JULIETTE ROUSSIN 4/17 LA CRITIQUE DWORKINIENNE DU PLURALISME
conflit ; l’établissement d’un régime politique libéral est donc souhaitable, qui protège et valorise la liberté de
choix individuelle13. A l’inverse, le monisme moral contient les germes de l’intolérance, de l’oppression et de la
tyrannie : la croyance selon laquelle les questions morales admettent « une bonne réponse et une seule », et qu’il
n’existe rationnellement « qu’une seule règle de vie », relativise d’autant l’importance de la liberté de choix pour
les individus et semble autoriser l’usage de la coercition politique en vue de l’amélioration morale de tous14. En
fondant le libéralisme sur la reconnaissance du pluralisme, Berlin opère donc lui-même le passage du pluralisme
moral au pluralisme libéral ou politique : puisqu’il existe plusieurs finalités également valables et raisonnables,
différents individus adopteront naturellement « divers modes de vie » et des « conceptions du monde » distinctes
au sein d’une société où règne la liberté individuelle de choix15.
Par un grand nombre de traits, le « pluralisme raisonnable » que théorise Rawls dans Libéralisme politique
semble ainsi avoir hérité du pluralisme moral de Berlin, dont Rawls se réclame d’ailleurs explicitement dans
certains textes16. L’expression chez Rawls renvoie au fait qu’il existe au sein des sociétés démocratiques modernes
« de multiples conceptions du bien, en conflit et incommensurables entre elles, chacune étant compatible, autant
que nous puissions en juger, avec la pleine rationalité des êtres humains »17. La proximité terminologique avec
Berlin ne peut que frapper. Rawls transpose simplement à la société le conflit moral que Berlin situait d’abord
dans l’agent individuel forcé de choisir entre des biens également désirables : en tant qu’ils adhèrent à des
conceptions morales distinctes et également respectables, ce sont à présent les individus dont le conflit ou, pour
mieux dire, le désaccord, est insoluble. Les membres d’une société libérale démocratique ont des convictions
morales différentes, voire contradictoires : tous ne croient pas dans le même Dieu et certains ne croient en aucun
Dieu ; le secret d’une vie réussie tient pour certains dans une vie communautaire retirée, pour d’autres, dans le
dévouement de sa personne au service du public, etc. Chacun a sa « doctrine compréhensive » morale,
philosophique ou religieuse propre, plus ou moins thématisée, qui lui recommande certains biens ou certaines
valeurs comme fondamentaux et lui indique une certaine conduite en conséquence. Chacun a sa propre
conception de ce qui donne sens et valeur à l’existence humaine et de ce qui en constitue la finalité.
13 « Deux conceptions de la liberté », 214-5; pour l'idée que le pluralisme des valeurs permet de fonder le libéralisme, cf. William A.
Galston, Liberal Pluralism: The Implications of Value Pluralism for Political Theory and Practice (Cambridge University Press, 2002), chap. 5;
George Crowder, Liberalism and Value Pluralism (Continuum International Publishing Group, 2002), chap. 5. Les adversaires de Berlin n’ont
pas manqué de remarquer que la liberté de choix étant elle-même une valeur, le libéralisme qui choisit de la protéger nie de ce fait même
le principe pluraliste d’une égale importance des valeurs. Cf. Gerald F. Gaus, Contemporary theories of liberalism!: public reason as a post-
enlightenment project, Sage politics texts (London!; Thousand Oaks!; New Delhi: Sage Publications, 2003), 43; Robert B. Talisse, « Can
Value Pluralists be Comprehensive Liberals? Galston’s Liberal Pluralism », Contemporary Political Theory 3, no 2 (2004): 133.
14 « La recherche de l’idéal », 19, 28; « Deux conceptions de la liberté », 199, 213.
15 « La recherche de l’idéal », 24, 25, 23.
16 Voir par exemple John Rawls, « La priorité du juste et les conceptions du bien », in Justice et démocratie, trad. par Catherine Audard
(Paris: Seuil, 2000), 306-7; « Les libertés de base et leur priorité », ibid., 170. Pour Charles Larmore au contraire, il convient de distinguer
entre le pluralisme de Berlin, qui est une thèse morale controversée sur la nature de la valeur, et ce que Rawls appelle bien mal à propos le
« pluralisme » et qui est en réalité le désaccord raisonnable des membres d’une même société sur ce en quoi consiste la vie bonne. Seul le
fait du désaccord raisonnable, qui n’induit aucune prise de parti sur la nature une ou multiple du bien, peut réellement constituer un
fondement acceptable pour le libéralisme politique selon Larmore. Cf. Charles E. Larmore, The Morals of Modernity, Modern European
philosophy (Cambridge [England]!; New York: Cambridge University Press, 1997), 153-4. Dans la mesure néanmoins où Berlin déduit lui-
même du pluralisme moral le pluralisme des modes de vie et la nécessité du libéralisme, où Rawls emploie le terme de pluralisme et inscrit
sa conception dans le sillage de celle de Berlin, il n’est pas sûr qu’on puisse dissiper aussi simplement la « confusion » conceptuelle, si
confusion il y a. Les deux conceptions ont une indéniable parenté.
17 John Rawls, « La théorie de la justice comme équité: une théorie politique et non métaphysique », in Justice et démocratie, 238.