L`idéologie du territoire en géographie : incursions féminines dans

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les travaux de géographes anglophones comme Liz Bondi et Mona Domosh, quels sont les
L’idéologie du territoire en géographie : incursions féminines dans
une discipline masculiniste
Claire Hancock
présupposés criticables sur lesquels repose sa réflexion. Je soulignerai ensuite un certain
nombre de traits de la pratique géographique contemporaine qui me semblent relever d’un
biais masculiniste4, et j’essaierai de montrer pourquoi la notion même de territoire me paraît
suspecte de ce point de vue.
maîtresse de conférences en géographie, université Paris-XII-Val-de-Marne
groupe de recherche ATIR (Acteurs Territoires Identités Représentations)
une « géographie au féminin » ?
La présence des femmes en géographie est-elle une anomalie ? La sagesse populaire, diffusée
Le fait de s’intéresser à la présence (numérique) des femmes dans une profession donnée
par de nombreuses publications de vulgarisation, atteste du fait que « les femmes ne savent
reflète des préoccupations qui ont pu être celles du féminisme « libéral » (Bondi-Domosh),
pas lire les cartes », que leurs « aptitudes spatiales » sont bien moins développées,
qui conçoit la sous-représentation ou l’absence des femmes des sphères du pouvoir (ou, en
naturellement, que celles des hommes1. Sûrement, alors, ces femmes qui insistent pour faire
l’occurrence, du savoir) comme étant le problème principal dans l’inégalité des sexes. Cette
de la géographie vont contre la nature, s’aventurent dans un domaine que biologiquement
façon de voir ignore de ce fait l’ensemble des pesanteurs sociales qui font que la parité en
elles ne sont pas équipées pour aborder ? Il me semble plutôt que c’est la construction même
droit reste souvent théorique si les schémas culturels dominants font des positions de
de ses méthodes et concepts-clé qui fait de la géographie un « territoire » masculin dans
pouvoir et d’autorité des attributs spécifiquement masculins, que les femmes, par auto-
lequel les femmes peinent à se faire une place.
censure, parce qu’elles sont éduquées d’une certaine façon, ne brigueront pas, ou brigueront
Je partirai ici d’une note récente de Numa Broc dans cette institution de la géographie
en nombre bien moins élevé que les hommes. Dans les termes de Bondi et Domosh, cette
française que sont les Annales de Géographie2. Cette note intitulée « Géographie au féminin :
position revient à ignorer la façon dont pouvoir et autorité sont construits socialement, sur
les premières collaboratrices des Annales de Géographie (1919-1939) » n’a en apparence rien
des bases essentiellement masculines.
que de très descriptif, il s’agit d’une histoire de la percée progressive des femmes dans la
Décrire la lente arrivée des femmes dans la géographie française sans soulever la question
géographie française dans l’Entre-deux-guerres, d’un constat très neutre de leur faible
des pesanteurs, des réticences qu’elles ont pu rencontrer, c’est donc occulter un aspect
représentation dans la publication étudiée ; mais elle se termine par une question très
essentiel, et laisser à penser que leur absence ne relevait que d’un hasard malheureux. En
rhétorique : « On pourrait enfin se demander s’il existe une façon féminine de faire de la
outre, présenter l’accès de la première femme (Jacqueline Beaujeu-Garnier) à un poste
géographie ». A quoi l’auteur répond : « Un examen assez attentif des textes, nous a montré
d’assistante à la Sorbonne en 1942 comme la fin du « dernier verrou », comme le fait N. Broc,
que les géographes françaises se sont parfaitement coulées dans le moule vidalien, et l’on
relève d’un optimiste démesuré. L’édition 2002 du Répertoire des géographes français comporte
chercherait en vain chez elles une manière spécifique de choisir des sujets et de traiter les
moins d’un tiers de notices de femmes (31,3%)5, et nul doute que les données concernant les
problèmes géographiques »3.
professeurs d’université ou les directeurs de recherche reflèteraient une présence encore bien
Je ne doute pas un seul instant que l’auteur de la note, en s’intéressant à la présence des
moindre.
femmes en géographie, ait voulu faire œuvre utile. Je voudrais montrer, en m’appuyant sur
Suivant Michèle Le Dœuff et Gillian Rose (1993, p.4) , je définirai comme « masculiniste » un travail
qui « tout en se prétendant exhaustif, omet l’existence des femmes et ne s’occupe que de la position
des hommes ».
5 Le Répertoire des géographes français 2002, édité par l’UMR 8586 du CNRS (PRODIG, Pôle de
Recherche pour l’Organisation et la Diffusion de l’Information Géographique) recense les géographes
enseignants-chercheurs dans le supérieur, chercheurs, enseignants du secondaire ou des
professionnels qui pratiquent la recherche ou des activités d’animation scientifique en géographie.
4
1
Voir par exemple A. et B. Pease, 2001, ou l’analyse plus scientifique de Eleanor MacCoby et
Carol Jacklin, 1986.
Revue qui, en ce début 2002, réalise l’exploit de ne toujours compter aucune femme ni dans son
comité de rédaction, ni parmi ses correspondants étrangers.
2
3
Annales de Géographie n°618, 2001, p. 180.
Le deuxième point a trait à la pratique scientifique que pouvaient avoir des femmes dans la
période de l’entre-deux-guerres : il ressort clairement de témoignages comme celui de
On peut considérer cependant que ces constructions sociales du masculin et du féminin ont
Simone de Beauvoir6 qu’une femme, si elle voulait avoir la moindre chance de se voir
été mises en œuvre, de façon inconsciente, dans la conception de la discipline géographique.
reconnaître sur le plan scientifique, n’avait d’autre choix que de se « couler » très
Dans le couple mythique de la géographie, l’Homme et la Terre, l’Homme en question n’est
scrupuleusement dans les moules de sa discipline, et ce avec une rigueur bien plus absolue
certes pas l’être humain quel qu’il soit, mais bien son avatar masculin ; l’élément féminin
que ses collègues masculins — parce qu’une femme serait suspecte, de par son sexe, de
n’est nullement absent de ce couple, puisque la Terre, féconde et passive, attendant d’être
frivolité, de légèreté, de manque d’application, et toutes les autres infériorités que les
connue, conquise et fécondée, se voit dotée de toutes les qualités symboliquement associées à
autorités auraient trouvé bon de lui prêter. Comme l’écrivent Bondi et Domosh, parce que le
la féminité. La construction des lieux comme allégories féminines (Marianne, ou les statues
sujet géographique est implicitement masculin, les femmes ne peuvent prendre la parole et
de femmes nues représentant les villes de France sur les gares…) est caractéristique de cette
se faire entendre en géographie qu’en reniant ce qui fait leur différence d’avec les hommes.
pensée : la mère-patrie, la nation, sont représentées comme des corps féminins que les
Tenir un discours différent reviendrait à s’exclure du domaine scientifique, travailler sur des
hommes ont pour tâche de préserver dans leur pureté, inviolées7.
objets non validés et par des méthodes non conventionnelles exposerait à l’isolement et à la
Le sujet de la connaissance en géographie doit se doter de qualités dont se prévaut le sujet
non-reconnaissance. S’étonner de la conformité, voire du conformisme des femmes, c’est
masculin, en s’identifiant comme regard désincarné, distancié, seul capable d’objectivité
ignorer la contrainte, souvent inconsciente, qu’elles ont pu ou peuvent subir, au même titre
scientifique (par opposition aux défauts associés au féminin, corporel, émotionnel, subjectif)8.
d’ailleurs que d’autres originalités.
Cette construction du sujet rationnel des Lumières a pris un visage particulier en géographie,
Faut-il d’ailleurs nécessairement supposer qu’il y aurait une originalité féminine à exprimer
qui s’est donné pour tâche la description exhaustive du monde d’une façon qui l’a rendue
en l’absence d’une telle contrainte ? En fait, comme le soulignent Bondi et Domosh, un
complice de l’européocentrisme et du colonialisme : la géographie, science de la conquête et
féminisme « radical » a pu prétendre qu’existaient deux types de savoir, l’un masculin,
de l’appropriation de l’espace, était marquée dans sa conception même par un biais sexué.
l’autre féminin : il s’agissait d’affirmer que la pensée masculine, qui s’était arrogé
Les sociétés de géographie refusent longtemps de reconnaître qu’un récit de voyage écrit par
l’exclusivité du statut de sujet rationnel, n’était qu’une des modalités possibles de la pensée.
une femme puisse avoir valeur de contribution scientifique et ne les admettent pas comme
Or il semble qu’on ne peut guère souscrire à cette idée d’un type de savoir féminin
membres9. La découverte et la domestication de « terres vierges » se raconte sur un mode
spécifique, qu’on pourrait opposer au savoir masculin, parce qu’elle postule que la division
héroïque, qui met en valeur non seulement l’avancée de la « civilisation » dans une nature
homme/femme est primordiale et fondamentale et aussi parce qu’elle renvoie, de façon
sauvage féminisée, mais aussi le plaisir viril de la pénétration et de la possession10.
inquiétante, à la construction de l’« éternel féminin », ces idiosyncrasies féminines qui ne
Ce qui est frappant en géographie, c’est la façon dont les pratiques et discours des chercheurs
peuvent manquer d’affecter leur façon de penser. Comme le rappellent Bondi et Domosh, la
actuels tardent à se défaire de la fiction du sujet objectif, tendent même dans certains cas à se
psychanalyse a bien montré que la division masculin/féminin, sur le plan psychique, n’a rien
crisper sur elle ; le géographe persiste à se présenter comme pur esprit et pur regard, alors
de si primordial ; abondant dans ce sens, Valentine souligne que la catégorisation biologique
même que d’autres disciplines des sciences humaines reconnaissent la part de la positionalité
par sexes, outre qu’elle relève pour une part de l’arbitraire, n’a pas de lien nécessaire avec le
dans la constitution des savoirs. Non seulement la dimension physique du sujet géographe
« genre » et les constructions sociales masculin/féminin (qu’on peut dater historiquement
est généralement occultée, mais il ne prendra guère la peine de dire qui il est et d’où il parle :
dans la culture occidentale).
Voir Nast, 1998, p. 195.
Voir Bondi et Domosh, 1992.
9 Rose, 1993, p. 9.
10 Voir par exemple Peter Jackson, 1989, rendant compte des travaux de d’A. Kolodny (p. 109) : « …
the New World was consistently envisaged as a source of male gratification, a virgin land to be tamed
if not wilfully violated by the forces of male aggression. »
7
le paradoxe du géographe : entre mise à distance et implication
6
Voir par exemple Le Deuxième Sexe, 1949, ou les Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958.
8
il peut paraître paradoxal que le géographe n’intègre pas cette interrogation sur la
position/la localisation du lieu de production du
savoir11.
se soucient d’élaboration théorique ou flirtent dangereusement avec les sciences sociales. Ce
que je voudrais montrer maintenant, c’est qu’y compris parmi ceux des géographes qui
La discipline cultive un certain nombre de techniques de mise à distance de ses objets,
défendent l’idée que la géographie décrit des espaces « perçus » ou « vécus », et non
destinées à nier l’implication personnelle, tout en plaçant le chercheur dans la position
seulement les espaces abstraits de la carte et de l’image satellitaire, le biais masculiniste
conventionnelle d’un Dieu omniscient et détaché : la carte est bien sûr un des plus
existe également.
traditionnels outils dont dispose le géographe pour distancier et normer son propos sur
l’espace, l’utilisation de l’image fixe ou mobile (photo aérienne, panorama, film
masculinisme de la géographie humaniste
documentaire…) en est un autre. L’arsenal s’est enrichi avec la diffusion en géographie des
analyses quantitatives et de la modélisation, et on peut voir dans les SIG (Systèmes
d’Information
Géographique),
leur
utilisation
d’images
satellitaires,
et
le
grand
enthousiasme qu’ils suscitent, le dernier avatar de ce positivisme anachronique.
On peut se demander dans quelle mesure de telles techniques sont nécessaires au géographe
afin de se défendre des effets déstabilisants pour sa subjectivité de la pratique de la
discipline. En effet, l’envers de toutes ces techniques de mise à distance (de mise à l’abri du
sujet), c’est l’implication personnelle du chercheur, souvent piégé par l’inévitable
« immersion » dans ce qu’on appelle son « terrain »12. Alors que le géographe est souvent
« nomade », pris entre deux univers de références contradictoires, au lieu d’utiliser cette
position d’entre-deux , il va prétendre, à son retour, n’avoir pas été modifié par l’expérience
qu’il a faite d’un « ailleurs ». Paradoxalement, pour une discipline qui dispose de tant de
méthodes de mise à distance, un des modes de légitimation du discours en géographie, c’est
d’être parti loin, s’être mis en danger (parfois physiquement), s’être confronté à l’ « Autre » :
comme le souligne F. Driver, le savoir géographique est constitué par le biais d’une
En fait, mon analyse de la géographie française rejoint celle que propose Gillian Rose de la
géographie de langue anglaise : pour elle, les hétérosexuels blancs de classe moyenne
qu’attire la géographie projettent sur leur objet tout ce qu’ils nient chez eux, ce qui relève du
physique, de l’émotionnel, de la passivité et de l’irrationnel. Affirmer la neutralité de son
regard, c’est se nier comme sujet sexué, et à la fois construire un « Autre » féminin auquel on
s’abstient de faire référence tout en prétendant produire une science universelle : ce point de
vue est celui de la géographie de l’espace (et renvoie à ce que Gillian Rose appelle
« masculinité social-scientifique »).
Il existe une autre modalité masculiniste, que Gillian Rose qualifie de « masculinité
esthétique » qui privilégie l’expérience sensible du géographe, et féminise l’objet de cette
expérience (la nature, la terre, mais aussi le lieu, le territoire). Dans les géographies de langue
anglaise, c’est le lieu, « place », qui fait l’objet de cette idéalisation et de cette « extase
connaissante » du sujet masculin15. On peut en trouver un parallèle français dans le texte
classique d’Eric Dardel, L’homme et la terre. Nature de la réalité géographique, paru en 1952 :
implication physique13. Le « terrain » lointain joue un rôle de validation scientifique, et
comme en Nouvelle-Zélande14, le travail empirique est masculinisé, la théorie féminisée :
tout se passe comme si c’était par la confrontation au féminin de la « nature » ou de
l’ « ailleurs » bruts, offerts à ses instruments de connaissance, que le géographe se valide
comme pleinement masculin.
Dernier point qui évoque pour moi une crispation sur un territoire disciplinaire, la façon
dont certains géographes défendent jalousement ses limites disciplinaires ; le couperet « ce
L’homme cherche la Terre, il l’attend et l’appelle de tout son être. Avant même de l’avoir
rencontrée, il va au-devant d’elle et la reconnaît.(…) Ce que l’homme cherche ainsi dans la
Terre, c’est un « visage », un certain accueil. C’est pourquoi il exprime sa déception
quand elle ne lui tend que la pure objectivité d’un existant brut. (p. 60)
Dans sa conduite et dans sa vie quotidienne, dans une sagesse laconique toute chargée
d’expériences, l’Homme manifeste qu’il croit à la Terre, qu’il se confie en elle ; qu’il
compte absolument sur elle. C’est là, dans son horizon concret, qu’une adhérence
presque corporelle lui assure son équilibre, sa norme, son repos. (p. 128)
n’est pas de la géographie » tombe avec une grande facilité sur ceux dont les travaux ne se
conforment pas au modèle empirique/technicien, adoptent des méthodes plus qualitatives,
Voir Christine Chivallon, 2001.
Voir le chapitre d’Anne Volvey, 2000.
13 Felix Driver, 2000.
14 Berg, 1994.
11
12
15 « Place is the feminized Other, idealized as Woman, and discussed as lost mother – place is
mysterious, unknowable, feminine » : Richard Peet, 1999, rendant compte des travaux de Gillian Rose,
p. 286.
Au-delà de l’anthropomorphisme, c’est bien une relation érotisée, la relation d’un sujet
la territorialisation est un « corrélat de longue durée de la sexuation » ; il postule cependant
masculin à une terre féminisée, qui prend même une figure maternelle, qui se fait jour ; pour
une « identité de réactions fondamentales, chez l’homme et chez la femme, face au
ces géographes œdipaux, la terre est une femme qu’on habite.
territoire », une identité également des « expériences de relation aux paysages », sans étayer
La construction de la notion de « territoire » offre un parallèle de la construction du « lieu »
un tel postulat, qui paraît criticable19. Je ne dispose que de bribes d’éléments de réflexion là-
par les géographes humanistes anglophones : c’est le terme qu’on utilise pour parler
dessus, comme par exemple l’étude empirique d’une anthropologue de Toulouse qui montre
d’espaces appropriés symboliquement et matériellement, investis de sens par les sociétés qui
la propension des hommes à s’enraciner dans le lieu, alors que les femmes préservent la
les habitent et s’y identifient. On n’est plus ici face à l’espace abstrait des sigologues, il s’agit
mémoire des personnes plus que des lieux ; elle conclut : « Les hommes, ce n’est plus à
d’une approche qui valorise l’expérience individuelle et sociale de l’espace ; mais les
démontrer, se veulent les garants zélés de l’attache au sol. Reste à vérifier si la mémoire
expériences à partir desquelles elle se construit sont, me semble-t-il, des expériences
déclinée au féminin est compatible ou pas avec le principe de l’enracinement. Sa perméabilité
exclusivement masculines. J’en prendrai pour exemple l’ouvrage de Guy Di Méo, Géographie
à l’oubli nous donne a priori toute licence pour répondre par la négative »20.
sociale et territoires (Nathan, 1998) : la quatrième de couverture annonce clairement le propos,
Il me semble également que ce n’est pas un hasard si Rosi Braidotti place la figure du
« vécu tout autant que produit, le territoire traduit (…) le lien primordial de l’Homme et de
nomadisme au cœur de sa réflexion sur le féminisme contemporain21. Cette réflexion sur les
la Terre ». Cet « Homme » doté d’une majuscule est-il, en 1998, moins masculin et plus
identités féminines réunit en tout cas suffisamment d’indices concordants pour s’inscrire en
inclusif de l’ensemble du genre humain que ses prédécesseurs en géographie ? Nullement,
faux contre la proposition universalisante de Di Méo, « nous retenons pour principe qu’il
puisqu’il n’est pas fait une référence aux possibles différences de genre dans les relations au
n’existe pas d’individu ou de groupe social, à l’un quelconque des âges de l’humanité, qui
territoire ; si le travail de Doreen Massey est brièvement cité (p.6), la préoccupation du genre
n’ait (sic) échappé, dans la logique même de son procès vital, au principe de territorialisation
qu’elle associe, dans son travail, à celle de l’expérience du lieu n’est jamais
évoquée16.
Il me semble que la construction de la notion de territoire que propose Guy Di Méo,
tel que nous allons l’aborder dans cet ouvrage » (p. 12). Est-ce qu’une telle proposition ne
reviendrait pas à faire du « territoire » un nouveau méta-récit de la géographie ?
prétendûment asexuée, universelle, reproduit le biais masculiniste de la discipline, comme
beaucoup des travaux se référant à la phénoménologie. On peut s’étonner que le recours
qu’il fait à l’éthologie (la territorialisation animale) ne lui ait pas inspiré de se poser la
Je l’ai dit, il n’y a sans doute pas de façon « féminine » de faire de la géographie qu’on puisse
question de la différence de comportement entre mâles et femelles d’une même espèce17. On
opposer à une façon « masculine ». Il y a cependant une construction masculiniste du sujet
se trouve ici face à un cas de ce que J.-L. Piveteau appelle la bibliographie « en creux » sur la
de la connaissance en géographie que tous les praticiens de la discipline, hommes ou
dimension sexuée de la territorialité, ces « textes de géographie sociale dont on attendrait
femmes, gagneraient sans doute à interroger. Si je devais proposer quelques pistes
qu’ils abordent le sujet et qui n’en soufflent mot
»18.
permettant à la géographie de dépasser ce biais masculiniste, je suggèrerais d’abord qu’on
Face à de tels exemples, on est amené à se demander si la notion même de territoire n’est pas
renonce à la fiction selon laquelle la géographie se préoccupe des relations entre « l’Homme
intrinsèquement masculine, et si les relations aux lieux décrites par la géographie humaniste
et son Milieu » ou « l’Homme et la Terre » — qu’on renonce à toutes ces majuscules
ne dérivent pas de préoccupations propres au sexe masculin. J.-L. Piveteau a montré en quoi
objectivantes qui symbolisent bien les travers universalisants de la géographie, depuis ses
productions les plus classiques jusqu’à ses flirts récents avec la philosophie et la
16 En outre, les travaux de Jacqueline Coutras, qui a été une des premières et reste l’une des seules
géographes françaises à placer la question du genre au centre de sa réflexion (voir par exemple 1996)
ne sont jamais cités et ne figurent pas en bibliographie, alors même que le chapitre de G. Di Méo sur
« les fondements humains de la territorialité », et particulièrement sur « la maison », aurait pu s’en
enrichir considérablement.
17 Le manuel de Gill Valentine, Social Geographies (2001), offre un contraste frappant avec celui de Di
Méo.
18 Jean-Luc Piveteau, 1996, p. 70.
Jean-Luc Piveteau, 1996.
Sylvie Sagnes, 2000, p. 160.
21 Rosi Braidotti, 1994, « As far back as 1938 Virginia Woolf was raising the issue : « As a woman I
have no country, as a woman I want no country, as a woman my country is the whole world ». The
identification of female identity with a sort of planetary exile has since become a topos of feminist
studies » (p. 21).
19
20
phénoménologie. Je demanderais un examen de conscience honnête à tous ceux qui utilisent
CHIVALLON, Christine, « Les géographies féministes. Un plaidoyer convaincant pour la
les notions de « paysage » ou de « territoire », qui les amènerait à préciser leur position et
constitution de connaissances ‘situées’ », pp. 57-62 in J.-F. STASZAK (dir), Géographies anglo-
leur rôle personnel dans la construction de ces notions : parce que le géographe appartient à
saxonnes. Tendances contemporaines. Belin, 2001.
la catégories des « experts » investis d’une certaine autorité, il ne peut ignorer le fait qu’il
COUTRAS, Jacqueline, Crise urbaine et espaces sexués. Armand Colin, 1996.
contribue à faire exister ce qu’il décrit. La géographie la plus intéressante qui se pratique à
DARDEL, Eric, L’homme et la terre. Nature de la réalité géographique. PUF, 1952.
l’heure actuelle, à mon sens, celle qui réussit à communiquer avec les autres sciences
DI MEO, Guy, Géographie sociale et territoires. Nathan, 1998.
humaines et sociales, est celle qui reconnaît comme son objet les relations sociales, les enjeux
DRIVER, Felix, « Fieldwork in geography », pp. 267-268 in Transactions of the Institute of British
de pouvoir, d’identité, tout en gardant comme entrée principale dans ces questions les
Geographers, vol. 25, n°3, 2000.
traductions spatiales des processus.
JACKSON, Peter, Maps of Meaning. Londres, Routledge, 1989.
MACCOBY, Eleanor, Carol JACKLIN, « La psychologie des différences de sexe », pp. 117-143 in
Note : je tiens à remercier ceux de mes collègues qui m’ont fait part de leurs remarques sur
M.-C. HURTIG et M.-F. PICHEVIN, La différence des sexes. Tierce, 1986.
une version précédente de ce texte, notamment E. Jaurand, G. Palsky et A. Volvey, les
MASSEY, Doreen, Space, Place and Gender. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994.
organisateurs et participants du colloque qui ont manifesté leur intérêt, notamment V.
NAST, Heidi, « Unsexy Geographies », pp. 191-206 in Gender, Place and Culture, vol. 5, n°2,
Veschambre, et enfin J. L. Piveteau qui a eu la gentillesse d’accepter d’échanger des idées
1998.
avec moi sur ces questions.
PEASE, Allan et Barbara, Why men don’t listen and women can’t read maps, Orion, 2001.
PEET, Richard, Modern Geographical Thought. Oxford, Blackwell, 1998.
PIVETEAU, Jean-Luc, « Notre territorialité n’est-elle pas essentiellement masculine ? », pp. 69-
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français par D. Ganderton, in J. F. STASZAK (ss dir.), Géographies anglo-saxonnes. Tendances
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