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Jean Jaurès,
la Gauche
et la Nation
Rémy Pech,
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J’ai beaucoup baigné dans la pensée et dans l’action de Jean Jaurès alors que je travaillais
à la préparation de deux ouvrages (parus aux éditions Privat en 2009) à l’occasion du cent
cinquantième anniversaire de sa naissance en 2009 : un
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véritable mine dans tous les domaines
sociétaux et politiques ; et un ouvrage que j’ai intitulé «
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», titre quelque peu
provocateur mais qui rappelle que l’enfance de Jean Jaurès s’est construite dans une am-
biance paysanne pendant 17 ans à Castres, ce qui ne manquera pas d’influencer son action
politique et en particulier son engagement en faveur du monde paysan. Son action dans ce
domaine a été occultée par ses combats pour la paix, son engagement dans l’affaire Dreyfus
ou ses combats en faveur des mineurs de Carmaux. Il s’est beaucoup intéressé aussi à la
culture occitane et à son articulation avec la nationalité française.
Jaurès est député du Tarn en 1885 ; il est battu en 1889 par un représentant du baron Reille
à Castres. Redevenu député, mais avec l’étiquette socialiste à Carmaux en 1893, il est battu
en 1898 par le Marquis de Solages du fait de son engagement pour le transfert de la verrerie
ouvrière de Carmaux à Albi et du fait de son combat aux côtés des défenseurs du Capitaine
Dreyfus. Il sera à nouveau député de 1902 à sa mort.
Il est en même temps journaliste à la Dépêche du Midi à partir de 1887, il écrit des ar-
ticles impressionnants (de 10 000 signes en moyenne). En 1904 il crée L’Humanité qui sera
le journal du Parti Socialiste SFIO. Agrégé de philosophie il a été professeur de philosophie
et historien.
Son intérêt pour l’Histoire l’amène à écrire une monumentale «
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» toujours citée et dans laquelle on trouve de nombreuses références à la Nation,
un livre sur «
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» et un livre sur l’Affaire Dreyfus. En
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1911, son rapport parlementaire destiné à contrer « la loi de Trois ans » met en relief la place
de l’armée dans la Nation est publié sous le titre
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et plusieurs fois réédité
notamment en 1915. Sa vitaliintellectuelle stupéfiante accompagne autant ses écrits que
ses discours.
Son observation des rapports internationaux et sa volonté de réformes pour construire une
nouvelle société sont au cœur de son action. Dans l’esprit de Jaurès une date est symbolique :
1792, date de la bataille de Valmy gagnée aux cris de « Vive la Nation ». Le même jour, la
Convention a voté la République. Pour Jaurès les deux notions, Nation et République, sont
liées de manière congénitale, ce qui n’est pas admis par tout le monde. Il y a la conception
aristocratique de la Nation, ainsi que la conception fasciste, qui n’ont rien à voir avec la
République.
Pourtant la République reste fragile et ne sera vraiment restaurée qu’en 1875, à une voix près
(surtout du fait des dissensions à l’intérieur de l’opposition) : c’est le célèbre « amendement
Wallon » (1)
C’est à la IIIe République qu’il incombera de construire une véritable Nation à partir de
1875. Pour cela elle va emprunter plusieurs voies, la voie économique (en particulier la
construction des voies ferrées, véritable chantier national), et la voie culturelle avec l’école
souvent mythifiée (mais qui a pourtant déjà un long parcours, avec l’école communale de
Guizot en 1833, Victor Duruy sous Napoléon III), l’école obligatoire, gratuite et laïque de
Jules Ferry. Jaurès est au cœur de tous les débats sur l’éducation : la morale doit-elle être
laïque ou religieuse ? Quel est le rôle de l’instituteur ? On pourrait relire aujourd’hui les
articles de Jaurès dans la
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, comme
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(2)
La construction de cette République va s’effectuer dans des conditions difficiles. Sur le
plan économique une grande dépression s’abat sur l’Europe, avec son cortège de faillites
d’entreprises, de chutes de prix industriels et agricoles, de disparitions d’emplois. Sur le
plan politique les grandes polémiques sur la spoliation de la Nation amputée de l’Alsace et la
Lorraine (les anciens se souviennent encore des cartes de géographie sur lesquelles les deux
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
provinces perdues étaient représentées par une grande écharpe violette !). Puis de nombreux
scandales financiers apparaissent, révélateurs du climat délétère : l’affaire des ventes de dé-
corations par le gendre du président de la République, celle des députés achetés pour les in-
citer à renflouer la société de Panama en pleine décomposition… La République est fragile.
Elle est le théâtre de nombreux attentats en 1893-1894, (Ravachol, puis Vaillant qui lance
une bombe dans la Chambre des Députés : il sera décapité) et enfin l’affaire Dreyfus qui va
faire monter les tensions et va dresser les partisans de la vérité, de la justice et des droits de
l’Homme contre ceux qui, sous prétexte de défendre la Nation, défendent le principe de la
chose jugée et l’honneur de l’armée et de la patrie.
Dans ce contexte difficile quelle est la situation de la Gauche et quelle est l’aptitude de
Jaurès à répondre à cette situation ? La Gauche, c’est triste à dire, est divisée. Certes elle
s’appuie toujours sur des valeurs communes issues de la Révolution française, mais avec
de grandes nuances ; pour Clemenceau, dont les relations avec Jaurès n’ont jamais été très
simples, la Révolution est un ensemble qui doit bénéficier à tous, y compris au pire des ré-
volutionnaires - Robespierre en appliquant la terreur n’a fait qu’appliquer un mal nécessaire.
Pour Jaurès, qui s’éloigne de cette vision jacobine et qui va apporter de grandes nuances
(qui se révéleront à travers son appartenance d’abord au Parti républicain et ensuite à la
République socialiste), malgré ces divergences, on peut relever deux principes intangibles
qui définissent la Gauche : le premier, c’est la République, principe issu de la révolution
française, avec sa devise « liberté, égalité » et plus tard lors de la république éphémère de
1848, « fraternité ». Le deuxième principe, c’est la Patrie, qui est constamment évoquée, qui
est presque un dogme républicain. Sur ces deux points, les radicaux, Gambetta puis Clemen-
ceau, sont en pointe ; ils prônent les libertés, le combat laïque qui n’est pas terminé puisque
subsiste le concordat napoléonien. Au niveau des relations internationales Clemenceau est
beaucoup plus « patriote » que Jules Ferry, et s’opposera aux conquêtes coloniales pour que
le pays se prépare mieux à la « revanche » : c’est cet objectif qui l’amènera à soutenir le
Général Boulanger, pourtant proche des Bonapartistes et de la droite radicale. Il opérera un
virage politique magistral, il en était d’ailleurs coutumier. Jaurès lui, trace son propre sillon.
Les socialistes et les radicaux de gauche ont modifié cette assise laïque et patriotique en
développant l’internationalisme. Internationalisme républicain du « printemps des peuples »
(1848) qui a soulevé un engouement pour la liberté des peuples, et ensuite internationalisme
prolétarien de la première Internationale prolétarienne de Marx : « prolétaires de tous les
pays unissez-vous » et « les prolétaires n’ont pas de patrie ». La nation c’est l’humanité, et le
prolétariat est le fer de lance de l’humanité. Dans la gauche, les guesdistes sont très marqués
par l’internationalisme ; d’autres comme les blanquistes sont extrêmement patriotes, c’est
ce qui explique que certains, y compris certains radicaux, aient suivi Boulanger et se soient
fourvoyés dans le nationalisme. Déroulède, au départ proche des radicaux, avec la Ligue de
la Patrie française crée en 1882 (avec de nombreuses officines de tir ou de gymnastique),
classé au début à gauche, est passé à droite au nom du nationalisme et se retrouve à droite au
moment de l’affaire Dreyfus.
Il faut donc avoir en mémoire ces fondamentaux de la république, gauche divisée et surgis-
sement de l’internationalisme, pour apprécier l’originalide la position de Jaurès, qui est
marqué par les clivages traditionnels et essaie de synthétiser et d’intégrer les idées nouvelles.
Quelle est la situation internationale ? On est à la fois entre deux guerres et dans l’avant-
guerre. D’une guerre entre deux nations on va passer à une guerre mondiale. Tensions extra-
ordinaires : les modèles états-nations jouent à la fois de manière dissolvante (éclatement des
empires austro-hongrois et ottomans) et de manière conglomérante (Allemagne et Italie).
Dans le cas des empires, les peuples sont plus rattachés à l’empereur qu’à la nation puisque
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ce sont des empires multinationaux. Le principe national est un ferment inocupar la révo-
lution française, par la déclaration des droits de l’Homme et le droits des peuples à disposer
d’eux-mêmes qui découle des droits des citoyens, renforcé par la botte napoléonienne qui a
suscité en Espagne et en Allemagne la naissance de mouvements nationalistes, patriotiques,
anti-français, et qui en même temps empruntaient des éléments de la révolution française.
La petite enfance de Jaurès a été baignée dans cette atmosphère de bouleversement de la
carte de l’Europe. Son oncle blessé pendant la guerre de Crimée était un témoin de cette
époque. Jaurès avait sous les yeux cette espèce de force du nationalisme et en même temps
de fragilité des empires qui pourraient engendrer des désordres importants. De nombreux
conflits étaient attisés, en particulier par la Russie, spécialement dans les Balkans. La France
s’est trouvée impliquée en étant obligée d’intervenir dans le cadre de son alliance avec la
Russie, ce qui est un des éléments déclenchant de la guerre de 1914.
L’éclosion des nations nouvelles (Allemagne, Italie) et les difficultés des grands empires
du fait de l’émergence de nouvelles petites nations ont engendré un éclatement de ce qu’on
a appelé le Concert Européen qui, pendant la première moitié du XIXe siècle, a essayé de
maintenir les équilibres au sein de l’Europe soit par des Congrès, soit par des accords telle la
Sainte Alliance qui autorisait des interventions destinées à rétablir l’ordre. Ainsi les Russes
ont écrasé la révolution hongroise de 1848 à l’appel des Autrichiens, et les Français (tout en
soutenant les mouvements d’indépendance en Italie) ont remis le Pape sur son trône, ce qui
a compliqué la position française en Italie.
Le système du Concert Européen explose et Bismarck, qui est l’homme dominant dans les
premières années Jaurès (1880-1895), met en place un système d’alliance pour isoler la
France, ce qui pousse celle-ci à participer à une alliance contre nature avec la Russie, pays
peu démocratique.
Quelle est donc la position de Jaurès vis-à-vis de la nation et du rapport entre les nations ?
Il faut rappeler que la famille de Jaurès est très marquée par le service à la nation. Outre son
oncle Barbaza blessé à la guerre de Crimée, ses cousins Charles Jaurès et Benjamin Jaurès
sont tous deux amiraux. Tout d’abord orléanistes ils prendront parti pour la République.
Benjamin sera récompensé par un poste d’ambassadeur à Saint-Pétersbourg puis à Madrid.
Cet environnement familial offre à Jaurès un champ d’investigation exceptionnel sur les
problèmes internationaux.
Sa formation classique et humaniste est extrêmement solide : École Normale Supérieure,
doctorat de lettres avec une connaissance approfondie du latin et du grec. D’autre part sa
bonne connaissance de l’allemand l’amène à explorer la philosophie allemande. Il se révèle
être avec Charles Andler le meilleur spécialiste de la philosophie allemande. Il écrit, en
latin, une thèse (1892) sur la filiation entre la pensée de Luther et les socialistes allemands,
Kant, Hegel, ainsi naturellement que les philosophes français des Lumières. Il voit dans ces
philosophies un courant de pensée qui sape l’absolutisme et l’obscurantisme religieux. Ses
analyses philosophiques l’immunisent contre le nationalisme revanchard qui a déjà menacé
deux fois la République lors de l’élection de Boulanger (1888) et l’affaire Dreyfus (1898).
Rappelons aussi sa monumentale
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(1903) qui
marque sa vision de la France comme le champion des libertés et du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, et qui comporte une réflexion sur la guerre. Jaurès a très tôt mis en
débat le problème de la paix et de la guerre en le reliant à la conception de la République, de
la liberté et des réformes à réaliser. Au début, sa conception de la République est proche de
celle de Jules Ferry, puis évolue vers celle des radicaux et enfin des socialistes : république,
république démocratique, république démocratique et sociale.
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
Ce qui relie tout c’est son empathie avec le peuple : ses articles dans la Dépêche du Midi sont
constamment illustrés d’anecdotes sur ses rencontres avec le monde ouvrier, avec le monde
paysan, au travers des marchés la relation s’établit le plus souvent en occitan. Et ses
combats pour plus de justice fiscale avec ses propositions en matière d’impôt sur le revenu
(1889) bien des années avant son adoption (1914), pour l’approfondissement de la laïci
avec séparation des Églises et de l’État (avec Aristide Briand), pour l’unité des socialistes
pour laquelle il mènera un combat incessant et qui l’amènera à se présenter et être élu député
socialiste à Carmaux (1893).
Pour Jaurès la nation est un cadre de combat. Il n’éprouve pas le besoin de répudier son
patriotisme. Pour lui, « un peu d’internationalisme éloigne du patriotisme, beaucoup d’inter-
nationalisme y ramène ». Il relie son combat socialiste au combat pour la paix, combat qui
est fondamental. Il faut lire son Discours à la Chambre le 7 mars 1895 pour se convaincre
de ce combat : « Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d’hommes possédera les
grands moyens de production et d’échange, tant qu’elle possédera ainsi et gouvernera les
autres hommes… tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu’elle domine sa propre
loi, qui est la concurrence illimitéetant que cette classe privilégiée, pour se préserver
contre tous les sursauts de la masse s’appuiera sur les grandes dynasties militaires ou sur
certaines armées de métier… tant que cela sera, toujours cette guerre politique économique,
et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les
guerres armées entre les peuples… »
Tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, malgré tous les
congrès de la philanthropie internationale, la guerre peut naître d’un hasard toujours pos-
sible : « Toujours votre société violente et chaotique (capitaliste) même quand elle veut la
paix, même quand elle est en état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée
dormante porte l’orage. Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples,
c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre
de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie - qui aboutit à la
lutte universelle sur les champs de bataille - un régime de concorde sociale et d’unité » (Vote
contre le budget militaire). Pour Jaurès le combat socialiste est un combat pour la paix et
pour la limitation du nationalisme. Jaurès devient à ce moment un véritable leader national.
Jaurès conçoit son action à la fois pour défendre la France et pour passer à un concept supé-
rieur qui pourrait être l’Europe et ensuite l’humanité (l’Amérique, l’Australie, les dominions
britanniques n’étant que des clones de l’Europe) avec aussi les pays en voie de colonisation,
celle-ci qu’il a vue au début comme un moyen de transmettre des valeurs républicaines et
dont il voit rapidement qu’elle n’est qu’un moyen d’oppression avec de véritables carnages
comme au Maroc avec les opérations du général d’Amade. Il a été violent sur ce sujet.
En ce qui concerne l’Alsace-Lorraine, Jaurès va être à la fois prudent et ouvert ; il imagine
trois solutions : l’émancipation progressive du territoire qui pourrait bénéficier d’une au-
tonomie croissante dans le même cadre fédéral que des villes comme Hambourg ou des
régions comme le Wurtemberg ou la Bavière (mais avec l’arrivée au pouvoir de Guillaume
II l’État central, la Prusse, imprime de plus en plus son autorité sur l’Alsace et la Lorraine).
D’autre part il reste partisan du retour de la province au sein de la nation française mais il est
hostile à faire la guerre dans ce but et combat avec force tous les revanchards. Enfin il estime
possible que l’Alsace Lorraine devienne un espace complètement autonome par rapport aux
deux pays, en quelque sorte espace embryonnaire d’une Europe future.
En matière de rapports internationaux, il est opposé à l’Alliance franco-russe qui repose sur
des engagements avec un pays autocratique et oppresseur qui ne cadrent pas avec la mission
émancipatrice de la République et au traité de 1893 dont les clauses sont quasi secrètes, ce
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