Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre Benoît CHERRÉ1 Résumé Dans le domaine de la gestion, l’incertain, l’ambigüe ou le non conventionnel sont souvent source de tension entre les valeurs du cadre et celles de l’organisation. En éthique, deux courants de la philosophie morale sont souvent évoqués comme guide à la décision éthique, nous ouvrons le champ de l’éthique des affaires à une troisième : la perspective existentialiste sartrienne. L’apport de cette dernière offre un cadre conceptuel de réflexion sur le processus – notamment sur la position ontologique - et non sur l’étude des finalités ou les règles morales. Nous présentons l’éthique sartrienne et nous en décrivons ses éléments constitutifs (Sartre, 1963 et 1983a). Un modèle de processus de prise de décision éthique est ensuite proposé où sont priorisées les relations de « bienveillances réciproques » entre Soi et l’Autre (Salzman, 2000). Les apports théoriques potentiels de ce modèle sont finalement discutés et nous concluons que l’éthique sartrienne est une approche humaniste puisqu’elle place l’être humain au centre de ses préoccupations Mots clés : Processus de décision éthique, Sartre, Soi et les Autres, Humanisme, Modèle conceptuel. Abstract In the world of business, uncertainty or ambiguity are often sources of tension between the manager’s values and those of the company. In business ethics, two mains perspectives of moral philosophy are frequently used as guide for the ethical decision, but we are considering a third one : sartrian existentialism perspective. This view can offer a new way of thinking by including the notion of ontological position and by not focusing only on ends or on moral rules to decide. We expose each elements of Sartre ethical system and we give a description for each one of them (Sartre, 1963 and 1983a). A model of process of ethical decision-making is proposed where are prioritized the relations of “mutual benevolences” between Myself and Others (Salzman, 2000). The potential contributions of this model are finally discussed and we conclude that Sartrian’s ethics is a humanistic perspective because it places human interests in the centre of its analysis. Key words : Ethical Decision Making, Sartre, Self and Others, Humanism, Conceptual Model. 1 - PhD Management, Professeur d’éthique des affaires, Université du Québec à Montréal [email protected] RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 13 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ À la question pourquoi avez-vous fait des fraudes, la plupart des personnes incriminées vont répondre qu’ils n’avaient pas le choix, que tout le monde le fait, si ce n’est pas lui ou elle quelqu’un d’autre le ferait, où que ce soit l’essence même du système (Le Goff, 2000). Toutes ces justifications démontrent une mauvaise foi de la part de leur auteur et un manque flagrant de responsabilité. Comment comprendre que les personnes responsables puissent agir de cette manière ? À l’inverse, quand tout le système est corrompu, comment comprendre qu’une personne puisse agir de manière responsable et honnête ? Dans un autre cas de figure, il n’est pas rare que des personnes sacrifient leur carrière pour sauvegarder l’intérêt du groupe ou du collectif. Comment expliquer cette obéissance aux normes et lois du groupe ? Sommes-nous condamnés à nous plier dans un sens ou dans un autre ? Ces questions posent la réflexion sur la validée de nos modèles conceptuels expliquant les décisions à caractère morales. Les personnes confrontées à ces situations vivent cela comme des dilemmes : eux versus les autres. Comment vivre ce type de dilemmes éthiques ? Selon certains tenants de la philosophie morale réfutent l’idée de dilemmes éthiques. Kant et Mills affirment que le dilemme ne peut pas prendre place dans l’esprit des individus, car soient ces derniers raisonnent et vont opter pour une valeur impérative ou soient ils sont mus par une passion humaine (Tappolet, 2004). Dans les deux cas de figure, le choix des individus est déterminé par avance et il ne peut y avoir des hésitations ou des ambiguïtés situationnelles qui paralysent la décision. Cette vue de l’individu, bien qu’elle soit réconfortante surtout dans les périodes troubles, ne correspond pas à l’expérience des cadres dans le monde du travail (Miao-Ling, 2006). Notre propos est de convenir à une proposition de modèle conceptuel de prise de décision qui inclue la position ontologique humaine, dans son aspect négatif comme positif, dans le cadre d’un dilemme. Notre objet de recherche est de mettre en lumière la question ontologique de l’humain en relation avec le processus de décision éthique. Nous verrons qu’en abordant cette problématique, nous développerons un modèle humaniste de prise de décision éthique. 1 - Préceptes de la pensée et du courant humaniste L’approche humaniste en éthique dans ce contexte considère que l’être humain est l’alpha et l’oméga de la morale et de l’éthique. L’éthique est établie par eux et pour eux et refuse catégoriquement tous codes ou structure éthique provenant de toutes sources autres que celles que l’humain a décidées. L’humanisme en éthique est le refus de tout déterminisme qu’ils soient spirituels, psychiques, physiques ou idéologiques pour l’établissement d’un ensemble de valeur ou de comportement éthique. L’humanisme est une manière de vie centrée sur les intérêts de l’humain qui capitalise sur la réalisation de soi à travers la raison et la pensée. C’est une philosophie positive qui mise sur l’être humain tout en admettant ses forces et ses faiblesses, voire son imperfection. Sa force provient de sa tolérance vis-à-vis de la nature humaine en intégrant son caractère imprévisible et ses ambiguïtés. L’humanisme accepte et intègre la complexité de l’humain et fait le pari que ni l’idée ou ni le supranaturel doit se placer au-dessus de lui. Jusqu’à aujourd’hui, la plupart des recherches en éthique et en philosophie morale sont essentiellement basées sur l’énonciation des règles morales issue de logique rationnelle ou de principes 14 RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ universels. Vers la fin du XIX siècle, certains penseurs émettent des critiques et dénoncent, à l’instar de Nietzsche (1964), le peu de place de l’être humain et de la notion de la liberté dans ces systèmes éthiques (Bertrand, 2000). Dans le cours du XXe siècle, les philosophes existentialistes élaborent des théories fondées sur la liberté et l’individu. Un d’entre eux marquera son siècle tant par ses écrits que par sa personnalité : Jean Paul Sartre. Cette préoccupation reste vive et active, car la place de l’homme et son intégration dans l’entreprise ne sont pas aussi faciles et acquises (Anquetil et al., 2010). L’opposition entre l’humanisme et management ne semble pas exister, l’humanisme a sa place dans le monde du travail et de l’entreprise, mais sa mise en pratique semble rencontrer des difficultés (Anquetil et al., 2010). Il est difficile de concilier les intérêts de l’individu et ceux de l’entreprise, et ce cela peut l’être encore plus entre les valeurs de l’individu et de l’organisation, symbole du collectif. Comment développer un modèle de prise de décision éthique qui s’articule entre l’individu et le collectif ? (Anquetil et al., 2010). En d’autres mots, comment intégrer ce lien social (individu et collectif) dans la prise de décision éthique pour que cette dernière soit humaniste ? Nous allons aborder la conception philosophique de Sartre vis-à-vis de l’éthique en générale et ses impacts dans le champ de l’éthique des affaires. Nous présenterons un aréopage des travaux sur l’éthique sartrienne afin d’en préciser ses aspects et de mettre en avant les avantages dans la recherche en gestion. Les mises en lumières des éléments constitutifs de son système éthique seront notre base pour exprimer un modèle de prise de décision d’inspiration sartrienne. 2 - Préceptes de la pensée éthique sartrienne Dans cette partie nous nous proposons de présenter la pensée de l’éthique de Sartre pour progressivement nous diriger vers les enseignements pour le management. 2.1. Sartre et l’éthique La philosophie existentialiste de Sartre est une philosophie ambitieuse et complexe, mais systématique (Daigles, 2010 et Salzman, 2000). Elle est souvent perçue comme une perspective individualiste et subjective. Les dernières décennies ont mis en lumière une certaine relecture des travaux du philosophe offrant un éclairage nouveau et utile tant pour la philosophie comme science que pour la philosophie appliquée telle que l’éthique des affaires. L’éthique sartrienne n’existe pas comme tel. Elle a été annoncée, mais jamais écrite. Par contre Sartre en l’a toujours évoqué tous au long de ses œuvres. Depuis sa mort, un livre posthume, Cahier pour une morale, a été publié par sa fille adoptive en reprenant l’ensemble des notes ou ces commentaires qui évoquaient la question morale (Sartre, 1983a). Depuis des années, on retrace sa pensée et son système éthique sur les divers écrits qu’il a laissé (GomezMuller, 2001 ; Scanzio, 2000 et Anderson, 1993). Cet oubli ou ce manquement en fait d’ailleurs sa force, car sa pensée sur le sujet de l’éthique est adaptable et non figé dans un système rigide. Il est possible cependant d’en retracer les grandes lignes. Dans la plupart des esprits, l’œuvre philosophique de Sartre est monolithique ; mais il est de plus en plus admis que sa pensée sur l’éthique peut se diviser en plusieurs périodes (Scanzio, 2000 et Anderson, 1993). Pour la clarté de nos propos, RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 15 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ nous reprendrons la proposition d’Anderson sur les deux éthiques de Sartre qui va d’une éthique d’authenticité à celle de l’humanité intégrale (Anderson, 1993). Cette deuxième éthique, celle que nous allons privilégier, prend forme au début avec son livre existentialisme est un humanisme (Sartre, 1963) pour aboutir dans les divers extraits des Cahiers pour une morale (Sartre, 1983a). Lors d’une conférence donnée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Sartre (1963) précise sa pensée et sa théorie afin de clarifier certains points et réfuter certaines critiques. Cette conférence a permis de faire ressortir les points essentiels de sa philosophie, mais aussi d’apporter les sédiments de sa réflexion sur l’éthique et la morale. Sartre devient plus précis et nous propose – en s’opposant aux théories classiques – un ensemble d’éléments qui peuvent nous servir d’outils afin de construire un modèle de processus de décision. (Sartre 1963 et Daigles, 2010). 2.2. Éléments de l’éthique sartrienne Clairement, Sartre a laissé dans ses cahiers et ses divers écrits les éléments nécessaires pour bâtir une théorie morale à la base de son système éthique. Nous pouvons les regrouper autour de quelques notions telles que Liberté, Authenticité, Engagement, Responsabilité, Soi et Autrui, Contingence, Aliénation et Mauvaise Foi que nous exposons sous forme de schéma (Figure n°1). Avant de les présenter autour d’un processus cohérent, nous allons les présenter individuellement. Il est noté que Sartre, dans ses écrits, n’a jamais exposé de processus clair et précis (Daigle, 2010). Figure n°1 : Schématisation des éléments du système éthique de Sartre (1963) Liberté et Aliénation La liberté est le fondement et le sens de notre existence - l’ontologie humaine - selon Sartre (1943). Pour lui, « il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté » (Sartre, 1963, p. 37). Par cette affirmation Sartre est clair, la position ontologique originelle est la liberté et tout déterminisme est une manière de refuser d’assumer sa liberté. Quelle que soit la situation, nous sommes libres de décider et de choisir et cette liberté est la « fondation de toutes les valeurs » (Sartre, 1963). Si 16 RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ l’Être humain est libre et liberté, la volonté humaine n’est donc pas subordonnée à des causes ou à des normes et encore moins à quelques idées de la nature humaine (Sartre, 1943). D’un point de vue éthique, Sartre ne cautionne aucun déterminisme du type kantien ou de type utilitariste. Par exemple, la morale kantienne est critiquée pour son formalisme lorsqu’il prend l’exemple d’un jeune homme en France occupée qui hésite de choisir entre s’occuper de sa mère malade ou de rentrer dans la résistance pour venger son frère tué plus tôt par les Allemands. Dans ce cas de figure, la morale de Kant n’offre pas de solution dans un conflit de devoirs (devoir filial ou devoir civique). Sartre admet que l’homme peut nier son libre arbitre. On ne peut jamais échapper à cette liberté et cette prise de conscience est pesante et angoissante. Ce refus d’assumer sa liberté provoque un processus d’aliénation, c’est-à-dire que les gens vont devenir étrangers à eux même en intégrant - et en se désintégrant - aux normes attendues des autres ou des institutions (Daigle, 2010 et Stal, 2010). Authenticité et Mauvaise Foi Si l’individu n’est mû par aucun déterminisme alors son comportement doit être cohérent avec sa pensée. L’authenticité détient une place fondamentale dans la vie des personnes. À l’instar de la liberté, l’authenticité semble apparaître autant comme condition et valeur fondamentale de l’éthique que la condition de l’existence humaine. Bien que le choix de l’authenticité comme valeur suprême ne soit pas très bien expliqué par l’auteur, « la bonne foi » ou l’authenticité, c’est selon, est une attitude de stricte cohérence entre nos croyances et nos comportements. L’authenticité résulte des choix d’une personne à agir en tout état de cause. Ces choix n’ont pour but que l’application de la liberté elle-même : « cela veut dire simplement que les actes des hommes de bonne foi ont comme ultime signification la recherche de la liberté en tant que telle » (Sartre, 1963, p. 69). Il existe une relation intime de réciprocité entre la liberté et l’authenticité qui se complètent mutuellement. L’authenticité est le moteur de la liberté. Sartre admet que la conscience de sa propre liberté ne soit pas aisée à assumer. Car, si nous sommes libres continuellement, le poids de nos diverses responsabilités devient lourd, voire insupportable (Warnock, 1967). Alors, il arrive que pour éviter le lourd fardeau de la liberté, nous usions de « mauvaise foi ». C’est une façon de nous libérer de nos actions et de refuser nos responsabilités. L’angoisse représente de ce fait l’échec de la conscience à être autrement que libre. Cette attitude d’abandon, c’est ce que Sartre nomme la mauvaise foi : « Si nous avons défini la situation de l’homme comme un choix libre, sans excuse et sans secours, tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi. » (Sartre, 1963, p. 68). Face à ces divers choix, il n’y a pas de déterminisme d’une valeur suprême. La mauvaise foi consiste à prétendre que nous ne sommes pas libres et c’est une idée constante qui revient souvent chez les existentialistes (Warnock, 1967). Cette liberté ontologique ne doit être interprétée comme une licence pour tout faire et son comporter n’importe comment. Elle est liée avec un ensemble de devoir et de responsabilités. Engagement et Responsabilité L’engagement doit être considéré comme une version politique de l’authenticité (Heller, 2006). Sartre affirmait que l’engagement devait être une vertu dirigée vers l’Autre, c’est-à-dire une vertu civique (Sartre, 1948 et Heller, 2006). La littérature RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 17 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ engagée est un prolongement de son activité d’engagement, de son combat philosophique. Une personne engagée, dans la pensée de Sartre, est celle qui doit être consciente, être responsable et respectueuse d’autrui (Heller, 2006). Sartre refuse toutes formes d’engagement théorique ou dirigé vers une idée : l’épicentre de tout engagement est l’humain (Sartre, 1943). Cette idée ne sera pas toujours respectée par son auteur. En fait, la philosophie de Sartre concerne l’Autre et la responsabilité de l’Autre. Dans le sens où l’on définit l’humanisme comme un projet de mettre l’humain – soi et les autres - au centre de nos préoccupations, nous pouvons ainsi qualifier la philosophie de Sartre et son éthique comme une philosophie humaniste, car elle place à son centre et à sa finalité l’Autre, c’est-à-dire l’Humain. Autrui et Soi La notion de liberté de soi passe par la responsabilité de l’Autre et ce fait est précisé dans ses propos « Quand nous disons que l’homme se choisit nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit les hommes. » (Sartre, 1963, p.151). Tout le système philosophique de Sartre à propos de l’éthique ne considère pas la liberté comme une visée unique pour l’individu responsable de sa propre personne. La responsabilité issue de cette liberté assumée dont Sartre parle est la responsabilité de « tous et chacun à l’égard de l’Autre » (Salzman, 2000). Nous avons vu que l’humain peut devenir aliéné, devenir étranger à soi-même. Si l’Autre est nécessaire la construction de soi, il peut devenir semblablement une source d’aliénation. Le problème est la considération pour l’Autre ou les autres peuvent devenir une moralité ou une éthique abstraite (Stal, 2006). un processus « d’aliénation morale » s’enclenche où l’Autre devient un impératif catégorique : le devoir envers Autrui parvient à un degré d’abstraction supérieure (Sartre, 1983a et Stal, 2006). Bien que la question de l’Autre est centrale dans la morale de Sartre, il peut aussi s’avérer être la source de son aliénation (Stal, 2006). 2.3. Les modèles de prise de décision éthique sartrienne dans l’éthique des affaires Le rôle de l’existentialisme inspiré par Sartre a eu un écho favorable ces dernières décennies dans le monde de l’éthique des affaires et la gestion publique (Waugh, 2004 ; Maglio et al., 2005 ; Ashman et Winstanley, 2006). Cependant, la notion d’authenticité a valu à Sartre un traitement bienveillant et sérieux de la part de nombreux théoriciens (Cohen, 2003, Jackson, 2005 et Liedtka, 2008). Ces dernières années ont vu certaines tentatives d’intégrer les thèmes sartriens d’éthique dans l’étude du phénomène de la prise de décision (Agawal et Malloy, 2000 ; West, 2008). Tous les modèles de décision éthique définis comme sartriens ont incorporé cette approche dans le processus rationnel d’analyse décliné en plusieurs étapes (Malloy et Hansen, 1995; Agarwal et Malloy, 2000; West, 2008). Tous ces modèles ont intégré l’existentialisme tout en considérant les autres approches classiques (Déontologique ou téléologique). Notre modèle voudrait repenser le processus « ante » analyse rationnelle : la position ontologique. Les commentateurs de Sartre ont tous souligné l’importance des questions d’ontologie, c’est-à-dire l’étude des questions de l’Être, de son existence et de son devenir dans son système philosophique (Daigle, 2010). Donc, l’éthique de Sartre doit se concevoir comme une réflexion sur ces questions fondamentales d’ontologie et se traduit sous la forme suivante : quelles conceptions 18 RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ éthiques vais-je adopter en tant qu’individu ? Dans un deuxième temps, nous nous démarquons par rapport aux autres recherches sur la prise de conscience du rôle d’Autrui dans la philosophie morale de Sartre contrastant souvent avec la perception commune (Anderson, 1993 ; Salzman, 2000; Heter, 2006 ; Daigle, 2010). L’Autre et soi-même sont intégrés et leur existence est interdépendante faisant en cela une approche humaniste (Salzman, 2000 ; Heter, 2006). 3 - Modèle conceptuel de prise de décision éthique humaniste sartrien. Au regard de cette schématisation de la pensée de Sartre sur l’éthique, nous soutenons que deux positions ontologiques peuvent être prises par l’individu face à une situation morale : soit il assume sa liberté ou s’il l’abdique et devient aliéné. Une situation particulière va donner naissance à la tension des valeurs en jeu. Le dilemme éthique représente cette situation contingente et idiosyncrasique. La prise de conscience des enjeux moraux et des valeurs en cause dans cette situation éthique délicate - comme le cas du dilemme du jeune français durant la guerre – est le déclenchement du processus. Reprenons-la à notre compte et partons de cette condition pour évoquer le modèle existentialiste sartrien de prise de décision. Figure n° 2 : Modèle existentialiste de prise de décision éthique en affaire Étape 1 : La prise de conscience du dilemme moral Le phénomène de la conscience chapeaute l’ensemble du processus. Cette connaissance de soi-même et de ce qui se pense autour de nous est un préalable obligatoire et une condition pour reconnaître les enjeux et procéder ensuite à l’analyse de la situation morale. Sans ce sentiment clair, l’individu ne peut reconnaître les tensions provoquées par la situation et ne peut entamer un processus de réflexion ou d’analyse. Sans cette conscience, l’être subit et ne peut pas agir. C’est l’étape RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 19 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ de la perception et de la prise de conscience de l’environnement. L’individu perçoit l’ambiguïté de la situation : il doit choisir entre deux valeurs. Un dilemme éthique est caractérisé par l’obligation de choisir et de décider entre deux valeurs de qualité équivalentes, mais qui s’opposent (Legault, 1999). Si l’individu ne les perçoit pas, il y a peu de chance que cette personne vit un dilemme. À cette étape, le cadre doit percevoir que quelque chose ne va pas, sinon tout le processus de décision n’a plus lieu d’être. L’aspect contingent du dilemme est fondamental ici. La personne ne sait pas quoi faire et ne peut décider, car elle n’a pas de référent ou n’a pas vécu d’expérience similaire. Par exemple, le corps des médecins ne savait décider sur le problème des cellules souches, car ce phénomène est nouveau et provoque des questionnements inexplorés sur les valeurs. Les nouvelles technologies et les défis tant sociétaux qu’environnementaux provoquent actuellement des problèmes et questionnements similaires au niveau éthique pour les cadres.. Étape 2 : Position ontologique En fait, le dilemme éthique illumine les positions ontologiques que peut prendre la personne qui vit cette situation. Le dilemme teste cette dialectique entre deux attitudes : soit assumer sa liberté ou soit se réfugier dans une mauvaise foi. On observe que ce modèle se base sur la dynamique de tous les éléments évoqués auparavant et sur la primauté de l’existence de l’Autre et l’affirmation de Soi dans la position ontologique. Dans la première position ontologique, on retrouve l’authenticité comme vecteur d’être soi-même et pour soi-même. Sartre affirme que l’authenticité est la « vraie fidélité à soi » et au « monde » (Sartre, 1983b). L’authenticité est un choix afin de respecter ce que l’on est, de s’engager dans le monde, à l’affirmer et de le respecter. Scanzio (2000) réaffirme le projet d’être authentique dans la position ontologique d’une personne face à une situation éthique : « la santé morale » est la récompense de celui qui a atteint l’authenticité et celle-ci se donne comme un devoir précisément parce qu’elle doit introduire à une vie morale.» (Scanzio, 2000, p.67). L’authenticité est n’est pas une valeur première, mais plutôt un « mouvement » par lequel on peut atteindre les efforts pour être moral (Scanzio, 2000). L’éthique et la morale dépendent avant tout de la volonté et de l’action de l’homme et non des structures, et cette volonté prend forme à travers l’authenticité. La deuxième position ontologique est celle de choisir l’aliénation et privilégier sa Mauvaise foi. Certains ont préféré qualifier de self-deception, l’auto-déception, cette attitude de mauvaise foi (West, 2008). L’individu peut choisir d’être soi-même à partir des autres et donc se définir, ses valeurs et son éthique, en fonction des autres. La personne se trouve dans un état aliéné par les prérogatives et les normes déterminées par autrui. Pour parvenir à le vivre, la personne fait preuve de mauvaise foi. Par exemple, dans le cas d’erreur ou de mauvaise décision, il n’est pas rare d’entendre l’excuse, « je n’avais pas le choix » ou « on m’a obligé ». Pour Sartre, ce type d’argument est une preuve de mauvaise foi parce que l’individu décide d’agir et se justifie en fonctions des préceptes édictées et imposées par d’autres et qui ne lui sont pas propres. Il faut bien saisir qu’une attitude de mauvaise foi implique la liberté de celui qui l’adopte : on ne prend pas ses responsabilités. Ce constat se retrouve souvent lors des coupables de mauvaises décisions : les personnes incriminées font preuve de mauvaise foi, de déresponsabilisation et clament souvent qu’ils sont également victimes de leur environnement. Le cadre doit donc considérer cette bienveillance réciproque 20 RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ comme finalité. En somme, l’approche de l’éthique de la bienveillance se retrouve dans la réunion de la vision téléologique (le but recherche le respect de l’humain) et la vision déontologique kantienne (la bienveillance comme norme). En adoptant une attitude de l’éthique de bienveillance réciproque, le cadre respecte une forme d’éthique considérant ses propres considérations avec celles des autres. Ceci peut empêcher une focalisation sur un seul aspect et devenir une position mixte au niveau de l’éthique, mieux adaptable à la diversité des situations rencontrées. C’est un modèle explicatif et non moralisateur. Ce modèle explicite le processus non comme il devrait être, mais ce qu’il est vraiment. Pour reprendre les mots de Sartre pour son éthique, c’est un processus ‘rough’car cela reprend le portrait réel de la réalité humaine, bonne comme mauvaise. Étape 3 : L’analyse Cependant, nous plaçons la perspective existentialiste en amont du processus de décision. Sartre, en rejetant tout déterministe, considère les perspectives kantiennes ou utilitarisme comme des faire-valoir derrière lesquels se cachent l’individu (Sartre, 1963). Que ce soit les pulsions naturelles, telles que l’égoïsme ou l’utilité, ou que l’obéissance à des codes supérieurs, les personnes abdiquent leur liberté. Ce sont des valeurs externes, les autres, qui dictent leur choix. C’est à ce stade que la notion de la bienveillance mutuelle de Sartre est relevée et théorisée par Salzman (2000) prend forme. En refusant toute morale absolue ou toute éthique déterministe, le cadre ne va pas non plus se réfugier dans une praxis subjective et individuelle. Un cadre sait cependant que son travail est d’être constamment en relation avec Autrui : ses subordonnées, ses supérieurs, ses clients, ses fournisseurs ou le public. Ce cadre intériorise la notion d’Autrui dès les premiers instants de son activité. Il sait qu’il doit « managé », « négocié » ou « tranché » avec d’autres personnes afin que le travail soit fait. La présence constante d’autrui est une réalité et une condition sine qua non du métier de cadre. Si son action est exclusivement subjective, elle est vouée à l’échec. Il doit donc intégrer autrui dans la finalité de son action et c’est pour cela que le cadre doit passer à une praxis intersubjective où la prise en compte de l’existence et la réalité d’Autrui sont constitutives de la prise de décision. En intégrant à la fois Soi-même et l’Autrui comme projet de solution de la décision, on rentre dans la sphère de l’interdépendance et de la recherche commune de solution. Cette solution est au bénéfice tant d’Autrui que de ses propres intérêts. 4 - Discussion L’œuvre de Sartre a suscité, et suscite encore, méfiance et incompréhension. La lecture anglo-saxonne (Bell, 1989 ; Hadjistavropoulos et Malloy, 2000 ; Anderson, 2002 ; Jackson, 2005 ; Heter, 2006 ; West, 2008) et certains spécialistes francophones (Salzman, 2000 ; Scanzio, 2000 ; Gomez-Muller, 2001 ; Daigle, 2010 ; Stal, 2006) ont milité pour réhabiliter les travaux et explorer le système éthique sartrien. Tous ont relevé non seulement le caractère subjectif et strictement ontologique des écrits, mais la relation de l’individu avec les autres et les autres avec soi (Salzman, 2000 ; Scanzio, 2000 ; Gomez-Muller, 2001 ; Anderson, 2002 ; Heter, 2006). Effectivement et selon eux, la tâche de Sartre est de proposer un système de compréhension et d’explication de l’action humaine. Pour Sartre on est condamné à être libre par et pour RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 21 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ deux réalités humaines : soi et l’autre (Sartre, 1963). Le projet de chaque humain se retrouve dans son interaction avec l’Autre. Pour conclure et paraphraser le titre d’un de ses ouvrages, le modèle de prise de décision existentialiste sartrien est un modèle humanisme et donc l’éthique appliquée de Sartre est une éthique humanisme. Une question se pose sur l’existence d’une éthique sartrienne qui fait la promotion de l’authenticité de l’individu dans son rapport avec le travail. Ces dernières décennies, un certain nombre de travaux et de livres ont regroupé et travaillé les écrits et réflexions éparses de ce philosophe, car ce dernier s’est bien gardé de proposer un système éthique normatif. Globalement, sa réflexion sur l’éthique se concentre principalement sur le rejet de toutes formes de déterminisme (Sartre, 1983a). La situation et les conditions où se forge le dilemme sont essentielles et font émerger les tensions éthiques. Il dénonce que ni les normes préétablies comme les codes ni les conséquences, comme rechercher son plaisir, vont réellement encadrer les décisions. Pour lui, les attitudes sont porteuses de la réflexion éthique et un cheminement qui part d’une position ontologique. Les attitudes pour rester authentique, éviter la mauvaise foi, avoir conscience de ses valeurs, prendre en compte la contingence de la situation sont les notions qui encadreront notre décision (Scanzo, 2000 ; Cherré, 2007). La perspective existentielle sartrienne suscite par ailleurs de plus en plus intérêt dans le monde de la gestion, car elle ouvre des explications sur l’attitude et le comportement de mauvaise foi et d’aliénation (Yue et Mills, 2008). Son attrait réside dans son attitude dualiste que nous avons vue (Sartre, 1963). Dans le cas où la personne n’assume pas sa liberté et se réfugie dans une forme d’aliénation ou de mauvaise, on constate un type de justification de la forme : « je n’avais pas le choix et c’est mon travail de le faire ». Sartre milite contre ce type de « lâcheté », l’individu doit assumer sa liberté, même si elle est contraignante. Cette liberté doit se faire de manière à assumer ses choix sans déterminisme psychologique (les passions ou les doctrines) ou le déterminisme externe (l’obéissance ou la peur). Pour y parvenir, cette personne privilégie la notion d’authenticité. Le problème est comment préserver cette authenticité ou son intégrité dans le cas de dilemme. La deuxième contribution de ce modèle est de fournir une explication et des avenues de réflexion et de solution dans le cadre de la gestion des dilemmes éthiques. Dans un environnement managérial où l’ambiguïté, la complexité et la recherche d’efficacité dominent, on exige des cadres des décisions capables de répondre de manière maximale et opérationnellement rentable. Cette vision unilatérale de la gestion où l’efficacité financière et/ou technologique reste dangereuse pour les individus comme le rapportent les propos de chercheurs (Le Goff, 2000, Aubert et al., 2007) et des spécialistes de la philosophie morale (Habermas et Ladmiral, 1973). Ce modèle de prise de décision éthique offre une vision originale, car il contribue à fournir des guides d’attitude dans le processus de décision en énonçant l’authenticité comme solution et aussi en dénonçant la mauvaise foi comme écueil. Il est différent, car il conjugue à la fois un aspect prescriptif que descriptif ce que font peu les modèles traditionnels de prise de décision d’éthique (Jone, 1991 et Trevino, 1986). L’atout de ce modèle offre des avenues d’action par des attitudes (Authenticité, Responsabilité et engagement) que l’on doit observer que les objectifs globaux à respecter (Considération de soi et des autres). 22 RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme n°7 - mai/juin/juillet 2013 Prise de décision éthique des affaires : La perspective humaniste de Sartre - Benoît CHERRÉ Conclusion Le fruit de notre démonstration est d’exposer un modèle existentiel de prise de décision éthique où l’humain et ses besoins sont représentés. La conception d’une décision éthique doit privilégier la cohérence pour l’humain dans ses croyances et son éthique et non le but ou le respect des normes. En cela, nous avons adopté, interprété et présenté les concepts de l’éthique de Sartre. Sa conceptualisation de l’éthique s’inscrit dans une perspective Humanisme, car elle met au centre de ses préoccupations l’individu et sa relation avec les autres individus. Appliqué au monde de la gestion, cela pourrait se traduire par la nécessité pour le cadre de rechercher cette bienveillance réciproque entre lui et les autres. Cela pourrait devenir une norme et donc retomber dans un déterminisme. Le philosophe britannique Kerner (1990) affirmait que les trois grands moralistes en éthique étaient Sartre, Mills et Kant, car ils privilégient l’humain au centre de leur éthique, ils mettent le sujet avant l’objet. Nous constatons également le rôle de la philosophie morale dans la recherche interprétative de l’éthique appliquée en gestion. Les méta-analyses sur la prise de décision éthique montrent qu’une large majorité des recherches ne s’inspiraient que pas ou peu des idées et des systèmes éthiques proposés par les philosophes (Loe et al., 2000 ; O’Fallon et al., 2005). Pourtant, les travaux de Sartre nous ont fait accéder à une vision originale d’interprétation du phénomène humain (Agawal et Malloy, 2000 ; West, 2008). Ce fait est d’autant plus surprenant que la réunion de toutes les sciences sociales serait nécessaire pour explorer le comportement humain en éthique dans la période trouble actuelle. La force de cette perspective existentialiste est effectivement humaniste, car elle nous offre une explication nouvelle et sans conception ni de présupposés. En cela, cette perspective possède un grand potentiel pour le champ des éthiques des affaires et pour de futures recherches. Références. Anderson T. C. (1993), Sartre’s two ethics : from authenticity to integral humanity, Chicago and Lasalle, Illinois, Open Court Publishing. Anderson T. C. (2002), Beyond Sartre’s ethics of authenticity, Journal of the British Society for Phenomenology, Vol.33, n° 2, p. 138-154. Anquetil A., Chanlat J. F. et Texier L. J. (2010), Humanisme et management, Humanisme et Entreprise, n° 298, p. 67-90. Agarwal J. et Malloy D. C. 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