L'HOMME COMME SIGNE
OU LA PERCEPTION THÉÂTRALE
Roland POSNER
Technische Universität Berlin
RÉSUMÉ
Cet article oppose à l'analyse de l'homme comme émetteur et
récepteur de signes - analyse issue de la théorie de la communication - la
conception biblique de l'homme comme signe (de Dieu). Il discute deux
explications différentes de l'homme comme signe : (1) la conception de
Peirce qui analyse l'homme comme un signifiant créant des signifiants, et
(2) celle présentée par Roland Barthes, modelant le corps humain comme
un énoncé dans un processus de communication. On verra que chaque
énoncé linguistique est compris dans un ensemble d'énoncés physiques,
simultanés mais continuels (qui ne durent pas des dixièmes de secondes,
mais des minutes, des heures, quelques jours ou plusieurs années), et qu'il
est évalué selon sa compatibilité avec des énoncés plus durables.
L'ensemble des énoncés physiques forme une hiérarchie de crédibilité, à
partir de leurs durées respectives. Cette approche retentit sur la théorie du
théâtre et de la danse : Chaque acteur est un signe à deux niveaux à
l'égard duquel il faut distinguer trois aspects différents ; l'acteur peut
exprimer sa propre personnalité en renvoyant, de manière iconique, aux
caractéristiques éminentes du personnage joué et, de manière indicielle,
aux autres caractéristiques de ce personnage. Les conséquences d'une
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confusion des trois aspects mentionnés sont illustrées par le sort du sosie
du dictateur albanais Enver Hodja.
1. L'HOMME DANS LES MODÈLES DE
COMMUNICATION
D'après Edmund Leach (1976 :2), “ la culture communique ”. C'est
pourquoi, apparemment, on a besoin de modèles de communication afin
de comprendre la culture. Examinons donc quelques-uns de ces modèles
et le rôle que l'homme y joue.
Shannon et Weaver (1949) ainsi que Meyer-Eppler (1959)
énumèrent les éléments indispensables que présuppose tout processus de
communication. Ces éléments sont un signe (c'est-à-dire un signal
concret) et un canal par lequel le signe atteint un récepteur, complété, le
cas échéant, par un émetteur dont provient le signe, ainsi qu'un code qui
fournit des signifiants et des signifiés selon lesquels il faut interpréter le
signe afin d'en tirer un message.
Bien qu'on suppose de nombreux modes d'interaction entre ces
facteurs, la plupart des modèles de communication répondent d'une même
manière à la question de savoir comment l'homme y participe. Partout il
existe la tendance d'introduire le processus de communication sans tenir
compte de l'homme. Par exemple, la chaîne de communication selon
Shannon et Weaver (1949 :3), reliant par le canal une source
d'information provenant d'un émetteur à un but d'information et à un
récepteur, est construite de façon à ne connecter que des appareils
techniques1.
Cependant, si l'on tient compte des commentaires de tels modèles,
il apparaît qu'ils sont tout de même basés sur une conception
anthropomorphe (cf. Cherry 1957 :260). Dans les formulations habituelles,
l'émetteur a l'intention de communiquer un message à un récepteur. Il se
décide pour un code parce qu'il croit que le récepteur le possède, et il y
choisit les signifiés propres à la communication du message. Étant donné
que les signifiés sont liés à certains signifiants par le code, l'émetteur
produit des signes qui réalisent ces signifiants. Par le canal, il les envoie
1Quant à l'objet de la théorie de la communication, Weaver (dans Shannon &
Weaver 1949:3) traite entre autres du procédé "by means of which one mechanism
(say automatic equipment to track an airplane and to compute its probable future
positions) affects another mechanism (say a guided missile chasing this
airplane)". Shannon (dans Shannon & Weaver 1949:33s.) étudie les cas
exemplaires de la télégraphie, du téléphone, de la radio et de la télévision.
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au récepteur, qui parcourt cette chaîne de facteurs en sens inverse s'il a
l'intention de tirer le message du signe.
Par conséquent, la plupart de ceux qui appliquent les modèles de
communication dans les sciences humaines situent le rôle de l'homme
dans un tel processus au niveau de l'émetteur ou du récepteur, sans
prendre en considération que l'homme puisse devenir signe, canal,
signifiant, signifié ou message (cf. p.ex. Jakobson 1960 :357/8). Dans son
modèle du circuit de la parole ” (fig. 1), Saussure pourvoit l'émetteur et
le récepteur d'un cerveau, d'une bouche et d'oreilles et écrit (1916 :27/8) :
Soient donc deux personnes A et B, qui s'entretiennent.[...] Le point de
départ du circuit est dans le cerveau de l'une, par exemple A [...].
Supposons qu'un concept donné déclenche dans le cerveau une image
acoustique correspondante : c'est un phénomène entièrement psychique,
suivi à son tour d'un procès physiologique : le cerveau transmet aux
organes de la phonation une impulsion corrélative à l'image ; puis les
ondes sonores se propagent de la bouche de A à l'oreille de B : procès
purement physique. Ensuite, le circuit se prolonge en B dans un ordre
inverse : de l'oreille au cerveau, transmission physiologique de l'image
acoustique ; dans le cerveau, association psychique de cette image avec
le concept correspondant.
Fig. 1: Modèle du circuit de la parole d’après Saussure 1916: 27.
Dans un tel contexte, il pourrait paraître absurde de vouloir qualifier
l'homme de signe et Roland Barthes (1975 :84) par exemple remarque :
Je vis dans une société d'émetteurs ”, et il explique : “ chaque personne
que je rencontre [...] m'adresse un livre, un texte, un bilan, un prospectus,
une protestation, une invitation à un spectacle, à une exposition, etc. La
jouissance d'écrire, de produire, presse de toutes parts ”.
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2. L'HOMME COMME IMAGE DE DIEU
Pourtant, il y avait des époques où les hommes de l'Occident ne se
considéraient guère comme émetteurs produisant des signes, mais tout au
plus comme récepteurs s'interprétant mutuellement. “Nehein geschepfede
is sô frî, sin bezeichne anders dan si sî” (“ nulle créature ne peut
s'empêcher de désigner autre chose que ce qu'elle est ”), écrit le poète
Freidank au début du XIIIe siècle (Freidank, Bescheidenheit 12, 11-12 ;
cf. Wehrli 1984:251). Ses propos se fondent sur l'Ecriture sainte (Genèse
1,26) : “ Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, comme notre
ressemblance [...]. Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le
créa, homme et femme, il les créa ” (traduction d'après l'Ecole Biblique
de Jérusalem 1975).
En tant qu'image du Créateur, chaque homme est signe, et le
Créateur est émetteur dans le sens des modèles de communication. Le
Dieu des Juifs et des Chrétiens façonna Adam avec la glaise du sol, et
Eve à partir d'une des côtes d'Adam, pour que l'un rappelât à l'autre leur
Créateur. C'est pourquoi chaque homme peut être interprété comme une
parole de Dieu adressée aux prochains. - Cependant, celui qui prend
l'homme pour un signe de Dieu aura du mal à l'accepter en même temps
comme émetteur selon les modèles de communication : Si un homme
parle, apparemment c'est ou bien Dieu qui parle par lui ou bien les
démons qui le possèdent. Suivant la pensée occidentale, c'est par l'âme
(ou le cœur) de chaque individu que Dieu s'adresse aux hommes.
Comment, dans une “société d'émetteurs”, un théoricien de la communication
use-t-il de cette conception? Il réinterprète la Bible en affirmant que ce n'est pas
Dieu qui créa l'homme à son image, mais que les hommes imaginent Dieu
semblable à eux-mêmes, et qu'ils ont inventé le mythe de la Création afin de
justifier leur vue2. Déjà chez Luther on peut trouver des passages indiquant une
telle interprétation ; par exemple, il dit lors du commentaire du premier
commandement “ Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi" dans son Grand
Catéchisme de 1529 : "alleine das Trauen und Glauben des Herzens machet beide,
Gott und Abgott ” (“ le dévouement et la foi du cœur seuls font et Dieu et idole ”)
(Werke 30,1 :132,32-133,8). Certes, les commentateurs (comme Ebeling
1964 :42) ont raison de souligner qu '“ il serait absurde d'interpréter [...] la
déclaration [de Luther] [...] de façon que l'homme devienne créateur et Dieu la
créature ”. Mais c'est exactement cette conception-là que défend Ludwig
Feuerbach (1841), qui considère Dieu comme projection et produit de l'homme, et
2Deschner (1974) constate une pareille interprétation contraire à la situation
réelle dans le cas du mythe disant que la femme (Eve) fut créée du corps de
l'homme (de la côte d'Adam), tandis que la biologie nous instruit que tous les
hommes sont nés d'un corps de femme.
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cette idée retient l'intérêt de la théologie moderne jusqu'à nos jours (cf. p.ex. Karl
Barth 1928)3.
Une fois le dogme de la Création renversé, l'homme moderne
devient émetteur - émetteur ne produisant pas seulement des signes qui,
comme le dessin et l'écriture, mènent une existence autonome (Aleida
Assmann 1997 : § 1 les appelle “signes excarnés”), mais se présentant,
s'il le faut, lui-même comme signe (c'est-à-dire comme “signe incarné”).
Chez Roland Barthes, dont les notes nous renseigneront désormais sur les
idées d'aujourd'hui, on lit (1975 :145) : “ Je n'avais d'autre solution que
de me ré-écrire [...] : ajouter aux livres, aux thèmes, aux souvenirs, aux
textes, une autre énonciation.
Cette autre énonciation ne consiste pas à créer, outre les œuvres
déjà publiées, de nouveaux porteurs de signes qui existent
indépendamment de l'émetteur, mais à transformer le propre corps en
porteur de signes, à la manière des animaux. “Je jette ainsi sur l'œuvre
écrite, sur le corps et le corpus passés, l'effleurant à peine, une sorte de
patch-work, une couverture rapsodique faite de carreaux cousus ”.
Cependant, on n'a plus besoin de pénétrer l'homme en prenant à témoin
son âme ou son cœur, afin de savoir quel message un homme-signe peut
communiquer après l'exclusion de Dieu du discours sémiotique. “Loin
d'approfondir, je reste à la surface parce qu'il s'agit cette fois-ci de 'moi'
(du Moi) et que la profondeur appartient aux autres ” (Barthes 1975 :145).
A vrai dire, celui qui, à la façon de Barthes, se présente soi-même
comme moyen de communication, ne sera guère content de sa surface
telle qu'elle est. Assumant l'ouvrage de Dieu, chacun à son tour se recrée
“homme” ou “femme”. Déjà au Néolithique, les tatouages favorisaient la
sémiotisation du corps. Un homme mort de froid dans un glacier tyrolien il
y a 4600 ans avait un tatouage qui, aujourd'hui de nouveau, s'offre aux
interprétations. Jusqu'au XIXe siècle, il était de règle à Palau que “ plus
la région pubienne d'une femme était tatouée, plus on la convoitait
(Probst 1992 :22).
Peu étonnant donc qu'un Dieu créateur dans le sens des Juifs et des
Chrétiens essayait d'arrêter de telles atteintes à son ouvrage : “ Vous ne
vous ferez pas d'incision dans le corps [...] et vous ne vous ferez pas de
tatouage. Je suis Yahvé ” (Lévitique 19,28 ; traduction par l'Ecole
Biblique de Jérusalem). Celui qui modifie un signe destiné à servir
d'image, laisse s'élever des doutes sur le signifié.
3Déjà quelques représentants du mysticisme baroque interprètent Dieu comme
créature et l'homme comme créateur; Angelus Silesius (Johann Scheffler) par
exemple écrit, dans son Cherubinischer Wandersmann (1674): "Je sais que sans
moi, Dieu ne peut exister un seul instant; si je meurs, il devra rendre l'âme."
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