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Jean Jaurès,
la Gauche
et la Nation
Rémy Pech,
Professeur d’histoire, ancien Président de l’Université Toulouse-Mirail
Auteur de « Jaurès paysan »
J’ai beaucoup baigné dans la pensée et dans l’action de Jean Jaurès alors que je travaillais
à la préparation de deux ouvrages (parus aux éditions Privat en 2009) à l’occasion du cent
cinquantième anniversaire de sa naissance en 2009 : un Recueil des 1 300 articles de Jaurès
parus dans la Dépêche du Midi de 1887 à 1914, véritable mine dans tous les domaines
sociétaux et politiques ; et un ouvrage que j’ai intitulé « Jaurès paysan », titre quelque peu
provocateur mais qui rappelle que l’enfance de Jean Jaurès s’est construite dans une ambiance paysanne pendant 17 ans à Castres, ce qui ne manquera pas d’influencer son action
politique et en particulier son engagement en faveur du monde paysan. Son action dans ce
domaine a été occultée par ses combats pour la paix, son engagement dans l’affaire Dreyfus
ou ses combats en faveur des mineurs de Carmaux. Il s’est beaucoup intéressé aussi à la
culture occitane et à son articulation avec la nationalité française.
Jaurès est député du Tarn en 1885 ; il est battu en 1889 par un représentant du baron Reille
à Castres. Redevenu député, mais avec l’étiquette socialiste à Carmaux en 1893, il est battu
en 1898 par le Marquis de Solages du fait de son engagement pour le transfert de la verrerie
ouvrière de Carmaux à Albi et du fait de son combat aux côtés des défenseurs du Capitaine
Dreyfus. Il sera à nouveau député de 1902 à sa mort.
Il est en même temps journaliste à la Dépêche du Midi à partir de 1887, où il écrit des articles impressionnants (de 10 000 signes en moyenne). En 1904 il crée L’Humanité qui sera
le journal du Parti Socialiste SFIO. Agrégé de philosophie il a été professeur de philosophie
et historien.
Son intérêt pour l’Histoire l’amène à écrire une monumentale « Histoire de la révolution
française » toujours citée et dans laquelle on trouve de nombreuses références à la Nation,
un livre sur « La guerre franco- allemande de 1870 » et un livre sur l’Affaire Dreyfus. En
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1911, son rapport parlementaire destiné à contrer « la loi de Trois ans » met en relief la place
de l’armée dans la Nation est publié sous le titre L’armée nouvelle et plusieurs fois réédité
notamment en 1915. Sa vitalité intellectuelle stupéfiante accompagne autant ses écrits que
ses discours.
Son observation des rapports internationaux et sa volonté de réformes pour construire une
nouvelle société sont au cœur de son action. Dans l’esprit de Jaurès une date est symbolique :
1792, date de la bataille de Valmy gagnée aux cris de « Vive la Nation ». Le même jour, la
Convention a voté la République. Pour Jaurès les deux notions, Nation et République, sont
liées de manière congénitale, ce qui n’est pas admis par tout le monde. Il y a la conception
aristocratique de la Nation, ainsi que la conception fasciste, qui n’ont rien à voir avec la
République.
Pourtant la République reste fragile et ne sera vraiment restaurée qu’en 1875, à une voix près
(surtout du fait des dissensions à l’intérieur de l’opposition) : c’est le célèbre « amendement
Wallon » (1)
C’est à la IIIe République qu’il incombera de construire une véritable Nation à partir de
1875. Pour cela elle va emprunter plusieurs voies, la voie économique (en particulier la
construction des voies ferrées, véritable chantier national), et la voie culturelle avec l’école
souvent mythifiée (mais qui a pourtant déjà un long parcours, avec l’école communale de
Guizot en 1833, Victor Duruy sous Napoléon III), l’école obligatoire, gratuite et laïque de
Jules Ferry. Jaurès est au cœur de tous les débats sur l’éducation : la morale doit-elle être
laïque ou religieuse ? Quel est le rôle de l’instituteur ? On pourrait relire aujourd’hui les
articles de Jaurès dans la Dépêche du Midi, comme la Lettre aux instituteurs et aux institutrices du 15 janvier 1884. (2)
La construction de cette République va s’effectuer dans des conditions difficiles. Sur le
plan économique une grande dépression s’abat sur l’Europe, avec son cortège de faillites
d’entreprises, de chutes de prix industriels et agricoles, de disparitions d’emplois. Sur le
plan politique les grandes polémiques sur la spoliation de la Nation amputée de l’Alsace et la
Lorraine (les anciens se souviennent encore des cartes de géographie sur lesquelles les deux
(1) Amendement Henri Wallon : En déposant un amendement substituant aux mots « le Maréchal de Mac
Mahon est élu » ceux de « le Président de la République est élu », Henri Wallon, député, fit voter - à une voix
de majorité - le rétablissement de la République le 30 janvier 1875.
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(2) Lettre aux instituteurs et aux institutrices - Dépêche du Midi 15-01-1884 « Vous avez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront
pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition
et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son
corps et son âme. Ils seront citoyens et il faut qu’ils sachent ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur
confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient
une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes
multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se
représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la
civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme
en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie et aussi notre force, car c’est par lui que nous
triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort. Tout cela à des enfants ! Oui tout cela si vous ne voulez
pas fabriquer des machines à épeler. Je sais bien quelles sont les difficultés de la tâche, mais leur âme recèle
des trésors à fleur de terre : il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Les enfants ont une curiosité
illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Lorsque d’une part vous aurez appris
aux enfants à lire à fond, et que d’autre part vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait en quelques années œuvre complète d’éducateurs. Dans chaque
intelligence il y aura un trésor, et ce jour-là bien des choses changeront.
Rémy Pech : Jean Jaurès, la Gauche et la Nation
provinces perdues étaient représentées par une grande écharpe violette !). Puis de nombreux
scandales financiers apparaissent, révélateurs du climat délétère : l’affaire des ventes de décorations par le gendre du président de la République, celle des députés achetés pour les inciter à renflouer la société de Panama en pleine décomposition… La République est fragile.
Elle est le théâtre de nombreux attentats en 1893-1894, (Ravachol, puis Vaillant qui lance
une bombe dans la Chambre des Députés : il sera décapité) et enfin l’affaire Dreyfus qui va
faire monter les tensions et va dresser les partisans de la vérité, de la justice et des droits de
l’Homme contre ceux qui, sous prétexte de défendre la Nation, défendent le principe de la
chose jugée et l’honneur de l’armée et de la patrie.
Dans ce contexte difficile quelle est la situation de la Gauche et quelle est l’aptitude de
Jaurès à répondre à cette situation ? La Gauche, c’est triste à dire, est divisée. Certes elle
s’appuie toujours sur des valeurs communes issues de la Révolution française, mais avec
de grandes nuances ; pour Clemenceau, dont les relations avec Jaurès n’ont jamais été très
simples, la Révolution est un ensemble qui doit bénéficier à tous, y compris au pire des révolutionnaires - Robespierre en appliquant la terreur n’a fait qu’appliquer un mal nécessaire.
Pour Jaurès, qui s’éloigne de cette vision jacobine et qui va apporter de grandes nuances
(qui se révéleront à travers son appartenance d’abord au Parti républicain et ensuite à la
République socialiste), malgré ces divergences, on peut relever deux principes intangibles
qui définissent la Gauche : le premier, c’est la République, principe issu de la révolution
française, avec sa devise « liberté, égalité » et plus tard lors de la république éphémère de
1848, « fraternité ». Le deuxième principe, c’est la Patrie, qui est constamment évoquée, qui
est presque un dogme républicain. Sur ces deux points, les radicaux, Gambetta puis Clemenceau, sont en pointe ; ils prônent les libertés, le combat laïque qui n’est pas terminé puisque
subsiste le concordat napoléonien. Au niveau des relations internationales Clemenceau est
beaucoup plus « patriote » que Jules Ferry, et s’opposera aux conquêtes coloniales pour que
le pays se prépare mieux à la « revanche » : c’est cet objectif qui l’amènera à soutenir le
Général Boulanger, pourtant proche des Bonapartistes et de la droite radicale. Il opérera un
virage politique magistral, il en était d’ailleurs coutumier. Jaurès lui, trace son propre sillon.
Les socialistes et les radicaux de gauche ont modifié cette assise laïque et patriotique en
développant l’internationalisme. Internationalisme républicain du « printemps des peuples »
(1848) qui a soulevé un engouement pour la liberté des peuples, et ensuite internationalisme
prolétarien de la première Internationale prolétarienne de Marx : « prolétaires de tous les
pays unissez-vous » et « les prolétaires n’ont pas de patrie ». La nation c’est l’humanité, et le
prolétariat est le fer de lance de l’humanité. Dans la gauche, les guesdistes sont très marqués
par l’internationalisme ; d’autres comme les blanquistes sont extrêmement patriotes, c’est
ce qui explique que certains, y compris certains radicaux, aient suivi Boulanger et se soient
fourvoyés dans le nationalisme. Déroulède, au départ proche des radicaux, avec la Ligue de
la Patrie française crée en 1882 (avec de nombreuses officines de tir ou de gymnastique),
classé au début à gauche, est passé à droite au nom du nationalisme et se retrouve à droite au
moment de l’affaire Dreyfus.
Il faut donc avoir en mémoire ces fondamentaux de la république, gauche divisée et surgissement de l’internationalisme, pour apprécier l’originalité de la position de Jaurès, qui est
marqué par les clivages traditionnels et essaie de synthétiser et d’intégrer les idées nouvelles.
Quelle est la situation internationale ? On est à la fois entre deux guerres et dans l’avantguerre. D’une guerre entre deux nations on va passer à une guerre mondiale. Tensions extraordinaires : les modèles états-nations jouent à la fois de manière dissolvante (éclatement des
empires austro-hongrois et ottomans) et de manière conglomérante (Allemagne et Italie).
Dans le cas des empires, les peuples sont plus rattachés à l’empereur qu’à la nation puisque
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ce sont des empires multinationaux. Le principe national est un ferment inoculé par la révolution française, par la déclaration des droits de l’Homme et le droits des peuples à disposer
d’eux-mêmes qui découle des droits des citoyens, renforcé par la botte napoléonienne qui a
suscité en Espagne et en Allemagne la naissance de mouvements nationalistes, patriotiques,
anti-français, et qui en même temps empruntaient des éléments de la révolution française.
La petite enfance de Jaurès a été baignée dans cette atmosphère de bouleversement de la
carte de l’Europe. Son oncle blessé pendant la guerre de Crimée était un témoin de cette
époque. Jaurès avait sous les yeux cette espèce de force du nationalisme et en même temps
de fragilité des empires qui pourraient engendrer des désordres importants. De nombreux
conflits étaient attisés, en particulier par la Russie, spécialement dans les Balkans. La France
s’est trouvée impliquée en étant obligée d’intervenir dans le cadre de son alliance avec la
Russie, ce qui est un des éléments déclenchant de la guerre de 1914.
L’éclosion des nations nouvelles (Allemagne, Italie) et les difficultés des grands empires
du fait de l’émergence de nouvelles petites nations ont engendré un éclatement de ce qu’on
a appelé le Concert Européen qui, pendant la première moitié du XIXe siècle, a essayé de
maintenir les équilibres au sein de l’Europe soit par des Congrès, soit par des accords telle la
Sainte Alliance qui autorisait des interventions destinées à rétablir l’ordre. Ainsi les Russes
ont écrasé la révolution hongroise de 1848 à l’appel des Autrichiens, et les Français (tout en
soutenant les mouvements d’indépendance en Italie) ont remis le Pape sur son trône, ce qui
a compliqué la position française en Italie.
Le système du Concert Européen explose et Bismarck, qui est l’homme dominant dans les
premières années Jaurès (1880-1895), met en place un système d’alliance pour isoler la
France, ce qui pousse celle-ci à participer à une alliance contre nature avec la Russie, pays
peu démocratique.
Quelle est donc la position de Jaurès vis-à-vis de la nation et du rapport entre les nations ?
Il faut rappeler que la famille de Jaurès est très marquée par le service à la nation. Outre son
oncle Barbaza blessé à la guerre de Crimée, ses cousins Charles Jaurès et Benjamin Jaurès
sont tous deux amiraux. Tout d’abord orléanistes ils prendront parti pour la République.
Benjamin sera récompensé par un poste d’ambassadeur à Saint-Pétersbourg puis à Madrid.
Cet environnement familial offre à Jaurès un champ d’investigation exceptionnel sur les
problèmes internationaux.
Sa formation classique et humaniste est extrêmement solide : École Normale Supérieure,
doctorat de lettres avec une connaissance approfondie du latin et du grec. D’autre part sa
bonne connaissance de l’allemand l’amène à explorer la philosophie allemande. Il se révèle
être avec Charles Andler le meilleur spécialiste de la philosophie allemande. Il écrit, en
latin, une thèse (1892) sur la filiation entre la pensée de Luther et les socialistes allemands,
Kant, Hegel, ainsi naturellement que les philosophes français des Lumières. Il voit dans ces
philosophies un courant de pensée qui sape l’absolutisme et l’obscurantisme religieux. Ses
analyses philosophiques l’immunisent contre le nationalisme revanchard qui a déjà menacé
deux fois la République lors de l’élection de Boulanger (1888) et l’affaire Dreyfus (1898).
Rappelons aussi sa monumentale Histoire socialiste de la Révolution française (1903) qui
marque sa vision de la France comme le champion des libertés et du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, et qui comporte une réflexion sur la guerre. Jaurès a très tôt mis en
débat le problème de la paix et de la guerre en le reliant à la conception de la République, de
la liberté et des réformes à réaliser. Au début, sa conception de la République est proche de
celle de Jules Ferry, puis évolue vers celle des radicaux et enfin des socialistes : république,
république démocratique, république démocratique et sociale.
Rémy Pech : Jean Jaurès, la Gauche et la Nation
Ce qui relie tout c’est son empathie avec le peuple : ses articles dans la Dépêche du Midi sont
constamment illustrés d’anecdotes sur ses rencontres avec le monde ouvrier, avec le monde
paysan, au travers des marchés où la relation s’établit le plus souvent en occitan. Et ses
combats pour plus de justice fiscale avec ses propositions en matière d’impôt sur le revenu
(1889) bien des années avant son adoption (1914), pour l’approfondissement de la laïcité
avec séparation des Églises et de l’État (avec Aristide Briand), pour l’unité des socialistes
pour laquelle il mènera un combat incessant et qui l’amènera à se présenter et être élu député
socialiste à Carmaux (1893).
Pour Jaurès la nation est un cadre de combat. Il n’éprouve pas le besoin de répudier son
patriotisme. Pour lui, « un peu d’internationalisme éloigne du patriotisme, beaucoup d’internationalisme y ramène ». Il relie son combat socialiste au combat pour la paix, combat qui
est fondamental. Il faut lire son Discours à la Chambre le 7 mars 1895 pour se convaincre
de ce combat : « Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d’hommes possédera les
grands moyens de production et d’échange, tant qu’elle possédera ainsi et gouvernera les
autres hommes… tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu’elle domine sa propre
loi, qui est la concurrence illimitée… tant que cette classe privilégiée, pour se préserver
contre tous les sursauts de la masse s’appuiera sur les grandes dynasties militaires ou sur
certaines armées de métier… tant que cela sera, toujours cette guerre politique économique,
et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les
guerres armées entre les peuples… »
Tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, malgré tous les
congrès de la philanthropie internationale, la guerre peut naître d’un hasard toujours possible : « Toujours votre société violente et chaotique (capitaliste) même quand elle veut la
paix, même quand elle est en état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée
dormante porte l’orage. Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples,
c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre
de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie - qui aboutit à la
lutte universelle sur les champs de bataille - un régime de concorde sociale et d’unité » (Vote
contre le budget militaire). Pour Jaurès le combat socialiste est un combat pour la paix et
pour la limitation du nationalisme. Jaurès devient à ce moment un véritable leader national.
Jaurès conçoit son action à la fois pour défendre la France et pour passer à un concept supérieur qui pourrait être l’Europe et ensuite l’humanité (l’Amérique, l’Australie, les dominions
britanniques n’étant que des clones de l’Europe) avec aussi les pays en voie de colonisation,
celle-ci qu’il a vue au début comme un moyen de transmettre des valeurs républicaines et
dont il voit rapidement qu’elle n’est qu’un moyen d’oppression avec de véritables carnages
comme au Maroc avec les opérations du général d’Amade. Il a été violent sur ce sujet.
En ce qui concerne l’Alsace-Lorraine, Jaurès va être à la fois prudent et ouvert ; il imagine
trois solutions : l’émancipation progressive du territoire qui pourrait bénéficier d’une autonomie croissante dans le même cadre fédéral que des villes comme Hambourg ou des
régions comme le Wurtemberg ou la Bavière (mais avec l’arrivée au pouvoir de Guillaume
II l’État central, la Prusse, imprime de plus en plus son autorité sur l’Alsace et la Lorraine).
D’autre part il reste partisan du retour de la province au sein de la nation française mais il est
hostile à faire la guerre dans ce but et combat avec force tous les revanchards. Enfin il estime
possible que l’Alsace Lorraine devienne un espace complètement autonome par rapport aux
deux pays, en quelque sorte espace embryonnaire d’une Europe future.
En matière de rapports internationaux, il est opposé à l’Alliance franco-russe qui repose sur
des engagements avec un pays autocratique et oppresseur qui ne cadrent pas avec la mission
émancipatrice de la République et au traité de 1893 dont les clauses sont quasi secrètes, ce
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qu’il réprouve étant partisan de la clarté des engagements, de la publicité des mandats. Il
s’oppose en cela à Delcassé, représentant de la diplomatie traditionnelle, dont la politique
d’alliance contre nature sera malheureusement en partie responsable de la guerre de 1914.
Ensuite il y a eu l’Entente cordiale que Jaurès a vue favorablement parce qu’elle intégrait
l’Angleterre, qu’il considérait comme une démocratie parlementaire modèle. Son action
s’est développée sur deux plans : il a appuyé toutes les initiatives qui mettent en place des
procédures d’arbitrage en cas de conflit, comme la constitution du tribunal de La Haye et
la Conférence Internationale de la paix en 1899 dans laquelle le Tsar Nicolas II a eu une
action bénéfique bien vite démentie par la guerre sanglante russo-japonaise (1904). Jaurès
condamne aussi les répressions en Autriche et les massacres perpétrés par les Turcs en Arménie, qui ont débuté en 1896 avant de se transformer en génocide en 1915. Il œuvre en permanence pour la liberté et le développement des droits de l’Homme au niveau international,
et pour la pratique du système d’arbitrage et de la confrontation pacifique internationale. Il
était en relation avec Léon Bourgeois, radical, qui était engagé dans ces actions internationales, en particulier dans la création de la Ligue européenne de la paix qui préfigurait la
future Société des Nations. Il avait une certaine considération pour ces efforts, certes venant
de sociétés capitalistes et bourgeoises, mais qui pouvaient atténuer certaines tensions.
Son action principale s’est exercée dans le cadre de l’internationalisme ouvrier. Jaurès a été
d’emblée un militant de la deuxième Internationale ouvrière créée en 1889. Il en a suivi tous
les congrès étant désigné automatiquement par ses camarades, même ceux qui se méfiaient
un peu de lui, comme les guesdistes, (en particulier parce qu’il parlait couramment l’allemand et comprenait l’anglais). Il a été aux côtés de Vaillant, homme compétent sur le plan
linguistique, un des deux piliers du Bureau de l’Internationale, le BSI premier organisme
à siéger à Bruxelles (1901). Il a travaillé sans cesse à la mise en place d’un mécanisme de
blocage de la guerre. Il a fait cela d’une façon totalement ouverte, ce qui l’a amené à discuter entre autres avec les sociaux-démocrates allemands qui se méfiaient pourtant de lui,
considérant qu’il était un bourgeois issu du centre gauche, lui-même les considérant comme
des baratineurs qui n’arrivaient pas à instaurer la démocratie dans leur pays malgré leur
force (1 000 000 d’adhérents alors que le parti socialiste français ne dépassait pas 100 000
adhérents). Malgré ces suspicions il a travaillé à l’unité de la gauche notamment avec Rosa
Luxembourg qui représentait l’extrême gauche de l’Internationale et Keir Hardie qui était
leader de la gauche travailliste anglaise pour élaborer les motions qui feraient obstacle à la
guerre : motions de Stuttgart (1907), Copenhague (1911), Bâle (1913), avec un grand discours de Jaurès qui évoque les cloches de la cathédrale de Bâle sonnant la joie, le tocsin, le
glas. Tous ces textes, ayant pour objectif d’organiser la grève générale internationale, étaient
en vigueur en 1914, année au cours de laquelle devait avoir lieu un grand Congrès à Vienne
prévu le 8 août 1914. Pour Jaurès le combat pour la paix passait donc par une solidarité ouvrière qui se construisait par la solidarité de la condition sociale mais aussi par la solidarité
des luttes.
Sur le plan interne, la notion de nation s’exprime chez Jaurès (précurseur là encore), de
manière innovante. Dans ses écrits, il insiste sur la décentralisation et l’attention à apporter
aux différences qui pouvaient exister sur le plan national au niveau culturel. L’occitanité
de Jaurès ne fait aucun doute, il est né bilingue même si ses parents lui ont parlé français
pour l’aider à préparer ses concours, il baignait dans l’occitanité en permanence. L’occitan
ressort très souvent dans les articles de Jaurès dans la Dépêche. D’autre part il a prononcé de
nombreux discours en occitan, il avait plaisir à parler cette langue, il la défendait et surtout
il n’avait aucun mépris pour cette langue, langue des troubadours, grande langue de culture
de l’Europe. Au moment de la révolte des vignerons, il a défendu la nécessité d’enseigner la
Rémy Pech : Jean Jaurès, la Gauche et la Nation
langue occitane (alors que la politique officielle était l’éradication des langues régionales)
dans de très beaux articles dans la Dépêche et dans la Revue de l’enseignement primaire il
explique que le va-et-vient entre ces deux langues est bénéfique pour l’apprentissage de la
conjugaison et la grammaire. Au cours d’un voyage en Amérique du Sud il profite des trois
semaines de bateau pour dévorer des œuvres espagnoles (Don Quichotte) et portugaises, et
découvre toute l’utilité de l’occitan pour traduire ces deux langues (il possédait des facilités
hors du commun, même si Clemenceau lui a dit un jour ironiquement : « vous n’êtes pas le
bon dieu » et Jaurès de répondre « et vous n’êtes pas le diable », Clemenceau rétorquant
« qu’en savez-vous ? ».
Pour lui l’Occitan peut avoir une utilité non seulement culturelle mais aussi économique et
sociale. Certes on ne trouvera pas dans ses écrits de proposition d’autonomie des régions ou
des provinces, peut être parce que la plupart étaient marquées par l’idéologie de la droite.
La situation n’était pas mûre pour penser région… Pourtant on trouve un texte de 1910 au
moment où il se battait pour la représentation à la proportionnelle (si l’on veut vraiment
développer la vie régionale qui ne pourrait vraiment être fondée que sur des bases économiques, sur la fédération des communes et des départements, en vue de grandes entreprises
et des grands travaux d’intérêt commun il n’est pas mauvais que la région ait atteint une
sorte d’existence électorale) : c’est le seul texte que l’on trouve où de telles propositions
soient formulées qui pose le problème de la solidarité, au niveau régional, des différentes
collectivités.
Chez Jaurès tout est lié : il y a le combat pour la société socialiste, pour le collectivisme, il
se dit collectiviste même s’il estime qu’il faut préserver l’individu : il a élaboré une stratégie
du maintien de la petite propriété en dépit de la collectivisation, en confiant aux paysans un
mandat d’exploitation et en évitant toute spoliation, objet de la frayeur du monde paysan
face à ce qu’ils appellent « les partageurs ».
Il y avait donc cet engagement socialiste, puis l’engagement national qui se situe à mi-chemin entre la défense de l’individu et la paix internationale, la confrontation des nations et la
cohabitation des nations dans le cadre de l’humanité, et le combat pour la paix.
Il écrivait en 1905, en pleine révolution russe, qu’il voyait favorablement « la Russie libérée, l’Allemagne démocratisée, le prolétariat russe et le prolétariat allemand grandis par le
rôle glorieux de liberté et de révolution, la France sauvée du cléricalisme et évoluant dans
la paix vers la justice sociale, c’est l’Europe toute entière arrachée à l’ornière sanglante
du passé, c’est la possibilité d’une entente européenne pour les œuvres de civilisation,
c’est la victoire du haut idéal que l’internationalisme socialiste propose aux hommes, c’est
l’ouverture d’un monde nouveau. »
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Débat
Un participant - Je voudrais revenir sur le cas de l’assassin de Jaurès, qui s’appelait Raoul
Villain. Curieusement, alors qu’à l’époque on condamnait très facilement à mort (vous nous
avez rappelé qu’en 1893 un architecte anarchiste qui avait lancé un malheureux pétard avait
été guillotiné), Villain, après avoir été emprisonné jusqu’en 1919, fut alors acquitté et libéré
dans ce qu’on a appelé « l’euphorie de la victoire », et la veuve de Jaurès condamnée aux
dépens du procès ! (Mais cela ne porta pas chance à Villain car il finit abattu par des Républicains espagnols à Ibiza en 1936 !) Comment s’explique selon vous cette indulgence : n‘est-ce
pas que la mort de Jaurès avait rendu service à des gens bien placés ?
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Rémy Pech - Ce sujet a été traité par le regretté historien Jean Rabaut. Villain n’était pas un
minable : fils du greffier en chef du tribunal de Reims, ce garçon, qualifié d’instable, était
chauffé à blanc par les idées nationalistes. Si on relit la presse des mois et ses semaines qui
ont précédé l’assassinat de Jaurès, on y trouve des appels au meurtre de Jaurès explicites
de la part de l’Action française, de Maurras, et même de Léon Daudet, un beau salopard,
car Jaurès l’avait encouragé en tant que romancier dans ses critiques littéraires. Jaurès était
d’ailleurs ami d’Alphonse Daudet, le père de Léon. Et on retrouvera la même littérature
immonde contre Blum en 1936 ! Il est plus étonnant de voir Péguy se joindre à la meute
anti-Jaurès ! Et il faut voir la violence de caricatures qui montrent Jaurès coiffé d’un casque
à pointe ! Il ne faut donc pas obligatoirement croire qu’il y avait un « contrat » pour abattre
Jaurès : il était très facile de tuer Jaurès, qui n’avait aucune méfiance, ne pouvait pas croire
qu’on puisse attenter à ses jours, et ne prenait aucune précaution. Il s’était assis au café du
Croissant le dos à la fenêtre, et n’importe qui aurait pu le tuer. Ce point ne sera sans doute
jamais éclairci, sauf si on retrouve les mémoires de Villain ! C’est sans doute l’acte d’un déséquilibré. Mais il a sauvé sa peau car, étant en prison, il n’est pas allé au front ! Et en 1919,
c’est bien un jury populaire qui l’a jugé (et non pas un tribunal d’exception ou un ordre du
gouvernement) et c’est par 10 voix contre une qu’il a été acquitté. Il faut dire que la défense
de Villain a été spéciale. C’est Zévaès, qui était un socialiste guesdiste que Jaurès avait
soutenu, qui a été l’avocat, et il a commencé par rappeler que Jaurès était contre la peine de
mort, et n’aurait donc pas souhaité que son assassin fût exécuté ! Il a plaidé aussi que Jaurès
a été le premier mort de la guerre ! Et il ne faut pas s’étonner du verdict de ce procès dans
l’ambiance de l’époque, qui était à l’oubli des horreurs de la guerre. Mais quand même,
condamner Madame Jaurès à payer les frais du procès, quelle ignominie ! Et s’appuyer sur
la comparaison avec l’attentat contre Clémenceau en 1919 également (bien après les répressions brutales des vignerons), attentat qui n’avait fait que des blessures bénignes, et dont
le coupable, condamné à mort par un jury populaire, avait été gracié par le Président de la
République, me semble assez révoltant. Cela donne à réfléchir sur la qualité du travail des
jurys populaires (que Sarkozy veut introduire dans les tribunaux correctionnels !).
Le destin de Villain reste mystérieux : les Républicains n’ont pas agi pour venger Jaurès. Il
semblerait qu’à Majorque, où il était dans un exil doré, il affichait ses positions d’extrême
droite et de soutien au franquisme, et c’est certainement pour cela que, dans le climat de
violence espagnole de l’époque, il a été victime d’un règlement de compte.
Pour revenir en France, après le verdict, il y a eu des protestations très virulentes, les gens
ont été scandalisés, il y a eu des manifestations de masse organisées par la CGT, par la
Rémy Pech : Jean Jaurès, la Gauche et la Nation
SFIO (juste avant qu’elle n’éclate), ça a révolté les consciences, mais on n’a jamais accusé
le pouvoir d’être à l’origine du verdict : c’était la résultante d’un climat d’après-guerre, et
Jaurès n’était plus d’actualité. Et on a peine à le croire aujourd’hui où son souvenir reste
aussi vivace, et où on a pu sentir une émotion bouleversante lors de toutes les manifestations
organisées en 2009 à sa mémoire !
Il se trouve que je suis né dans la circonscription de Léon Blum, qui a été une grande figure,
mais n’a jamais suscité cet attachement populaire que Jaurès a toujours provoqué : c’était
du respect pour Monsieur Léon, que l’on n’essayait d’approcher pour lui serrer la main, que
l’on disait « pas fier » même s’il était en réalité assez distant. Mais Jaurès a toujours été un
homme de la base, aimé du peuple. Je me suis écarté de votre question, et je ne suis pas sûr
d’y avoir bien répondu.
Un participant - Vous avez évoqué le différend Guesde-Jaurès : quelles étaient leurs divergences idéologiques, et correspondent-elles à l’antagonisme qui a opposé un siècle plus tard
Mitterrand et Rocard, avec la deuxième gauche ?
Rémy Pech - Le parcours de Guesde est, au départ, assez proche de celui de Jaurès, qui était
de 14 ans son cadet. Journaliste, radical, ayant commencé à militer sous l’empire, n’ayant
pas participé à la Commune de Paris (malgré ce qu’on a dit), il a rencontré la pensée de
Marx, et est devenu un marxiste pur et dur, un peu sommaire, un peu sectaire. Il avait de
grands talents d’organisateur, et il a marqué de son empreinte le parti ouvrier, première version du parti socialiste français : les sections, les fédérations, c’est lui ! La divergence avec
Jaurès date du temps de l’affaire Dreyfus, mais pas à propos de cette Affaire (contrairement à
ce qu’on dit souvent) : dans les années précédentes, Jaurès avait été candidat à Carmaux sous
l’étiquette du Parti Ouvrier. Les Carmausins avaient hésité, et c’est Aucouturier (mi-guesdiste, mi-blanquiste) ouvrier verrier, qui l’avait fait accepter en montrant que Jaurès saurait
rallier les voix du monde paysan compte tenu de la démographie de la circonscription de
l’époque. Et l’on fit venir de Toulouse Bedouce, un guesdiste, qui avait connu Jaurès quand
ce dernier était au Conseil Municipal de Toulouse, où il s’occupait des écoles et des universités, et des transports, et Bedouce apporta un soutien sans faille à Jaurès. On a même vu
Guesde et Jaurès la main dans la main à Fleurance, dans le Gers, en meeting pour conquérir
les campagnes : il n’y avait à l’époque pas d’animosité entre les deux hommes.
Pendant l’affaire Dreyfus, au départ, personne ne mettait en doute la culpabilité de Dreyfus.
Seuls quelques-uns, dont Bernard Lazare, croyaient en son innocence. Ce n’est que progressivement que Jaurès et Guesde ont compris que Dreyfus était innocent. Mais Guesde disait
que, même s’il fallait condamner cette dérive de la justice bourgeoise, ce n’était pas un
problème essentiel, car Dreyfus était lui aussi un bourgeois, et que c’était donc une affaire
interne à la bourgeoisie, et que les socialistes devaient se consacrer à la révolution. Alors
que Jaurès mettait en avant les droits de l’homme, et jugeait essentiel de défendre l’individu
victime de mensonges et de falsification de documents. Et il a bâti un énorme dossier pour
le prouver qui, avec le « J’accuse » de Zola, a permis de faire triompher la justice, ce qui
fut quelque chose d’énorme. Mais ce sont les conséquences de cette Affaire qui ont séparé
Guesde et Jaurès. Il faut se souvenir de la virulence des attaques qu’a subies la République à
cette époque, bien pire qu’à l’époque de Boulanger : j’ai découvert chez mon grand-père « de
droite » (j’ai eu un grand-père rouge et l’autre blanc !) une collection de l’« Almanach du Pèlerin », journal enragé à l’époque, dont la virulence ferait paraître la famille Le Pen pour des
rigolos ! Alors Jaurès cherchait à refaire l’unité socialiste : il connaissait le marxisme mieux
que les guesdistes, et se déclarait volontiers collectiviste et marxiste, mais il ne limitait pas
PARCOURS 2010-2011
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là sa pensée : il y ajoutait la démocratie politique et le travail parlementaire, alors que pour
Guesde le parlement n’était qu’une tribune, et l’élaboration des lois ne l’intéressait pas. Et ce
qui a provoqué le clivage a été la participation ministérielle : quand Waldeck-Rousseau, républicain modéré disciple de Jules Ferry et de Gambetta, auteur de la loi sur les syndicats de
1884, a constitué son gouvernement de « Défense républicaine » en 1899, il y a fait entrer,
pour se couvrir, le général de Galliffet (qui avait fait tirer sur les Communards) et Millerand,
socialiste, comme ministre du commerce, de l’industrie et du travail. Et Jaurès approuve la
participation socialiste, au nom de la défense de la République, qui est menacée : pour lui, le
socialisme ne peut se concevoir sans la République.
Et c’est la rupture totale : le congrès de l’unité de 1900 devient en fait un congrès de désunion
(ça arrive chez les socialistes, n’est-ce pas !) : les guesdistes quittent le congrès en brandissant des drapeaux rouges. Jaurès a alors constitué un parti socialiste dissident, sans le POF :
le Parti Socialiste Français. La réconciliation s’est pourtant produite quatre ans plus tard,
quand, au congrès de l’Internationale Socialiste d’Amsterdam (qui avait été bien noyauté
par les guesdistes, appuyés par les socio-démocrates allemands), Jaurès a fait le sacrifice
de la participation au ministère en voyant qu’il n’arriverait pas à faire passer sa position de
participation socialiste au pouvoir. Et pourtant cette participation avait permis de mettre un
coup d’arrêt aux réactionnaires, de gagner les élections de 1902 (où Jaurès fut réélu) et d’enclencher, avec le ministère Combes la séparation de l’Église et de l’État : ce n’était pas un
mince bilan ! L’Internationale décrète que l’unité doit se faire dans tous les pays européens
sur la base de la non-participation ministérielle (sauf situation très particulière), et Jaurès
s’incline : il est vrai qu’il n’a jamais été ministre (il a été, brièvement en 1903, vice-président
de la Chambre des députés), au détriment de ses propres convictions, dans un esprit d’unité.
Et il y apporte son journal, l’Humanité, et son talent d’orateur, et s’impose comme le leader
du parti socialiste de 1904 à 1914, alors que Guesde s’efface un peu, même si les guesdistes
contrôlent les Fédérations et le groupe parlementaire. Mais c’est Jaurès la figure de proue du
Parti socialiste, c’est lui qui interpelle Clémenceau au moment de la répression féroce des
vignerons, qui fait 6 morts en 1907, et sur la répression des ouvriers de la banlieue parisienne
à Draveil qui fait 4 morts.
Alors, comment aurait évolué Jaurès s’il n’avait pas été abattu ? Nul ne peut le dire, mais on
peut se souvenir que Guesde a siégé au gouvernement de 1914 en tant que ministre d’État,
et que les socialistes, à de rares exceptions, se sont engagés dans l’union sacrée, ce qui ne
les a pas empêchés de militer pour un retour de la paix rapide, et pour soutenir la révolution
bolchevique. L’unité des socialistes après 1904 a connu des hauts et des bas : Jaurès avait
d’excellents rapports avec Paul Lafargue, un grand intellectuel, contrairement à Guesde qui
était plutôt un journaliste, un propagandiste, un militant organisateur aux grands mérites.
Paul Lafargue a beaucoup écrit, et on peut voir que Jaurès s’en est beaucoup inspiré, dans
ses positions sur les paysans par exemple. Et Lafargue, homme du nord, grand intellectuel et
assez dandy, respectait Jaurès qui avait un vrai contact, affectif, empathique, avec le peuple
auquel Lafargue n’aurait jamais accès.
Mais on a vu les autres socialistes partisans de la participation ministérielle quitter le parti :
Millerand a été souvent ministre, et même Président de la République, Viviani a été Président
du Conseil en 1914, Aristide Briand a été 11 fois Président du Conseil, sous des étiquettes
« socialistes indépendant » où sans étiquette. Et toute cette histoire explique la coloration
spécifique du socialisme français, qui est à la fois un parti de conquête du pouvoir et un parti
très réticent et méfiant devant l’exercice du pouvoir. Et l’on retrouve cela aujourd’hui dans
toute la mouvance de gauche, où règne une hantise de la trahison, et du risque de tomber
dans des compromissions et d’abandonner les idéaux.
Rémy Pech : Jean Jaurès, la Gauche et la Nation
Un participant - L’année 1904 a été importante pour Jaurès : quelle fut sa relation avec le
« petit père Combes » dans son combat contre les congrégations. ? Et sur le congrès d’Amsterdam, quels sont les reproches qu’on lui a faits au début de ce congrès (qui a très mal
commencé pour lui, même s’il s’en est bien sorti à la fin) ? Enfin, j’ai lu que Madame Jaurès
lui avait reproché de ne pas avoir accepté de responsabilité ministérielle : pour quelle raison profonde Jaurès a-t-il toujours décliné ces responsabilités, qu’il aurait su remplir avec
qualité ?
Rémy Pech - C’est que l’obsession de Jaurès était l’unité des socialistes. Il avait une grande
admiration pour la social-démocratie allemande et son organisation, pour son approche théorique qui avait mené au socialisme de masse en liaison, en jumelage même avec les organisations syndicales et la classe ouvrière. Alors qu’en France, la CGT révolutionnaire avait imposé la Charte d’Amiens qui repoussait tout lien entre syndicats et partis politiques, et Jaurès
a sans cesse ramé pour ressouder ces deux mouvements. Il y était presque arrivé d’ailleurs,
puisque c’est Jouhaux, secrétaire de la CGT, qui a été choisi pour prononcer l’éloge funèbre
devant le cercueil de Jaurès. Jaurès n’était intéressé ni par les honneurs, ni par l’argent : à
sa mort, son compte en banque était pratiquement vide, il donnait tout ce qu’il gagnait au
parti et à son journal L’Humanité (contrairement aux calomnies qui l’accusaient de s’être
enrichi en Uruguay ou au Brésil, où il avait travaillé en donnant des conférences !). Et c’est
le pouvoir de conviction, d’inscription des réformes dans la loi, qui motivait son combat.
Sa femme était issue de petite bourgeoisie (alors que la famille Jaurès était plutôt de grande
bourgeoisie : son grand père Alexis Jaurès, sous l’Empire, avait 800 000 francs-or de chiffre
d’affaires annuel dans le textile castrais. Mais suite à des partages, et à une mauvaise gestion,
le père de Jaurès s’était retrouvé paysan ! Le père de la femme de Jaurès était marchand de
fromages, et était devenu sous-préfet de Saint-Pons dans l’Hérault, elle était (comme la mère
de Jaurès) catholique pratiquante, alors que Jaurès était un laïque convaincu et anticlérical
engagé, même s’il ne s’est jamais dit athée : c’était un homme très tolérant, qui avait un
accord avec sa femme : les enfants iraient à l’école laïque (des ministres de Mitterrand ont
envoyé leurs enfants dans des écoles privées, c’est bien connu !) mais ils pourraient aller au
catéchisme et faire leur communion. On a attaqué Jaurès là-dessus, mais c’était sa vie privée,
et ça ne risquait pas de l’amener à conclure des accords avec le pape !
D’ailleurs, la séparation de l’Église et de l’État doit beaucoup à Jaurès, qui a publié dans
le numéro 2 de l’Humanité un article dénonçant, preuves à l’appui, les ingérences du Pape
et ses pressions sur le gouvernement français pour la nomination des évêques (ce que le
Concordat ne permettait pas). Et Jaurès est un de ceux qui a le plus soutenu Combes dans
ce combat contre les Congrégations où il a été beaucoup caricaturé et critiqué : il l’a soutenu beaucoup plus que Clemenceau, qui jalousait Combes. Je pense que Jaurès avait une
sympathie « tarnaise » pour Combes, qui était originaire de Roquecourbe, près de Castres
(ils ont dû parler occitan ensemble, mais je ne peux pas le prouver). Son combat était dirigé
contre l’Église force de réaction : alors que le clergé était payé par l’État, à chaque élection
(et il y en avait souvent car les mandats étaient plus courts qu’aujourd’hui, et que l’on votait
souvent pour des élections partielles en cas de vacance), les prêtres prêchaient pour soutenir
les candidats royalistes ou hostiles à la République. Et quand on accuse Combes et Jaurès de
sectarisme, je rappelle que le peuple s’est prononcé trois fois dans des élections où le sujet
de la séparation était en jeu (que le pape avait rejeté violemment) : à chaque fois la Gauche
s’est retrouvée majoritaire (en 1906, 1910 et 1914). Et les attaques contre Combes ont fini
par s’éteindre, alors que Jaurès est toujours resté fidèle à Combes sur ce dossier. Il lui a
même été fidèle au moment de l’Affaire « des fiches » qui a fait tomber Combes : le Général
André, ministre républicain de la Guerre, s’était procuré des renseignements sur certains
PARCOURS 2010-2011
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officiers (la majorité des hauts-fonctionnaires de ce ministère et de la hiérarchie militaire,
étaient des royalistes ou des bonapartistes, même si beaucoup s’étaient fait une raison par
patriotisme ou réalisme. Mais les généraux radicalisants comme Joffre ou André étaient très
rares) par des « notes maçonniques », ce qui avait provoqué un grand scandale (atteinte à la
vie privée, collusions, délations…) dans une période conflictuelle. Et Jaurès avait soutenu
Combes, en rappelant la pratique qui avait duré de nombreuses années de porter des dénonciations (souvent calomnieuses) contre des officiers républicains (qui avait culminé avec
l’affaire Dreyfus !). Mais on hésite souvent à rappeler ces relations entre Jaurès et Combes,
qui reste dans la mémoire collective, (à cause de journaux comme La Croix et le Pèlerin)
injustement honni.
Un participant - J’ai vu sur un site internet, que Jaurès avait été membre du Parti des Opportunistes : de quoi s’agissait-il (aujourd’hui, ça sonne de façon très péjorative !) Et, même
si ce n’est pas tout à fait le sujet de ce soir, pouvez-vous nous rappeler ce que fut cette révolte
des vignerons que vous avez évoquée ?
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Rémy Pech - On appelait « opportunistes » les républicains modérés qui avaient fondé la
République en suivant Gambetta, Jules Ferry, l’Amiral Jaurès (le cousin de Jean Jaurès)…
C’était un surnom ironique, mais pas péjoratif, et revendiqué par les intéressés : ils attendaient le moment opportun pour faire des réformes, comme en 1880 pour l’école laïque. Et
puis on laissait passer les temps plus difficiles, où l’argent manque. Il n’y avait pas de « Parti
opportuniste » constitué en tant que tel : à l’époque d’ailleurs, en 1880, les partis politiques
au sens moderne du terme n’existaient pas, il y avait des groupes parlementaires : il y avait
trois partis républicains au parlement quand Jaurès y arriva en 1885 : le parti des amis de
Jules Ferry, le parti des amis de Gambetta (et j’ai oublié le troisième). Et le groupe des Radicaux de Clemenceau, qui passait son temps à voter contre tous les ministères (n’hésitant
pas à s’allier aux royalistes et aux bonapartistes) et avait réussi à éliminer Jules Ferry. Quand
Jaurès est arrivé à la chambre, il a commencé par passer une année de silence, sans s’affilier
à aucun groupe (même s’il manifestait son amitié pour Millerand, qui était proche des radicaux, mais s’en éloignera). Il se méfiait de Clemenceau, trop méchant et trop systématique
à ses yeux. Puis il commence à monter à la tribune à partir de 1886, pour intervenir sur
l’école de façon très documentée et avec des idées très modernes : il préconise l’implication
des communes dans la gestion des écoles, et pas seulement pour construire et entretenir les
locaux, mais aussi pour travailler avec les instituteurs sur un enseignement plus vivant et
plus proche des enfants. Il intervient aussi sur le monde paysan, sur les droits de douane, sur
l’impôt foncier… Et c’est là qu’il mûrit sa conscience socialiste, et qu’il se rend compte que
ni les radicaux ni les opportunistes ne veulent en réalité de réformes profondes. Les premiers
partis à se constituer furent des groupuscules socialistes : le parti ouvrier en 1879, le comité
central révolutionnaire des blanquistes et des communards, le parti ouvrier social-démocrate
de Brousse (que l’on appelait les possibilistes, qui faisaient ce qu’ils pouvaient !), Allemane
a constitué un parti ouvrier dissident (il était apprécié de Jaurès). Le premier grand parti officiel a été le parti radical, créé en 1901 : une loi avait été votée pour que des partis puissent
se constituer. Ensuite on a eu la SFIO (dont le titre exact était : parti socialiste unifié (section
française de l’Internationale ouvrière) en 1905. Dès sa création, Jaurès a organisé dans les
arènes de Béziers un meeting énorme pour célébrer cette unité des socialistes.
Puis il alla à la coopérative viticole de Maraussan, et j’en viens à votre deuxième question :
c’est dans ces lieux qu’on trouvait la plus grande ferveur socialiste, un mouvement profond
vers une société plus juste, avec un fort militantisme des ouvriers agricoles et vignerons.
Jaurès est allé souvent dans ce Languedoc voisin, il s’y exprimait aussi bien en français
Rémy Pech : Jean Jaurès, la Gauche et la Nation
qu’en occitan (comme l’a bien étudié Jean Sagnes, qui a écrit sur Jaurès comme nombre
d’autres). La révolte des vignerons fut concentrée sur 4 ou 5 départements du Midi, même si
cela a eu des répercussions dans toutes les régions vinicoles, comme le Toulousain. C’est un
mouvement qui a commencé en 1900 avec une chute brutale du prix du vin, et la misère et
la pauvreté que cela a engendré. Cela a débouché sur une révolte, non pas sauvage mais très
maîtrisée, avec des meetings tous les dimanches, relayés par la presse locale qui relayait les
revendications. La première concernait la lutte contre la fraude sur les vins : il y avait bien
des règlements, mais pas de service de répression des fraudes pour les faire appliquer. Il fallait donc contrebattre le libéralisme économique de l’époque et réguler cette profession et ce
secteur viticole. Jaurès a commencé par être assez réservé sur ce mouvement, même s’il avait
une grande sympathie pour ses dirigeants. Le parti socialiste était bien implanté dans la région, avec en particulier Ferroul, avec qui il avait ferraillé à la Chambre. Mais Jaurès trouvait
que les problèmes étaient trop centrés sur la fraude, qui consistait surtout dans le sucrage des
vins, mais empêcher (par des taxes) l’emploi de sucre risquait de mettre en péril les paysans
du nord producteurs de sucre, ce qui risquait de menacer l’unité nationale. Et d’autre part, il
trouvait que ce mouvement, (qui s’était cristallisé sur un viticulteur populaire et populiste,
Marcellin Albert, un homme simple mais charismatique, très bon orateur, qui galvanisait
les foules, mais qui clamait haut et fort son apolitisme) tendait à devenir fanatique, voire
frisait le mysticisme. Il mettait donc, dans ses articles, quelques bémols sur l’expression
des revendications, tout en poussant à ce que la loi viticole sur la répression des fraudes soit
enfin votée après sept années de tergiversations parlementaires pendant lesquelles la misère
n’avait cessé de croître. Marcellin Albert et Ferroul avaient posé un ultimatum pour le vote
de cette loi, et la date du 10 juin 1907 fut dépassée sans que le vote ait lieu : alors, comme
ils l’avaient décidé, les élus démissionnent, la grève de l’impôt est proclamée, et le Midi se
retrouve en état de quasi-sécession. Clemenceau réagit à cette situation très brutalement, en
faisant occuper le Midi par la troupe : 50 000 soldats dont des cuirassiers : leur dernier exploit
fut donc de tirer sur des Français). Jaurès se déchaîne alors, et devient le leader de l’opposition à Clemenceau : il prononce, en juin 1907, ses plus magnifiques discours dénonçant le
massacre de foules désarmées. On a alors le célèbre épisode de la mutinerie du 17e, qui, par
leur « geste magnifique », ont permis d’éviter une monstrueuse effusion de sang : ce fut un
geste humanitaire, sans aucune implication politique, ce n’était pas le début du grand soir, ils
voulaient juste ne pas tirer sur leurs parents et leurs amis. Ils furent punis en étant envoyés
à Gafsa, où les conditions de vie étaient assez dures, et où beaucoup moururent. Jaurès les
a défendus avec vigueur, en organisant de nombreux meetings. Et ce fut le commencement
de la fin pour Clemenceau, qui démissionna deux ans plus tard. Et la victoire arriva (un peu
tard hélas) avec le vote de la loi viticole, le 29 juin, loi qui régulait le système viti-vinicole,
obligeait aux déclarations de récoltes et de quantité de vin transférées avec les acquits, il y
a eu plus tard la mise en place des appellations contrôlées. Tout ce système d’encadrement
par l’État avait été combattu par les radicaux qui étaient des libéraux économiques. Et cette
révolte a eu une grande importance dans la carrière de Jaurès et l’essor du parti socialiste : le
Midi radical a rougi fortement à ce moment-là, comme on l’a bien vu aux élections de 1910
et 1914, où les socialistes ont raflé de nombreux sièges (ce fut moins net aux élections municipales où de nombreuses listes locales de défense viticole se présentèrent, aux fondements
politiques mal définis !). Voila ce qu’on peut dire en quelques mots.
Un participant - Pour revenir au thème de la nation, dans le débat misérable et avorté de l’an
dernier on a beaucoup parlé d’immigration et d’intégration. Et j’aimerais savoir comment
Jaurès se positionnait sur ce sujet, qui n’était peut-être pas aussi aigu qu’aujourd’hui, même
si l’immigration italienne, espagnole, portugaise, était importante surtout dans le Midi.
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Rémy Pech - Jaurès a toujours défendu les immigrés. Il s’est élevé contre les massacres
d’immigrés italiens à Aigues-mortes en 1893, il s’est opposé aux syndicats, qui refusaient
l’inscription des travailleurs immigrés, et leur défense. Mais il n’y avait pas un problème
de masse comme aujourd’hui, ni la constitution de ghettos. Et même plus récemment, j’en
témoigne, les immigrés espagnols par exemple ont été plutôt bien acceptés et ont su (avec
mérite et courage) s’intégrer dans les villages et dans la Nation. Leurs coutumes alimentaires
étaient peut-être différentes (mais elles se sont répandues) mais ils ont participé au travail
de la vigne à côté des autochtones. Et grâce à la proximité de l’occitan et de l’espagnol, leur
passage à la langue française a été rapide.
J’en profite pour dire un mot sur le problème de l’Islam : on peut s’étonner que la loi de 1905
sur la séparation de l’Église et de l’État n’ait pas du tout traité le cas de l’Islam. Peut-être
parce que l’Islam n’est pas une Église. Peut-être : pourtant à l’époque déjà, on voulait intégrer l’Algérie dans la France, en faire des départements français, et on aurait dû traiter aussi
le problème de l’Islam dans le cadre de cette loi. Jaurès connaissait pourtant bien l’Algérie, il
y était allé en 1894 chez son ami Viviani (dont j’ai déjà parlé), et il y avait pris la mesure de
l’antisémitisme : on a vu d’ailleurs la tonalité de ses articles changer après ce voyage (avant,
ses attaques contre les grands capitalistes, dont certains étaient juifs, avaient un parfum parfois limite pour nos « narines » d’aujourd’hui !). Le célèbre Cornélius Hertz, banquier juif
complètement corrompu, avait, dans le scandale du canal de Panama, éclaboussé toute la
classe politique autour de Clémenceau (que l’affaire Dreyfus a permis de remettre en selle !)
Les termes de la loi de 1905 sont en réalité très généreux pour les Églises : l’article 4, rédigé
par Jaurès et voté à une forte majorité (contrairement au reste de la loi) prévoit que l’entretien des établissements de culte sera à la charge des communes, et que la disposition de ces
établissements et monuments sera réservée exclusivement au clergé de l’Église considérée. Les radicaux étaient réservés sur ces dispositions (ils traitaient Jaurès de « papalin »).
Mais Jaurès visait à pacifier la Nation sur la question religieuse. Il prévoyait même qu’il
ne pourrait pas y avoir d’intervention du pouvoir sur la discipline interne de ces Églises
(contrairement à ce qui s’était passé durant la Révolution). Mais pour l’Islam, il y avait une
approche coloniale : très peu de politiciens d’alors étaient anti colonialistes (et pas Jaurès) :
le plus notable fut Vignié, le député de Lodève. Jaurès pensait qu’une « bonne » colonisation
était possible, par les hôpitaux, les écoles, l’organisation économique, qui devait permettre
aux peuples colonisés de rattraper les pays développés : c’était la « mission civilisatrice de
la France ». Il n’a donc pas « senti » le problème de l’Islam dans la laïcité. Mais il a réagi
vigoureusement et avec clairvoyance devant toutes les crises avec le Maroc : contre l’ingérence de l’armée française bien avant la mise en place du protectorat en 1911 : le général
d’Amade a massacré toute une tribu, 1 500 personnes, hommes, femmes et enfants, en 1907,
et Jaurès fut le seul à porter le débat sur le plan humanitaire, en condamnant l‘horreur de ces
massacres et les comportements inadmissibles de l’armée. Mais il n’a pas vraiment abordé
le problème de l’Islam et de la laïcité, pas plus que Léon Blum sous le Front Populaire n’a
réussi à rapprocher les communautés musulmanes et européennes d’Algérie.
Un participant - Est-ce que cette loi sur la séparation de l’Église et de l’État est toujours
d’actualité ?
Rémy Pech - Non seulement elle est d’actualité, mais elle est en vigueur ! Et même le
gouvernement de Vichy ne l’a pas abolie ! Même s’il a favorisé l’Église catholique et s’est
imprégné d’eau bénite ! Le cardinal Saliège, qui fut un grand résistant bien que pétainiste sur
un certain nombre de valeurs, fut écœuré par la déportation des juifs, qu’il condamna dans
Rémy Pech : Jean Jaurès, la Gauche et la Nation
un célèbre mandement qu’il fit lire en chaire dans les églises, et je pense que cette lecture a
pu se faire grâce à la séparation de l’Église et de l’État : malgré l’ordre des préfets, les maires
n’ont pas pu (ou pas voulu) s’y opposer. Cette lecture a entraîné un changement de climat à
l’égard des juifs et à l’égard de la Résistance (et d’autres évêques ont suivi cette voie), car
cela montrait que l’on pouvait s’opposer à des ordres abominables. C’est une thèse que je
défends contre certains historiens plus sceptiques !
Alors aujourd’hui, à l’instigation de la famille Le Pen, il y a un débat sur les prières sur la
voie publique. Mais l’article 1 de la loi (que l’on cite moins que l’article 2, paradoxalement :
le célèbre « La République ne reconnaît, ne subventionne et ne salarie aucun culte »), que je
ne connais pas par cœur, dit que l’État doit assurer la liberté religieuse et permettre la pratique du culte. Et il faut bien reconnaître que beaucoup de musulmans n’ont pas accès à des
lieux de culte décents, d’où les prières dans la rue. Cela pose le problème de la construction
de mosquées en nombre suffisant. Certaines municipalités (de droite comme de gauche) ont
résolu le problème en offrant des terrains avec des baux emphytéotiques, sur lesquels des
associations cultuelles peuvent faire construire les bâtiments. Ce ne sont pas des entorses à
la loi de séparation, mais des aménagements complémentaires dans une situation nouvelle,
pour permettre aux musulmans français (et non pas aux Français musulmans comme on disait du temps de l’Algérie), qui sont des Français à part entière, de bénéficier de l’intégralité
des droits prévus par la loi. Et cela pourrait permettre d’éviter le financement par des groupes
étrangers wahabbites ou d’Arabie Saoudite, et d’éviter de faire venir des imams étrangers intégristes. J’ai essayé, quand j’étais en situation de le faire, d’organiser une formation civique
des imams du quartier du Mirail, mais j’ai échoué pour diverses raisons. Et j’ai pris quelques
arrêtés pour réglementer le port du voile, très nuancés, qui doivent toujours être en vigueur.
En revanche, à Strasbourg, cette formation des imams peut se faire grâce à l’existence du
Concordat d’Alsace Moselle, qui est une aberration et une entorse à la loi de séparation !
C’est Clemenceau qui a imposé son maintien, pour des raisons électoralistes (après s’être
réconcilié avec Poincaré qui fut son ennemi « mortel ») après la Victoire, plutôt que de faire
appliquer la loi de séparation à cette région nouvellement rattachée à la République au risque
d’y entraîner des troubles ! Herriot, en 1924 avec le Cartel des gauches, a calé sur ce sujet.
Et Blum a été très prudent sur ce sujet (du fait de son ascendance alsacienne ?). Il y a une
faculté de théologie publique à Strasbourg et, en liaison avec les facultés laïques, ils ont pu
mettre en place une formation des imams, à la fois théologienne musulmane, et civiques
pour apprendre à intégrer la pratique de l’Islam dans le cadre républicain, et ça me semble
une bonne chose ! Et je pense qu’il faudrait généraliser ce type d’approche constructive, plutôt que de susciter des débats et des polémiques pour siphonner des voix aux Le Pen (alors
que c’est eux qui finissent par les récupérer !)
Un participant - Y a-t-il aujourd’hui un héritage politique de Jean Jaurès : Sarkozy n’hésite
pas à le citer, alors que toute une partie de la gauche semble l’avoir oublié. Le seul à le revendiquer est le parti de Gauche avec Mélenchon !
Rémy Pech - C’est difficile de faire parler les morts, et nul ne possède l’exclusivité de
la pensée de Jaurès (même si Mélenchon a tout à fait le droit de s’y référer, c’est même
sympathique). Et il me semble que durant l’année du cent-cinquantenaire, l’Humanité a
énormément parlé de Jaurès et fait de nombreux colloques et numéros spéciaux, La Dépêche
a publié, sans aucune censure (bravo Baylet) l’intégralité des articles de Jaurès (bien que
les Radicaux y prennent quelques belles avoinées), et le Parti Socialiste, avec la fondation
Jean Jaurès en particulier, a largement contribué à cette célébration. Jaurès est un « ancêtre
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commun » de toute la gauche. Quand Sarkozy a cité Jaurès, il a aussi cité Blum : il a eu
l’outrecuidance de le faire dans un discours où il critiquait les 35 heures, ce qui prouvait son
ignorance de l’œuvre législative de Blum dont la loi essentielle fut la réduction du temps de
travail (de 48 h à 40 h en 1936, l’équivalent des 35 heures de Jospin !). Mais en fait, c’est la
« plume » de Sarkozy, M. Guaino, assez féru d’histoire, qui a pensé qu’il pourrait ratisser
large en citant les « gloires » de la France. Et Jaurès est bien une gloire, par son destin tragique, et par son image d’homme d’engagement, de générosité, de porteur d’unité.
Je ne délivrerai pas de « certificat de Jauressisme », et je suis allé en parler partout où on me
l’a demandé, y compris chez mes amis communistes qui m’ont accueilli très fraternellement
dans le Gers, dans l’Hérault…
Jaurès reste toujours une référence, on continue à le lire avec plaisir, car c’était un journaliste
et un homme du peuple (même si c’était aussi un intellectuel) qui savait s’exprimer simplement et avec force, qui avait une capacité de contact, dont la langue reste très actuelle (même
si les phrases sont parfois un peu longues ! Mais les miennes aussi !). Il y a quelque chose de
populaire chez Jaurès, qui n’est pas pour autant populiste. Et les grands dossiers sur lesquels
il a travaillé sont toujours d’actualité : on peut relire ses textes sur le scandale du Panama
et les combines financières, qui pourraient s’appliquer mot pour mot à l’affaire Madoff. Et
aussi ses conceptions de la Nation, de la République, des relations internationales. J’espère
quand même que Mélenchon saura retenir le combat de Jaurès pour l’unité de la gauche :
on sait ce que la division a coûté, et se souvenir que toutes les grandes réformes ont eu lieu
quand la Gauche était unie : que ce soit sous le Bloc des Gauches de Waldeck-Rousseau
et Combes, que ce soit sous le Front Populaire, que ce soit à la Libération, et que ce soit,
quoi qu’on en dise parfois, sous Mitterrand et sous Jospin ! Ce sont des périodes d’unité qui
restent des références : et Unité ne voulait pas dire écrasement des petits, dans l’union de la
gauche, ni le nivellement des idées : il faut qu’il y ait du respect, de l’échange, de la coopération. Et j’espère fermement qu’on saura y revenir : mais c’est un autre combat, que je suivrai
d’un peu plus loin car je ne suis plus candidat à rien, et que j’ai mis fin à toutes mes activités
politiques (qui furent bien modestes !)
Saint-Gaudens le 19 février 2011
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Rémy Pech est né en 1944 dans l’Aude. Élève-instituteur, il intègre l’École Normale
Supérieure de Saint Cloud. Agrégé, il soutient à 28 ans sous la direction de Pierre
Vilar une thèse sur « Entreprise Viticole et capitalisme en Languedoc méditerranéen ». Il enseigne à l’université de Tours, puis à celle de Toulouse-Le Mirail qu’il
préside de 2001 à 2006.
Ses recherches portent sur les économies et sociétés viticoles, sur l’histoire du rugby
et sur l’histoire politique du Midi occitan. Il a notamment participé aux enquêtes
sur le culte de Marianne dirigées par Maurice Agulhon. Depuis 1991, il anime la
chaire Jean Monnet de l’université, orientée vers les recherches d’histoire rurale et
en particulier viti-vinicole.
Rémy Pech : Jean Jaurès, la Gauche et la Nation
Publications :
Une centaine de publications individuelles et collectives. On peut citer :
Histoire d’Occitanie (Hachette 1979), Histoire de Carcassonne (Privat 1984), Histoire de
Toulouse (Privat 2002), Géopolitique des régions françaises (Fayard 1986), 1907 en Languedoc et en Roussillon, (Espace Sud Éditions, 1997), Genèse de la qualité des vins en
France et en Italie (Avenir Œnologie 1991), La République en représentations (Sorbonne
2006).
Il publie au début 2007, avec J. Maurin, Les mutins de la République, Béziers 1907.
Il vient de publier, en 2009, aux Éditions Privat, « Jaurès Paysan », ainsi que « Jaurès,
l’intégrale des Articles de 1887 à 1914 Publiés dans La Dépêche »
Il a réalisé en 1982 pour Antenne2 Lo darnier crostet, avec Ch. Marc et J. Maurin, et participé à plusieurs documents vidéo sur l’histoire du rugby
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