Les méditations de Rieux I) Le débat intérieur de Rieux Rieux est

Les méditations de Rieux
I) Le débat intérieur de Rieux
Rieux est très préoccupé, il s'est en quelque sorte immobilisé, d'où l'emploi de l'imparfait : «
Le
docteur regardait toujours par la fenêtre. » Immobile, il est en train de penser. Camus nous
livre ses
méditations à travers divers points de vue narratifs : le point de vue est tout d'abord utilisé
pour
montrer ce qu'il fait, mais on passe au point de vue interne dès la deuxième phrase. Le lecteur
est
plongé dans la conscience du médecin et assiste à une sorte de monologue intérieur. Malgré
l'utilisation de la troisième personne, le lecteur a l'impression que le narrateur habite la pensée
de
personnage, et la syntaxe parfois elliptique épouse la forme d'une pensée en train de s'élaborer
sous nos
yeux. En effet, les pensées s'enchaînent, avec l'utilisation de la conjonction « et » à de
nombreuses
reprises ou même du style indirect libre : « Non, tout cela n'était pas assez... »
Le mouvement du texte est intéressant. Il suit le cheminement de la méditation de Rieux. Le
médecin cherche d'abord à conjurer la vision de la peste qui s'impose à lui. Il la conjure par le
spectacle d'Oran, la réalité qu'il observe par la fenêtre. C'est la raison pour laquelle il regarde
et fait une
description de la ville. Mais presque malgré lui, il se laisse envahir par les images du fléau. Il
repousse la
première vague de son imagination par : « Non, tout cela n'était pas assez... » Il se laisse alors
calmer
par la paix de la journée. Mais il subit un deuxième assaut d’imagination, entraînant une
nouvelle
peinture de la peste.
La composition du texte nous permet de sentir l'opposition entre la réalité d'Oran et l'annonce
de la
peste. L'élément important dans cette opposition est la vitre. À l'intérieur de la pièce, il y a la
peste, à
l'extérieur, il y a le bonheur, la passivité. Rieux essaie alors de repousser son imagination, en
tant que
scientifique, en regardant la réalité du bonheur. Il bascule des deux côtés de la vitre, dans un
jeu
sonore intéressant. Les bruits réels s'opposent aux bruits de l'imagination du docteur.
C'est au final l'image de la mer qui regroupe imagination et réel, brisant de ce fait la vitre.
Symbolisant le bonheur simple, la liberté (elle est d'ailleurs interdite d'accès durant la peste),
elle fait
malgré tout basculer Rieux dans la peste, lui renvoyant l'image d'Athènes pendant le fléau. La
vitre
symbolise quand à elle la fragilité des hommes face à la peste, mot dont on sent la force par la
fresque
que peint Rieux.
II) Les peintures que Rieux fait des grandes pestes de
l'humanité
Les principales grandes pestes de l'humanité sont évoquées et passées en revue dans une
longue phrase,
avec de nombreux effets d'accumulation : « Et une tranquillité si pacifique et si indifférente
niait
presque sans effort les vieilles images du fléau, Athènes empestée et désertée par les oiseaux,
les villes
chinoises remplies d'agonisants silencieux, les bagnards de Marseille empilant dans des trous
les corps
dégoulinants, la construction en Provence du grand mur qui devait arrêter le vent furieux de la
peste,
Jaffa et ses hideux mendiants, les lits humides et pourris collés à la terre battue de l'hôpital de
Constantinople, les malades tirés avec des crochets, le carnaval des médecins masqués
pendant la Peste
noire, les accouplements des vivants dans les cimetières de Milan, les charrettes de morts dans
Londres
épouvanté, et les nuits et les jours remplis partout et toujours du cri interminable des hommes.
»
Le terme « image » est particulièrement bien employé, on remarque l'abondance des articles
définis
« les », « la », « le » : cela nous montre combien ces pestes ont été semblables, en restant
uniques.
Presque tous ces articles sont au pluriel, qui s'oppose au singulier « du cri interminable des
hommes ».
Il y a eu des tas de pestes, mais la souffrance est toujours la même.
Cette évocation des images de la peste donne une dimension mystique au texte. Il y a une
sorte de
grandissement spatio-temporel, donnant l'impression que la peste couvre toutes les époques et
tous les
lieux. On remarque de plus que ces images se présentent dans le désordre le plus total, aussi
bien
chronologiquement que topographiquement. Elles semblent plutôt procéder par association
d'idées.
Les « oiseaux » déserteurs amènent l'idée du silence des « agonisants », dont l'évocation
renvoie aux
« corps dégoulinants », liés aux « hideux mendiants », eux-même associés à l'univers sordide
« de
l'hôpital », que l'on rapproche des « malades », allant de paire avec « le carnaval des médecins
», qui
nous fait penser à l'Italie et donc aux « cimetières de Milan », rendant Londres « épouvanté ».
Ce
désordre mime le chaos engendré par la peste.
Rieux termine cette longue énumération par : « et les nuits et les jours remplis partout et
toujours du
cri interminable des hommes. » Les assonances en « ou » et les allitérations en « t » font
ressortir la
souffrance des hommes. De plus, la conjonction « et » est utilisée dès le premier terme car il
n'y a pas
un moment de répit, tous les moments sont remplis de cette souffrance.
Lors du second assaut d'images, provoqué par la vision de la mer, il y a une certaine beauté
dans
l'obscurité, la lumière, les « torches », les « bûchers rougeoyants », « la nuit crépitante
d'étincelles »...
C'est une belle horreur, on trouve de la beauté dans le tragique, dans la bataille pour enterrer
les siens,
rendant ce passage digne des tragédies antiques.
Quoique mystique, cette évocation des images de la peste a une dimension réaliste. Ce sont
des morts
que l'on voit, que l'on entend, et dont la description correspond absolument à la réalité de la
pauvreté,
de la misère, avec ces « lits humides et pourris », de la torture physique des « malades tirés
avec des
crochets », de la putréfaction des chairs de ces « corps dégoulinants », mais aussi de la misère
physique
et morale des survivants, « agonisants », « bagnards », « mendiants », dont le sort dépeint la
condition
humaine. Les moyens de s'en sortir sont quant à eux dérisoires, pitoyables : « la construction
en
Provence du grand mur qui devait arrêter le vent furieux de la peste » On sent bien la
compassion de
Rieux et de Camus pour ces hommes en proie à la souffrance, à la peur, compassion
parfaitement
exprimée par le « on » d' « on pouvait imaginer », « on pouvait craindre », amenant un
élargissement.
On sent la volonté de combattre une imagination extrêmement forte. Le refus violent est
exprimé par
le « Non ». La suite du texte (après l'extrait étudié) permet de voir que le scientifique
l'emporte dans la
lutte : « Mais ce vertige ne tenait pas devant la raison. Il est vrai que le mot de « peste » avait
été
prononcé, il est vrai qu’à la minute même le fléau secouait et jetait à terre une ou deux
victimes. Mais
quoi, cela pouvait s’arrêter. Ce qu’il fallait faire, c’était reconnaître clairement ce qui devait
être
reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite, la
peste
s’arrêterait parce que la peste ne s’imaginait pas ou s’imaginait faussement. Si elle s’arrêtait,
et c’était le
plus probable, tout irait bien. Dans le cas contraire, on saurait ce qu’elle était et s’il n’y avait
pas
moyen de s’en arranger d’abord pour la vaincre ensuite. » Ensuite, Rieux ouvre la fenêtre. Ce
geste
est symbolique, il vainc le mal. Il permet au bonheur de rentrer dans la peste et accepte que la
peste
rentre dans la ville heureuse. Enfin, il termine par quelque chose de fondamentale : « Là était
la
certitude, dans le travail de tous les jours. Le reste tenait à des fils et à des mouvements
insignifiants, on
ne pouvait s'y arrêter. L'essentiel était de bien faire son métier. » Face au non-sens de
l'existence, les
hommes doivent faire leur métier d'hommes, consistant à lutter dans la révolte et la solidarité.
Rieux
le fera tout au long du roman.
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