explicite. Et c’est l’accréditation du témoin par autrui qui fournit une réponse. Le témoin ne
peut être témoin que si une instance le reconnaît comme tel. Autrement dit, si témoigner n’est
pas un acte de langage « directement » explicite – c’est-à-dire visible en tant que tel – c’est
parce que ce discours requiert une instance accréditée. Autrement dit encore, il ne suffit pas
de dire je témoigne pour témoigner. Il faut en plus être reconnu comme témoignant par une
instance « réceptrice ». Selon la belle expression de Mirna Velcic-Canivez (ici-même), cette
instance est une écoute dans le texte qui ne correspond jamais à tous les destinataires, mais
qui, engagée dans le témoignage, accrédite le témoin et participe ainsi au processus
testimonial.
Il est important de jumeler la légitimation du témoin et de son témoignage avec,
comme nous l’avons dit, une sorte d’auto-accréditation : cette fidélité à soi-même nécessaire
dans l’engagement éthique, liée à la relative identification du sujet avec la signification de
l’événement. Commencée dans l’expérience, passée dans l’acte discursif, elle lui confère sa
force d’engagement. Accréditation et auto-accréditation sont nécessaires, de sorte qu’un
témoignage anonyme ne constitue pas véritablement un témoignage.
Faire croire
L’accréditation peut encore être envisagée du point de vue perlocutoire. Faire croire à
la vérité de nos discours est une modalité inhérente à toute production linguistique. C’est là un
aspect que la philosophie du langage et la pragmatique (qui découle de cette philosophie) ont
très souvent relevé – sans oublier, évidemment, la tradition rhétorique de l’argumentation. La
vérité semble inexorablement ficelée, d’une manière ou d’une autre, au message linguistique.
Et la problématique du témoignage, de sa vérité et de son accréditation, est particulièrement
exemplaire du débat sur l’éthique linguistique. Si accréditer et accroire sont
morphologiquement apparentés, le dernier verbe renvoie à l’acte de faire croire à quelqu'un
quelque chose que l'on sait n'être pas vrai (TLFI). Aussi, la forme même d’accréditer nous
renvoie toujours à cette inconfortable méfiance envers les discours : faire accréditer une vérité
ou faire accroire un mensonge, dans les deux cas, c’est faire adhérer. Pourtant, une certaine
philosophie, que l’on peut juger idéaliste, conçoit que cette méfiance reste exceptionnelle.
Citons, bien sûr, Thomas Reid, dans ses Recherches sur l’Entendement Humain :
Le sage et bienfaisant Auteur de la nature, qui voulait que l’homme vécût en société, et qu’il reçut de ses
semblables la plus grande et la plus importante partie de ses connaissances, a placé en lui, pour cette fin,
deux principes essentiels qui s’accordent toujours l’un à l’autre.
Le premier de ces principes est un penchant naturel à dire la vérité […] Le second principe […] est une
disposition à nous confier à la véracité des autres et à croire ce qu’ils nous disent.5
La dépendance épistémique6 – notre savoir est en grande partie fondé sur l’expertise de
l’autre – s’avère non problématique car déterminée par la nature de l’humain communiquant.
Cette conception est différente de celle de Hume, pour qui notre aptitude à croire est fondée
sur l’habitude. Qui plus est, pour Hume, la croyance peut à tout moment être vérifiée. Inutile
d’insister sur la pertinence de cette vérification a posteriori, qui, même si elle était possible,
viderait substantiellement la spécificité même du témoignage. La réflexion d’Agamben sur les
limites du discours historique, montre bien que le témoignage est bien plus qu’un simple
discours sur des faits, même révélés : l’inexorable clivage entre connaître et comprendre.
5 Thomas Reid, Recherches sur l’Entendement Humain, trad. Jouffroy, 1828, p. 346-348.
6 Le terme est emprunté à J. Hardwig., « Epistemic Dependence », in Journal of Philosophy, n° 7, 1985. Cf.
également Gloria Origgi (2004) « Croyance, déférence et témoignage », in E. Pacherie, J. Proust (eds.)
Philosophie Cognitive, Presses de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 2004.