La transition métal-isolant en dimension deux

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Matériaux de basse dimensionnalité
La transition métal-isolant
en dimension deux
Peut-on réaliser des métaux à deux dimensions ? Jusqu’en 1994, il semblait théoriquement
bien établi que non : en mécanique quantique, un électron placé dans un milieu désordonné
plan ne peut diffuser indéfiniment. A partir de 1994, plusieurs expériences ont indiqué qu’au
contraire, une transition métal-isolant apparaît lorsque l’on varie la densité de certains gaz
d’électrons à deux dimensions. Ces résultats posent la question des propriétés d’un système
d’électrons qui interagissent fortement via la répulsion coulombienne lorsque l’on ne peut
plus se ramener au cas de particules indépendantes.
D
epuis trois décennies, les
physiciens de la matière
condensée savent fabriquer
de véritables systèmes à deux
dimensions : il s’agit de « gaz
d’électrons 2D », où la vitesse de
chaque particule est confinée dans
un plan à l’interface de deux semiconducteurs. La réalisation de ce
rêve de théoricien – changer la
dimension de l’espace d’un problème de physique – a permis l’éclosion
de nouveaux domaines de recherche,
dont les plus célèbres sont sans
doute les effets Hall quantiques
entier et fractionnaire (Images de la
Physique 1999).
Jusqu’en 1994, il était établi théoriquement qu’un gaz d’électrons 2D
(dont on néglige les interactions
mutuelles) ne pouvait être qu’isolant
à la limite des très basses températures et des champs magnétiques
nuls. Les inévitables inhomogénéités du potentiel de confinement
empêchent la fonction d’onde d’un
électron de s’étendre à l’infini, inhibant ainsi la conduction électrique.
Prendre en compte les interactions
entre électrons de manière perturbative ne semblait pas rétablir la
conduction, au contraire.
– Laboratoire de photonique et de nanostructures, UPR 20 CNRS, CNET, 196 av.
Henri Ravera, BP 29, 92225 Bagneux
cedex.
– Service de physique de l’état condensé,
DSM, CEA Saclay, 91191 Gif-sur-Yvette
cedex.
Aussi la surprise fut grande quand
en 1994, S.V. Kravchenko et son
équipe annoncèrent qu’en faisant
varier la densité d’un gaz d’électrons
2D réalisé dans des MOSFETs silicium placés à très basse température,
ils pouvaient changer le caractère
métallique ou isolant de ce système.
RÉALISER UN GAZ D’ÉLECTRONS 2D
Les premiers gaz d’électrons 2D
ont été réalisés dans des MOSFETs
silicium, composants de base des
puces électroniques. Un MOSFET
est décrit comme un condensateur
dont l’une des plaques est constituée
de silicium dopé par des impuretés
(figure 1). Lorsqu’une tension positive est appliquée sur l’autre plaque
(la « grille »), les impuretés s’ionisent près de l’interface avec l’isolant
(du SiO2), créant ainsi une zone de
charge d’espace positive. Il en
résulte un puits de potentiel où les
électrons s’accumulent (le « canal »).
Alors que ce puits de potentiel n’est
pas limité dans les deux directions x
et y, parallèles au plan du condensateur, il ne fait que quelques nanomètres d’épaisseur le long de la
direction z perpendiculaire à ce plan.
Placés à très basse température
(4.2 K, ou en dessous), les électrons
ainsi confinés forment un « gaz »
parfaitement bidimensionnel. En
effet, les composantes du vecteur
d’onde d’une particule placée dans
une boîte de dimensions L x , L y , L z
sont quantifiées. Cette quantification
Figure 1 - Schéma de principe d’un MOSFET. Il
consiste en un substrat de Si dopé p, un oxyde de
grille (marron) et une grille métallique (orange).
Les lignes noires épaisses représentent les bords
des bandes de conduction et de valence. La ligne
tiretée représente le niveau de Fermi. Avec une
tension positive sur la grille, on crée une zone
d’inversion à l’interface Si/Si02 : la bande de
conduction du Si est suffisamment courbée pour
confiner les électrons près de l’interface. La fonction d’onde des électrons est représentée schématiquement en rouge.
ne joue que pour k z = ±2πn/L z
(n = 1,2, ...), car l’écart en énergie
entre les états n = 1 et n = 2 est très
supérieur à l’énergie thermique disponible en raison de la faible valeur
de L z , et seuls les états correspondant à k z = ±2π/L z sont occupés.
La densité du gaz 2D est modifiée en appliquant une tension sur la
grille. Sa résistance est mesurée
grâce à des contacts électriques
fabriqués par diffusion ou implantation d’atomes dans le silicium.
Des dispositifs similaires font
appel au même principe en utilisant
la conduction des états vacants de la
bande de valence du semiconduc13
Encadré 1
LOCALISATION FORTE ET LOCALISATION FAIBLE
Grâce aux travaux théoriques de P. W. Anderson, il est connu
depuis la fin des années 50 que la localisation, dite « forte »,
résulte du désordre. En effet, la fonction d’onde d’un électron
placé dans un réseau de puits de potentiels est calculée
comme superposition des fonctions d’onde associées à un seul
de ces puits. Si le réseau est régulier, ces fonctions d’onde
interfèrent constructivement en états dits Bloch qui s’étendent
à l’infini comme dans un cristal parfait. Au contraire, le
désordre, lorsqu’il est assez fort, induit des interférences destructives telles que toute fonction d’onde est localisée dans
une zone d’espace limitée. Tel est le cas d’un système où
défauts et impuretés créent un réseau désordonné de puits de
potentiels de profondeur variable. Il est apparu dans les
années 70 qu’un désordre suffisamment faible pour que les
états électroniques soient étendus réduit néanmoins la
conductivité en régime diffusif. Cette localisation dite
« faible » se décrit en représentant le désordre par une répartition aléatoire de centres diffuseurs. La conduction résulte
d’une superposition de « trajectoires » qui fait intervenir la
diffusion élastique des ondes électroniques cohérentes sur ces
centres. Un électron qui suit une trajectoire fermée peut la
parcourir dans les deux sens. Lorsqu’il y a interférence
constructive entre ces deux parcours, on note une contribution
renforcée des processus de rétrodiffusion – qui localisent dans
le sens où la particule revient au point de départ – par rapport aux trajectoires ouvertes pour lesquelles les électrons
voyagent sur une distance aussi grande que l’on veut.
teur, appelés trous. Le gaz 2D est
toujours piégé dans un puits de
potentiel très mince réalisé à l’interface entre deux matériaux semiconducteurs ou isolants.
Un point important pour la suite
est que ce puits de potentiel est
« désordonné ». Cela signifie que le
potentiel vu par un électron fluctue
de manière aléatoire lorsqu’il se
déplace dans le plan x y à cause de la
répartition aléatoire des impuretés et
défauts dans le matériau.
Il faut préciser ici que la dénomination « gaz 2D d’électrons » que
nous utiliserons parce qu’elle est bien
établie ne préjuge pas des propriétés
physiques du système, qui sont plutôt
celles d’un liquide ou d’un solide...
14
A T = 0 , le bilan en dimension 2 est que cette localisation
faible rend le système isolant. Cela n’est plus vrai en dimension 3, où la « densité » de trajectoires est telle que les processus de rétrodiffusion ne sont pas assez nombreux pour
localiser les électrons.
A température non nulle, il faut considérer la diffusion inélastique des électrons par les phonons du matériau, ou sur les
autres électrons. On définit alors la longueur de cohérence de
phase L cp , qui est la longueur moyenne parcourue par les
électrons entre deux diffusions inélastiques qui altèrent la
phase de sa fonction d’onde. L cp est ainsi la taille maximale
d’une boucle fermée qui intervient dans le processus de la
localisation faible. L cp décroît comme 1/T et la contribution
de la localisation faible à la conductivité varie comme log T .
En 1979, E. Abrahams, P. W. Anderson, D. C. Liccardiello et
T. V. Ramakrishnan, surnommés la « bande des quatre » , proposèrent la conjecture que tout système désordonné de fermions sans interaction, de dimension 2 (ou 1) soit toujours
isolant. Leur argument fait appel à la notion d’invariance
d’échelle selon laquelle le caractère métallique ou isolant
d’un système ne dépend pas de sa taille ou de son degré de
désordre, mais seulement de sa conductance. Leur conjecture
est basée sur l’idée qu’il n’existe pas de mécanisme susceptible de rendre le système métallique entre les deux extrêmes :
conductance faible correspondant à la localisation forte et
conductance plus élevée associée à la localisation faible.
DÉSORDRE ET CONDUCTION ÉLECTRIQUE
Un métal est caractérisé par le fait
que certains de ses électrons peuvent
se déplacer dans tout son volume.
Pour les métaux usuels, on sait que
cette propriété nécessite que le
niveau de Fermi E F ne soit pas dans
une bande d’énergie interdite (E F
est l’énergie au-dessous de laquelle,
à T = 0, tous les états des électrons
sont occupés, tandis que tous les
états sont vides au-dessus de E F ).
Dans ce qui suit, nous considérerons
des systèmes où cette condition est
réalisée, et où le caractère métallique
ou isolant est plutôt lié au désordre.
dans certains gaz d’électrons 2D tient
à ce qu’elle remettait en cause un
« dogme » selon lequel un système
désordonné à deux dimensions est toujours isolant. Cet état isolant est caractérisé par le fait que les fonctions
d’onde électroniques sont localisées
dans l’espace. Ce résultat était basé à
la fois sur des calculs théoriques établis depuis plus d’une vingtaine d’années – les « théories de localisation » –
et sur un grand nombre d’expériences.
Les théories de localisation répondaient à la question suivante : dans
quelle mesure le caractère désordonné
d’un matériau détermine-t-il ses propriétés métalliques ou isolantes ?
L’intérêt soulevé par la découverte d’une transition métal-isolant
S’agissant de conduction électrique, la question du désordre est
Matériaux de basse dimensionnalité
fondamentale à cause du caractère
ondulatoire des électrons de conduction. Dans un cristal parfait, les propriétés métalliques sont dues à ce que
les fonctions d’onde des électrons de
conduction sont étendues à tout le
cristal : ces électrons peuvent se propager en tout point, ils sont délocalisés. Que se passe-t-il alors lorsque
l’on introduit du désordre en remplaçant par exemple les puits de
potentiels atomiques identiques et
régulièrement espacés par des puits
d’emplacement ou de profondeur
distribués aléatoirement ? Alors que
les états délocalisés proviennent de la
périodicité du cristal par le jeu d’interférences constructives, des atomes
d’impuretés placés aléatoirement introduisent des déphasages dont il résulte
des états localisés. Le métal peut devenir isolant en dimension 3, et cela est
toujours le cas en dimension 2 (encadré 1).
Le caractère métallique est une
manifestation d’une délocalisation
des électrons et entraîne qu’un métal a
une résistivité finie ou même nulle à
T = 0, alors que la résistivité d’un
isolant est infinie. Aux basses températures réalisées dans un laboratoire,
les électrons localisés peuvent toujours échanger de l’énergie avec le
« bain thermique » (constitué en l’occurrence des phonons du réseau cristallin), avec une probabilité de
changer d’état quantique. Ils peuvent
ainsi « échapper » à la localisation et
se déplacer. La résistivité aux températures non nulles n’est pas égale à
zéro pour les états métalliques, ni infinie pour les isolants. Ainsi, la vérification expérimentale du caractère
isolant des gaz d’électrons 2D (dans
les années 80) était que leur résistivité
augmente lorsque leur température
diminue, pourvu que cette dernière
soit suffisamment basse. Jusqu’à présent, on a supposé que les électrons
étaient indépendants les uns des autres
et que leurs interactions étaient négligeables. Ce sont ces hypothèses, fondées sur le modèle du « liquide de
Fermi », qui sont remises en cause par
l’existence d’un métal à deux dimensions.
Figure 2 - Résistivité ρ d’un gaz 2D d’électrons mesurée en fonction de sa température T, pour différentes
valeurs de sa densité n s . Pour les densités les plus faibles, la décroissance de ρ quand T augmente signe
un isolant, tandis que l’augmentation de ρ en fonction de T correspond à un comportement métallique.
En regard de chaque valeur de la densité, la valeur correspondante du paramètre rs est indiquée.
L’expérience a été réalisée sur des MOSFETs silicium par S.V. Kravchenko et son équipe. Insert : résultats similaires à ceux de la figure principale, mais présentés en fonction du rapport |δn |/T 1/zv où δn est
l’écart relatif à la densité critique, z et v les exposants critiques, et T la température. L’ensemble des
courbes ρ(T ) à n s donné se rassemble en une seule courbe à deux branches correspondant à l’isolant et
au métal (pour zv = 1.2), ce qui vérifie l’invariance d’échelle.
LA TRANSITION MÉTAL-ISOLANT
A DEUX DIMENSIONS
La mise en évidence expérimentale de la transition métal-isolant
consiste à mesurer la façon dont la
résistivité ρ du gaz 2D dépend de sa
température T, pour différentes densités. On voit sur la figure 2 que,
pour des densités n s supérieures à
une certaine valeur critique n c , ρ(T )
est croissante, alors que pour
n s < n c , ρ(T ) est décroissante. On
a donc une transition métal-isolant
pour n s = n c = 0,89 ×1011 cm−2 .
Comme il s’agit d’une transition de
phase induite par une variation de
densité à T ≈ 0, on parle d’une transition de phase quantique, c’est-à-dire
qu’elle concerne l’état fondamental
du système. A la suite de ces premières expériences, plusieurs équipes
dans le monde mirent en évidence
des comportements similaires, dans
d’autres systèmes que les MOSFETs
silicium : gaz 2D de trous aux interfaces AsGa/AsGaAl et Si/SiGe et
gaz 2D d’électrons dans l’AsGa de
très haute pureté. La transition n’est
clairement présente que dans des
systèmes où l’énergie moyenne électrostatique d’une paire électrons
E e−e (l’énergie coulombienne) est
nettement supérieure à l’énergie
cinétique moyenne d’un électron
situé au niveau de Fermi, E F .
Le rapport rs = E e−e /E F entre
ces deux énergies est compris entre
5 et 40 pour les densités critiques.
Pour le cas présenté sur la figure 2
15
Encadré 2
CALCUL DES PROPRIÉTÉS D’UN SYSTÈME DE
QUELQUES ÉLECTRONS DANS UN MILIEU DÉSORDONNÉ
<|I |>
0.06
0.04
exact
0.02
rsF
0.00
0
rsW
Hartree Fock
10
20
30
40
rs
Figure 1 - Amplitude totale moyenne des courants permanents de 4 fermions sans spin placés sur un tore désordonné 6 × 6. Les cercles pleins
sont donnés par la diagonalisation exacte de l’Hamiltonien à 4 corps,
tandis que les losanges résultent de l’approximation Hartree-Fock.
16
100
parametre de cristallisation
<1-γ>
10-1
10-2
<Ji>
Considérons l’état fondamental d’une densité n s de charges e
de masse effective m ∗ dans un milieu de constante diélectrique ε . Quand les charges sont confinées dans un plan,
l’énergie coulombienne est donnée par E e−e =
√
e2 n s /(4π 1/2 ε ), tandis que l’énergie cinétique au niveau de
Fermi est donnée par E F = π 2 n s /m ∗ . A faible densité, le
√
rapport rs = E e−e /E F = m ∗ e2 /(4πε2 πn s ) est grand,
l’énergie électrostatique domine et les charges forment un
cristal de Wigner en l’absence de désordre. A forte densité, rs
est petit, l’énergie cinétique devient prépondérante et les
charges forment un liquide de Fermi.
Des calculs Monte Carlo donnent un seuil de cristallisation
rsW ≈ 37 en dimension deux. Ces mêmes calculs montrent que
la présence d’impuretés stabilise le cristal à des valeurs plus
petites de rs , de l’ordre de rsW ≈ 10, pour lesquelles la transition métal-isolant est typiquement observée. Cela suggère
que la phase isolante pourrait correspondre à un cristal de
Wigner accroché par le désordre.
Des calculs numériques sur des petits systèmes montrent que
l’état fondamental a trois régimes quand le facteur rs augmente. Pour rs < rsF ≈ 3, on a un système de Fermi d’états
localisés par le désordre et perturbés par la répulsion coulombienne. Pour rs > rsW ≈ 10, les charges forment un cristal
de Wigner accroché par le désordre. Curieusement, ces petits
systèmes présentent un régime intermédiaire pour
rsF < rs < rsW .
Pour modéliser ce système électronique, on répartit la densité
n s à la surface d’un tore que l’on plonge dans un champ
magnétique. Les courants permanents induits par le flux
magnétique permettent de caractériser l’état du système. Pour
mener les calculs, on applique un maillage discret sur le tore.
rsW
0.1
1
10-3
10
rs
Figure 2 - Les carrés donnent un paramètre de cristallisation 1 − γ
(échelle de gauche) défini de telle sorte qu’il prend une valeur 1 quand
les charges sont réparties de façon homogène et une valeur zéro quand
les charges forment un cristal. Les cercles pleins donnent l’amplitude
moyenne des courants permanents locaux Ji (échelle de droite) définis
aux sites i du réseau. En-dessous de rsF ≈ 3 (zone bleue, figure 1), les
courants permanents sont orientés au hasard par les impuretés et ils
sont bien décrits dans une approximation où les interactions e – e se
ramènent à un champ moyen (Hartree-Fock). Au-delà de rsW ≈ 10, les
courants permanents diminuent à mesure que le cristal apparaît,
comme cela est montré dans la zone jaune.
Un potentiel aléatoire aux nœuds du maillage permet d’introduire le désordre dû aux impuretés. A rsF, l’approximation de
Hartree-Fock ne décrit plus les courants engendrés par le flux
appliqué (figure 1). En dessous de rsF, les courants sont orientés localement au hasard par les impuretés, alors qu’au-dessus
de rsF, ils s’orientent suivant la direction la plus courte faisant
le tour du flux quel que soit le désordre. A rsW , les courants disparaissent tandis que le cristal apparaît (figure 2).
En dehors du régime de couplage faible (zone coloriée en
bleu dans la figure 1) et du régime de couplage fort (zone
coloriée en jaune dans la figure 2), où la physique est essentiellement comprise, il reste un régime intermédiaire mal compris où la phase métallique apparaît, où les charges sont très
corrélées et où se pose la question de la fusion quantique
d’un cristal accroché par des impuretés. En l’absence d’impuretés, une idée très intéressante relative à la fusion quantique
des solides avait été proposée en 1969 par Andreev et Lifshitz.
Quand rs diminue, des défauts apparaissent spontanément
dans le cristal et se délocalisent en l’absence de désordre. Un
état intermédiaire se forme où coexistent un liquide de défauts
et un cristal dont le nombre de sites devient inférieur au
nombre de charges. L’existence d’une telle phase quantique
intermédiaire pour des électrons à deux dimensions, le rôle
des impuretés et les propriétés de transport associées, sont
autant de problèmes dont la solution pourrait nous éclairer
sur cette mystérieuse phase métallique.
Matériaux de basse dimensionnalité
par exemple, la transition a lieu pour
rs = 12,2. L’énergie E F est proportionnelle à n s (dans un espace fini,
plus il y a de particules, plus il faut
leur attribuer des impulsions élevées
à cause du principe d’exclusion de
Pauli) et E e−e varie comme l’inverse
de la distance entre électrons, en
1/2
n s . Il en résulte que rs augmente
quand la densité diminue. Plus préci1/2
sément, rs ∝ m ∗ /n s , où m ∗ est la
masse effective qui rend compte de
l’effet de l’environnement sur l’électron.
Les systèmes qui présentent clairement la transition sont caractérisés
par une masse effective élevée
(m ∗ > 0,1 m e ), des densités très
faibles (n c de l’ordre de 1010 à
1011 cm−2 ) et un « désordre » réduit.
Ce sont les progrès des techniques
de réalisation de structures semiconductrices qui ont permis d’obtenir
ces deux dernières caractéristiques,
qui n’étaient pas accessibles auparavant. La figure 3 donne rs pour des
systèmes où la transition métalisolant a été observée.
Le fait que la transition métalisolant soit une transition de phase
quantique a été vérifié par l’étude de
certaines invariances d’échelle. La
théorie prédit que près du point critique, les seules échelles de longueur
Figure 3 - Le rapport rs en fonction des porteurs
pour des gaz 2D typiques. Les masses effectives
plus grandes pour les trous dans GaAs (m* =
0.4 me) et SiGe (0.25 me) et les électrons dans Si
(0.2 me) en comparaison avec les électrons dans
GaAs (0.067 me) se traduisent par une valeur de
rs plus grande pour une densité donnée. Les
points ronds indiquent les valeurs de n c rapportées dans la littérature.
et de temps sont la longueur de corrélation ξ et le temps de corrélation
τ, qui caractérisent l’extension spatiale ou temporelle des fluctuations
(quantiques) de grandeurs physiques
comme la résistivité. ξ et τ divergent
à la transition en suivant des lois de
puissance caractérisées par les exposants critiques ν et z : ξ ∝| δn |−ν et
τ ∝ ξ z ∝| δn |−νz , où δn est défini
par δn = (n s − n c )/n c . Près de la
transition, à T = 0, les grandeurs
physiques comme la résistivité ρ ne
dépendent que du rapport entre ξ et
la taille du système. A température
finie, la taille du système doit être
remplacée par une longueur L audessus de laquelle les fluctuations du
système sont statistiques et non plus
quantiques. On montre que L dépend de la température selon la loi :
L ∝ T −1/z. Il en résulte que la résistivité ρ ne doit dépendre que du rapport δn /T 1/zν. L’invariance d’échelle
prédit également que ρ ne dépend
que du rapport δn /E 1/[(z+1)ν] où E
est le champ électrique appliqué le
long du gaz 2D pour mesurer sa
résistance.
Cette invariance d’échelle est bien
vérifiée expérimentalement pour les
MOSFETs silicium, aussi bien en ce
qui concerne la dépendance en
champ électrique qu’en température.
Ainsi, l’insert de la figure 2 montre
que les courbes expérimentales
ρ = ρ(T, n s ) se regroupent sur une
seule courbe à deux branches
(métallique et isolante) lorsque ρ est
présenté en fonction du rapport
| δn | /T 1/zν . L’exposant 1/zν est
extrait des données : il est choisi
pour permettre ce regroupement des
points qui n’est a priori pas possible
s’il n’y a pas invariance d’échelle. A
partir des quantités 1/zν et
1/[(z + 1)ν] ainsi obtenues, on calcule les exposants critiques z et ν.
Pour les MOSFETs silicium, les
résultats indiquent ν = 1,5 ± 0,1 et
z = 0,8 ± 0,1. Il n’existe pas d’estimation théorique de ν, mais certains
calculs de systèmes de particules
interagissant fortement prédisent
z = 1 . Les expériences où E varie
sont très délicates, car le chauffage
du gaz d’électrons par le courant de
mesure peut augmenter sa température. Nous avons montré que dans
SiGe à très basse température, l’invariance d’échelle n’est qu’apparente, car la loi ρ(E) est en fait
principalement une dépendance en T
due à un tel effet.
LE RÔLE DES INTERACTIONS
ENTRE ÉLECTRONS
Le fait que la transition métalisolant ne soit clairement visible que
pour des systèmes de rs élevés suggère que les interactions entre électrons jouent un rôle prépondérant.
Nous avons vu que la prédiction
selon laquelle tout système 2D est
isolant supposait des particules dont
on pouvait négliger l’interaction
résiduelle entre elles. La question de
la pertinence d’une telle hypothèse
se pose donc en premier lieu.
Beaucoup de propriétés des systèmes d’électrons – comme ceux des
métaux usuels par exemple – sont
bien décrites par un modèle de quasiparticules indépendantes, appelé
liquide de Fermi... et dû à Landau.
Son point de départ est que l’interaction coulombienne d’une paire
d’électrons, bien qu’elle fasse intervenir une énergie potentielle importante et qu’elle soit à longue portée,
joue peu car elle est écrantée en raison du déplacement des autres électrons. On décrit alors le système
comme un ensemble de quasi-particules indépendantes qui sont des
états excités du système et sont parfois présentés de façon imagée
comme des électrons entourés d’un
« nuage » de trous.
Les quasi-particules ont beaucoup
de propriétés des électrons : elles
obéissent à la statistique de FermiDirac, ont une masse effective, etc. Et
surtout, leurs interactions sont relativement faibles, et même négligeables
dans beaucoup de problèmes. La validité d’une approche de liquide de
Fermi dépend naturellement de l’im17
18
L’INTERPRÉTATION DU COMPORTEMENT
MÉTALLIQUE NÉCESSITE-T-ELLE
DE NOUVEAUX CONCEPTS ?
L’existence de la transition métalisolant a été remise en cause dans
plusieurs analyses des résultats
expérimentaux. Nous évoquons ici
l’une d’entre elles qui nous semble
importante. Si dans les MOSFETs,
la très forte décroissance de ρ
lorsque la température diminue a été
confirmée jusqu’à des températures
très basses, ce comportement métallique est moins prononcé dans
d’autres matériaux. Ce fait suggère
que les mécanismes usuels de localisation peuvent être masqués aux
températures accessibles expérimentalement, et que la résistance peut
néanmoins tendre vers l’infini à plus
basse température.
Pour examiner cette hypothèse,
considérons le cas d’un gaz 2D de
trous dans SiGe. Supposons que l’on
puisse traiter le système comme un
liquide de Fermi malgré la valeur
élevée de rs . Pour comprendre la
dépendance de la conduction en
fonction de la température, on
remarque que la conductivité est la
somme de trois contributions : la diffusion des quasi-particules sur les
impuretés et défauts, les corrections
de localisation faible qui résultent
des interférences quantiques (encadré 1), et les corrections dues aux
diffusions entre quasi-particules.
Les deux derniers termes donnent
une décroissance de la résistivité
lorsque la température augmente. Ils
ont été déduits de nos expériences en
champ magnétique. Les interférences de la localisation faible sont
détruites par le déphasage induit par
un champ magnétique appliqué per-
(a)
Conductivite (e2/h)
électrons subsisteraient, sans que
pour autant le système garde la rigidité du cristal. Lorsque l’on résoud
complètement le problème d’un petit
nombre de particules sur réseau, on
trouve effectivement qu’entre deux
valeurs de rs de l’ordre de 3 et 10,
une phase intermédiaire apparaît
(encadré 2).
7.6
T= 0.17 K
7.4
7.2
7
exp.
fit
T= 0.94 K
-0.05
0
B (T)
0.05
(b)
Conductivite (e2/h)
portance des interactions, et l’on
s’attend à ce qu’au-delà d’une certaine valeur du paramètre rs , elle ne
soit plus valable.
La transition métal-isolant à deux
dimensions pose donc la question de
la description d’un système d’électrons en interaction coulombienne
forte. On s’attend dans ce cas à une
physique de particules corrélées
entre elles, ce qui représente un problème théorique loin d’être complètement résolu à ce jour. Le cas
extrême est celui du cristal de
Wigner (encadré 2). En 1938,
Wigner montra qu’à densité suffisamment faible, la répulsion coulombienne conduit à la formation
d’un cristal d’électrons, parce que
cela minimise l’énergie potentielle,
alors que l’énergie cinétique qui
résulte du confinement spatial aux
nœuds du réseau reste faible. Le
cristal de Wigner à deux dimensions
a été mis en évidence expérimentalement pour des gaz d’électrons 2D
réalisés à l’interface entre deux semiconducteurs lorsqu’un fort champ
magnétique perpendiculaire au plan,
B⊥ , aide au confinement spatial des
électrons (Images de la Physique
1991). Dans le cas qui nous intéresse, à B⊥ = 0, il est loin d’avoir
été observé de manière indiscutable
dans les semiconducteurs, mais des
calculs prévoient qu’il apparaît
pourvu que rs soit supérieur à une
valeur critique comprise entre 10 et
40, selon que l’environnement est
désordonné ou pas.
Quel est le lien entre le cristal de
Wigner et la transition métalisolant ? Il se pourrait que la phase
isolante observée expérimentalement
soit en fait un cristal de Wigner plus
ou moins déformé par le désordre
(certains parlent plutôt d’un verre...).
Le caractère isolant viendrait de
l’« accrochage » du cristal sur ce
désordre, c’est-à-dire qu’il ne pourrait pas se déplacer parce que ses
électrons sont liés aux défauts du
potentiel de confinement. Quant à la
phase métallique, elle pourrait être
décrite comme résultant de la fonte
du cristal : des corrélations entre
σmes. − δσl.f. − δσint.
7.8
σmes. − δσl.f.
δσimpurete
7.4
σmes.
7
0.1
0.2
0.3
Temperature (K)
Figure 4 - a) La conductivité en fonction du
champ magnétique perpendiculaire pour un gaz
2D de trous dans SiGe, mesurée pour des températures allant de 0,17 K à 0,94 K. Les lignes tiretées sont des ajustements utilisant la théorie de la
localisation faible, qui permettent d’extraire sa
contribution à la conductivité. b) Dépendance en
température de la conductivité pour le même
échantillon. Les losanges (en bleu) donnent la
conductivité mesurée σmes ; les cercles (verts)
σmes − δσ f l , où δσ f l est la contribution de la
localisation faible obtenue à partir de résultats
de la figure 4a. Les carrés (rouges) donnent
σmes − δσ f l − δσint , où δσint est la contribution
de l’interaction électron-électron obtenue à partir des mesures d’effet Hall. La comparaison à la
contribution (théorique) de la diffusion sur les
impuretés δσimpuret é (ligne tiretée noire) montre
un bon accord entre les deux.
pendiculairement au gaz 2D et sont
determinées quantitativement par la
comparaison d’un modèle à nos
résultats (figure 4a). Le champ magnétique produit une tension de Hall
perpendiculaire au courant. Elle est
essentiellement proportionnelle à
l’inverse de la densité des porteurs.
A basse température, on mesure une
faible dépendance en température
proportionnelle à la contribution de
la diffusion entre quasi-particules à
la conductivité.
Si l’on soustrait ces deux termes
de la conductivité expérimentale, le
résultat peut-il être attribué à la diffusion sur les impuretés et défauts ?
La réponse est oui si l’on tient
Matériaux de basse dimensionnalité
compte d’un effet d’écrantage qui
réduit cette diffusion : les porteurs forment un « nuage » autour des impuretés chargées, et leurs interactions
mutuelles renforcent cet écrantage.
L’élargissement de la distribution en
impulsion dû à une augmentation de
température atténue l’efficacité de cet
écrantage, et conduit à une conductivité qui diminue linéairement avec T.
La figure 4b récapitule ces différentes contributions. Cette analyse
montre que la phase métallique n’est
qu’apparente : la localisation faible
est bien présente, et l’augmentation
de ρ avec la température ne serait
due qu’à un effet d’écrantage. Si
l’on ne voit pas ρ diverger lorsque T
tend vers zéro, c’est parce que les
températures atteintes ne sont pas
assez basses (de l’ordre d’un mK).
Cette analyse a été appliquée avec
succès pour certains systèmes SiGe
et AsGa, mais elle échoue pour les
MOSFETs silicium. Il se peut que,
pour une raison encore inconnue, la
phase métallique ne soit présente
que dans certains systèmes et pas
dans d’autres.
ment inférieure à trois. Cette découverte soulève un problème fondamental qui se formule ainsi : quelles
sont les propriétés d’un système de
fermions en interaction coulombienne forte lorsque l’intensité de
l’interaction ne permet plus de ramener le problème au cas de quasiparticules indépendantes ? On s’attend à un accroissement des corrélations entre particules, qui permettrait
l’apparition de nouvelles phases
solides, liquides, voire vitreuses.
Depuis 1994, la transition métal-isolant a fait l’objet d’études expérimentales et théoriques intensives.
Les calculs qui résolvent complètement le problème à N corps pour un
petit nombre de particules montrent
qu’il y a bien un changement important des propriétés du système
autour de rs = 10. Expérimentalement, certaines propriétés ont été
mesurées sans que la nature précise
des deux phases ait été élucidée.
L’existence même de la transition et
de la phase métallique a été remise
en cause. Il reste donc encore beaucoup à faire...
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
POUR EN SAVOIR PLUS
L’observation expérimentale d’une
transition métal-isolant dans certains
systèmes à deux dimensions a remis
en cause le « dogme » selon lequel le
« désordre localise toujours » lorsque
la dimension de l’espace est stricte-
Abrahams (E.), Kravchenko
(S.V.),
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Grützmacher (D.), Gennser
(U.), « Analysis of the metallic
phase of two-dimensional holes in
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Lett. 85, 4357, 2000.
Article proposé par :
Ulf Gennser, tél. 01 42 31 71 77, [email protected]
Denis L’Hote, tél. 01 69 08 30 15, [email protected]
JL Pichard, tél. 01 69 08 72 36, [email protected]
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