L'HOMME COMME SIGNE OU LA PERCEPTION THÉÂTRALE Roland POSNER Technische Universität Berlin R ÉSUMÉ Cet article oppose à l'analyse de l'homme comme émetteur et récepteur de signes - analyse issue de la théorie de la communication - la conception biblique de l'homme comme signe (de Dieu). Il discute deux explications différentes de l'homme comme signe : (1) la conception de Peirce qui analyse l'homme comme un signifiant créant des signifiants, et (2) celle présentée par Roland Barthes, modelant le corps humain comme un énoncé dans un processus de communication. On verra que chaque énoncé linguistique est compris dans un ensemble d'énoncés physiques, simultanés mais continuels (qui ne durent pas des dixièmes de secondes, mais des minutes, des heures, quelques jours ou plusieurs années), et qu'il est évalué selon sa compatibilité avec des énoncés plus durables. L'ensemble des énoncés physiques forme une hiérarchie de crédibilité, à partir de leurs durées respectives. Cette approche retentit sur la théorie du théâtre et de la danse : Chaque acteur est un signe à deux niveaux à l'égard duquel il faut distinguer trois aspects différents ; l'acteur peut exprimer sa propre personnalité en renvoyant, de manière iconique, aux caractéristiques éminentes du personnage joué et, de manière indicielle, aux autres caractéristiques de ce personnage. Les conséquences d'une Cahier du CIEL 1998-1999 confusion des trois aspects mentionnés sont illustrées par le sort du sosie du dictateur albanais Enver Hodja. 1. L' HOMME DANS COMMUNICATION LES MODÈLES DE D'après Edmund Leach (1976 :2), “ la culture communique ”. C'est pourquoi, apparemment, on a besoin de modèles de communication afin de comprendre la culture. Examinons donc quelques-uns de ces modèles et le rôle que l'homme y joue. Shannon et Weaver (1949) ainsi que Meyer-Eppler (1959) énumèrent les éléments indispensables que présuppose tout processus de communication. Ces éléments sont un signe (c'est-à-dire un signal concret) et un canal par lequel le signe atteint un récepteur, complété, le cas échéant, par un émetteur dont provient le signe, ainsi qu'un code qui fournit des signifiants et des signifiés selon lesquels il faut interpréter le signe afin d'en tirer un message. Bien qu'on suppose de nombreux modes d'interaction entre ces facteurs, la plupart des modèles de communication répondent d'une même manière à la question de savoir comment l'homme y participe. Partout il existe la tendance d'introduire le processus de communication sans tenir compte de l'homme. Par exemple, la chaîne de communication selon Shannon et Weaver (1949 :3), reliant par le canal une source d'information provenant d'un émetteur à un but d'information et à un récepteur, est construite de façon à ne connecter que des appareils 1 techniques . Cependant, si l'on tient compte des commentaires de tels modèles, il apparaît qu'ils sont tout de même basés sur une conception anthropomorphe (cf. Cherry 1957 :260). Dans les formulations habituelles, l'émetteur a l'intention de communiquer un message à un récepteur. Il se décide pour un code parce qu'il croit que le récepteur le possède, et il y choisit les signifiés propres à la communication du message. Étant donné que les signifiés sont liés à certains signifiants par le code, l'émetteur produit des signes qui réalisent ces signifiants. Par le canal, il les envoie 1 Quant à l'objet de la théorie de la communication, Weaver (dans Shannon & Weaver 1949:3) traite entre autres du procédé "by means of which one mechanism (say automatic equipment to track an airplane and to compute its probable future positions) affects another mechanism (say a guided missile chasing this airplane)". Shannon (dans Shannon & Weaver 1949:33s.) étudie les cas exemplaires de la télégraphie, du téléphone, de la radio et de la télévision. 20 R. POSNER - L'homme comme signe au récepteur, qui parcourt cette chaîne de facteurs en sens inverse s'il a l'intention de tirer le message du signe. Par conséquent, la plupart de ceux qui appliquent les modèles de communication dans les sciences humaines situent le rôle de l'homme dans un tel processus au niveau de l'émetteur ou du récepteur, sans prendre en considération que l'homme puisse devenir signe, canal, signifiant, signifié ou message (cf. p.ex. Jakobson 1960 :357/8). Dans son “ modèle du circuit de la parole ” (fig. 1), Saussure pourvoit l'émetteur et le récepteur d'un cerveau, d'une bouche et d'oreilles et écrit (1916 :27/8) : “ Soient donc deux personnes A et B, qui s'entretiennent.[...] Le point de départ du circuit est dans le cerveau de l'une, par exemple A [...]. Supposons qu'un concept donné déclenche dans le cerveau une image acoustique correspondante : c'est un phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d'un procès physiologique : le cerveau transmet aux organes de la phonation une impulsion corrélative à l'image ; puis les ondes sonores se propagent de la bouche de A à l'oreille de B : procès purement physique. Ensuite, le circuit se prolonge en B dans un ordre inverse : de l'oreille au cerveau, transmission physiologique de l'image acoustique ; dans le cerveau, association psychique de cette image avec le concept correspondant. ” Fig. 1: Modèle du circuit de la parole d’après Saussure 1916: 27. Dans un tel contexte, il pourrait paraître absurde de vouloir qualifier l'homme de signe et Roland Barthes (1975 :84) par exemple remarque : “ Je vis dans une société d'émetteurs ”, et il explique : “ chaque personne que je rencontre [...] m'adresse un livre, un texte, un bilan, un prospectus, une protestation, une invitation à un spectacle, à une exposition, etc. La jouissance d'écrire, de produire, presse de toutes parts ”. 21 Cahier du CIEL 1998-1999 2. L' HOMME COMME IMAGE DE DIEU Pourtant, il y avait des époques où les hommes de l'Occident ne se considéraient guère comme émetteurs produisant des signes, mais tout au plus comme récepteurs s'interprétant mutuellement. “Nehein geschepfede is sô frî, sin bezeichne anders dan si sî” (“ nulle créature ne peut s'empêcher de désigner autre chose que ce qu'elle est ”), écrit le poète Freidank au début du XIIIe siècle (Freidank, Bescheidenheit 12, 11-12 ; cf. Wehrli 1984:251). Ses propos se fondent sur l'Ecriture sainte (Genèse 1,26) : “ Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance [...]. Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme, il les créa ” (traduction d'après l'Ecole Biblique de Jérusalem 1975). En tant qu'image du Créateur, chaque homme est signe, et le Créateur est émetteur dans le sens des modèles de communication. Le Dieu des Juifs et des Chrétiens façonna Adam avec la glaise du sol, et Eve à partir d'une des côtes d'Adam, pour que l'un rappelât à l'autre leur Créateur. C'est pourquoi chaque homme peut être interprété comme une parole de Dieu adressée aux prochains. - Cependant, celui qui prend l'homme pour un signe de Dieu aura du mal à l'accepter en même temps comme émetteur selon les modèles de communication : Si un homme parle, apparemment c'est ou bien Dieu qui parle par lui ou bien les démons qui le possèdent. Suivant la pensée occidentale, c'est par l'âme (ou le cœur) de chaque individu que Dieu s'adresse aux hommes. Comment, dans une “société d'émetteurs”, un théoricien de la communication use-t-il de cette conception? Il réinterprète la Bible en affirmant que ce n'est pas Dieu qui créa l'homme à son image, mais que les hommes imaginent Dieu semblable à eux-mêmes, et qu'ils ont inventé le mythe de la Création afin de 2 justifier leur vue . Déjà chez Luther on peut trouver des passages indiquant une telle interprétation ; par exemple, il dit lors du commentaire du premier commandement “ Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi" dans son Grand Catéchisme de 1529 : "alleine das Trauen und Glauben des Herzens machet beide, Gott und Abgott ” (“ le dévouement et la foi du cœur seuls font et Dieu et idole ”) ( W e r k e 30,1 :132,32-133,8). Certes, les commentateurs (comme Ebeling 1964 :42) ont raison de souligner qu '“ il serait absurde d'interpréter [...] la déclaration [de Luther] [...] de façon que l'homme devienne créateur et Dieu la créature ”. Mais c'est exactement cette conception-là que défend Ludwig Feuerbach (1841), qui considère Dieu comme projection et produit de l'homme, et 2 Deschner (1974) constate une pareille interprétation contraire à la situation réelle dans le cas du mythe disant que la femme (Eve) fut créée du corps de l'homme (de la côte d'Adam), tandis que la biologie nous instruit que tous les hommes sont nés d'un corps de femme. 22 R. POSNER - L'homme comme signe cette idée retient l'intérêt de la théologie moderne jusqu'à nos jours (cf. p.ex. Karl 3 Barth 1928) . Une fois le dogme de la Création renversé, l'homme moderne devient émetteur - émetteur ne produisant pas seulement des signes qui, comme le dessin et l'écriture, mènent une existence autonome (Aleida Assmann 1997 : § 1 les appelle “signes excarnés”), mais se présentant, s'il le faut, lui-même comme signe (c'est-à-dire comme “signe incarné”). Chez Roland Barthes, dont les notes nous renseigneront désormais sur les idées d'aujourd'hui, on lit (1975 :145) : “ Je n'avais d'autre solution que de me ré-écrire [...] : ajouter aux livres, aux thèmes, aux souvenirs, aux textes, une autre énonciation. ” Cette autre énonciation ne consiste pas à créer, outre les œuvres déjà publiées, de nouveaux porteurs de signes qui existent indépendamment de l'émetteur, mais à transformer le propre corps en porteur de signes, à la manière des animaux. “Je jette ainsi sur l'œuvre écrite, sur le corps et le corpus passés, l'effleurant à peine, une sorte de patch-work, une couverture rapsodique faite de carreaux cousus ”. Cependant, on n'a plus besoin de pénétrer l'homme en prenant à témoin son âme ou son cœur, afin de savoir quel message un homme-signe peut communiquer après l'exclusion de Dieu du discours sémiotique. “Loin d'approfondir, je reste à la surface parce qu'il s'agit cette fois-ci de 'moi' (du Moi) et que la profondeur appartient aux autres ” (Barthes 1975 :145). A vrai dire, celui qui, à la façon de Barthes, se présente soi-même comme moyen de communication, ne sera guère content de sa surface telle qu'elle est. Assumant l'ouvrage de Dieu, chacun à son tour se recrée “homme” ou “femme”. Déjà au Néolithique, les tatouages favorisaient la sémiotisation du corps. Un homme mort de froid dans un glacier tyrolien il y a 4600 ans avait un tatouage qui, aujourd'hui de nouveau, s'offre aux interprétations. Jusqu'au XIXe siècle, il était de règle à Palau que “ plus la région pubienne d'une femme était tatouée, plus on la convoitait ” (Probst 1992 :22). Peu étonnant donc qu'un Dieu créateur dans le sens des Juifs et des Chrétiens essayait d'arrêter de telles atteintes à son ouvrage : “ Vous ne vous ferez pas d'incision dans le corps [...] et vous ne vous ferez pas de tatouage. Je suis Yahvé ” (Lévitique 19,28 ; traduction par l'Ecole Biblique de Jérusalem). Celui qui modifie un signe destiné à servir d'image, laisse s'élever des doutes sur le signifié. 3 Déjà quelques représentants du mysticisme baroque interprètent Dieu comme créature et l'homme comme créateur; Angelus Silesius (Johann Scheffler) par exemple écrit, dans son Cherubinischer Wandersmann (1674): "Je sais que sans moi, Dieu ne peut exister un seul instant; si je meurs, il devra rendre l'âme." 23 Cahier du CIEL 1998-1999 Ainsi l'européenne et l'européen de nos jours se servent pour la plupart de méthodes moins incisives s'il s'agit de se présenter en femme ou en homme : Elle emploie fond de teint, fard à paupières et rouge à lèvres, se pare de boucles d'oreilles, de colliers et de bracelets et porte un corsage, un tailleur collant et des talons aiguilles. Lui fait usage du rasoir, rafraîchit sa barbe, met des lunettes de corne et porte une chemise et une cravate. Tous deux mettent un pantalon, une veste, un bonnet et un foulard, s'ils ne s'en tiennent au pull-over et au jean. 3. L' HOMME COMME ÉNONCÉ Les modèles de communication anthropomorphisants et la foi sécularisée du Créateur imposent à l'homme un choix de rôles restreint. D'après eux, l'homme serait ou bien émetteur ou bien signe. Emetteur, il semble ne pas pouvoir être signe, sinon il n'existerait pas comme émetteur avant de se produire comme signe. S'il est signe, il semble ne pas pouvoir se présenter comme émetteur, car il fut créé signe par un (autre) émetteur, et adressé à un récepteur (encore différent). De tels paradoxes se font remarquer surtout quand le signe est modelé comme énoncé, comme un extrait de discours, adressé à autrui dans un processus de communication. Roland Barthes aimait les endroits où se perdait la distinction (issue de la théorie de la communication) des rôles du corps humain selon un émetteur, un signe et un récepteur - par exemple, une “boîte à Tanger” (Barthes 1975 :144/5) : Peu semblable aux établissements ordinaires, où “ il s'agit de parler, de communiquer, de rencontrer ”, cet endroit est “un lieu de semi-absence. Cet espace n'est pas sans corps, ils sont même tout proches, et c'est ce qui est important ” ; mais ils restent anonymes : “ dans la boîte, le corps de l'autre ne se transforme jamais en 'personne' (civile [...] etc.) : il me propose sa promenade, non son interlocution. [...] La boîte est [...] un lieu neutre : c'est l'utopie du troisième terme, la dérive loin du couple trop pur : parler/ se taire. ” A vrai dire, une situation intéressante se présente si quelqu'un consent à cette distribution des rôles et essaie d'en assumer plusieurs à la fois (Barthes 1975 :144) : “[...] parler en embrassant, embrasser en parlant. Il faut croire que cette volupté existe, puisque les amants ne cessent de 'boire la parole sur les lèvres aimées'. Ce qu'ils goûtent alors, c'est [...] le corps bredouillé. ” Ce passage, dense par l'ellipse, élucide ce qui caractérise l'amour. Les amants sont - à tour de rôle, ou encore tous deux à la fois - aussi bien 24 R. POSNER - L'homme comme signe des corps qui jouissent (c'est-à-dire des récepteurs) que des corps dont l'autre jouit (des signes), ou que des corps dirigeant la jouissance de l'autre par leur comportement (des émetteurs). Ils incarnent les énoncés adressés par l'un à l'autre. Beaucoup d'autres manières d'agir peuvent être interprétées comme énoncés. Considérons, à titre d'exemple, la toilette matinale (fig. 2). Se laver, s'essuyer, se maquiller, se parer de bijoux : ces actions-là ne ressemblent-elles pas à un procès d'auto-formulation tourné au ralenti ? Ce qui sort ensuite de l'appartement se dirige vers le kiosque à journaux, monte dans le métro et prend l'ascenseur pour s'asseoir au bureau, ce n'est vraiment plus le “corps bredouillé” dans le sens de Roland Barthes, mais un signe bien articulé : l'apparence savamment rédigée de l'employé ambitieux, le visage soigneusement retouché de la secrétaire, le corps consciemment exposé du mannequin de l'agence de publicité, l'insolence négligemment formulée du porteur de t-shirt au jean et aux sandales, l'extérieur arrangé à la va-vite de l'écolière. Tous ces signes rencontrent leurs prochains, signes eux aussi, qui pourtant se prennent pour des récepteurs auxquels on s'adresse et pour des émetteurs qu'on interroge, qu'on invite parfois même à répondre. Fig. 2: “Toilette”. Japon, environ 1870; 26,1 cm x 19,8 cm. Album Rolf Mayer, Stuttgart (d’après Pollig et al. 1987: 206). On peut développer l'analogie entre l'énoncé linguistique et le comportement physique jusqu'aux modalités de l'énoncé même. L'interaction quotidienne des corps, tout comme la communication linguistique, permet de distinguer entre la situation de la production et celle de la réception des signes. L'action de mettre ou d'ôter des habits, du maquillage et des bijoux prend plus de temps que l'articulation et la 25 Cahier du CIEL 1998-1999 correction d'énoncés oraux. La toilette matinale comme acte de production de signes correspond donc plutôt à la formulation écrite d'un manuscrit rédigé au bureau et présenté aux autres plus tard, ce qui impose forcément des bornes aux corrections ultérieures. Le vendeur de journaux, le public du métro, les usagers de l'ascenseur et les collègues réagissent à un extérieur né quelques heures avant - outre que les habits peuvent se déformer par la pluie, que le maquillage peut fondre ou que les bijoux peuvent se perdre. Pareil à l'énoncé linguistique, le physique d'autrui ne permet pas au récepteur interprétant de bien savoir s'il distingue correctement entre les détails intentionnels et ceux signalés sans le vouloir. Pour cela, un critère important consiste en la variabilité des différents aspects du comportement. Plus un signe est variable, plus on le soupçonne d'avoir été manipulé : “ Elle a protesté de son innocence, mais as-tu vu comment elle était assise ? ” “Il a parfaitement adopté les gestes d'un maire, avec son écharpe et la chevalière au doigt, mais il avait les mains d'un paysan. ” De telles observations montrent que nous examinons la mimique, la gesticulation et la tenue des personnes en question afin de nous assurer sur la sincérité d'un énoncé oral. Pour savoir si nous pouvons nous fier aux mouvements et aux habits, nous examinons les aspects physiques plus durables. C'est ainsi que se produit une hiérarchie de crédibilité ; elle ne comprend pas seulement les caractéristiques perpétuelles (empreinte digitale, couleur des yeux, sexe, contour du visage, teint, marques de naissance), celles qui persistent des années (taille, cicatrices, mutilations, prothèses) ou plusieurs jours (coiffure, forme de la barbe, longueur des ongles), et celles qui subsistent d'habitude pendant quelques heures (habillement, bijoux, maquillage), mais aussi des comportements durant tout au plus quelques minutes (position et tenue du corps), variant d'une seconde à l'autre (mimique, gestes) ou se produisant en un clin d'œil (parler, rire, soupirer). Cette hiérarchie n'est violée que par les réflexes (battement des paupières à cause d'une clarté gênante, hoquet, éternuement), qui se déroulent en quelques secondes et passent pourtant pour des mouvements qu'on ne peut manipuler. 26 R. POSNER - L'homme comme signe Fig. 3: Francis Bacon, „He’s my Main Man“. Tatouage, 1991 (d’après Hardy 1992: 80). Étant donné que chaque énoncé humain est sujet à cette hiérarchie de crédibilité, il est soumis presque automatiquement à un examen comparatif. Cela pose des problèmes surtout à celui qui, par une intervention chirurgicale, remet en cause la valeur confirmative de ses caractéristiques permanentes (contour du visage, sexe, naissance de la chevelure, etc.). Plus son apparence durable a l'air manipulée, plus sa 4 crédibilité diminue lors d'énoncés brefs . 4. L' HOMME COMME SIGNIFIANT La hiérarchie de crédibilité montre que, si certaines caractéristiques individuelles se laissent facilement classer parmi les énoncés personnels, d'autres s'opposent à une telle interprétation. Un énoncé personnel est considéré comme intentionnel, même si quelques-uns de ses aspects se soustraient au contrôle de la conscience, et il est typiquement de courte durée, même si l'on peut le fixer par quelque mode d'enregistrement. C'est pourquoi il est raisonnable de compter parmi les énoncés non seulement les messages linguistiques, mais aussi mimique, gesticulation, tenue, habillement, parure et maquillage, coiffure, forme de la barbe et longueur des ongles - moyens par lesquels on se présente soi-même. 4 Au moins dans la civilisation occidentale, cette expérience crée des ennuis aux personnes tatouées. Celui qui se fait tatouer, ne s'oblige non seulement de "dire oui pour jamais" à un énoncé perceptible à vie, mais il déconcerte aussi ses prochains, qui commencent à se demander quelles autres caractéristiques permanents il aurait encore manipulées (cf. Hardy 1992:5-15: "Forever Yes"). 27 Cahier du CIEL 1998-1999 Cependant, l'analogie des énoncés échoue lorsqu'il s'agit de la taille, de l'étendue des pupilles, du teint ou de l'empreinte digitale. Ces signes-là sont ou bien difficiles à contrôler (croissance, resserrement ou dilatation des pupilles) ou bien assez invariables (distribution du pigment cutané, dessin des sillons des doigts). Dès lors ils ne peuvent être produits comme signes, mais seulement être reçus comme tels. Leur caractère interprétable relève exclusivement de ce qu'ils appartiennent à un domaine des signifiants (Prieto 1966 :37 : “champ sématique”), organisé parallèlement à un domaine des signifiés (Prieto 1966 :35 : “champ noétique”). Ainsi, il était de règle avant la colonisation que le teint des hommes était en corrélation dans une large mesure avec l'endroit géographique de leur origine. Aujourd'hui encore, les Africains du sud du Sahara sont appelés les “noirs”, les hommes de l'Extrême-Orient les “jaunes”, les Indiens les “rouges” et les Européens les “blancs”; les conséquences des tentatives mutuelles d'expulsion et de domination territoriales sont connues. Un Africain qui met de la couleur blanche ne sera pas européen, et un Européen fardé en noir reste européen. Ils ne peuvent changer ni leur teint ni leur origine, et c'est pourquoi leur teint peut signifier leur origine, bien qu'eux-mêmes ne puissent rien communiquer par leur teint. Pourtant, un Africain au maquillage blanc et un Européen au maquillage noir peuvent communiquer par cet acte même. Dans un contexte favorable, ils signalent à leurs prochains : “ Imaginez que je sois blanc et que je vienne de l'Europe resp. “Imaginez que je sois noir et que je vienne de l'Afrique ! ”. Il s'agit ici d'énoncés dans le sens défini plus haut. 28 R. POSNER - L'homme comme signe Fig. 4: Couleur de la peau et chevelure comme bases d’allégories dans l’époque coloniale. William Blake, “L’Afrique et l’Asie soutiennent l’Europe” (illustration dans Stedman 1796; d’après Pollig et al. 1987: 30). Celui qui considère l'homme comme un signe doit donc distinguer entre signes communicatifs, produits par un émetteur avec une intention définie, et signes significatifs. Pour un récepteur au courant du code approprié, ces derniers deviennent certains signifiants, qui lui indiquent les signifiés respectifs grâce au code, bien qu'ils n'aient pas été produits à cette fin. La signification est un procès sémiotique qui se déroule même en l'absence d'un émetteur disposé à communiquer un message. Ainsi chacun parmi nous révèle à l'homme informé beaucoup de choses sur sa personne malgré soi, et sans y avoir jamais pensé. Dès l'Antiquité, la sémiotique médicale étudie les codes correspondants (cf. Hucklenbroich 1997 :§ 2.3). Encore de nos jours, leur connaissance peut être très avantageuse pour les récepteurs de signes, souvent même aux dépens des porteurs de signes mal instruits. Un hôtelier, qui reconnaît la gastrite d'un consommateur aux coins ridés de la bouche, le servira autrement que s'il s'agissait d'un gourmand. Une vendeuse remarquant que les pupilles du client s'élargissent à la vue d'un certain article, ne cédera pas à sa demande opiniâtre d'un rabaissement du prix, parce qu'elle sait bien qu'il achètera cet objet d'une façon comme de l'autre. On peut manifester son intérêt en haussant les sourcils ; par contre, celui qui élargit ses pupilles ne communique rien, mais permet que celles-là “signifient” son intérêt. Bien qu'il existe une signification sans émetteur, chacun peut s'en servir en se faisant signe soi-même. À cette fin, chaque société a 29 Cahier du CIEL 1998-1999 développé des systèmes de signification (des codes) élaborés. L'habillement en présente un exemple central. Les moines se considèrent comme symboles vivants de Dieu (Li 1997 :§ 9.3), mais on les reconnaît à leur froc. L'agent de police passe pour un signe ambulant du pouvoir d'Etat, mais on ne saurait l'identifier sans son uniforme. Somme toute, on peut juger des fonctions d'autrui plus ou moins par la façon dont il est vêtu. C'est exactement ce dont profitent les grandes institutions, en créant leurs propres vêtements de travail, qu'elles varient selon les fonctions respectives de leurs membres. Dans la plupart des pays, les soldats dans la marine portent d'autres uniformes que ceux de l'armée de terre ou de l'armée de l'air. Et chaque corps de troupe se sert d'épaulettes en guise de signifiants du grade militaire. Les forces populaires comme celles des Révolutions française ou chinoise sont peu différenciées, les armées de métier, par contre, poussent la différenciation à l'extrême. Les codes en vigueur permettent aussi qu'un homme en emploie un autre en guise de signe communicatif. Plus d'un industriel épouse une actrice de cinéma afin de la présenter comme signifiant de son intelligence de l'art. Plus d'une famille européenne adopte un orphelin du Tiers-Monde pour se procurer des signifiants de son sens des responsabilités. Celui qui s'entoure de nombreux domestiques s'en sert souvent en guise de signifiants de son opulence. Tous les attributs de prestige sont des signes communicatifs relevant d'un mécanisme de signification, et dès lors personne n'est à l'abri de ce qu'on le traite en attribut de prestige. Charles S. Peirce a, lui aussi, analysé l'homme comme signifiant. Ce qui rapproche l'homme du signe, il ne le cherche pas à la surface du corps comme le fait Barthes, mais à l'intérieur. Selon le style de la fin du XIXe siècle, il choisit comme point zéro de la sémiotisation de l'homme non pas la communication, mais la pensée. Suivant Peirce, chaque pensée qui se fait jour est un signe de son contenu, et par chaque état de pensée nous renvoyons à l'objet pensé. Puisqu'un homme vivant ne peut s'empêcher de penser, sa vie se laisse concevoir comme une chaîne formée d'états de pensée, l'un remplaçant l'autre. Et si tout état de pensée constitue un signe, la chaîne entière des états de pensée est à son tour un signe complexe : “[...] le fait que toute pensée est un signe, ajouté au fait que la vie est un train de pensées, prouve que l'homme est un signe ” (Peirce 1931-58 :§ 5.314). Il est intéressant de voir que, dans son raisonnement, Peirce tient compte de l'évolution individuelle qui implique les progrès intellectuels même s'il pose le problème de façon légèrement modifiée. Considérant l'expression linguistique comme signe prototypique, Peirce demande, 30 R. POSNER - L'homme comme signe dans ses “Cours sur le pragmatisme” datant de l'an 1903 : “ Qu'est-ce qui distingue l'homme du mot ? ” (Peirce 1931-58 :§ 5.313). Selon Peirce, il existe toute une série de différences : - Les caractéristiques signifiantes et les forces de l'homme, décidant de ce qu'il signifie et de ce à quoi il renvoie, sont toutes beaucoup plus complexes que celles des mots. Pourtant cette différence semble à Peirce plutôt graduelle que fondamentale. - L'homme a une conscience, les mots n'en ont pas. Mais la conscience n'est pour Peirce qu'un certain genre de perception de soi ; c'est pourquoi cette différence n'est à son tour qu'une caractéristique signifiante de l'homme et reste superficielle. - L'homme comme signe est capable d'assimiler de nouvelles informations, de sorte que sa signification s'accumule ; il peut toujours gagner en signification. Mais, suivant Peirce, il en va de même pour les mots : “Le mot électricité ne signifie-t-il pas plus aujourd'hui qu'aux jours de Franklin ? ” Après avoir refusé ces tentatives de différenciation, Peirce souligne : “ L'homme fait le mot, et le mot signifie seulement ce que l'homme le fait signifier. ” Il reste donc que le signe humain est organisé à deux niveaux : L'homme est lui-même signe, et il produit des signes ; il est signe produisant des signes. À ce propos, Peirce insiste pourtant sur le fait que l'homme ne saurait accumuler des informations sans disposer de mots qui les signifient. Donc l'homme n'est signe que par le fait qu'il produit des 5 signes . 5 Le passage correspondant (Peirce 1931-58:§ 5.313) est: "What distinguishes a man from a word? There is a distinction doubtless. The material qualities, the forces which constitute the pure denotative application, and the meaning of the human sign, are all exceedingly complicated in comparison with those of the word. But these differences are only relative. What other is there? It may be said that man is conscious, while a word is not. [...] But this consciousness, being a mere sensation, is only a part of the material quality of the man-sign [...]. The mansign acquires information and comes to mean more than he did, before. But so do words. Does not electricity mean more now than it did in the days of Franklin? Man makes the word, and the word means nothing which the man has not made it mean, and that only to some man. But since man can think only by means of words or other external symbols, these might turn round and say: 'You mean nothing which we have not taught you, and then only so far as you address some word as the interpretant of your thought.' In fact, therefore, men and words reciprocally educate each other, each increase of a man's information involves and is involved by, a corresponding increase of a word's information." 31 Cahier du CIEL 1998-1999 Ce qui est remarquable, c'est l'évidence avec laquelle Peirce juge l'homme comparable au mot. On retrouve ici l'influence de la conception biblique du Christ comme parole incarnée de Dieu, et des hommes comme créatures aspirant à atteindre ce même état dans la succession du Christ. Peirce va jusqu'à dire : “ Le mot ou le signe dont se sert l'homme, c'est l'homme même ”. Il s'ensuit pour lui : “ Ma langue, c'est la totalité 6 de moi-même ” (1931-58 :§ 5.314) . Cette conclusion, datant de l'an 1868, rappelle l'affirmation de Wittgenstein, celle-ci de 1921 : “ Les limites de ma langue signifient les limites de mon monde ” (Wittgenstein 1922 :§ 5.6). L'un et l'autre philosophe comprennent par “langue” le système des signes linguistiques, Wittgenstein se référant à leurs signifiés et Peirce aux signifiants. Ils ne se préoccupent pas des énoncés particuliers produits par l'homme, mais des types d'énoncés, c'est-à-dire des phrases à sa disposition. 5. L' HOMME COMME ACTEUR Retournons à présent aux moyens d'une “(ré-)écriture” de soi aux “actes d'écire” correspondants, donc aux énoncés. Si l'on conçoit l'homme comme un système de signes, à la manière de Peirce et de Wittgenstein à ses débuts, ses énoncés ne sont que parties du système, ou que réalisations de signifiants prêts à en disposer. Mais cela est-il toujours le cas ? Un coup d'œil vers le théâtre nous renseignera. Comment l'acteur parvient-il, en vertu de ses énoncés, à ce qu'on ne le prenne pas pour lui-même, mais pour un autre ? N'est-ce pas lui qui produit les paroles qu'il prononce? N'est-ce donc pas lui, l'émetteur des signes provenant de sa bouche? Notre manière de parler d'énoncés nous aide à trouver les réponses à ces questions : on prononce des paroles, et on se prononce. (Comparons : On effraie les autres, et on s'effraie.) On peut se prononcer sur autre chose, et aussi sur soi-même. (On peut s'effrayer d'autre chose, et on peut s'effrayer de soi-même.) Par contre, si quelqu'un prononce des paroles à propos d'autre chose, il n'est pas nécessaire qu'il se prononce sur cette chose : en effet, il peut parler en tant que porte-parole d'autrui. Si 6L'original (Peirce 1931-58:§ 5.314) est: "[...] the word or sign which man uses is the man himself. [...] my language is the sum total of myself [...]." 32 R. POSNER - L'homme comme signe quelqu'un prononce des paroles sur quelque chose sans se prononcer sur elle, on dit qu'il joue un rôle. D'éventuelles discordances entre deux énoncés aux différents niveaux de la hiérarchie de crédibilité nous révèlent si quelqu'un est luimême ou ne fait que jouer un rôle. Elles nous engagent à considérer l'énoncé moins durable comme peu authentique ou fictif. Cela compte surtout pour les représentations théâtrales. Le comportement d'une personne aux différents niveaux de la hiérarchie de crédibilité nous sert entre autres à identifier la personne en question. Chacun offre un certain nombre de caractéristiques personnelles aux différents niveaux de la hiérarchie: c'est son code personnel. Le plus souvent, l'identification d'un individu réussit en raison de quelques détails, peu nombreux, du code personnel. Pour cela, en général, l'aspect d'un pull-over connu ou le son d'une voix suffisent. On ne regarde (ou n'écoute) encore une fois que si une divergence apparaît (une tenue extraordinaire, une voix enrhumée, une démarche peu familière). Dans ce cas, on se fie aux caractéristiques plus durables, comme par exemple au contour du visage ou à l'anatomie. Fig. 5: La combinaison de signes iconiques renvoyant aux personnages joués avec les marques infaillibles des acteurs. Rudolph Valentino et Diana Mayo dans le film „The Sheik“ (Etats-Unis 1921, mise en scène: George Melford; photo reproduite avec l’aimable autorisation de la Stiftung Deutsche Kinemathek Berlin). Le théâtre profite systématiquement de ce genre de perception sélective. Les objets sur scène renvoient à d'autres objets, en vertu d'une ressemblance partielle. Le meuble sur scène en représente un autre, d'une hauteur et d'une forme semblable (mais peut-être d'une matière tout à fait différente) ; la lumière sur scène représente une lumière semblable en clarté et en couleur (mais provenant peut-être d'une source toute différente) ; l'homme sur scène en représente un autre, semblable en tenue et en taille (mais peut-être tout différent quant à la langue, aux connaissances, aux attitudes et aux émotions). Un complexe de caractéristiques éminentes, ressemblant à celles d'autrui, sert à désigner 33 Cahier du CIEL 1998-1999 ce personnage, et à rappeler toutes ses autres caractéristiques permanentes. D'une part donc, chaque acteur est un signe iconique, dans ce sens qu'il produit un comportement semblable à celui d'une autre personne; d'autre part, il est un signe indexical en renvoyant, au moyen de ces caractéristiques, aux autres traits non imités de la personne en question (cf. Rozik 1995). Il en va de même pour le film. Si le personnage joué n'existe qu'en fiction, beaucoup des traits non imités peuvent rester indéfinis (cf. Ingarden 1931 :261/2). En outre, ces structures permettent la représentation d'émotions (cf. Ekman & Friesen 1975). Celui qui veut jouer l'étonnement de manière crédible, doit savoir produire spontanément certains traits (ou gestes) semblables aux traits du visage (ou aux gestes) que le personnage joué montrerait au moment d'éprouver de l'étonnement. La représentation d'émotions se fait par l'imitation des aspects éminents du comportement émotif réel. La ressemblance des traits (ou des gestes) établit le rapport aux émotions correspondantes, et l'éminence de tels traits (ou gestes) lors de l'émotion jouée fait que le spectateur restitue les caractéristiques non imitées du visage (ou des gestes) accompagnant cette émotion. Il s'agit encore d'un procès sémiotique à deux niveaux, fondé sur la référence iconique et son complément indexical. C'est ainsi que même le jeu sur scène peut être représenté par un choix convenable de relations iconiques et indexicales. Il faut d'une part l'imitation de marques éminentes du personnage joué par l'acteur à représenter, d'autre part l'imitation des marques éminentes de l'acteur à représenter, qui manquent au personnage joué par cet acteur. Un grand effet s’obtient par la combinaison de marques contradictoires, en liant p.ex. un chant flexible à une motricité contrainte afin de représenter un chanteur d'opéra jouant un séducteur, ou en liant des noms exotiques à une prononciation d'emprunt pour représenter le spectacle d'une pièce étrangère sur une scène française. Il s'ensuit que les spectateurs observent dans l'acteur non seulement les rapports iconiques aux marques éminentes du personnage joué et leur complément indexical, mais aussi les marques éminentes de l'acteur même, qui définissent l'essentiel de sa personnalité. C'est ainsi qu'un acteur devient signe à deux niveaux : il se prononce lui-même en prononçant les paroles d'autrui. On peut se demander comment se distingue le comportement d'un acteur du comportement d'autrui, par exemple d'un homme politique. La réponse est évidente : il faut qu'un acteur prenne clairement ses distances à l'égard de son rôle, tandis que cela n'est pas permis à l'homme politique. Celui qui veut réussir en politique doit inséparablement lier des 34 R. POSNER - L'homme comme signe caractéristiques individuelles, empreintes dans la mémoire de tout le monde, à une image professionnelle positive (du genre “politique social engagé”). Cela lui permettra de “représenter” cette cause et de se servir de cette image en guise de bouclier en terrain étranger. Que se passe-t-il lorsqu'un homme politique engage un acteur à entrer en scène à sa place? Cette idée n'est pas du tout absurde, vu les 7 nombreux récits de sosies . Rappelons-nous le dentiste Peter Shapallo, qui avait la malchance d'être né le même mois que le dictateur albanais Enver Hodja. Son biographe Lloyd Jones (1993 :7) rapporte qu'il “ faisait plus d'un mètre quatre-vingt ” et qu'il “ avait les épaules carrées. L'ombre du dentiste et celle du dictateur étaient complètement identiques. Ils avaient des sourires jumeaux, destinés à rassurer. ” Taille, carrure et rides de la bouche, voilà les marques physiques éminentes qu'il fallait au dentiste pour pouvoir jouer le Grand Chef. Les chirurgiens esthétiques, les coiffeurs et les tailleurs, que le dictateur engagea dans les années soixante, s'occupèrent du reste. Ils modelèrent le dentiste de sorte que les rapports iconiques au dictateur augmentassent, et essayèrent d'éliminer les marques interprétables de manière indexicale. De temps à autre, le dictateur vint voir le dentiste dans la salle d'opération pour suivre les progrès que faisait la production des signes : “ Il promena ses regards entre Shapallo et son propre reflet dans un miroir à main. Une fois convaincu de la perfection de son portrait, il fit tuer la famille de Shapallo - sa femme et ses deux filles, âgées de huit et de dix ans. Ensuite, ce fut le tour des chirurgiens, des coiffeurs et des tailleurs. Ils se trouvaient dans l'autobus qui tomba des falaises allant en pente abrupte vers la côte adriatique, près de Dhermi” (Jones 1993 :8). Le dictateur enferma son sosie dans un bâtiment semblable à une cage, et le fit surveiller par un garde chargé de pourvoir à ses besoins. On força le sosie à se déplacer derrière des vitres teintées, et à se présenter sur un balcon aux masses applaudissantes lors des fêtes du 1er mai. “Un jour, le souverain, qui avait rêvé d'une chute d'avion, obligea le dentiste à prendre sa place dans un hélicoptère, à l'occasion d'un vol allant de Vlorë à une base navale russe dans le voisinage ” (Jones 1993 :11). Shapallo était l'image parfaite du dictateur : “ Il maigrit quand le Grand Chef suivit un régime ; ils se dégarnirent en même temps, et quand le Grand Chef se foula la cheville, Shapallo boita ” (Jones 1993 :11). Pourtant, l'apparition du sosie changea également le comportement de l'original. Afin de ne laisser s'élever aucun doute, le dictateur aussi se 7Pour les sosies dans la littérature, cf. Rank 1925, pour leurs rapports à l'évolution des médias techniques cf. Kittler 1985. 35 Cahier du CIEL 1998-1999 déplaçait derrière des vitres teintées, et son comportement à l'égard du peuple se conformait à celui du sosie. “Les prises de vue cinématographiques montrent Shapallo, une silhouette lourde, se tournant vers la foule et lui faisant signe ; ici, il s'arrête pour recevoir le bouquet de fleurs offert par une petite fille. Là, il garde une pose solennelle. Il hausse le menton et croise les mains derrière le dos ” (Jones 1993 :11). Mais, dans le film, Shapallo avait-il les pensées d'un dictateur ou d'un dentiste ? Et combien de fois le dictateur voyait-il la réalité par les yeux de son dentiste ? Ce fut à l'occasion de la première entrée en scène de Shapallo dans le rôle du souverain. “[...] Lorsque son convoi arriva au stade de football de Tirana, la foule se leva des sièges en poussant d'assourdissants vivats. On le présenta aux footballeurs des deux équipes, et lorsqu'il passa leurs colonnes, les sportifs s'inclinèrent ou lui sourirent sans effort et de bonne volonté, de sorte que Shapallo leur rendit un sourire avenant, par reconnaissance de ce qu'ils l'avaient accepté si vite dans son nouveau rôle de souverain ” (Jones 1993 :157). Le signe du souverain produit des signes afin de remercier les destinataires de l'avoir confondu à l'original. Les destinataires prennent cette reconnaissance pour une preuve de la bienveillance de l'original. À certains moments du spectacle, le protocole préférait l'entrée en scène de Shapallo à celle du dictateur, parce qu'il était plus conforme à l'original que l'original même. Lorsque le souverain tomba malade, on attendit de Shapallo un genre d'exténuation sereine. Sur les exigences de son garde, Shapallo s'appuya sur une canne. “Sur son conseil, il permit aussi qu'on le soutînt, en chemin vers la tribune où il passait les troupes en revue. On l'avait instruit de sourire de toutes ces niaiseries, et de donner l'impression d'une convalescence imminente ” (Jones 1993 :167). Ni Enver Hodja ni Shapallo ne tombèrent sous les coups d'un assassin. Mais quelles conséquences un tel attentat aurait-il pu avoir ? Si la balle avait frappé le dictateur, le gouvernement aurait été tenté de faire feindre la convalescence au dentiste, afin de lui assigner le premier rôle du Grand Chef. Si la balle avait frappé Shapallo, le dictateur aurait été forcé de feindre une blessure ainsi que sa propre convalescence postérieure. En tout cas, le jeu aurait été risqué, parce que le sosie fonctionnait seulement tant que le public n'en savait rien. C'est un fait historique qu'Enver Hodja mourut dans les années 80 de la maladie de Parkinson. Cette nuit-là, on avait sciemment laissée ouverte la porte de la cage, pour que Shapallo pût s'enfuir. Mais l'acteur dut constater avec épouvante qu'il ne pouvait persuader les gens de sa véritable identité. Les chirurgiens, les coiffeurs et les tailleurs avaient 36 R. POSNER - L'homme comme signe trop bien travaillé, et l'original avait pris au sosie ce qui restait de son individualité, en s'assimilant à lui. Au jour des funérailles, la rumeur surgit qu'on aurait aperçu le Grand Chef : “[...] tout comme le Christ, Enver était ressuscité des morts. Les visions se répandirent de Tirana à travers tout le pays [...]. Des témoins oculaires parlèrent d'un homme à l'air d'une star ” (Jones 1993 :78). Comment un signe iconique se débarrasse-t-il de sa fonction de signe, quand sa référence n'existe plus ? Shapallo essaya de gagner le territoire de l'ambassade allemande à Tirana. “Parmi les masses campant devant l'ambassade se répandit la nouvelle que l'esprit du dictateur défunt était revenu pour hanter ceux [...] qui voulaient émigrer. Il se produisit un tumulte horrible. [...] Shapallo fut pressé contre le côté intérieur du grillage, et ceux qui attendaient dehors pour parvenir à l'ambassade passèrent les mains à travers le grillage afin de déchirer ses vêtements. Le personnel de l'ambassade ne vit d'autre solution que de tirer le dentiste maltraité dans l'ambassade pour le mettre en sûreté. On appela un médecin qui recousit un lobe d'oreille et soigna plusieurs plaies, audessus de l'œil droit de Shapallo. [...] Le lendemain, un employé le trouva étendu sur le bord de la baignoire ; la glace et les murs de la salle de bain étaient tachés de sang, et dans le lavabo se trouvait le couteau avec lequel Shapallo avait traité le visage du souverain. Shapallo avait perdu le bout du nez. Il avait fait une profonde incision verticale partant du milieu de son front. [Le gérant allemand eut l'impression] [...] que le dentiste avait essayé de retirer la peau de son visage ” (Jones 1993 :10/1). Ce dénouement bouleversant ne fut possible que - parce que la distinction, praticable au théâtre, entre acteur et personnage joué échoua, faute de signes indexicaux, - parce que le public, qui de longues années avait confondu l'interprète avec l'objet interprété, refusa d'admettre ce quiproquo, - parce que tout le monde prit plus au sérieux les caractéristiques permanentes d'une personne que ses énoncés peu durables. BIBLIOGRAPHIE Angelus Silesius (Johann Scheffler) (1674), Cherubinischer Wandersmann . In: Hans L. Held (ed.), Sämtliche poetische Werke . 3 volumes. München: Hanser 1949-1952. Assmann, Aleida (1997), "Probleme der Erfassung von Zeichenkonzeptionen im Abendland". In: Roland Posner, Klaus Robering und Thomas A. 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