées comme constamment révocables, mais
pratiquement elles doivent être suivies avec une détermination de la volonté
aussi grande que si elles étaient absolument certaines. Ce qui est donc en
jeu, dans ce passage du Discours de la méthode, c’est le rapport du savoir et
du vouloir. Dans la lettre, Descartes suppose une volonté éclairée par la
connaissance du vrai et du bien. La résolution consiste alors à maintenir la
constance et la détermination du vouloir non plus contre la labilité des
opinions douteuses, mais contre les passions, les appétits, l’inconstance de
l’esprit34. La vertu n’est rien d’autre, précise Descartes, que cette fermeté de
la résolution35
32
Alquié I, p. 593, note 1
33
Beyssade, p. 111; Alquié, III, p. 589.
34
Sur cette inconstance, voir la lettre à Mesland du 2 mai 1644, Alquié, III, p. 72.
35
Voir art.148 et 153 des Passions de l’âme (Alquié, III, p. 1064 et 1067) et la lettre à Christine du
20 nov. 1647 (Id. p. 746).
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
On observera que les Anciens parlaient de plusieurs vertus36, en
considérant la vertu du point de vue de la diversité de ses objets, alors que
Descartes parle de la vertu, en considérant l’unicité de sa nature. Et en effet,
la sagesse est, pour les Anciens, un certain accord de l’homme avec le tout
de l’existant, et d’abord avec la substance éthique de la cité, qui est le lieu
de notre humanité. C’est pourquoi la vertu présente une dimension
transitive, qui la disperse dans une multiplicité de vertus37 (les différents
domaines de la praxis humaine ont chacun leur vertu, comme la vertu de
justice, dans l’échange, ou de courage, dans le combat). En revanche, dans
la philosophie moderne, et déjà chez Montaigne38, la sagesse devient une
façon de se tenir devant soi-même et d’être accordé à soi-même, qui est le
contentement ; elle présente donc une dimension sui-transitive plus
marquée. La sagesse est moins pensée dans ses objets que dans sa source
unique : la vertu se substitue aux vertus.
Concernant la troisième maxime, la lettre reprend du Discours toute
l’analyse du contentement. Pour être content, il suffit d’avoir fait « tout ce
que nous dicte notre raison » même si le résultat est un échec. Si nous avons
conscience de n’avoir rien négligé de ce qui, dans l’action, dépendait de
nous, l’échec éventuel ne nous est pas imputable et nous sommes libérés des
regrets ; en outre nous sommes en droit de penser que « tout ce qui manque
de nous réussir est au regard de nous absolument impossible »39, et nous
nous libérons même du désir de ce qui nous est refusé. Descartes observe en
effet que nous ne désirons jamais des biens étrangers à notre essence (avoir
plus de bras ou plus de langues…), ni non plus des biens qui sont trop
éloignés de notre condition factuelle pour que l’imagination nous les
représente comme accessibles à notre pouvoir (posséder les royaumes de la
Chine ou du Mexique). Il est légitime de rechercher les biens qui sont nos
possibles, accordés à notre essence ou à notre condition factuelle. Mais si
nous échouons sans que ce soit notre faute, nous pouvons et devons les
considérer comme aussi impossibles pour nous que les biens étrangers à
notre essence ou à notre condition factuelle. Descartes distingue
implicitement un possible théorique (le non contradictoire) et un possible
pratique. Souvent nous les confondons, et faisons comme si la possibilité
théorique entraînait une possibilité pratique, comme si ce qui ne contredit
pas notre essence ou notre condition factuelle était en notre pouvoir. Or il
faut se convaincre d’abord de la vacuité de la possibilité théorique, et
trancher la question de la possibilité pratique par la réflexion suivante : si
36
Beyssade, p. 111: “…mais on l’a divisée en plusieurs espèces, auxquelles on a donné divers noms,
à cause des divers objets auxquels elle s’étend”. Cette proposition est-elle applicable à la pensée
stoïcienne ? Le stoïcisme met l’accent sur l’unité de la vertu, qui consiste toujours dans une vie
« accordée» (omologoumenôs).
37
le thème stoïcien de l’unité de la vertu n’efface nullement la dimension “transitive” de la sagesse;
l’accord avec soi est toujours aussi un accord avec le tout rationnel de l’existant.
38
Chez Montaigne, le “bonheur de notre vie” “dépend de “la tranquillité et contentement d’un esprit
bien né et de la résolution et assurance d’une âme réglée” (Essais, I, 19)
39
Discours de la méthode, Alquié, I, p. 596.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
nous avons agi comme nous le devions, ce qui nous est refusé est au-delà de
notre pouvoir, donc impossible au sens pratique. La conscience de cette
impossibilité fait disparaître le désir qui se nourrit toujours de la
présomption que le désirable est à notre portée.
La lettre ne reprend pas de la troisième règle du Discours le précepte,
d’inspiration stoïcienne, de « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la
fortune et changer mes désirs que l’ordre du monde ». Cette absence ne
signifie pas qu’il aurait perdu pour Descartes sa validité. Pendant que toutes
les opinions sont, par exigence méthodique, réputées douteuses et que
l’action manque d’un fondement suffisant d’un point de vue théorique, il est
plus raisonnable de chercher le contentement dans l’entreprise « minimale »
de changer ses propres désirs pour les accorder à la réalité, plutôt que dans
l’action proprement dite, la modification intentionnelle de la réalité. Le
précepte prend toute son importance dans une morale « par provision ». Il
n’est plus aussi nécessaire au moment où l’action a reçu sa fondation
métaphysique et trouvé les critères de son efficience et de sa rectitude. Mais
il conserve encore toute sa signification, car la sagesse n’est pas dans la
puissance, mais dans le contentement.
Descartes termine la lettre en distinguant deux figures du
contentement. La première identifie le contentement à la vertu, au sens de la
ferme et constante résolution de faire tout ce que nous jugeons par raison
être le meilleur, abstraction faite de la qualité (dépendant de l’entendement)
de notre discernement du bien et du mal : « il n’est pas nécessaire que notre
raison ne se trompe point »40. La seconde fait intervenir, outre la vertu, « le
droit usage de la raison, donnant une vraie connaissance du bien »41. Ces
deux figures sont des degrés du contentement. La vertu comme telle, qui
dépend entièrement de nous, de notre qualité d’agent libre, puisqu’elle
consiste dans la rectitude du vouloir, suffit à donner le contentement. Mais
celui-ci manque de solidité et d’assurance, pour deux raisons. D’abord le
contentement inhérent à la seule vertu est exposé à la peine que donne la
conscience d’un mauvais choix. La vertu ne peut garantir la justesse du
discernement du bien. Quand le discernement nous a manqué, nous
n’éprouvons ni regret ni remords à la rigueur, puisque la qualité du vouloir
n’est pas en cause et que nous n’avons rien à nous reprocher ; mais nous
sommes privés d’un vrai contentement. Ensuite une vertu à laquelle manque
un sûr discernement du bien jugera que les plaisirs, les appétits, les passions
en tant que tels sont des ennemis ; elle tendra donc à les refuser en bloc,
elle fera violence à notre condition humaine et sera d’autant plus « difficile
à mettre en pratique ».
Mais quand le « droit usage de notre raison » guide la vertu, la
connaissance du bien s’ajoute à la ferme résolution de la suivre. En outre la
vertu n’a plus la peur du plaisir, quand elle sait discerner les plaisirs licites
et ceux qui nous détournent de notre perfection. Elle accepte
40
Beyssade, p. 112.
41
Idem, p. 113
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
l’accompagnement du plaisir et favorise d’autant son propre
accomplissement. Enfin le « droit usage de notre raison » nous donne la
claire conscience de la « condition de notre nature », il nous permet de
discerner ce qui est vraiment désirable et ce qui ne l’est pas, il limite nos
désirs à ce qui mérite d’être désiré. Descartes suggère ainsi qu’il y a dans la
vertu réduite à la nudité de son essence une sorte d’aveuglement : elle veut
‘bien’, mais elle ne sait pas au juste ce qu’elle doit vouloir ; sa droiture ne la
protège pas de l’errance et de la souffrance. En revanche, la vertu guidée par
« le droit usage de la raison » est assurée de sa direction. Elle seule peut
donner à l’homme « la plus grande félicité ».
Observons enfin que la vertu cartésienne, au sens de la résolution du
vouloir, annonce la volonté bonne kantienne, avec cependant une notable
différence : la volonté bonne, au sens de Kant, ne peut pas errer. Ce qui la
qualifie comme telle, ce n’est pas, comme chez Descartes, la résolution de
suivre constamment le bien, mais simplement sa forme d’universalité. Or si,
dans une perspective cartésienne il peut exister un doute sur la justesse du
discernement du bien auquel se résout la volonté vertueuse, Kant n’admet
pas que la confusion soit possible entre une maxime capable d’endosser sans
contradiction la forme de l’universalité, et celle qui ne le peut pas. Kant
conduit à sa limite une émancipation de la vertu par rapport à la
connaissance que Descartes avait esquissée, mais non achevée : la vertu
cartésienne est encore capable d’errance, par défaut de discernement du bien
réel.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DU 18 AOÛT 1645
Descartes examine le contenu de l’ouvrage dont il s’était proposé le
commentaire pour nourrir sa correspondance avec Élisabeth, et dont il
s’était d’abord détourné, pour expliquer ce que « Sénèque eût dû traiter en
son livre »42.
Descartes critique d’abord, en Sénèque, le défaut de méthode en
philosophie. Il arrive bien à Sénèque de rencontrer la vérité, ainsi quand il
dit qu’il faut suivre la raison plutôt que la coutume ou l’exemple, ou plus
exactement qu’il faut suivre les plus sages, tout en gardant son propre
jugement pour examiner leurs opinions. Néanmoins, Sénèque n’est pas un
guide sûr ; faute de méthode, sa découverte de la vérité est toujours plus ou
moins contingente, le faux est toujours plus ou moins mêlé au vrai. On le
voit au moment où Sénèque, après avoir conseillé de suivre les plus sages,
soutient que cela exige de se séparer de la foule. En parlant ainsi, il fait de
l’exception, de l’extravagance le critère de la sagesse, le signe de la vérité.
Or l’exception n’est pas un meilleur critère de la vérité que le consensus ;
l’exception, exactement comme le consensus est un critère externe du vrai,
alors que le seul vrai critère est interne : verum index sui. Qui plus est, si
« le bon sens est la chose du monde le mieux partagée », ceux qui
appartiennent au grand nombre sont aussi capables de reconnaître la vérité
que ceux qui s’en détachent. La justesse du jugement doit être reconnue et
suivie où qu’elle se trouve, sans considération de ce qui est commun ou
exceptionnel.
Descartes reproche aussi au texte de Sénèque un caractère rhétorique
qui est, non seulement superflu, mais nuisible, dans la mesure où il fait tort à
l’exactitude dans l’expression de la pensée. Celui qui veut convaincre prête
autant d’attention aux préjugés de son interlocuteur ou de son lecteur qu’à la
vérité ; il accommode la vérité aux attentes d’autrui. En outre l’élément
rhétorique est le signe d’une conception erronée de la philosophie. Car le
philosophe, pour Descartes, n’a pas à convaincre ; il doit simplement
conduire vers le vrai, et le vrai ne doit accepter aucune autre
recommandation que son évidence intrinsèque.
Enfin les objections de Descartes concernent la doctrine stoïcienne
même. La principale difficulté concerne l’idée de nature. Pour le stoïcisme,
le bien consiste, pour tout ce qui existe, à suivre sa nature et la vie heureuse
est accord avec “sa nature” (suae naturae). Mais ici trois précisions sont
nécessaires. D’abord suivre sa nature veut dire chez les stoïciens, ainsi que
l’observe Descartes, non pas tendre à la volupté, mais tendre à sa propre
conservation et au développement de ses facultés naturelles (l’inclination à
la volupté n’est pas, dans le stoïcisme, une tendance primaire). Ensuite
l’accord avec sa nature est, pour tout être, un accord avec la nature
42
Beyssade, p. 116, Alquié, III, p. 592.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
intégrale ; les deux vont nécessairement ensemble dans la conception
unitaire du cosmos des stoïciens. Enfin comme la nature de l’homme est la
raison, l’accord de l’homme avec sa propre nature consiste à suivre la
direction de la raison et à s’accorder ainsi pleinement avec le Logos
universel.
Descartes donne une traduction de la doctrine stoïcienne en sa propre
langue : donner son assentiment à la nature signifie se soumettre à la volonté
de Dieu ; que cette traduction lui semble possible montre bien que la pensée
stoïcienne est loin d’être pour lui une grandeur étrangère. Mais cette
traduction pourrait bien être une trahison. L’idée même de nature est
profondément transformée. La conception stoïcienne d’une sagesse infusée
en tout ce qui existe, immanente à la nature des choses, est étrangère à
Descartes. La res corporea est réductible à un mécanisme qui ne veut rien et
dans lequel nous pouvons et devons inscrire nos projets humains, tandis que
la res cogitans est déjà au-delà de la nature par une liberté infinie qui la rend
semblable à Dieu. Suivre la nature ne peut plus vouloir dire, comme chez les
Stoïciens, acquiescer à la loi de la grande cité dont chaque homme, chaque
existant, est citoyen, mais plutôt obéir à la volonté d’un Dieu personnel et
qui règne en maître sur la nature, et prendre en bonne part les événements
qu’il nous envoie ; et suivre sa nature ne veut plus dire : reconnaître et
suivre la sagesse déposée dans notre nature intégrale, mais plutôt suivre la
raison, s’orienter constamment dans l’existence par la raison, comme faculté
de distinguer le vrai et le faux, pour se rendre comme maître et possesseur
de la nature.
Les mêmes raisons expliquent pourquoi Descartes donne la
préférence aux deux formulations suivantes du souverain bien : « est
heureux celui qui, grâce à la raison n’a ni désir ni crainte » et « la vie
heureuse trouve sa stabilité dans la rectitude d’un jugement déterminé » :
l’une et l’autre déplacent le centre de gravité de la béatitude de la nature et
d’une sagesse objectivement inscrite dans la nature vers la disposition
intérieure de l’âme. C’est ce même déplacement que nous avions constaté
chez Montaigne, dans le chapitre XIX du premier livre des Essais.
La fin de la lettre se propose de montrer que les trois grandes
conceptions antiques du souverain bien, celles d’Aristote, de Zénon et
d’Epicure ne sont pas opposées, mais au contraire consonantes et
simplement différentes par l’angle sous lequel elles considèrent le souverain
bien. Qui plus est, elles sont complémentaires ; chacune, considérée
isolément est unilatérale et insuffisante.
Aristote a composé le souverain bien de « toutes les perfections du
corps et de l’esprit ». Il a donc pris en compte les biens qui dépendent
entièrement de nous comme ceux qui n’en dépendent pas. Sous le nom de
souverain bien, il a désigné le plus haut degré du souverain bien.
Zénon a considéré le souverain bien comme tel, dans la nudité de son
essence, accessible à tous. C’est pourquoi il l’a identifié légitimement à la
vertu, qui dépend seule entièrement de nous. Mais en outre, et de là vient
l’opposition à Épicure, il a exclu du souverain bien « la satisfaction d’esprit
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
qui vient de ce qu’on le possède » ; il en a exclu le plaisir, au motif que
certains plaisirs sont un obstacle à la vertu. Sa conception du souverain bien
est donc unilatérale et ne peut être vraiment universelle. Elle ne peut être
acceptée de ceux qui estiment que la satisfaction de notre nature sensible ne
peut pas rester étrangère au souverain bien.
Enfin Épicure a considéré surtout dans le souverain bien le plaisir qui
l’accompagne nécessairement et qui fait désirer de l’acquérir. Il savait que
les hommes agissent en vue du plaisir et que par conséquent le souverain
bien, la fin suprême de toutes nos actions, devait comprendre le plaisir et
même le plus haut plaisir. En outre il a su reconnaître que seule la vertu est
capable de nous donner le plus haut plaisir, c’est-à-dire un plaisir qui ne soit
jamais accompagné ou suivi « d’inquiétudes, d’ennuis ou de repentirs ».
C’est donc avec beaucoup de lucidité et de conséquence qu’il a compris le
souverain bien comme le plus haut plaisir d’exister et fait voir dans la vertu
le seul moyen d’y parvenir.
Il est visible que Descartes considère avec beaucoup d’intérêt le
point de vue épicurien. Car il est le seul à être vraiment universel et à offrir
à tous les hommes un chemin vers le souverain bien. Si le souverain bien est
accessible à l’homme, ce sera sur cette voie-là. Certes il « n’enseigne pas la
vertu » ; il n’apprend pas à rechercher la vertu pour elle-même. Mais il vaut
mieux, pour Descartes, devenir vertueux en cherchant le plaisir que chercher
une vertu ennemie du plaisir et manquer à la fois la vertu et le plaisir.
Le souverain bien est accessible quand sont visibles en même temps
le chemin (la vertu) et le prix (la béatitude, le plaisir le plus haut, le parfait
contentement de l’esprit). On pourrait donc dire que l’identification
cartésienne du souverain bien à la béatitude, et de la béatitude au
contentement de l’esprit est d’inspiration épicurienne ; et cela ne doit pas
étonner : l’épicurisme est une quête de la sagesse dans une nature qui ne
veut rien pour nous, qui reste silencieuse. Descartes y reconnaît son bien : la
nature cartésienne est, elle aussi, silencieuse et ainsi rien ne peut vraiment
orienter l’action que notre désir d’être intégralement heureux.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DU 1E SEPTEMBRE 1645
Cette lettre répond à une correspondance du 16 août. Élisabeth s’y
interroge sur l’autonomie du sage. Descartes, suivant la direction de la
pensée antique, a repris la distinction entre les biens qui dépendent de nous
et ceux qui n’en dépendent pas ; il a montré que la béatitude relève des seuls
biens qui dépendent de nous, même si les autres biens interviennent
marginalement dans le degré de la béatitude. Descartes pense donc que
l’ordre du monde, les événements heureux ou malheureux, la fortune, sont
incapables de donner ou de retirer la béatitude. Le souverain bien est
soustrait à toute emprise de l’extériorité.
C’est en ce point précisément qu’intervient le doute d’Élisabeth : il y
a des maladies qui ôtent le pouvoir de raisonner, ou qui affaiblissent la force
du vouloir, c’est-à-dire sa constance à suivre les maximes. Or si cet
affaiblissement a peu de conséquences pour celui qui mène « la vie de
philosophe », qui a le temps et le loisir de « composer » sa vie, il est très
préjudiciable à celui qui vit dans le monde, exposé à l’urgence des
événements. En d’autres termes, celui qui a reçu ou s’est donné une vie
protégée sait rester indépendant de l’extériorité, même quand elle se
rappelle à lui, dans la proximité du corps propre, comme maladie. Mais
celui qui vit dans le monde, qui a besoin d’agir vite et avec l’intégrité de ses
forces, ne peut plus, dans la maladie, éviter de faillir et d’en avoir le
repentir. La prétendue autonomie du sage est doublement grevée par le
partage de la vie du monde et l’union de l’âme et du corps.
La réponse de Descartes nuance le thème selon lequel la béatitude
dépend entièrement de nous. Limitent, à des degrés d’ailleurs variables,
l’autonomie de la béatitude les indispositions du corps qui troublent le sens,
les indispositions du corps qui altèrent les humeurs et enfin « les
empêchements de dehors ». Les premières sont un obstacle absolu,
insurmontable, à la béatitude. Tous les autres obstacles sont relatifs et
peuvent être surmontés.
Cette question des indispositions du corps qui troublent le sens nous
fait revenir à une difficulté qu’Élisabeth avait soulevée, dans la lettre du 16
mai 164343, en demandant « comment l’âme de l’homme peut déterminer
les esprits du corps, pour faire les actions volontaires, n’étant qu’une
substance pensante », en s’interrogeant, donc, sur la relation de causalité
entre l’âme et le corps. Le même problème revient quand on s’interroge sur
les maladies de l’esprit. Descartes affirme dans le § 41 des Passions que « la
volonté est tellement libre de sa nature qu’elle ne peut jamais être
contrainte »44, mais reconnaît que « souvent l’indisposition qui est dans le
corps empêche que la volonté ne soit libre »45, ou bien que « l’âme ne peut
43
Beyssade, p. 65.
44
Alquié, III; p. 985
45
Beyssade, p. 124, Alquié, III, p. 600
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
en aucune façon détourner sa pensée des impressions que les sens font sur
elle, lorsqu’elle est touchée avec beaucoup de force par leurs objets, soit
extérieurs, soit intérieurs »46. La volonté est comme déchirée entre ce
qu’elle doit à sa nature (une liberté infinie) et ce qu’elle doit à la nature (une
liberté qui peut être limitée ou même complètement anéantie en raison de
l’union de l’âme et du corps). Et ces deux conditions ne communiquent pas
l’une avec l’autre, parce qu’elles relèvent d’ordres différents : l’infinité qui
appartient à la nature de l’esprit ne lui est d’aucun secours quand il est
confronté à la limite que lui impose son union de fait avec le corps. La
volonté est livrée à une toujours possible négation de sa nature par la nature,
et la possibilité permanente de cette négation n’est pas entièrement
surmontable par la maîtrise des passions.
Par là apparaît peut-être une faiblesse de la réponse de Descartes à la
difficulté soulevée par Élisabeth : comment une âme immatérielle peut-elle
agir sur un corps matériel ? La doctrine des trois notions primitives permet à
la pensée de surmonter le scandale d’une relation ajointant deux choses
incommensurables. La notion primitive de l’union de l’âme et du corps
écarte l’aporie qui surgit quand on veut penser ces modalités à partir de la
notion primitive d’une âme qui n’est rien de corporel ou d’un corps qui n’est
rien de psychique ou de spirituel. Mais la distinction des notions primitives
n’est pas aussi féconde d’un point de vue pratique, car elle sépare l’âme
comme telle de l’âme unie au corps ; la béatitude dont l’âme est capable par
sa propre nature est ainsi exposée sans défense aux événements survenant à
l’âme unie au corps.
Et c’est pourquoi la lettre de Descartes prend des accents qui
rappellent le Phédon, en particulier quand elle évoque un malheur de
l’existence relevant de notre être, non de nos actes, le malheur d’être attaché
à un corps qui a la puissance de priver entièrement l’âme de sa liberté, et
l’espoir, fondé dans la lumière naturelle, d’« un état plus heureux après la
mort » : s’il existe une distinction réelle entre l’âme et le corps, alors il est
permis d’espérer un état où les pouvoirs intrinsèques de l’âme ne seraient
plus limités par l’union de fait avec le corps.
La situation d’incarnation n’exclut pas l’autonomie de l’âme, mais
cette autonomie reste relative, comme le montre le cas du sommeil, qui est
lié, comme dans la seconde Méditation , à celui de la folie. Tout se passe
comme si, dans le sommeil, le champ d’existence subsumé sous la notion
primitive de l’union de l’âme et du corps devenait toute l’existence,
excluant ainsi le champ d’existence subsumé sous la notion primitive de
l’âme seule. L’autonomie de l’âme y est donc impossible. Mais la
disposition de l’âme privée d’autonomie peut être dans une certaine mesure
anticipée, préparée par l’âme autonome. Celui qui, dans l’état d’éveil,
« s’est accoutumé depuis longtemps à n’avoir point de tristes pensées »
connaît un sommeil et des rêves accordés à sa disposition fondamentale. Le
46
A Arnauld, 29 juillet 1648, Alquié, III, p. 860.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
corps rend à l’âme, au moment où l’union de l’âme et du corps se resserre,
ce que l’âme a donné et donne au corps au moment où elle est capable
d’autonomie et peut décider de notre façon d’exister.
Relevons, pour conclure cette analyse, une dernière difficulté.
Descartes distingue deux types d’obstacle à la béatitude : il existe des
obstacles absolus, comme l’altération de la raison et des obstacles relatifs,
comme la propension à la tristesse ou à la colère, ou encore certaines
conditions de vie, qui font oublier de penser à soi. Entre ces deux cas de
figure, la différence est de nature, plutôt que de degré. Dans la folie, l’âme
est véritablement aliénée, étrangère à soi. Le salut ne peut venir que d’une
intervention extérieure : le rétablissement médical d’une disposition
corporelle compatible avec l’autonomie de l’âme. Au contraire, dans le cas
d’une « mauvaise humeur », le salut peut venir de l’intérieur, d’une
initiative du sujet, et le contentement qui en résulte est même à la mesure
des obstacles qu’il a dû surmonter. Il s’agit donc bien d’une différence de
nature. Or la causalité invoquée est, dans les deux cas, au moins en partie la
même : un désordre corporel, « un cerveau trop humide, ou trop mou, ou
autrement mal affecté ». Comment des désordres corporels, dont la
différence est de degré, non de nature, peuvent-ils avoir des conséquences
entièrement différentes en nature ? Descartes parvient-il vraiment, à partir
des prémisses qui sont les siennes, à rendre compte de la folie ? La folie, en
tant que phénomène qui aliène l’âme à elle-même intégralement, peut-elle
vraiment relever d’une causalité somatique ? L’aliénation de l’âme à ellemême ne vient-elle pas de l’âme elle-même ?47
Le quatrième alinéa de la lettre revient à la question du
contentement, qui engage toute l’éthique, puisque le désir d’être heureux est
le ressort de toute action. Pour savoir quels biens sont le plus capables de
nous conduire au contentement, il suffit de comprendre que le contentement
est la conscience d’une perfection accompagnant la vertu : si nous savons
clairement que les actions vertueuses « nous acquièrent quelque perfection »
et que le contentement est la conscience d’une perfection, nous saurons par
là même aussi que la vertu est toujours accompagnée de satisfaction et de
plaisir et nous serons enclins à agir selon la vertu.
Ainsi celui qui cherche le contentement doit tendre aux actions qui
donnent les plus grandes perfections. La perfection est le guide d’une nature
humaine qui ne peut ni ne doit s’empêcher de tendre à la satisfaction. Celui
qui cherche le contentement ne doit pas dire : où sera ma satisfaction, où
sera mon plaisir ? mais plutôt : où sera ma perfection ou ma plus haute
perfection ? Celui qui tend au plaisir manque le plaisir, mais celui qui tend
à la perfection obtient le plaisir avec la perfection. Descartes recommande
47
Ces questions sont reprises par Jacques Lacan, dans Propos sur la causalité psychique, in Ecrits,
Seuil, Paris, 1966, p. 151 et sv.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
d’évaluer toujours le degré de satisfaction devant résulter d’une action
d’après le degré de perfection qu’elle donne à l’agent.
Cette situation est à vrai dire paradoxale : si la perfection et la
satisfaction vont ensemble et sont pour ainsi dire proportionnelles, il paraît
identique de rechercher la plus haute satisfaction ou bien la plus haute
perfection. En vérité, les deux quêtes, identiques en droit, sont différentes en
fait : en tendant à la perfection, on prend nécessairement pour guide la
raison, car la raison est la seule mesure d’une perfection, alors qu’en tendant
à la satisfaction, on est enclin à suivre l’imagination.
Cette différence entre « tendre à la perfection » et « tendre à la
satisfaction » ne prend elle-même tout son sens que si l’on distingue les
plaisirs de l’esprit seul et les plaisirs de l’esprit unis au corps et si l’on fait
entrer la temporalité dans la structure de l’action. Un plaisir résultant d’une
action ne peut impulser l’action que si l’esprit l’anticipe avant d’agir. Or
cette anticipation, quand le plaisir anticipé concerne l’esprit uni au corps,
mobilise l’imagination et produit le plus souvent un effet d’illusion : le
plaisir attendu dans l’imagination est toujours plus grand que le plaisir dans
son actualité. Et ainsi celui qui, en agissant, tend au plaisir et se fie, pour
choisir comment agir, à l’anticipation du plaisir devant résulter de son
action, risque de mettre au premier plan les plaisirs de l’esprit uni au corps,
amplifiés anticipativement par l’imagination, au préjudice des plaisirs de
l’esprit seul, où n’intervient pas cette amplification.
Descartes n’exclut pas de la vie heureuse les plaisirs de l’esprit uni
au corps : ils doivent être recherchés selon leur degré de perfection ou selon
le degré de plaisir accompagnant leur degré de perfection. Celui qui, en
agissant, tend à la perfection, sait hiérarchiser par la raison à la fois les
degrés de perfection et les degrés de plaisir qui sont inséparables, comme
déjà le pensait Aristote. Et recherchant le plus haut plaisir dans la plus haute
perfection, il fera passer la perfection et le plaisir de l’esprit considéré en
lui-même avant la perfection et le plaisir de l’esprit uni au corps. Ce n’est
jamais perfection contre plaisir, comme si je devais renoncer au plaisir pour
atteindre la perfection. C’est toujours perfection contre perfection, plaisir
contre plaisir, perfection et plaisir d’un plus haut degré contre perfection et
plaisir d’un moindre degré. Or c’est justement cet ordre légitime que
manque celui qui tend simplement au plaisir. Pris dans l’effet d’illusion de
l’imagination, il préférera toujours ce que l’imagination anticipe comme le
plus désirable, négligeant ainsi ce qui est le plus désirable selon la raison et
la vérité.
En outre, une anticipation imaginaire du plaisir est toujours, comme
l’imagination, dépendante d’une disposition momentanée du corps. La
colère ressentie sous le coup d’une offense nous fait imaginer que le plaisir
venant de la vengeance est le plus élevé. Seule la raison peut opposer à
l’imagination une autre évaluation, dégagée de la disposition momentanée
du corps, tenant compte de tous les paramètres axiologiques engagés dans
l’action (la conservation de sa vie, l’honneur, etc…), seule la raison peut
produire une évaluation critique du plaisir de se venger et de la perfection
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
apparente que ce plaisir accompagne ; car si tout plaisir est lié à une
perfection, on ne peut correctement évaluer un plaisir qu’en référence à la
perfection qui lui correspond. Ainsi par le jugement de la raison,
l’évaluation du plaisir est réinscrite dans notre existence intégrale.
Descartes rappelle enfin que si les plaisirs dépendant de l’esprit
doivent être préférés à ceux qui dépendent de l’union de l’esprit et du corps,
c’est parce que les uns sont momentanés et les autres seuls permanents. La
raison de cette situation se trouve dans la constitution ontologique
respective de l’âme et du corps48. L’identité du corps humain ne doit pas
être comprise comme la permanence d’une certaine quantité de matière,
puisque le corps renouvelle intégralement, d’une façon cyclique, sa matière
composante ; elle est une identité formelle ou de structure fondée dans
l’union de l’âme et du corps. Donc l’identité du corps humain n’est, en
dernier ressort, rien d’autre que celle de l’âme ; et ce qui dans le corps
humain est véritablement matériel (res corporea) est privé d’identité
intrinsèque et varie continuellement.
On n’en conclura pas que tous les plaisirs dépendant de l’esprit sont
bons et doivent être sans condition préférés à ceux qui dépendent de l’union
de l’esprit et du corps. Le discernement est dans tous les cas nécessaire. Une
illusion peut entrer aussi dans l’évaluation des plaisirs de l’esprit, au
moment, en particulier où s’y attache une passion.
En outre, les plaisirs dépendant de l’union de l’esprit et du corps ne
sont pas à écarter. Certaines passions, celles qui n’ont pas de signification
négative, qui ne signent pas une diminution de notre puissance d’agir,
peuvent et même doivent faire partie d’une vie heureuse, à la condition
qu’elles soient « apprivoisées » et n’obnubilent pas notre pouvoir
d’évaluation rationnelle. Leur utilité consiste sans aucun doute dans
l’énergie qu’elles communiquent à l’agent. L’action est d’autant plus
engagée et résolue qu’elle met en œuvre la totalité de notre être et intéresse
aux fins choisies par l’esprit l’existence incarnée.
La réponse d’Élisabeth revient sur les difficultés de l’argumentation
cartésienne concernant l’autonomie de la béatitude. Elle souligne l’urgence
inhérente à l’action, qui précipite la délibération, la nécessité d’une vaste
connaissance, à vrai dire d’une connaissance infinie, pour la justesse de
l’évaluation, l’impossibilité de séparer rigoureusement l’imputabilité et la
non-imputabilité : il est impossible d’être assuré qu’on « s’est servi de
toutes précautions utiles ». Comme l’a dit Hegel, il est impossible de séparer
rigoureusement, dans une action, les conséquences nécessaires, impliquées
dans sa nature universelle, et les conséquences contingentes et
imprévisibles. Élisabeth souligne aussi la concurrence de perfections qui,
entrant dans des ordres différents, sont difficiles à comparer ou à
hiérarchiser, comme les perfections « qui ne servent qu’à nous » et « celles
qui nous rendent encore utiles aux autres ». Sans oublier une certaine
équivocité de la passion, qui peut être connotée négativement, comme dans
48
Voir en particulier la lettre à Mesland du 5 février 1645.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
la pensée antique (et le stoïcisme en particulier), mais aussi réhabilitée en
tant qu’elle est l’énergie de la vie dans l’existence humaine.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DU 15 SEPTEMBRE 1645
En réponse aux réserves d’Élisabeth sur l’autonomie du sage,
Descartes montre que les réquisitions du contentement ne vont pas à l’infini,
dans la mesure où celui-ci consiste essentiellement dans la rectitude du
jugement intervenant dans l’action.
En droit, il est vrai, les connaissances requises pour bien agir vont à
l’infini. Puisque une connaissance infinie est impossible à l’homme, il faut
discriminer, parmi les connaissances, celles qui sont vraiment nécessaires
pour bien agir, comme l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme ou
l’étendue de l’univers.
La connaissance de Dieu permet d’avoir le rapport juste aux
événements qui nous surviennent. La révolte, le ressentiment sont toujours
suscités par la pensée que les choses auraient pu se dérouler autrement et
que notre vie est contingente, et par la comparaison entre notre lot et celui
des autres ou celui que nous aurions aimé recevoir. À partir du moment où
nous réalisons que notre lot est nécessaire par la volonté d’un Dieu
infiniment parfait et tout puissant, la révolte, la souffrance disparaissent ; Le
consentement s’y substitue.
La connaissance de l’immortalité de l’âme permet à l’homme d’avoir
un rapport libre, c’est-à-dire affranchi de crainte, à la mort et de mettre à
leur vraie place, secondaire, tous les biens qui nous sont donnés par la
fortune.
On peut s’interroger sur la cohérence de ces deux premiers énoncés.
Car si tous les événements de notre vie sont envoyés par Dieu, est-il
vraiment possible ou permis de regarder avec indifférence ce qui relève de
la fortune ? Et peut-on même parler de fortune ? Ne faut-il pas plutôt parler
de providence ? Peut-être la pensée cartésienne est-elle ici partagée entre
deux inspirations, qui, sans être incompatibles, ne sont pas entièrement
unifiables.
L’une, issue de la sagesse antique, affirme que les événements qui
nous surviennent n’ont pas le pouvoir de disposer de nous : ils ne peuvent
pas nous donner la béatitude, ils ne peuvent pas non plus nous l’ôter. Ils sont
indifférents à la qualité de l’agir, qu’ils ne favorisent ni ne défavorisent. Ils
ne méritent notre attention que dans la mesure où ils nous donnent notre
thème d’action. Et les différences entre les écoles de l’antiquité ne sont pas,
sur ce point, fondamentales. Une maladie m’échoit et restreint mes
possibilités d’agir. Ce sera, pour l’aristotélicien, une manifestation de la
contingence irréductible du monde sublunaire. Ce sera, pour le stoïcien, une
manifestation du Logos universel régissant la totalité du cosmos. Mais dans
les deux cas, l’événement ne résulte pas d’une causalité qui me vise
personnellement, dans ma singularité. Aucune providence ne s’adresse à
moi en tant que personne établie dans un destin singulier, différent de tous
les autres. L’événement frappe en moi l’homme, ou le vivant, c’est-à-dire
des caractères spécifiques. Bref, la question « pourquoi est-ce à moi que
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
cela arrive ? » n’a pas lieu de se poser. La responsabilité éthique consiste à
trouver l’accord, la vie accordée, en ce rôle, comme en tout autre. C’est en
ce sens que nous pouvons négliger les événements qui nous surviennent.
L’autre perspective suppose un Dieu personnel et qui noue avec
l’homme un lien personnel dans la singularité de son histoire. Les deux
perspectives sont vraiment divergentes. Et cependant, un accord est possible
: même si j’admets que les événements de ma vie sont une épiphanie du
divin dans une destinée personnelle, je peux néanmoins considérer qu’ils ne
sont pas le seul ou le premier mode de rencontre avec le divin et qu’ils me
touchent dans une dimension de mon être, l’existence incarnée, qui n’est pas
le plus vrai de mon essence.
La troisième connaissance nécessaire est celle de la vraie nature du
monde. Le propos cartésien est anti-scolastique. La scolastique limite le
monde (appelé locus verus) à la sphère des fixes ; au-delà se trouve le locus
imaginarius49, c’est-à-dire un espace auquel il serait arbitraire d’attribuer les
mêmes propriétés qu’à notre monde visible. Or par cette distinction entre un
monde réel et visible et son au-delà inconnu, la physique scolastique, pense
Descartes, ne peut que méconnaître la véritable grandeur du monde. Son
géocentrisme est un anthropocentrisme qui est théoriquement faux et
pratiquement dangereux. Si en revanche on reconnaît l’unité et l’infinité du
monde ou du moins son indéfinité50, on rend à l’homme sa vraie place et sa
vraie grandeur, qui est au-delà du visible. Comme pour les Anciens,
l’éthique est ici fondée sur la physique : seule la connaissance vraie de la
nature donne la clef du bien agir.
La quatrième connaissance nécessaire pour la béatitude rappelle que
l’homme est impliqué comme partie dans des touts multiples, tels qu’une
famille, une ville, une patrie, etc… Ce thème d’origine aristotélicienne et
surtout stoïcienne prend chez Descartes une importance particulière dans la
mesure où il croise celui de l’amour. Aimer, en effet, comme le montre la
Lettre à Chanut du 1e février 1647 et Les passions, c’est « se joindre de
volonté » à l’objet aimé et former avec lui un tout, dont on est soi-même une
partie51.
Élisabeth mettait en concurrence les perfections « qui ne servent qu’à
nous » et celles « qui nous rendent encore utiles aux autres ». Descartes va
montrer que les deux orientations du vouloir sont légitimes à leur place.
49
Traité du monde, Alquié, I, p. 343
50
Lettre à Chanut du 6 juin 1647, Alquié, III p. 737: « or, en supposant le monde fini, on imagine
au-delà de ces bornes quelques espaces qui ont leurs trois dimensions, et ainsi qui ne sont pas
purement imaginaires, comme les philosophes les nomment, mais qui contiennent en soi de la
matière, laquelle, ne pouvant être ailleurs que dans le monde, fait voir que le monde s’étend au-delà
des bornes qu’on avait voulu lui attribuer ».
51
Alquié, III, p. 719: « Car la nature de l’amour est de faire qu’on se considère avec l’objet aimé
comme un tout dont on n’est qu’une partie… »
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
En effet « il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est une
partie à ceux de sa personne en particulier » : toute action tend à une
perfection et sa valeur est d’autant plus grande que la perfection à laquelle
elle tend est élevée ; comme la perfection du tout dont nous sommes partie
est supérieure à la perfection de nous-mêmes, comme simple partie, l’action
tendant à la perfection du tout est meilleure que celle qui tend seulement à la
perfection de la partie.
Mais la perfection de la partie peut être cependant préférée à celle du
tout lorsque le bien que la partie conserve, en préférant son intérêt séparé à
l’intérêt du tout, est beaucoup plus grand que le bien qui résulterait pour le
tout du renoncement de la partie à son intérêt séparé, et lorsque la partie a en
elle-même une valeur supérieure à la valeur de toutes les autres parties
constituant avec elle le tout. Inversement, la préférence sera toujours donnée
au tout lorsque les autres parties ou l’autre partie ont une valeur supérieure à
la nôtre. Ainsi, dans l’amour de Dieu, la valeur du tout est infiniment audessus de celle de la partie que nous sommes puisque la valeur de l’autre
partie est infiniment au-dessus de la nôtre. L’intérêt du tout doit ici
inconditionnellement prévaloir sur celui de sa partie inférieure.
Il est au demeurant remarquable que Descartes ne parle jamais de
renoncer à soi au profit de l’intérêt d’un autre, mais toujours de renoncer à
son intérêt séparé au profit de l’intérêt du tout dont on est soi-même partie.
Loin d’être un renoncement à soi, ce renoncement à l’intérêt particulier est
en vérité un accomplissement de soi.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DU 6 OCTOBRE 1645
Le souverain bien, compris objectivement, consiste dans notre
perfection, autant qu’elle dépend de nous et de notre libre arbitre. Au
nombre des qualités entrant dans notre perfection se trouve la connaissance
de la vérité. Le souverain bien, compris subjectivement, est la joie, le
contentement. Ces deux dimensions, Descartes, réconciliant pour ainsi dire
le stoïcisme et l’épicurisme, a montré qu’elles sont inséparables, que la plus
haute perfection, celle que donne l’exercice de la vertu, est en même temps
le plus haut contentement.
Ce lien est-il pourtant suffisamment établi ? C’est la question que
Descartes va examiner, non qu’il y ait pour lui de l’incertitude en cette
question, mais parce que c’est la tâche du philosophe d’éprouver la vérité du
vrai par un doute décidé, délibéré, un doute que l’on se propose. En
l’espèce, le doute se formule ainsi : l’ignorance de la vérité peut favoriser le
contentement, la connaissance de la vérité lui nuire. Donc une imperfection
peut augmenter le contentement, une perfection le diminuer. En apparence,
la perfection et le contentement ne vont pas nécessairement de pair.
Cette difficulté reçoit deux réponses. La première admet le bienfondé de l’hypothèse : à supposer que la perfection et le contentement se
séparent, la perfection devra toujours être préférée. La seconde remet en
cause le bien-fondé de l’hypothèse : le contentement ne fait jamais défaut à
la perfection et, pour le reconnaître, il convient de distinguer plusieurs
figures du contentement. Le contentement accompagnant la perfection est
« morne » et « sérieux »52, non pas triste, sans joie, mais contenu, retenu,
entièrement assuré de soi, n’ayant nul besoin de s’exprimer ou de se refléter
en autrui pour exister. Ce contentement est d’une telle nature que le
témoignage qu’il se donne à lui-même en lui-même suffit. En revanche le
contentement qui vient de l’étourdissement, de l’oubli de soi ou de la
surestimation illusoire des perfections que l’on possède est miné par une
sorte de fragilité intérieure, d’« amertume », dit Descartes, qui cherche à se
dissimuler dans l’exubérance, l’excès de l’expression. Ainsi le vrai
contentement est toujours un contentement dans la vérité.
Descartes montre en outre pourquoi il est avantageux de tendre, en
même temps qu’à son bien propre, à l’intérêt du tout dont on est une partie.
Le bien du tout, étant un bien commun, est aussi le nôtre, et ainsi tendre au
bien du tout, le réaliser, c’est accroître d’autant notre perfection. Mais
l’inverse n’est pas vrai : ce n’est pas parce que le bien du tout accroît notre
perfection que les maux survenant au tout accroissent nos maux personnels.
Il y a addition dans le sens positif, non dans le sens négatif. Et en effet, le
bien, étant une réalité, peut s’additionner à lui-même en accroissant notre
52
Beyssade, p. 138, Alquié, III, p. 611 : “…Au contraire les grandes joies sont ordinairement
mornes et sérieuses, et il n’y a que les médiocres et passagères qui soient accompagnées du ris”.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
perfection, tandis que le mal, n’étant rien de réel, ne peut rien ôter à notre
perfection. Il est vrai que les maux survenant au tout, même s’ils ne
diminuent pas notre réalité, nous donnent de la peine et de la tristesse. Mais
cette peine et cette tristesse sont alors accompagnées de la conscience d’être
libres de tout intérêt personnel, et cette conscience produit une satisfaction
qui entre en compensation de la tristesse.
Une deuxième partie de la lettre esquisse une théorie des passions.
Les actions de l’âme sont les pensées que l’âme produit à partir d’ellemême, c’est-à-dire par sa volonté. Les passions de l’âme, au sens large, sont
« toutes les pensées qui sont […] excitées en l’âme sans le concours de sa
volonté » et dérivent des impressions qui sont dans le cerveau ; ces
impressions ont soit une origine externe, les objets des sens, soit une origine
interne, comprenant d’abord les dispositions intérieures du corps (comme la
faim, la soif ou les maladies, qui peuvent modifier la perception des objets),
ensuite les vestiges des impressions précédentes, enfin l’agitation des esprits
qui viennent du cœur, comme cela a lieu dans l’amour que Descartes appelle
« sensuelle ou sensitive »53 .
A partir de ce sens large, Descartes va définir, par exclusions
successives, un sens plus étroit. Les pensées suscitées par les objets
extérieurs sont les « sentiments extérieurs », celles qui sont suscitées par les
dispositions intérieures du corps sont les « sentiments intérieurs », celles qui
sont suscitées par les impressions précédentes sont les « rêveries » ; enfin,
les pensées qui sont suscitées par le cours ordinaire des esprits et font la
disposition affective, l’humeur habituelle, le naturel d’une personne, ne sont
pas non plus des passions à la rigueur, en ce qu’elles sont une disposition
permanente, et non momentanée. Où se trouve dès lors la spécificité de la
passion, au sens strict ? La passion vient « de quelque agitation particulière
des esprits » : elle présente quelque chose de particulier, non ordinaire ; elle
ne s’inscrit pas entièrement dans le cours ordinaire de la vie. En outre on
sent ses effets « comme en l’âme même ».
Descartes, en distinguant le sentiment de la douleur et la passion de
la tristesse, souligne une différence phénoménologique essentielle : la
douleur n’est pas seulement une pensée suscitée par une disposition
intérieure du corps, elle est aussi et surtout une pensée rapportée au corps,
une façon d’exister son corps, alors que la tristesse est une façon d’être de
notre personne intégrale, dans la totalité de ses rapports au monde, aux
autres et à soi ; la douleur affecte ce corps que je suis sans qu’il soit pourtant
toute mon existence, elle ne constitue pas mon identité et c’est pourquoi elle
appelle la lutte ; en revanche la tristesse, qui est aussi une façon d’exister
son corps, un mode d’ouverture à la corporéité, n’est pourtant pas rapportée
au corps mais envahit l’existence comme telle. Et c’est cette différence que
Descartes pointe en disant qu’on sent les effets d’une passion « comme en
l’âme même ».
53
Alquié, III, p. 711
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
En outre le mouvement des esprits animaux qui se produit dans la
douleur ou le chatouillement (qui sont des sentiments rapportés au corps) se
retrouve dans la tristesse ou la joie (qui sont des passions, en tant qu’elles
sont éprouvées « comme en l’âme même »). Et c’est pourquoi une certaine
confusion entre les deux ordres de disposition est possible. Descartes
suggère aussi que la non-distinction entre le sentiment de chatouillement et
la passion de joie a une signification non seulement théorique, mais aussi
pratique ou existentielle : confondre joie et chatouillement, c’est réduire la
joie à la volupté. La volupté serait donc ce que connaît, de la joie, celui qui
ne sait pas distinguer entre une pensée rapportée au corps et une disposition
de l’âme en tant que telle (même si cette disposition admet une causalité
corporelle).
En outre, Descartes observe, d’une façon très exacte
phénoménologiquement, que la soif n’est pas le désir de boire, comme la
faim n’est pas le désir de manger54. Les premiers sont des pensées
rapportées au corps et à ses besoins limités. Les seconds sont des façons
d’être de la personne intégrale. Quand j’ai soif, j’étanche ma soif. Mais
quand je désire boire, je désire boire une eau fraîche, ou l’eau-de-vie qui fait
oublier les peines, ou le nectar de la félicité. Le pouvoir symbolique du
langage s’empare du désir et le rend indéfiniment déclinable, là où le besoin
est enfermé dans son identité indéclinable.
Une troisième partie de la lettre répond à plusieurs difficultés
soulevées par Élisabeth.
Descartes montre d’abord que le concept philosophique de Dieu et de
sa toute-puissance interdit que l’on soustraie certains événements du monde
à la volonté et à la causalité divines et ainsi que l’on distingue parmi les
événements, ceux dont Dieu serait la cause (les événements relevant de la
causalité naturelle) et ceux qui échapperaient à sa causalité (les actes de la
liberté humaine). Dieu a voulu toutes les manifestations de la liberté
humaine, pensées et actes. On ne peut pas supposer non plus, selon la
distinction scolastique entre cause universelle et cause particulière, que Dieu
serait cause universelle de l’agir libre en tant que tel, et les hommes causes
particulières de chaque action, bonne ou mauvaise, manifestant cette liberté,
car cette distinction est incompatible avec la toute-puissance de Dieu. La
seule philosophie suffit à établir que Dieu régit les manifestations de la
volonté humaine, comme tous les autres événements de l’univers
La philosophie suffit à prouver, précise-t-il en outre, que la
connaissance de l’immortalité de l’âme ne peut ni ne doit nous inciter à
précipiter notre mort. Car la philosophie, la vraie philosophie, nous donne à
penser que la félicité de l’homme après le mort est objet de croyance, mais
54
Beyssade, p. 143, Alquié, III, p. 616 : “…ce qui fait que plusieurs confondent le sentiment de la
douleur avec la passion de la tristesse et celui du chatouillement avec la passion de la joie, laquelle ils
nomment aussi volupté ou plaisir, et ceux de la soif ou de la faim, avec les désirs de boire ou de
manger, qui sont des passions”.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
non de savoir et que notre vie immanente est bonne et désirable, quelle que
soit notre fortune extérieure, pour celui qui sait user de la raison.
Descartes aborde ensuite l’argument d’Élisabeth selon lequel
l’étendue infinie de l’univers « sépare cette providence particulière, qui est
le fondement de la théologie », au sens où un cosmos géocentrique, à
l’échelle humaine, se prête mieux à la croyance en une intervention de Dieu
dans les affaires humaines que « le silence éternel de ces espaces infinis ».
Descartes fait valoir, à l’inverse, que rien ne peut mieux nous convaincre de
la toute-puissance de Dieu que l’infinité de l’univers. En outre, une
puissance infinie ne peut pas s’épuiser, son intervention dans les « grands
effets » ne diminue en rien sa présence dans les actions humaines. Descartes
admet un univers entièrement déterminé, où les actions libres ont été
décrétées de toute éternité, ainsi que leur résultat. La prière fait partie de ces
actions libres. Elle n’est donc pas un événement nouveau, imprévu, qui
infléchirait la volonté divine dans une direction nouvelle. La prière et son
résultat, son effet sur la volonté divine, relèvent des décrets de Dieu comme
tous les autres événements de l’univers.
Enfin, sur la difficulté de discriminer exactement ce qui est dû au
public et ce qui est dû à soi, de comparer le bien public et notre propre bien,
Descartes répond par deux arguments. Annonçant la générosité des Passions
de l’âme, il observe d’abord que, pour savoir comment agir, il suffit de
satisfaire à sa conscience : celui qui est déjà capable de ne pas tout rapporter
à soi et de mettre vraiment en balance le bien du tout et son propre bien peut
légitimement se dire qu’une conscience exigeante exerce en lui son
jugement et qu’il peut s’y fier, alors même qu’elle lui recommanderait de
ménager son propre bien. Il montre ensuite que les lois de l’univers sont
ainsi agencées qu’il suffit que chacun pense intelligemment ou avec
prudence à soi pour que le bien du tout en résulte infailliblement. Il ne faut
donc pas donner une attention excessive à la question : qu’est-ce qui est dû
au public, qu’est-ce qui est dû à soi ? Les âmes faibles feront le bien du tout
sans l’avoir voulu, par le simple jeu du monde, et les grandes âmes le feront
délibérément, par générosité.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DU 3 NOVEMBRE1645
Cette lettre reprend un fil de pensées commencé dans la lettre du 6
octobre. Descartes y avait expliqué comment, en se mesurant à l’aune de
l’entendement commun, Élisabeth pourrait parvenir au contentement de soi.
Élisabeth conteste l’argument, dans sa lettre du 28 octobre, en soulignant
l’insuffisance de l’ unité de mesure proposée par Descartes. L’entendement
commun soumet la pensée à la sensibilité, il fait prévaloir la mémoire sur le
bon sens ou la raison, il manque du souci de la vérité, et par conséquent la
mesure proposée est si peu exigeante qu’on ne gagne aucun contentement à
se reconnaître de cette façon une supériorité. En outre, ajoute Élisabeth, il
est plus nuisible à l’esprit de tomber dans la présomption, qui nous
dissimule les perfections dont nous nous sommes privés par notre faute, que
dans l’excès d’humilité, qui nous fait oublier les perfections dont nous
sommes pourvus.
Descartes accepte entièrement l’argumentation d’Élisabeth. La
générosité fait « juger favorablement des autres » et « empêche de vouloir
mesurer la portée de l’esprit humain par l’exemple du commun des
hommes ». De même que la distinction du vrai et du faux n’est pas fondée
sur une instance de fait, le « consentement universel », mais sur une instance
de droit, le bon sens ou la raison55, de même la mesure juste de l’essence de
l’homme se trouve moins dans l’être factuel, « l’exemple commun des
hommes », que dans le pouvoir-être. Et celui qui a renoncé à mesurer la
portée de l’esprit humain par l’exemple du commun des hommes juge aussi
favorablement des autres, dans la mesure où il voit toujours le pouvoir-être
transparaître dans la factualité.
On observera qu’en renonçant à « contredire à ce que [Élisabeth]
écrit du repentir », Descartes ne modifie pas véritablement sa position
fondamentale, concernant la vanité, l’infécondité du regret. Le regret doit
être banni dans toutes les situations où, après avoir jugé et choisi
raisonnablement à partir des prémisses qui nous étaient disponibles, nous
nous apercevons ensuite, avec une connaissance élargie du réel, que nous
n’avons pas fait le bon choix. En revanche le repentir a sa place lorsque la
volonté a failli ou lorsque l’ignorance responsable de notre mauvais choix
nous est d’une façon ou d’une autre imputable56.
On peut aussi se demander quelle signification peut avoir, dans la
pensée cartésienne, la notion de « fautes commises volontairement ». Cette
notion paraît en effet contredire la position énoncée dans la lettre à Mesland
du 2 mai 1644 selon laquelle « omnis peccans est ignorans »57. Deux
55
Voir la lettre à Mersenne du 16 oct. 1639, Alquié, II, p. 145.
56
Au sujet de l’ignorance imputable, voir la distinction aristotélicienne entre l’agent “ouk eidôs” et
l’agent “agnoôn” (Ethique à Nicomaque, III, 2, Vrin, p. 123-124). Le premier agit “par ignorance”;
c’est à lui que pense Descartes, quand il recommande d’écarter les regrets; le second agit “dans
l’ignorance” de ce qui doit et ne doit pas être fait; c’est pour lui que le repentir peut être “édifiant”.
57
Alquié, III, p. 73
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
solutions se présentent. Ou bien, en suivant la pensée développée dans cette
lettre du 2 mai, on admet que le mal agir est impossible dès le moment où il
est clairement identifié comme tel ; une action sera alors qualifiable comme
faute volontaire quand elle s’accompagne d’une conscience sourde, non
thétique, de mal agir et se distingue ainsi de toutes les actions « qu’on a
faites par ignorance, lorsque quelque passion a empêché qu’on ne connût la
vérité » ; ou bien on se place dans le cadre un peu différent de la seconde
lettre à Mesland sur le libre arbitre58, et on admet que l’homme peut, en
pleine conscience, refuser le vrai et le bien. Dans ce cas, le mal commis
volontairement l’est bien en tant que mal.
Concernant la difficulté à accorder la liberté humaine et la puissance
de Dieu, Descartes soutient que l’impuissance de l’entendement humain à
concilier deux propositions n’oblige pas à choisir l’une ou l’autre, si les
deux conditions suivantes sont satisfaites. La première est que chaque
proposition soit par elle-même évidente et irrécusable, quel que soit le mode
de cette évidence ; l’évidence du libre arbitre est de l’ordre de l’expérience
et du sentir, celle de l’existence de Dieu de l’ordre de la démonstration
rationnelle. La seconde condition est qu’il n’existe pas, entre ces deux
vérités, de contradiction frontale. Ces deux conditions sont satisfaites dans
le cas qui nous occupe. Que notre libre arbitre soit indépendant est une
vérité immédiate à la portée de nos yeux Si nous considérons ce même libre
arbitre comme dépendant, c’est en raison de la toute-puissance de Dieu, qui
excède la portée humaine. Certes cette toute puissance est parfaitement
établie par la raison, mais elle échappe à notre représentation, comme
l’infini est incommensurable avec le fini. Les deux vérités sont donc assez
hétérogènes pour qu’on puisse les accorder nonobstant leur opposition.
Comme l’a dit Leibniz, autre chose est de ne pas comprendre, autre chose de
comprendre qu’il y a contradiction.
Descartes montre en outre, en approfondissant une lettre précédente,
que la certitude rationnelle de l’immortalité de l’âme ne peut pas conduire
par elle-même au désir de mourir et de fuir la vie. Un premier argument
rappelle qu’un homme qui se tient dans l’horizon de la raison sait distinguer
entre la croyance et le savoir. La vie de l’âme après la mort est, pour
Descartes, un objet de certitude rationnelle, mais le bonheur de l’âme après
la mort relève de la seule croyance, unissant conjecture et espérance. Nous
pouvons donc, si l’on veut, compter avec ce bonheur, mais non sur lui. Cette
différence prend toute son importance, au moment où il faut choisir
comment vivre. Le second argument rappelle qu’un homme qui sait
conduire sa vie par la raison rencontre beaucoup plus de joies que de peines
et que son existence ne lui est jamais une charge insupportable. Ayant
trouvé le contentement, il ne peut pas désirer mourir pour échapper au
malheur d’exister. Ce n’est pas la certitude de l’immortalité de l’âme ou
l’espérance d’être heureux après la mort, qui conduisent une personne à
58
A Mesland, 9 fév. 1645, Alquié, III, p. 551.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
désirer mourir, c’est la haine de sa vie. Celui qui aime la vie ne désire pas
mourir et ne craint pas non plus de mourir. La connaissance, la certitude
relative à l’immortalité de l’âme lorsqu’elle est bien comprise, ne peut que
favoriser l’amour de la vie.
La fin de la lettre établit pourquoi la prudence mise dans l’action
n’en garantit jamais la réussite. Toute action est une interaction entre des
agents multiples. Or la sagesse de l’un ou des uns ne garantit pas la sagesse
des autres. Descartes semble admettre que les oppositions d’intérêts et les
conflits qui en résultent, seraient entièrement surmontables, si chacun
agissait en pensant avec prudence à soi. L’harmonie résulte de l’intérêt bien
compris de chacun. Mais tous ne vont pas à leur intérêt bien compris ; tous
n’agissent pas avec prudence. La prudence des uns peut en quelque sorte
échouer, non sur la prudence, mais sur l’imprudence des autres, ce qui rend
le succès de l’action toujours aléatoire. Ensuite, à défaut d’une harmonie des
intérêts fondée dans une commune prudence, on pourrait attendre que le
succès de l’action résulte d’une anticipation juste de ce que les autres vont
faire. Mais à nouveau, Descartes engage à reconnaître l’incertitude foncière
d’une telle anticipation : les effets du libre arbitre ne peuvent jamais être
conjecturés avec certitude. En outre le fondement de l’anticipation, la
compréhension de l’autre à partir de soi-même, est fragile, d’autant plus
fragile que celui qui anticipe a développé une qualité d’être qui le distingue
des autres agents de l’interaction. C’est une variation sur le même thème
fondamental : l’action réussie est fondée sur une complémentarité d’intérêts
rationnellement déterminables ; lorsque le fondement vrai de cette
complémentarité, la prudence, fait défaut et que les intervenants ne sont pas
au même degré de maturité de la raison, le résultat de l’interaction devient
aléatoire et imprévisible.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DE JANVIER 1646
Répondant à Élisabeth sur l’abjuration de son frère Édouard,
Descartes invite son interlocutrice à séparer la valeur de l’acte même, le
retour au catholicisme, et la valeur des motifs qui l’ont produit. L’acte doit
être approuvé, même lorsque ses motifs apparents sont blâmables. Dieu se
sert de divers moyens « pour attirer les âmes à soi ».
La position ici avancée présente un vif contraste avec un passage des
Réponses aux secondes objections59. Descartes y établit qu’il faut distinguer,
dans la croyance religieuse, la matière, qui est l’objet auquel nous donnons
notre adhésion, et la raison formelle pour laquelle nous donnons cette
adhésion. La matière de la religion est obscure du point de vue de la
connaissance rationnelle ou par idées claires et distinctes, mais la raison
formelle pour laquelle nous lui donnons notre adhésion relève ou du moins
peut relever de la lumière. Il s’agit, il est vrai, d’une autre lumière que celle
de la connaissance naturelle ; mais la vérité n’est pas pour autant séparée
d’elle-même et privée d’unité : tous les ordres de vérité ont en commun de
participer de l’évidence. Il en résulte, selon Descartes, que la conversion
d’un infidèle n’a pas de valeur intrinsèque. La valeur de la conversion
dépend du chemin qui y conduit. Si la conversion a été produite par
« quelques faux raisonnements », elle n’a aucune valeur. Car une telle
conversion ne manque pas seulement à cette lumière surnaturelle qui fait
éprouver la vérité de la foi chrétienne, elle manque aussi et surtout à la
lumière naturelle. Descartes fait passer ici la disposition d’esprit de la
conversion avant la conversion. Ce qui compte, ce n’est pas que l’infidèle
soit devenu chrétien ou croit ce que croient les chrétiens, mais qu’il soit
entré dans la lumière qui fait voir la vérité de ce que croient les chrétiens. Le
mauvais jugement de celui qui se convertit sans lumière à la « vraie
religion » ne fait donc pas partie de ces divers moyens dont Dieu se sert
pour attirer les âmes à soi.
Pourquoi cette différence entre la lettre et les Réponses aux secondes
objections ? La perspective est toute différente. Dans le cas d’Edouard, la
conversion au catholicisme paraît simplement commandée par l’intérêt. Le
motif est étranger à l’élément religieux, Edouard n’a pas été
surnaturellement illuminé par la vérité du catholicisme. Et il n’a pas non
plus suivi quelque « faux raisonnement ». Ainsi la lumière naturelle est
sauve. S’il y a faute, c’est du point de vue de la foi, non de la raison. Au
contraire, dans la conversion de l’infidèle, c’est le principe même de toute
vérité, la faculté de distinguer le vrai du faux, qui est altéré.
59
Alquié, II, p. 574.
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42
DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
Pour rendre pensable un accord entre le libre arbitre et la toutepuissance de Dieu, Descartes se sert d’une analogie60 qui mérite d’être
suivie de près.
Observons d’abord que, si les deux gentilshommes dont le roi
provoque la rencontre sont pourvus d’un libre-arbitre rendant leurs actes
imputables et punissables, alors leur duel, quelle que soit leur hostilité
initiale, n’est pas nécessaire, il est contingent, il peut se produire ou non,
même s’il est très probable qu’il ait lieu. Et ce qui le décidera, ce n’est rien
d’autre que la libre volonté des agents. Le roi qui les convoque en un même
lieu rend leur rencontre, mais non leur duel, nécessaire.
Mais supposons, comme Descartes, que le roi sache que les deux
gentilshommes sont tellement hostiles « que rien ne les saurait empêcher de
se battre s’ils se rencontrent ». En rendant leur rencontre nécessaire, ne
rend-il pas aussi leur duel nécessaire, sans préjudice de leur libre-arbitre ?
Ici une distinction s’impose. Que sait au juste le roi, quand il sait qu’ils se
battront ? S’il sait que leur tempérament et leurs relations antérieures les
prédisposent presque invinciblement à se battre, il connaît une probabilité,
une probabilité équivalant, si on veut, à une certitude morale, mais rien de
plus. Il sait qu’il est très vraisemblable qu’ils se battront, mais il ne sait pas
s’ils se battront vraiment. Et cette différence veut simplement dire que
l’avenir n’est pas entièrement déterminé et que le libre-arbitre existe. Et si,
seconde hypothèse, le roi sait qu’ils se battront parce qu’il connaît l’avenir
en le déterminant par sa volonté, alors il n’y a plus de libre-arbitre. Il y a
donc de l’équivoque dans la formule : « le roi sait qu’ils se battront ». Ou le
savoir du roi porte en fait sur le passé et il s’y ajoute une conjecture sur
l’avenir, mais alors le futur est contingent et le libre-arbitre garde tous ses
droits. Ou bien il porte sur l’avenir, qui est connu anticipativement parce
qu’il est déterminé, mais alors il n’y a plus de libre-arbitre.
On peut aussi s’interroger sur l’articulation du savoir et du vouloir en
Dieu. Parfois Descartes semble donner une préséance au savoir : Dieu a su
ce que seraient les inclinations de notre libre-arbitre, il a su anticipativement
ce que chaque volonté humaine se déterminerait à vouloir et ce qu’il savait
qu’elle voudrait, il l’a aussi voulu. Ici l’initiative revient pour ainsi dire à la
volonté humaine, qui est seulement devinée anticipativement et
accompagnée par la volonté de Dieu. Mais le savoir en Dieu n’est pas
séparable du vouloir : Dieu connaît toutes les inclinations de notre vouloir,
parce qu’il les a mises en nous. Sous cet angle, la volonté humaine perd son
pouvoir d’initiative, et le libre-arbitre disparaît. Descartes vise surtout à
établir que l’omniscience de Dieu ne contredit pas le libre-arbitre humain.
Mais comme cette omniscience n’est pas séparable d’une puissance de
déterminer toutes les inclinations du libre-arbitre, l’initiative de la liberté
humaine devient tout à fait problématique.
60
Beyssade, p. 159, Alquié, III, p. 633 : “si un roi qui a défendu les duels…”
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43
DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
Descartes justifie aussi une proposition antérieure, énonçant qu’une
vie humaine offre plus de biens que de maux, contre l’objection
d’Élisabeth61, que dans une vie humaine le bien être et le bien agir sont
beaucoup moins probables que le mal être et le mal agir. Descartes va
montrer que les deux positions ne sont pas contradictoires, parce qu’elles
sont énoncées sous des perspectives différentes.
Si l’on considère, comme Élisabeth, que le mal est une privatio boni,
une déficience, alors on soutiendra que le mal est produit par le défaut de la
cause du bien ou que la cause du mal est une partie de la cause du bien. De
ce fait aussi la probabilité de la cause entière ou du concours de toutes les
causes dont le bien résulte est moins grande que celle de la cause partielle,
dont résulte le mal. Et c’est pourquoi le mal est plus probable que le bien. Il
faut remarquer que les différents ordres de l’existence humaine sont
envisagés ici distributivement et parallèlement les uns aux autres, comme le
plaisir et le déplaisir, la vérité et l’erreur, le juste et l’injuste, etc. Descartes
présente les choses autrement : il envisage le bien et le mal, non
distributivement dans les différents ordres de l’existence, mais globalement
et dans la vie humaine intégrale. Et ainsi le bien et le mal prennent un autre
sens. Le bien est tout ce « dont on peut avoir quelque commodité », le mal
tout « ce dont on peut recevoir de l’incommodité ». On peut ainsi mettre en
balance les biens et les maux de la vie humaine, comme quelqu’un à qui un
emploi est proposé compare, avant d’accepter, les avantages et les
désavantages qui en résulteront. Et on s’aperçoit alors que les biens
essentiels, ceux dont dépend la béatitude, relèvent de nous, de notre
initiative, tandis que les maux relèvent des choses qui sont hors de nous.
L’emprise de ces maux sur notre existence dépend donc de l’estime, de la
valeur que nous accordons aux choses extérieures. Si nous reconnaissons
que celles-ci ont moins de valeur que les biens essentiels, alors la balance
penchera en faveur du bonheur, nous comprendrons qu’il y a en cette vie
beaucoup plus de biens que de maux, les maux perdront tout pouvoir de
disposer de nous. Celui qui s’est installé dans la jouissance des biens que
rien ne peut lui enlever parvient à considérer les maux qui lui arrivent
comme ceux qui surviennent aux personnages imaginaires d’une pièce de
théâtre.
Qui suis-je ? Si je crois être le personnage concerné par « les choses
qui sont hors de nous », si ce personnage, pour moi, constitue mon identité
fondamentale, il est clair que les événements adverses auront le pouvoir de
me rendre malheureux. Si en revanche le personnage auquel les événements
arrivent est un rôle que je joue ou mieux, même, dont je suis le témoin ou
que je me vois jouer, comme je suis le témoin, au théâtre, des événements
survenant aux personnages joués par les acteurs62, les événements en
61
Voir la lettre du 16 novembre 1645.
62
On remarque une double distanciation : non seulement les événements survenant au sage
surviennent au personnage dont il joue le rôle, et non à lui-même, mais il est le témoin de ces
événements, sans y participer vraiment par son être essentiel. L’attitude juste devant les choses qui
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
question n’ont aucune prise sur moi ; quel que soit le malheur, je conserve
mon intégrité.
Descartes précise en outre que tout homme « préfère les biens de
cette vie à ses maux ». La formulation, équivoque, ne veut pas dire que les
biens de cette vie sont davantage appréciés que les maux, mais plutôt que
les biens comptent toujours plus que les maux dans une vie humaine, et cela
en vertu d’une opinion imprimée en tout homme par la nature, l’opinion que
la vie est intrinsèquement bonne. Ainsi la mort n’est jamais préférée à la vie
ou, plus exactement, celui qui choisit la mort ne condamne pas la vie
comme telle, il condamne tout au plus sa vie, une vie diminuée, sans
bonheur, au profit d’une autre vie, qu’il cherche à travers la mort. Aucun
homme ne peut préférer le néant à l’être, la non-vie à la vie, même celui qui
attente à sa vie ; mais en mourant à sa vie en faveur d’une vraie vie, il meurt
aussi à la vie ; telle est, selon la formule cartésienne, l’« erreur de [son]
entendement ».
La fin de la lettre donne en outre deux raisons de dissiper la crainte,
exprimée par Élisabeth, qu’il y ait discordance entre la recherche du bien
propre et celle du bien des autres. D’abord, comme une analyse précédente
l’a montré, il suffit que chacun tende vers son bien propre avec prudence
pour que le bien public soit réalisé. Ensuite, et à l’inverse, celui qui sait
travailler pour autrui travaille pour lui-même. En effet, il suscite chez les
autres le désir de lui rendre service, et cela sans esprit de calcul, mais en
vertu d’une communication subtile, par laquelle l’obligeance de l’un appelle
l’obligeance des autres. En outre le service des autres n’exige de nous que
« les offices que nous pouvons rendre commodément », et non un
renoncement à soi, un sacrifice de soi, qui risquerait fort de rester, au moins
sur le plan des rapports interhumains visibles, sans compensation. Ces deux
raisons font que nous avons chance de recevoir des autres, au moins un jour,
beaucoup plus que ce que nous aurons donné.
Descartes souligne donc que c’est une règle de prudence de
« travailler pour autrui et tâcher de faire plaisir à un chacun ». Cette règle
peut se trouver mise en défaut dans tel cas particulier et « il est vrai qu’on
perd quelquefois sa peine en bien faisant, et au contraire qu’on gagne à mal
faire »63 ; mais elle conserve sa validité dans « les choses qui arrivent le plus
souvent ». La première règle de prudence consiste même, pourrait-on
ajouter, à avoir une règle de prudence, à agir régulièrement, à ne pas se
laisser déterminer dans son choix par les opportunités apparentes et à s’en
tenir aux lois établies dans le milieu où l’on vit ou que l’on s’est fixées en
connaissance de cause.
sont hors de nous, consiste non seulement à se souvenir qu’elles surviennent au personnage, non à la
personne, mais à adopter l’attitude du témoin.
63
Beyssade, p. 162
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DE SEPTEMBRE1646
Cette lettre est presque entièrement consacrée à des remarques sur le
Prince de Machiavel. L’ouvrage, observe Descartes, et ce serait son défaut
principal, « n’a pas mis assez de distinction entre les princes qui ont acquis
un Etat par des voies justes et ceux qui l’ont usurpé par des moyens
illégitimes »64 .
Cette observation se comprend facilement : Machiavel ne met plus
au premier plan la distinction, si importante dans la tradition grecque, entre
gouvernement légitime et gouvernement illégitime. La question essentielle,
la question pertinente devient plutôt celle de la conservation du pouvoir.
Machiavel montre ainsi que, dans un régime héréditaire, la fidélité des
sujets à leur prince est moins fondée sur la légitimité du gouvernement que
sur la force de l’habitude. L’habitude accoutume à ce qui est nouveau, elle
le rend peu à peu familier, elle fait oublier la violence des origines, elle finit
par cacher que l’ « ordre établi » a été créé par la violence et peut être
détruit par la violence. C’est en ce sens qu’elle est le meilleur allié du
régime héréditaire. Il est clair que, pour Machiavel, toutes les principautés
ont été, à un moment ou à un autre, nouvelles ; tout ordre politique s’est
constitué contre un autre ; le légitime ne l’était pas initialement ; il l’est
devenu en durant. Et c’est pourquoi la critique que formule Descartes à
l’encontre de Machiavel vise en vérité la décision fondatrice de toute la
pensée politique de Machiavel et de son originalité : il n’y a pas, dans la
perspective de Machiavel, à distinguer « les princes qui ont acquis un Etat
par des voies justes et ceux qui l’ont usurpé par des voies illégitimes » : tout
pouvoir est, à sa naissance, illégitime du point de vue du pouvoir qu’il
renverse. Le pouvoir n’a pas d’autre origine que la force, même si, en
durant, il fait institution et revêt ainsi d’autres caractères que ceux de la
force. Descartes et Machiavel se séparent donc dans leur conception de
l’essence de l’ordre politique.
Descartes présente en outre une critique nuancée du fameux chapitre
XVIII65, où le Prince apparaît sous la forme du renard et du lion66. Traitant
d’abord des rapports du prince avec ses voisins, Descartes donne à la
distinction entre amis et ennemis un sens tout autre que le chapitre XVIII.
Les perspectives sont en effet bien différentes. Pour Machiavel, la
distinction entre amis et ennemis est conjoncturelle et fluctuante ; l’ennemi
d’hier peut devenir allié, si son intérêt le lui recommande, et pour la même
raison, l’ami devient ennemi. La règle de la ruse et de la force est donc sans
64
Beyssade, p. 175, Alquié, III; p. 665.
65
Le Prince, in Œuvres, Robert Laffont, Paris, 1996, ch. 18 : « Quomodo fides a principibus sit
servanda », p. 158 et sv.
66
Idem, p. 154 : « Un Prince étant donc obligé de savoir bien user de la bête, il doit, parmi elles,
choisir le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des
loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups ».
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
exception. Pour Descartes, en revanche, l’alliance suspend les rapports de
force au profit des rapports de droit. Le prince doit donc bien savoir joindre
« l’artifice à la force », mais seulement en situation d’hostilité. Descartes
précise même que le prince ne doit jamais feindre l’amitié, même envers
l’ennemi. Il accepte la ruse en situation d’hostilité déclarée, mais non pas la
ruse qui dissimule l’hostilité. La restriction est d’importance, s’il est vrai
que la ruse, par excellence, consiste à travestir l’hostilité en bienveillance
pour endormir la défense de l’adversaire. Descartes recommande au prince
le respect de sa parole, d’autant que la confiance que lui vaut ce respect lui
est en général plus utile que les avantages ponctuels qu’il pourrait obtenir en
manquant à sa parole. Ce n’est qu’en cas de péril qu’il est délié de tout
engagement, en accord avec le droit des gens.
Mais que le prince respecte sa parole et ne cède pas à la première
apparente opportunité ne veut pas dire qu’il soit naïf et compte sur la
réciprocité. Descartes souligne ainsi l’avantage des alliances avec des états
moins puissants, qui auront moins d’occasion de manquer à leurs
engagements .
Concernant les rapports du Prince et de ses sujets, Descartes énonce
quelques règles de sagesse politique. Le prince doit briser la puissance des
grands quand leur fidélité n’est pas certaine. Il doit éviter « la haine et le
mépris » de tous les autres sujets, en observant les coutumes de justice de la
nation qu’il gouverne, en conservant toujours au pouvoir une dimension de
« sacralité », en réservant à la publicité les actions « sérieuses », c’est-à-dire
celles qui montrent le pouvoir sous l’aspect du dévouement à la cause
publique. Tout ce qui relève des avantages personnels du pouvoir doit être
soustrait à la publicité. Le pouvoir, pense Descartes, doit savoir se cacher.
Le prince doit en outre toujours témoigner de résolution et de fermeté dans
l’action, car « la réputation d’être léger et variable » donne toujours à penser
que le prince est faible, ce qui est une grande menace pour le pouvoir.
Les dernières observations de la lettre visent à établir, à nouveau
contre ce que Descartes pense être la pensée de Machiavel, que la différence
morale entre le bien et le mal vaut dans les rapports du prince et des sujets
(ou même entre le prince et les autres Etats), comme elle vaut dans les
rapports entre les sujets ; l’exercice du pouvoir n’implique pas que le prince
soit méchant ou renonce à préférer le bien au mal. Pour conjuguer la qualité
morale et l’efficacité politique, il suffit au prince, pense Descartes, de faire
« tout ce que lui dicte la vraie raison ». Cette vraie raison sait discerner les
exigences intrinsèques de l’ordre politique et s’y conformer, elle sait
discerner l’essence du bien politique (et le prince agit bien moralement
quand il se conforme aux exigences du bien politique), elle ne consiste pas à
transporter en politique des exigences nées dans un autre ordre d’existence,
tendant à d’autres fins et qui ne pourraient être que politiquement ruineuses.
Selon la même orientation, Descartes critique une proposition du
chapitre XV : « Que le monde étant fort corrompu, il est impossible qu’on
ne se ruine si l’on veut toujours être homme de bien ; et qu’un prince, pour
se maintenir, doit apprendre à être méchant lorsque l’occasion le
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
requiert »67. La règle morale est, pense Machiavel, politiquement ruineuse.
Le prince doit éviter à tout prix la haine de ses sujets. Tout ce qui permet
d’écarter cette haine est donc conforme au bien politique. Lorsque le bien
moral conduit à la haine, le devoir politique du prince est de le refuser. Et
quand le mal moral permet au prince d’éviter la haine, son devoir politique
est de le choisir.
Contre Machiavel, Descartes soutient que la différence morale du bien et du
mal vaut pour tous les ordres de l’existence. C’est pourquoi il précise : le
bien n’est jamais objet de haine, bien qu’il puisse éveiller l’envie68 ou le
ressentiment de ceux qui voudraient bien que le pouvoir du prince
s’affaiblisse et qui sont mécontents que le bien agir, à l’inverse, renforce ce
pouvoir ; dans ce cas, ce n’est pas le bien qui est détesté, c’est le
renforcement du pouvoir consécutif au bien. La haine du prince, la haine
proprement dite vient toujours « de l’injustice ou de l’arrogance », dont sera
toujours affranchi celui qui suit la raison.
67
Idem, p. 148 : « Car il y a si loin entre la manière dont on vit et la manière dont on devrait vivre que
celui qui laisse ce que l’on fait pour ce que l’on devrait faire apprend plutôt à se perdre qu’à se
préserver : car un homme qui veut, en tous les domaines, faire profession de bonté, il faut qu’il
s’écroule au milieu de gens qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se
maintenir, d’apprendre à pouvoir ne pas être bon et à ne user et n’en pas user selon la nécessité ».
Rappelons le commentaire de Merleau-Ponty, au sujet de ce même chapitre : « Le prince doit avoir
les qualités qu’il paraît avoir, dit Machiavel, mais, achève-t-il, il doit « rester assez maître de soi pour
en déployer de contraires, lorsque cela est expédient ». Précepte de politique, mais qui pourrait bien
être aussi la règle d’une vraie morale. Car le jugement public selon l’apparence, qui convertit la bonté
du prince en faiblesse, n’est peut-être pas si faux. Qu’est-ce qu’une bonté qui serait incapable de
dureté ? Qu’est-ce qu’une bonté qui se veut bonté ? Une manière douce d’ignorer autrui et finalement
de le mépriser. Machiavel ne demande pas qu’on gouverne par les vices, le mensonge, la terreur, la
ruse. Il essaie de définir une vertu politique… Véritable force d’âme puisqu’il s’agit, entre la volonté
de plaire et le défi, entre la bonté complaisante à elle-même et la cruauté, de concevoir une entreprise
historique à laquelle tous puissent se joindre. Cette vertu là n’est pas exposée aux renversements que
connaît le politique moralisant, parce qu’elle nous installe d’emblée dans la relation avec autrui, qu’il
ignore » (Signes, p. 275).
68
Beyssade, p. 178, Alquié, III, p. 669 : “Je ne crois pas aussi ce qui est au chapitre 19: qu’on peut
autant être haï pour les bonnes actions, que pour les mauvaises, sinon en tant que l’envie est une
espèce de haine; mais ce n’est pas le sens de l’auteur.”
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
LETTRE DE NOVEMBRE1646
Élisabeth apprend à Descartes par sa lettre du 10 octobre 1646,
qu’elle vient d’arriver à Berlin et vit dans un milieu où elle est « grandement
estimée et chérie de ses proches ». Descartes, dans sa réponse, lui
recommande de prendre conscience que sa condition présente lui donne
« autant de biens qu’on en peut souhaiter avec raison en cette vie » et
d’éprouver sans réserve ou réticence la joie qui est due pour ainsi dire à
cette condition heureuse. Et Descartes précise que pour laisser croître en soi
cette joie intérieure, pour l’accueillir et la développer comme la seule
réponse juste à ce qui est donné, il n’est pas nécessaire d’être affranchi de
tout « sujet de fâcherie », il n’est pas non plus nécessaire d’oublier ou de
négliger les « choses éloignées », entendons : de rétrécir l’univers à soi et
d’oublier tout ce qui est au-delà de son bien-être personnel, il n’est pas
nécessaire de fermer ses yeux et ses oreilles au bruit, à la fureur, à la
souffrance du monde. Mais il est nécessaire de ne pas se laisser gagner soimême par cette souffrance. On peut être présent au malheur sans se laisser
envahir par la tristesse du malheur. Un telle présence ne veut pas dire que
l’on se protège ou que l’on se dérobe. Au contraire, la présence au malheur
sans passion de tristesse est la meilleure disposition pour surmonter le
malheur.
Descartes en donne deux raisons. D’abord la joie permet de garder
l’esprit libre pour trouver les remèdes. La raison est inhibée par la tristesse
et exaltée par la joie. Seule un raison joyeuse dispose vraiment de son
pouvoir. Ensuite « la joie intérieure a quelque secrète force pour se rendre la
fortune favorable ».
Comment interpréter cette proposition ? On peut penser d’abord que
la joie intérieure accompagnant l’action est le signe de l’acquiescement
intégral de l’agent à son action et que celle-ci reçoit ainsi l’énergie qui la
conduit au succès. Mais cette lecture du phénomène n’est sans doute pas
suffisante. Elle est pertinente là où la réussite de l’action dépend surtout des
initiatives de l’agent, mais non pas là où la réussite de l’action échappe
entièrement à ces initiatives. Or, dans les jeux de hasard, observe Descartes,
les pensées de joie font venir la chance, les pensées de tristesse la
malchance. Lorsque ce n’est pas la causalité visible de l’agent qui intervient,
de deux choses l’une, ou bien il faut admettre que la pensée de joie est un
pressentiment de l’issue heureuse69, ou bien il faut admettre que la pensée
de joie intervient en qualité de cause ou de force dans la production de
l’issue heureuse.
Descartes ne dit rien d’univoque sur l’interprétation du phénomène,
il n’a pas le souci d’une unité d’interprétation. Ce qui l’intéresse, surtout,
69
Beyssade, p. 186, Alquié, III, p. 679 : Socrate “pensait que l’événement de ce qu’il entreprenait
serait heureux lorsqu’il avait quelque secret sentiment de gaieté…”
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
c’est la place qu’il convient de donner à ce phénomène dans la vie
raisonnable. Et cette place est circonscrite ainsi : lorsque notre orientation
dans la vie ne peut pas se fonder dans la prudence, c’est-à-dire dans une
règle de l’agir rationnellement fondée, il est raisonnable de se fier à une
instance qui n’est plus de l’ordre de la raison, le pressentiment d’une issue
heureuse, inhérent à la joie d’agir, le pressentiment d’une issue malheureuse
accompagnant la réticence à agir.
Conclusion
La correspondance de Descartes et d’Élisabeth montre comment
l’intersubjectivité concrète d’un dialogue accompagne non seulement
l’exposition, mais aussi l’invention de la vérité. Là est sa grandeur
philosophique.
J.M. Beyssade a raison de rappeler qu’« il n’est aucun besoin
d’inventer un roman, ou de supposer derrière les sentiments avoués au bas
des lettres d’autres sentiments invérifiables ». Cette correspondance est
d’ordre philosophique et doit être comprise exclusivement comme telle.
Mais n’est-elle rien qu’une mise en œuvre du vœu de Descartes que « dans
ses ouvrages, même les femmes pussent l’entendre » ? Nous présente-t-elle
seulement la diffusion de la lumière cartésienne à tout entendement humain,
réintégrant ainsi la femme à l’universalité rationnelle ? Sans rien concéder
aux conjectures inutiles et arbitraires, on peut supposer qu’Élisabeth n’est
pas une figure neutre de l’interlocuteur, qu’il n’est pas indifférent que cette
correspondance se soit nouée entre Descartes et une femme, lectrice de son
œuvre. Un infléchissement de la pensée cartésienne a pu apparaître à la
faveur d’une correspondance, qui est, dans la pensée, un dialogue entre les
pôles masculin et féminin de la personne humaine. Cette correspondance
peut être comprise comme un échange dialectique entre les deux pôles, leur
lien, leur échange gardant chacun en sa juste mesure.
Le souci d’Élisabeth est toujours de recomposer une unité, de
comprendre comment l’unité de l’âme et du corps peut s’accorder avec le
dualisme substantialiste, ou bien la toute-puissance et la providence divines
avec la volonté infinie et la liberté humaines. Et Descartes répond toujours
que l’unité n’est pas perdue, que l’exigence rationnelle de distinction l’a
seulement différée. Mais en vérité sa réponse déplace le centre de gravité de
sa pensée. Et ce déplacement est le mûrissement d’une œuvre nouvelle qui
sera les Passions de l’âme. Descartes passe du souci (métaphysique et
physique) de distinguer la substance pensante et la substance étendue au
souci moral de penser leur union heureuse dans la personne concrète.
Ce retour à l’unité n’invalide pas la discrimination. L’ordre de la vie,
l’union de l’âme et du corps, est, en un sens, opposé à celui du connaître, la
discrimination de la res cogitans et de la res extensa, mais le bien vivre, la
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
vie heureuse, dont les Passions de l’âme donnent l’esquisse, ne seraient pas
possibles sans une physique, qui suppose elle-même la distinction
substantielle de l’âme et du corps. Seule une connaissance qui les distingue
peut réaliser l’unité heureuse de l’âme et du corps. Le bien vivre comme tel
n’est ni masculin, ni féminin, il relève de l’universel. Mais cette universalité
n’est pas neutre : elle résulte d’une invention intersubjective de la vérité, qui
ne se dérobe pas aux oppositions intérieures à la condition humaine. La
correspondance de Descartes avec Élisabeth fait voir qu’une pensée féconde
se ressource par les crises qu’elle affronte et résout en rencontrant librement
sa propre altérité.
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DESCARTES – CORRESPONDANCE AVEC ÉLISABETH – PASCAL DUPOND
TABLE DES MATIÈRES
LETTRE DU 21 MAI 1643
3
LETTRE DU 28 JUIN 1643
7
LETTRE DE JUILLET 1644
10
LETTRE DU 18 MAI 1645
11
LETTRE DE MAI OU JUIN 1645
13
LETTRE DE JUIN 1645
15
LETTRE DU 4 AOÛT 1645
17
LETTRE DU 18 AOÛT 1645
23
LETTRE DU 1E SEPTEMBRE 1645
26
LETTRE DU 15 SEPTEMBRE 1645
32
LETTRE DU 6 OCTOBRE 1645
35
LETTRE DU 3 NOVEMBRE1645
39
LETTRE DE JANVIER 1646
42
LETTRE DE SEPTEMBRE1646
46
LETTRE DE NOVEMBRE1646
49
CONCLUSION
50
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