Pourquoi l’islam et le djihadisme s’étendent
en Afrique
25 fév 2013 Rubrique: Insécuri,Monde
TOMBOUCTOU (Mali)- « L’islam a servi de réponse aux conséquences des politiques
d’ajustement structurel des années 1990 qui ont dévasté les systèmes sociaux en Afrique ».
Reuters/
Prises d’otages au Nigeria et au Niger, expansion de groupes djihadistes dans tout le
Sahel… Ces événements soulignent l’essor de l’islam et de ses dérives extrêmes en Afrique.
Quelles en sont les raisons? L’analyse de Jean-François Bayart, directeur de recherche au
CNRS.
Détention d’otages français au Nigeria, probablement aux mains de groupes islamistes
armés, mais aussi au Niger, attaque djihadiste en Algérie; lntervention de la France au
Mali pour déloger des groupes islamistes armés qui s’étaient emparés du Nord du pays. Ces
événements mettent en relief l’essor de l’islam et de ses dérives extrémistes sur le continent
africain. Pourtant, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. Elements d’analyse
avec Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS.
Assiste-t-on à une progression de lislam en Afrique?
Oui, incontestablement. Mais il faut relativiser cette expansion. L’Afrique connt un
ritable boom du phénomène religieux en général. Il y a également un net essor du
christianisme, de diverses églises et sectes chrétiennes, en particulier du pentecôtisme, mais
aussi de différentes pratiques cultuelles « magiques », ce que l’on qualifie vulgairement de
sorcellerie. L’islam n’est donc que l’un des aspects du retour ou plutôt de la puissance du
religieux sur le continent.
Il faut par ailleurs distinguer les différentes variantes de l’islam présentes dans la région. Au
Mali par exemple, on assiste à un conflit entre l’islam malékite, celui des confréries, et le
salafisme. Le salafisme lui-même peut être quiétiste ou fortement politisé, voire combattant. Il
y a quelques années, le Haut conseil islamique, organisme censé représenter les différentes
tendances de l’islam, est passé sous le contle des wahhabites. Mais même quand on parle de
wahhabites, il ne s’agit pas du wahhabisme tel qu’on l’entend en Arabie saoudite. Si elle se
distingue de l’islam malékite, la pratique des wahhabites est en fait un islam «inventé »,
une symbiose formée à partir de ce qu’ont rapporté des commerçants locaux de retour du
pèlerinage de La Mecque.
Peut-on dire que cet islam wahhabite s’oppose à l’islam traditionnel en Afrique de l’Ouest?
L’islam des confréries lui même ne peut pas être qualifié de traditionnel. Sa montée en
puissance est indissociable du fait colonial. Au Sénégal par exemple, l’administration
coloniale a rapidement compris son intérêt à composer avec l’islam; moyennant des avantages
agraires, elle a coopté la confrérie des Mourides, ce qui lui a assuré la paix sociale et fourni un
vivier de conscrits pour ses champs de bataille en Europe et en Méditerranée.
La confrérie des Mourides est complètement insérée dans son temps. Elle est une actrice
globale du commerce international, et ses marabouts contractent des mariages entre disciples
sur le web
Le salafisme a le vent en poupe, au même titre que le pentecôtisme est en
progression
Si le salafisme, une branche de l’islam plus récente dans la région, a le vent en poupe
aujourd’hui, c’est au même titre que le pentecôtisme est en progression vis à vis de l’église
catholique. Celui-ci connaît une très forte expansion dans le golfe de Guinée, ce que l’on
oublie souvent de rappeler quand on parle de l’essor du fait religieux en Afrique. Cette
combinatoire entre salafisme musulman et pentecôtisme chrétien est particulièrement évidente
au Nigeria.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier quand on parle des salafistes, que la plus grande majori
d’entre eux sont « quiétistes », et non révolutionnaires ou djihadistes. Rappelons d’ailleurs
que le terme de djihad est lui-même ambivalent: il désigne aussi bien le combat armé que le
combat que le croyant mène contre lui-même pour être un meilleur musulman. Le vrai risque
politique serait de voir ou de favoriser l’alliance entre le salafisme armé et le salafisme
quiétiste.
Qu’est-ce qui explique selon vous, cette progression de l’islam?
Il y a plusieurs facteurs en jeu. En Afrique, l’islam apporte une réponse à des problèmes
sociaux. Il permet de dépasser les clivages liés à l’origine des individus. Les poids des castes
ou de l’esclavage est encore très prégnant dans toute la région. Au début du XXe siècle, dans
certaines régions du Mali, 50% de la population était captive. Aujourd’hui encore, tout le
monde connaît les origines des uns et des autres, ne serait-ce que par le nom de famille. Au
Sénégal, chacun disait qu’il allait à la forge lorsqu’il se rendait dans les bureaux du Premier
ministre Habib Thiam, ce qui n’était pas aimable.
Le risque est celui d’une « mexicanisation » de l’Afrique de l’Ouest
L’islam par ailleurs a servi de réponse aux conséquences des politiques d’ajustement
structurel des années 1990 qui ont dévasles systèmes sociaux: l’école et la santé publique
en Afrique. Les populations se sont alors retournées vers les institutions de substitution
financées par les monarchies du Golfe.
Enfin il faut savoir que la charia -on peut certes en contester les préceptes-, apporte une
réponse juridique dans des pays ou des régions confrontés à la corruption, à l’arbitraire ou à
l’absence de lEtat: N’oublions pas qu’au Nigeria, l’armée et la police sont responsables d’un
très grand nombre d’exactions à l’encontre de la population. Et dans le nord du Mali, une
partie des habitants a dans un premier temps accueilli favorablement l’arrivée des groupes
islamistes comme Ansar Eddine ou le Mujao.
Pour moi, les questions agraire et foncière sont plus graves que l’islam radical, en particulier
dans le contexte des graves sécheresses qui frappent le Sahel et déstabilisent les droits d’usage
de la terre ou de l’eau, notamment entre pasteurs et agriculteurs et entre les pêcheurs du fleuve
Niger.
L’Afrique semble quand même confrontée à un essor des groupes islamistes armés?
Là aussi il faut relativiser. Tous ces mouvements sont très différents les uns des autres. Aqmi
est aujourd’hui un mouvement transnational bien qu’essentiellement formé à l’origine de
combattants algériens. Au Nigeria, Boko Haram, un mouvement qui s’inscrit dans la tradition
millénariste locale, s’appuie sur une base sociale d’anciens esclaves, de populations très
pauvres et à demi-lettrées. Ansar Eddine et le Mujao ont été investis par des chefs de lignage
touaregs, aussi bien que par des citadins ou des paysans du nord du Mali et par des islamistes
mauritaniens.
Il existe une grande mobilité des combattants entre tous ces groupes, une grande fongibili
entre eux. Ce qui est à la fois préoccupant et rassurant: cela les rend difficile à contrôler, mais
en même temps l’engagement d’une grande partie des militants de ces mouvements est
susceptible d’évoluer rapidement, comme l’ont montré les divisions d’Ansar Eddine après le
début de l’intervention française au Mali.
Je pense que les mouvements djihadistes finiront par se heurter à l’islam des confréries et de
l’establishment, même s’ils ont pu bénéficier d’une vraie audience locale, qu’ils ont ruinée de
par leurs excès. Au fond, l’islam est moins le problème que la solution, à terme.
Le business des otages, alimenté par les rançons payées par les Occidentaux,
est très florissant au sud du Sahara, sans qu’il soit politiquement ou
islamiquement orienté
Pour vous, le danger vient d’ailleurs…
En effet. Les djihadistes ne constituent qu’une petite partie des acteurs de l’instabilité
régionale. Le banditisme est lui aussi en plein essor, y compris dans le Sud chrétien du
Nigeria, notamment dans le delta du fleuve Niger, au détriment des compagnies pétrolières.
D’où la difficulté d’interpréter la prise d’otages dans le nord du Cameroun. S’agit-il d’un acte
politique imputable aux islamistes, ou d’un kidnapping purement crapuleux de la part des
coupeurs de route qui y sévissent depuis des décennies, sont souvent en relation avec les
autorités locales et qui, éventuellement, chercheraient à monnayer leurs prisonniers sur le
marché de la violence djihadiste? Le business des otages, alimenté par les rançons payées par
les Occidentaux, est en effet très florissant au sud du Sahara, sans qu’il soit politiquement ou
islamiquement orienté. La même ambivalence se retrouve chez les pirates de Somalie par
rapport aux chebab.
Il faut également être prudent quand on parle de narco-terrorisme. A ce stade, on ne dispose
pas d’informations fiables sur l’implication d’Aqmi dans le trafic de drogue -contrairement,
sans doute, au Mujao. Il y a tout au plus des échanges de services. Tous ces trafics n’ont rien à
voir avec l’islam. Mais il peut et pourrait, dans le futur, y avoir des effets d’aubaine qui iraient
dans le sens d’une collusion croissante entre groupes islamistes ars et trafiquants de
narcotiques.
La politique de prohibition de la drogue menée par les pays occidentaux a échoué. Elle a créé
une rente qu’exploitent tout naturellement des opérateurs économiques. Le risque est celui
d’une « mexicanisation » ou d’une « colombanisation » de l’Afrique de l’Ouest: des réseaux
criminels deviendraient paramilitaires et menaceraient de gangréner l’Etat, et des mouvements
armés se transformeraient en organisations criminelles.
Certains Etats, comme la Guinée Bissau, sont déjà dans cette configuration, ce qui ne doit pas
nous empêcher de nous interroger sur l’implication de la Mauritanie, du Maroc, de l’Algérie,
du Sénégal. On a volontiers incrimila collusion de lancien président malien « ATT » avec
ces trafics. Peut-être. Mais cela nous a épargné certaines questions sur d’autres Etats.
Remarquons enfin que notre politique ultra malthusienne en matre d’immigration engendre
là aussi une rente dont profitent les trafiquants d’êtres humains. Le précédent du Mexique
nous montre comment des réseaux narcotiques peuvent s’emparer du contrôle des flux
migratoires. En matière d’immigration et de narcotiques, nous avons oublié le théorème d’Al
Capone: toute prohibition engendre trafics et violence.
Jean-François Bayart est directeur de recherche au CNRS.Dernier livre paru: Sortir du
national-libéralisme. Croquis politiques des années 2004-2012 (Karthala, 2012) lexpress.fr
SOURCE: Autre Presse du 25 fév 2013.
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