
Les paysans vus par James Scott:
éthique de la subsistance, dépendance
personnelle et micropolitique
des résistances au village
Si Thompson, historien de la classe
ouvrière, traite des acheteurs/consommateurs
de grain et de pain, en particulier en milieu
urbain, Scott (1976) se concentre sur les pro-
ducteurs (Adas 1980). Avec d’autres (Wolf
1969), il travaille sur le monde paysan dans les
sociétés colonisées ou anciennement colonisées
(dans cet ouvrage Scott traite de la Birmanie et
du Vietnam). Issues de l’anthropologie écono-
mique telle que l’a pratiquée Raymond Firth
(1967), ses réflexions s’inscrivent dans un débat
très actif sur les économies paysannes de sub-
sistance. Scott entend comprendre certaines
des grandes révoltes paysannes qui se sont pro-
duites en Asie du Sud-Est pendant la dépres-
sion des années 1930, en saisissant l’économie
morale des paysans: «leur conception de la jus-
tice économique et leur définition opératoire
de l’exploitation – ce qui est tolérable ou intolé-
rable en matière de prélèvement sur leur pro-
duction» (p. 3). Cette économie morale est
pour lui généralisable à d’autres sociétés pay-
sannes, et permet de mieux comprendre les
«racines normatives des conceptions politiques
paysannes», et la façon dont les transforma-
tions économiques et politiques de l’époque
coloniale ont remis en cause les conceptions
paysannes de l’équité sociale, aboutissant à ce
qu’une «classe à “faible caractère de classe” en
venait à fournir, bien plus souvent que le pro-
létariat, les troupes de choc de la rébellion et de
la révolution» (p. 4).
Comme chez Thompson, «économie
morale» renvoie à une conception de l’échange
entre peuple et élites, appuyée sur des normes
de réciprocité et de droit à la subsistance ins-
crites dans les routines quotidiennes. La notion
d’éthique de subsistance est centrale chez
Scott, et désigne des comportements marqués
par une prudence absolue liée à l’impératif de
survie, et supposant des arrangements sociaux
et techniques qui évitent le risque (modes de
culture plus sûrs que d’autres…). En découle
une conception du juste: le dirigeant légitime
ne l’est pas selon sa richesse ou sa frugalité,
mais selon qu’il comprend ou pas les besoins
des paysans et leur laisse assez pour vivre. Mais
solliciter ce que le riche patron présente
comme une faveur, même si l’on considère que
c’est un droit, c’est encourager publiquement la
légitimation à laquelle l’on fait stratégiquement
appel (Scott 1976, p. 204). La lutte de sens
prend place presque entièrement dans le cadre
normatif du vieux système agraire. Scott ana-
lyse ainsi la subsistance qui se fait au prix de la
dépendance, et la certitude pour les riches que
des pauvres abandonnés sont dangereux. Il
traite moins de l’émeute en tant que telle que
de la menace potentielle que constituent les
pauvres (par la foule et la rumeur, jeu sur la
réputation des riches et moyen d’affirmer et de
prouver qu’ils violent des normes). Ces micro-
conflits sont la condition de mobilisations plus
étendues.
L’approche de Scott est plus structurale
et moins historienne que celle de Thompson:
à la limite, toute situation de subsistance de
par le monde produit son éthique de la sub-
sistance, ce qui ne dit rien de sa traduction
concrète, au point que l’on peut reprocher à
Scott de prendre insuffisamment en compte
les déclinaisons locales et… morales de son
économie morale. Scott a d’ailleurs failli ne
pas utiliser cette notion qui n’a ni organisé ni
orienté sa démarche de recherche : son
ouvrage s’intitulait à l’origine The Political
Economy of the Subsistence Ethic: Peasant
Rebellions in Southeast Asia1. C’est alors qu’il
révisait une première mouture de son ouvrage
en 1973-1974 qu’il découvrit l’article de
Thompson et modifia son titre (Scott 2000).
Comme Thompson, qui avait collaboré avec
ce dernier, une de ses références était alors le
travail de Richard Cobb (1970) sur les
émeutes à Paris et les «subsistances».
Johanna Siméant « Économie morale » et protestation – détours africains
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POINT-CRITIQUE
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