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provinces perdues étaient représentées par une grande écharpe violette !). Puis de nombreux
scandales financiers apparaissent, révélateurs du climat délétère : l’affaire des ventes de dé-
corations par le gendre du président de la République, celle des députés achetés pour les in-
citer à renflouer la société de Panama en pleine décomposition… La République est fragile.
Elle est le théâtre de nombreux attentats en 1893-1894, (Ravachol, puis Vaillant qui lance
une bombe dans la Chambre des Députés : il sera décapité) et enfin l’affaire Dreyfus qui va
faire monter les tensions et va dresser les partisans de la vérité, de la justice et des droits de
l’Homme contre ceux qui, sous prétexte de défendre la Nation, défendent le principe de la
chose jugée et l’honneur de l’armée et de la patrie.
Dans ce contexte difficile quelle est la situation de la Gauche et quelle est l’aptitude de
Jaurès à répondre à cette situation ? La Gauche, c’est triste à dire, est divisée. Certes elle
s’appuie toujours sur des valeurs communes issues de la Révolution française, mais avec
de grandes nuances ; pour Clemenceau, dont les relations avec Jaurès n’ont jamais été très
simples, la Révolution est un ensemble qui doit bénéficier à tous, y compris au pire des ré-
volutionnaires - Robespierre en appliquant la terreur n’a fait qu’appliquer un mal nécessaire.
Pour Jaurès, qui s’éloigne de cette vision jacobine et qui va apporter de grandes nuances
(qui se révéleront à travers son appartenance d’abord au Parti républicain et ensuite à la
République socialiste), malgré ces divergences, on peut relever deux principes intangibles
qui définissent la Gauche : le premier, c’est la République, principe issu de la révolution
française, avec sa devise « liberté, égalité » et plus tard lors de la république éphémère de
1848, « fraternité ». Le deuxième principe, c’est la Patrie, qui est constamment évoquée, qui
est presque un dogme républicain. Sur ces deux points, les radicaux, Gambetta puis Clemen-
ceau, sont en pointe ; ils prônent les libertés, le combat laïque qui n’est pas terminé puisque
subsiste le concordat napoléonien. Au niveau des relations internationales Clemenceau est
beaucoup plus « patriote » que Jules Ferry, et s’opposera aux conquêtes coloniales pour que
le pays se prépare mieux à la « revanche » : c’est cet objectif qui l’amènera à soutenir le
Général Boulanger, pourtant proche des Bonapartistes et de la droite radicale. Il opérera un
virage politique magistral, il en était d’ailleurs coutumier. Jaurès lui, trace son propre sillon.
Les socialistes et les radicaux de gauche ont modifié cette assise laïque et patriotique en
développant l’internationalisme. Internationalisme républicain du « printemps des peuples »
(1848) qui a soulevé un engouement pour la liberté des peuples, et ensuite internationalisme
prolétarien de la première Internationale prolétarienne de Marx : « prolétaires de tous les
pays unissez-vous » et « les prolétaires n’ont pas de patrie ». La nation c’est l’humanité, et le
prolétariat est le fer de lance de l’humanité. Dans la gauche, les guesdistes sont très marqués
par l’internationalisme ; d’autres comme les blanquistes sont extrêmement patriotes, c’est
ce qui explique que certains, y compris certains radicaux, aient suivi Boulanger et se soient
fourvoyés dans le nationalisme. Déroulède, au départ proche des radicaux, avec la Ligue de
la Patrie française crée en 1882 (avec de nombreuses officines de tir ou de gymnastique),
classé au début à gauche, est passé à droite au nom du nationalisme et se retrouve à droite au
moment de l’affaire Dreyfus.
Il faut donc avoir en mémoire ces fondamentaux de la république, gauche divisée et surgis-
sement de l’internationalisme, pour apprécier l’originalité de la position de Jaurès, qui est
marqué par les clivages traditionnels et essaie de synthétiser et d’intégrer les idées nouvelles.
Quelle est la situation internationale ? On est à la fois entre deux guerres et dans l’avant-
guerre. D’une guerre entre deux nations on va passer à une guerre mondiale. Tensions extra-
ordinaires : les modèles états-nations jouent à la fois de manière dissolvante (éclatement des
empires austro-hongrois et ottomans) et de manière conglomérante (Allemagne et Italie).
Dans le cas des empires, les peuples sont plus rattachés à l’empereur qu’à la nation puisque