Supplemento 2 (2015) - 1
L’originalité des Exercices d’Ignace de Loyola
René Lafontaine s.j.
AVANT PUBLICATION
L’originalité des Exercices
d’Ignace de Loyola
de René Lafontaine s.j.
Collection Institut d’Etudes Théologiques (IET), Lessius (Éditons Jésuites), août 2015.
Sommaire
Nous aborderons les Exercices ignatiens sous l’angle de leur originalité, de sorte que nous
procéderons toujours par comparaison avec les prises de position engageant la théologie d’autres
auteurs spirituels. En ce domaine, les chercheurs jésuites ont pertinemment confronté cette
œuvre ignatienne avec celles issues de la devotio moderna, comme les Exercices spirituels de
Cisneros publiés en 1500, tout en remontant jusqu’à La grande vie de notre Seigneur Jésus
Christ de Ludolphe de Saxe et la Légende dorée de Jacques de Voragine, qu’Ignace lut sur son
lit de convalescence à Loyola. Pour notre part, nous élargirons notre enquête en remontant
jusqu’à la source scripturaire qui a inspiré « le sens tropologique et mystique » de l’Écriture,
sans négliger l’apport des théologies médiévales de Thomas d’Aquin et de Bonaventure. De
plus, nous serons amenés à dégager l’herméneutique propre de tout le cheminement des Exer-
cices ignatiens en nous référant aux dernières « règles pour avoir le sens véritable de l’Eglise
militante » (ES 353ss), c’est-à-dire en prenant la mesure du conflit engagé « à notre époque
aussi dangereuse » (ES 369) où « la liberté du libre arbitre » (ES 23 ; Érasme) fut contesté par
celle « du serf arbitre » (Luther). Une telle conflictualité réclamera aussi l’apport de théolo-
giens du XXe siècle, dès lors qu’au XVIe siècle régnait encore l’emprise universelle de la foi
chrétienne, alors qu’aujourd’hui notre société est soumise à une sécularisation teinté d’agnos-
ticisme et marquée par le pluralisme idéologique et religieux. La pédagogie ignatienne de-
meure-elle encore pertinente ? Confronte-t-elle vraiment le chrétien à l’athéisme ?
L’interprétation de ces Exercices ignatiens par le père Gaston Fessard eut le mérite de
mesurer l’impact ontique de la liberté de l’homme, en dégageant, à l’aide de la conceptualité
dialectique de Hegel, les différents seuils que cette liberté doit franchir au fil des quatre semai-
nes. Notre herméneutique se distinguera à plus d’un titre de celle de Fessard. Dès lors, nous
chercherons à mieux préciser la particularité de chacune de ces semaines et des exercices qui
la composent, en mettant en évidence la transformation de leurs coordonnées spatio-tempo-
relles, qui inspirent la totalité de la responsabilité humaine, déterminée par l’anthropologie
tripartite de la Bible : pneuma, noûs, sarx.
En accord avec l’immense tradition chrétienne, il apparaîtra de plus en plus clairement
que ces Exercices ignatiens sont construits sur le double Avènement de l’envoi par le Père du
« Verbe devenu chair » et de l’envoi de l’Esprit Saint par le Père et le Fils, comme le propo-
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sent distinctement la contemplation des mystères du Christ et les règles du discernement des
esprits. Cependant les Exercices ignatiens radicaliseront la distinction et la complémentarité
de ce double envoi. En effet, d’une part, « le livret des mystères de la vie Notre Seigneur » (ES
261ss), analysé en respectant strictement ses abréviations, imposera au retraitant de ne consi-
dérer que les faits rapportés par les Évangiles, en les dépouillant de toute justification théolo-
gique reposant sur des citations de la Parole de Dieu, elles-mêmes éclairées par l’exaltation
eschatologique du Fils ressuscité et apparaissant comme tel à sa mère et aux disciples (cf. Phil
2, 6-12). Le retraitant sera ainsi confronté à la nue contingence de ces mystères, d’autant que le
rédacteur des Exercices interdira à son retraitant d’anticiper la mémoire des semaines qui ne
s’offrent pas encore à lui (cf. ES 11).
Par ailleurs, l’avènement de l’Esprit, « Paraclet » et « Herméneute » divin, répondra à
cette autre logique inversée des mystères de l’histoire du Christ, en offrant l’anticipation du
surcroît de consolation divine. Ainsi, par exemple, les règles de discernement des esprits conve-
nable à la première semaine, confontrée à toutes les dimensions du péché, proposera de mesu-
rer « la désolation » à la lumière de ce qu’Ignace définira personnellement comme étant les
trois types de « consolation ». De la même manière, le discernement de l’ambiguïté de la
« consolation avec cause » (ES 331ss) sera anticipativement éclairé par l’enseignement et l’ex-
périence archétypique de la « consolation sans cause précédente » (ES 330), elle-même précé-
dée par celle qui affirme qu’il appartient à Dieu seul et à ses anges d’offrir la véritable joie et
allégresse spirituelle (ES 329).
Dans notre chapitre conclusif, nous nous permettrons de relever la complémentarité fon-
damentale entre cette double approche qui orchestre l’architecture de tous ces Exercices igna-
tiens. Nous y ajouterons deux points essentiels. Le premier montrera comment l’écart abyssal
entre la confrontation immédiate à la contingence de l’histoire du Christ et le surcroît de grâce
de consolation se conjugue dans une lecture ecclésiale et spirituelle du don vivifiant de l’Esprit
à travers cette contingence. Le dernier point définira l’originalité radicale des Exercices igna-
tiens : rendre le retraitant inconditionnellement disponible ou « indifférent » (ES 23) à l’Ap-
pel aussi singulier qu’immédiat que lui adresse « le Roi éternel de tout l’univers », de sorte
qu’affermi par son élection personnelle, il puisse s’exposer à l’immédiateté divine et humaine
du mystère de la Pâque de notre Seigneur, comme épreuve suprême de la contingence (« ils
m’ont haï sans raison »), et comme don vivifiant de l’Esprit de liberté, ayant déjà vaincu l’ul-
time ennemi de la mort.
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L’originalité des Exercices d’Ignace de Loyola
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Summary
We will approach the Ignatian Exercises from the angle of their originality, so always pro-
ceeding via comparisons with the positions of other spiritual authors dealing with theology. In
this arena, Jesuit researchers have quite pertinently confronted this Ignatian work with those
deriving from the devotio moderna, like the Spiritual Exercises of Cisneros published in 1500,
while also going back to Ludolph of Saxony’s Vita Christi and Jacobus de Voragine’ Golden
Legend which Ignatius read during his convalescence in Loyola. As for us, we will broaden
our inquiry by going back to the scriptural source which inspired « the tropological and mys-
tical meaning » of Scripture, without neglecting the contributions of the medieval theologies
of Thomas Aquinas and Bonaventure. In addition, we will be led to bring to light the herme-
neutics specific to the whole process of the Ignatian Exercises by referring to the last « rules
for having the true sense of the the Church militant » (ES 353ss), that is, by measuring the
conflict engaged upon « in our equally dangerous period » (ES 369) in which « the freedom of
free will » (ES 23; Erasmus) was contested by that of « the bondslave will » (Luther). Such a
conflict will also require the contribution of 20th-century theologians, since in the 16th centu-
ry Christian faith still held universal sway, whereas today our society is subject to a seculariza-
tion tinged with agnosticism and marked by ideological and religious pluralism. Is ignatian
pedagogy still pertinent? Does it really confront the Christian with atheism?
The interpretation of these Ignatian Exercices by Father Gaston Fessard had the merit of
measuring the ontic impact of man’s freedom, by bringing to light, with the help of Hegel’s
dialectical concept, the various threshholds which this freedom must cross in the course of
the four weeks. Our hermeneutics will differ in more than one way from that of Fessard.
Thence, we will seek to show more precisely the specificity of each of the weeks and of the
Excercises which comprise it, highlighting the transformation of their spatio-temporel coor-
dinates, which inspire the totality of human responsibility, determined by the tripartite an-
thropology of the Bible: pneuma, nous, sarx.
In accord with the immense Christian tradition, it will become ever clearer that these
Ignatian Exercises are built upon the double Advent of the sending by the Father of the «
Word become flesh » and of the sending of the Holy Spirit by the Father and the Son, as
distinctly proposed by the contemplation of the mysteries of Christ and the rules for the
discernment of spirits. However the Ignatian Exercises will radicalize the distinction and the
complementarity of this double sending. Indeed, on the one hand, « the booklet of the mys-
teries of the life of Our Lord » (ES 261ss), analysed with strict respect for its abbreviations,
will require that the retreatant only consider the facts reported by the Gospels, stripping them
of any theological justification based on citations of the Word of God, which are themselves
enlighted by the eschatological exaltation of the Son, resurrected and appearing as such to his
mother and to the disciples (cf. Phil 2, 6-12). The retreatant will thus be confronted with the
naked contingency of these mysteries, especially as the writer of the Exercises will prohibit his
retreatant from anticipating the memory of the weeks which are still to come (cf. ES 11).
Moreover, the advent of the Spirit, « Paraclete » and divine « Interpreter », will respond to
this other inverted logic of the mysteries of the story of Christ, by offering the anticipation of
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the increase of divine consolation. Thus, for example, the rules for the discernment of spirits
suitable for the first week, duly confronted with all the dimensions of sin, will propose measur-
ing « the desolation » in the light of what Ignatius will personally define as the three types of «
consolation ». In the same way, the discernment of the ambiguity of the « consolation with
cause » (ES 331ss) will be in an early way enlighted by the teaching and the archetypal experi-
ence of the « consolation without preceding cause » (ES 330), itself preceded by that which
affirms that it belongs to God alone and to his angels to offer genuine joy, spiritual joy (ES 329).
In our concluding chapter, we will allow ourselves to note the fundamental complementa-
rity between this double approach which orchestrates the architecture of all these Ignatian
Exercises. We will add two essential points. The first will show how the abyssal gap between
the immediate confrontation with the contingency of the story of Christ and the superabun-
dance of the grace of consolation combine in an ecclesial and spiritual reading of the vivifying
gift the Spirit through this contingency. The final point will define the radical originality of the
Ignatian Exercises: making the retreatant unconditionally prepared to welcome or to be «
indifferent » (ES 23) to the Call, as singular as it is immediate, that « the eternal King of the
entire universe » is addressing to him, so that, strengthened by his personal election, he might
open himself up to the divine and human immediacy of the mystery of the Passover of our
Lord, as supreme trial of contingency (« they have hated me without reason »), and as vivify-
ing gift of the Spirit of freedom, having already vanquished the ultimate enemy of death.
(Transl. Brian et Marie-Claude THOMPSON)
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L’originalité des Exercices d’Ignace de Loyola
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Avant-propos de Mark Rotsaert
Directeur du Centre Ignatien de Spiritualité
L’originalité des Exercices d’Ignace de Loyola ne se situe pas au niveau du texte, mais
davantage au niveau de sa dynamique et structure internes. L’ouvrage monumental de René
Lafontaine creuse jusqu’aux racines mêmes de l’expérience spirituelle qui est celle des Exerci-
ces. Il s’agit d’abord d’une recherche théologique. Il est impressionnant de voir comment le
théologien scrute les textes théologiques anciens et modernes pour comprendre mieux ce à
quoi Ignace invite. Le but n’est pas de savoir si Ignace se situe plutôt dans la ligne de saint
Thomas ou dans celle des auteurs de la famille franciscaine. Et les textes théologiques récents
aident, dans un langage qui nous est plus familier, eux aussi à approfondir la ‘connaissance
intérieure’ des Exercices. Un des résultats – et non le moindre – de cette recherche théologi-
que poussée est de faire ressortir combien les Exercices d’Ignace sont un texte d’Église. Tout
au long de l’ouvrage le texte des Exercices se trouve éclairé par le trésor théologique de l’Égli-
se à travers les temps.
Cependant, le lecteur qui ne prendrait pas le temps de lire les 550 pages pourrait croire
qu’il s’agit d’une étude sur la théologie des Exercices spirituels. Il est clair que la méthode
choisie par l’auteur jette une lumière éclairante sur la théologie des Exercices, mais ce n’est ni
le but ni le titre de l’ouvrage.
L’originalité de cet Opus magnum, qui a comme titre L’Originalité des Exercices d’Ignace de
Loyola, est ailleurs. Le fil rouge de tout le volume n’est pas la théologie, mais l’expérience
spirituelle qui est celle des Exercices. L’auteur ne perd jamais de vue que les Exercices ne sont
ni un traité de théologie ni un livre de spiritualité, mais un guide pour celui qui donne les
Exercices afin de rendre possible ce dialogue singulier entre celui qui fait les Exercices et son
Créateur et Seigneur. Être à l’écoute de la Parole de Dieu, s’ouvrir à la présence de Dieu en
Jésus-Christ dans la prière, c’est se mettre dans la mouvance de l’Esprit. Il y a une « logique
spirituelle » dans les Exercices qui, quand on la respecte jusqu’au bout – comme le fait l’auteur
– évite d’en faire un système clos, soit théologique, soit philosophique. Dieu qui se révèle à
l’homme est au centre même de l’expérience spirituelle des Exercices. Il y a donc bien sûr une
théologie des Exercices, mais les Exercices vont au-delà, jusque dans la décision par laquelle
l’homme se donne à Dieu dans le don de la foi. C’est l’œuvre de l’Esprit, toujours nouveau,
toujours surprenant. Ignace l’avait expérimenté : l’Esprit de Dieu est liberté. Il déborde nos
schémas, nos structures de pensée. Deus semper maior.
Le livre de René Lafontaine n’est pas un livre facile à lire. Sa lecture attentive enrichit
cependant notre connaissance de la foi en Dieu Père, Fils et Esprit. Elle invite également à un
approfondissement de notre engagement dans la foi, dans l’Église. Pour tous ceux et toutes
celles qui, dans la lignée d’Ignace, veulent mieux connaître d’une part la richesse théologique
dans laquelle s’inscrivent les Exercices et d’autre part la profondeur de l’expérience spirituel-
le à laquelle ils invitent, ce livre est incontournable.
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