54 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé – public : quelles frontières ?”
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qu’il met en scène, mais aussi et sur-
tout sur l’image que la femme souhaite
donner aux autres »
15
. Le maquillage
est une savante mise en scène de soi : à
travers lui, la femme modèle son visage
selon l’image qu’elle souhaite offrir à
voir aux autres. Il se fait préparation
narcissique à l’interaction, identitaire
construction. Le maquillage du comé-
dien ne s’apparente-t-il pas d’ailleurs en
certains points au maquillage féminin ?
Cette dernière n’est-elle pas une actrice
sociale qui chaque jour en sa loge s’ins-
talle, endossant face au miroir le visage
du personnage qu’elle s’est lentement
créé et que quotidiennement elle remet au
monde ? « Cependant commence l’heure
du maquillage. En apparence, un geste
technique, une habileté ? Pas du tout.
C’est déjà l’épreuve. Tous les jours, les
comédiens vont d’abord s’effaçant dans
le miroir, se déconnaissant, se défaisant.
On ne doit plus se reconnaître. Cela
prend beaucoup de temps. Enfin, on n’est
plus là, et maintenant, dans la nuit de
l’imagination, on cherche le visage de
l’autre. Une heure, une heure et demie,
l’on nage dans cette nuit amniotique,
cherchant à amener à la lumière le nou-
veau-né, créant lentement le visage de
Toi. […] Il y a des maquillages ratés. […]
Qu’est-ce qu’un maquillage raté ? C’est
le dépouillement de soi qui n’a pas été
fait. “Moi”, dit encore le visage fardé.
Car il y a quelqu’un dans le comédien qui
refuse de s’en aller […]. Et le maquillage
réussi ? Il n’est plus. Le maquillage a dis-
paru. Un visage s’est formé sur l’ancien
visage. Le comédien est devenu quel-
qu’un. […] Alors le comédien peut être
fier de l’enfant qu’il a mis au monde et
qu’il est. Il sourit doucement pour saluer
l’apparition du nouveau-venu »
16
. De
l’univers théâtral à l’univers social, il n’y
a qu’un pas. À la manière du comédien,
le maquillage ordinaire raté alors est
conté par les enquêtées comme un déca-
lage entre la représentation imaginaire du
visage et sa triste réalité. L’artifice ne leur
offre pas cet autre visage vers lequel elles
tendaient mais leur renvoie une image
déformée, bien éloignée de cette perfec-
tion en l’esprit esquissé. Malgré l’apprêt,
l’on continue à avoir « une sale gueule »,
l’on « ne se plaît pas » : il n’est rien à
faire, le fard ne parvient à avoir raison
de ce visage déplaisant que l’on aimerait
aujourd’hui plus que jamais effacer. Il
y a déception dès que les modifications
cosmétiques ne renforcent pas l’identité
mentalement construite. Le maquillage
réussi, quant à lui, est évoqué par les
femmes interrogées comme l’élaboration
d’un visage parfait, ressemblant au visage
désiré : il glisse l’être paré dans la peau
de son double idéalisé, sans décalage ni
délai. Et alors, dans le reflet, tout sim-
plement l’on se plaît : rien dans la réalité
du visage ne vient entacher ce à quoi en
l’imaginaire l’on aspirait.
Au fil de l’existence, malgré d’im-
mobiles apparences, le maquillage ne
cesse de recouvrir de nouveaux sens. À
l’aube de la vie, il s’élabore lentement
jusqu’à devenir mise en scène d’une
féminité naissante. Mais au soir de la
vie, il devient restauration de soi et de la
jeunesse enfuie.
À l’adolescence, nombreuses sont
celles qui entreprennent de se maquiller
pour approcher les emblèmes féminins
et leur ressembler, trichant avec l’âge par
l’artifice du maquillage. Instrument de la
femme-enfant, il est ce masque derrière
lequel se cache un visage encore enfantin
qui se laisse entrevoir sous des traits plus
féminins. La transition de l’adolescence
à la féminité peut se servir du maquillage
mais rarement elle est aisée ou spontanée :
« Je me maquillais en cachette de mes
parents, parce que je le faisais le temps
de l’internat, de la semaine. Le diman-
che, je ne me maquillais pas à la maison,
mes parents n’en savaient rien » (Joëlle).
À l’internat, le maquillage souligne la
rupture familiale, l’indépendance, le che-
minement vers la féminité ; de retour au
foyer parental, le démaquillage ramène
l’adolescente, lui restituant son visage
naturel. Deux faces alors s’affrontent, qui
disent les ambiguïtés de l’adolescence,
le déchirement entre enfance et monde
adulte.
Au-delà de la mise en scène d’une
féminité encore en construction, le
maquillage peut agir comme une res-
tauration du visage : pour les plus âgées
parmi les femmes interrogées, il permet
d’effacer ces rides que les années douce-
ment ont creusées. Le maquillage devient
extériorisation d’une crainte grandissante
des sociétés occidentales : les hommes,
apeurés devant la mort, rejettent toute
trace de vieillissement
17
. Le visage est
livré à un impératif de jeunesse auquel il
parvient par l’intermédiaire du maquilla-
ge, devenu instrument d’effacement de
l’empreinte temporelle. Les produits cos-
métiques symbolisent cette lutte contre
le vieillissement « soit par effacement
pur et simple des signes de la décré-
pitude, soit par tendance à remplacer,
dès la jeunesse, le visage, futur jouet du
flétrissement, par une espèce de masque
fixe et séparé du temps, attirant comme
la plus gracieuse de toutes les statues,
mais intangible comme une idole »
18
.
Au fil de l’existence, le maquillage peu à
peu devient préservation de l’apparence.
La vieillesse qui se laisse voir effraye
quiconque l’observe car elle est le reflet
de son propre devenir, de son visage dans
l’avenir.
Le maquillage est cet enduit destiné à
restaurer le visage perdu de la jeunesse ; il
« étale son eau de jouvence sur le visage,
il manipule le temps et la chair »
19
. Il
consiste en une mise en scène cosméti-
que par laquelle enfin la femme renaît et
se reconnaît sous des traits rafraîchis et
renouvelés : le visage fané doit s’effacer
pour laisser paraître le visage d’autre-
fois.
20
.
Machine à remonter le temps, le
maquillage recueille dans le passé le
visage antérieur pour le reconstituer
dans le présent, pour modeler le visage
d’aujourd’hui sur le souvenir de son
double juvénile. Il rend à la femme l’il-
lusion de sa jeunesse : « Peut-être qu’on
essaye de retrouver le physique de ses
20 ans, d’utiliser le maquillage pour
effacer les traces du temps » (Marlène),
« pour essayer de retrouver la jeunesse
qu’on n’a plus » (Mireille). Le maquilla-
ge donne les moyens, aussi illusoires
soient-ils, de restaurer les traits abîmés :
il est dissimulation, restauration ; il est ce
masque qui cache le visage vieillissant
tant redouté, tant rejeté. « Et sans doute
le maquillage est-il toujours une restau-
ration de l’image de soi accomplie dans
l’imaginaire »
21
.
Du visage intime
au visage social ? ■
« La face est physique, donc per-
sonnelle, et pourtant elle est parfois
maquillée, parée, esclave de la mode. Elle
est publique mais également profondé-
ment privée et intime »
22
. Le maquillage
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