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Sciences cognitives : fil d’Ariane ou lit de Procuste pour l’anthropologie ? 107
de vue théorique distinct. En premier lieu, des individus vivant en commun,
dotés de dispositions et d’aptitudes spécifiques, à procréer, parler, imiter,
échanger, etc., et relevant, à ce titre, de la biologie, et surtout, pour leurs qua-
lités proprement humaines, de la psychologie. En deuxième lieu, des
phénomènes collectifs, par exemple démographiques ou économiques, résul-
tant des actions et interactions des individus, mais ne dépendant pas de l’esprit
humain, et pouvant par là même, comme le notait déjà Cournot, faire l’objet
d’une véritable « physique sociale » (lois de Lotka-Volterra, théorie de
l’équilibre général, etc.). En troisième lieu, des systèmes de régulation de ces
phénomènes individuels et collectifs, comme les institutions familiales, politi-
ques ou rituelles, qui, tout en étant propres aux hommes, sont régis par des
principes qui, eux non plus, – c’est l’hypothèse défendue ici par Sperber et
aussi la nôtre – ne dépendent pas tous de l’esprit humain. C’est pourquoi
l’anthropologie, qui étudie ces dispositifs spécifiquement humains, est une
discipline distincte aussi bien de la psychologie que de la sociologie
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. C’est
société, n’étant que l’effet ou la résultante des actions et interactions des individus et des groupes. Pour
nous, comme pour Sperber (du moins dans le texte ici commenté), il n’y a que deux composantes
véritables : les individus et leurs mécanismes ou « dispositifs » mentaux, d’une part, les institutions et
les mécanismes ou dispositifs non mentaux dont elles procèdent, d’autre part. Sperber ne dit rien de
précis sur la nature de cette seconde composante et son articulation avec la première. Nous faisons,
quant à nous, l’hypothèse que les individus et les phénomènes collectifs qui en résultent constituent la
matière, au sens aristotélicien du terme, de la société, alors que l’ensemble des institutions (la culture,
au sens anthropologique du terme), représente sa forme, son vinculum substantiale.
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Même si cette tripartition est familière, et bien ancrée dans nos mœurs et institutions scientifiques,
elle a des implications ontologiques qu’il n’est pas facile de justifier intellectuellement. La distinction
de la psychologie et de la sociologie ne pose pas de problème particulier, car il est toujours possible de
réduire le social au collectif, c’est-à-dire à un effet de composition des actions et interactions des
individus. L’autonomie épistémique du social n’entraîne pas son autonomie ontologique. Même
Durkheim, qui passe pour holiste, en raison de son exigence de toujours expliquer le social par du
social, s’en tient à cette façon de voir : dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, le sentiment
du sacré et les représentations collectives qui l’accompagnent, comme les institutions qui en dérivent,
sont engendrés mécaniquement par les interactions des individus au sein d’une foule en effervescence.
Il est plus délicat, en revanche, de reconnaître l’autonomie de l’anthropologie, car cela suppose cette
fois l’autonomie ontologique de ce que Durkheim appelle encore la société ou le social, mais qu’il vaut
mieux appeler la culture, pour en marquer clairement la nature et la spécificité. C’est ce que postule le
structuralisme, quand il se donne pour objectif de dresser une table de Mendeleïev des cultures, c’est-à-
dire un inventaire systématique des formes structurellement stables de toutes les sociétés réelles ou
possibles. Comme celles des atomes, ces formes culturelles ne résulteraient pas, elles non plus,
d’agrégations contingentes et d’interactions aveugles, mais seraient déterminées par des principes
structuraux fixant a priori les configurations permises et interdites aux éléments qui leur sont
subordonnés. Les partisans de l’individualisme méthodologique refuseront d’hypostasier ainsi la
culture, et tenteront de montrer qu’il s’agit seulement d’un être de raison, toujours réductible au social
tel qu’il a été défini précédemment, c’est-à-dire au collectif. Les processus sociaux, diront notamment
les économistes, présentent souvent des dynamiques différentes. Les prix des biens et des services, par
exemple, peuvent très bien relever d’une dynamique rapide, et les règles de droit, qui encadrent les
échanges commerciaux, d’une dynamique lente. Cette différence de régime peut donner l’impression
que les différents effets des processus sociaux ne sont pas tous de même nature, et que certains sont
transcendants par rapport à d’autres, mais ce serait une illusion. Pour répondre à ce genre d’objection, il
faudrait pouvoir montrer que les principes organisateurs de la culture ont des propriétés spécifiques,
tandis que les lois gouvernant les processus sociaux proprement dits ont des propriétés génériques,
c’est-à-dire communes à tous les agrégats (au sens leibnizien du terme), indépendamment de la nature
de leurs éléments, comme le suggèrent les lois de l’économie qui utilisent les mêmes équations que la
mécanique. La distinction, faite par Pierre Auger, entre « lois intégrales » et « lois différentielles »
(L’homme microscopique, Essai de monadologie, Paris : Flammarion, 1952) conforte cette idée et
montre la voie à suivre (cf. L. Scubla, « Classification des sciences et philosophie de la nature,
Prolégomènes à une épistémologie des sciences de l’homme et de la société », Cahiers du CREA, n° 15,
1992, pp. 49-91).