PHILOSOPHIE DU DROIT ET THÉORIE DU DROIT, OU L’ILLUSION SCIENTIFIQUE 203
[p. 17-32] J.-P. Chazal
Arch. phil. droit
45 (2001)
qu’il n’existe pas un mais plusieurs positivismes. Sans compter que certaines
conceptions juridiques élaborées par les positivistes sont communes à certains auteurs
d’inspiration jusnaturaliste et qu’entre ceux qui se réclament du positivisme, certains
sont accusés d’être des jusnaturalistes déguisés : c’est ainsi que Ross taxe l’œuvre de
Kelsen de pseudo-positivisme 4. Ces accusations intestines ne sont pas l’apanage du
positivisme, mais se trouvent également dans le camp opposé : M. Villey ne qualifie-t-il
pas les héritiers de l’école moderne du droit naturel de «
pseudo-jusnaturalistes
» 5
À l’opposition radicale entre clans, ou écoles, s’oppose une démarche transversale et
syncrétique. Bobbio, par exemple, explique, non sans provocation, que : « sur le plan
idéologique où aucune tergiversation n’est possible, je suis jusnaturaliste. Sur le plan de
la méthode, je suis positiviste avec autant de conviction. Enfin, sur le plan de la théorie
du droit, je ne suis ni l’un ni l’autre »
?
6. D’autres auteurs, que l’on nomme de façon
ambiguë post-positivistes, tentent aussi de dépasser le traditionnel clivage afin de renou-
veler la réflexion sur les fondements du raisonnement juridique 7. L’ambition de ce mou-
vement, qui semble adopter une démarche irénique, est de parvenir à une théorie
juridique intégrale, ou globale, ne choisissant pas entre les courants doctrinaux existants,
chacun étant affecté d’imperfections incontestables, mais réunissant les parties
acceptables de chacun d’entre eux. L’idée de départ est judicieuse : la question cruciale
est celle de la méthode. Bobbio a donc eu raison de distinguer trois aspects différents du
positivisme juridique, indépendants les uns des autres : l’idéologie, la théorie et « le
mode d’approcher l’étude du droit
» (qu’il n’assimile pas à la méthode) 8. Bien que
certains s’en défendent, le positivisme, ou plutôt certaines doctrines positivistes, ont
essuyé de sévères et péremptoires critiques quant à l’idéologie (culte de l’État et de
l’obéissance des sujets) et la théorie (la réduction du droit à la loi, le juge ne faisant que
l’appliquer mécaniquement) qu’elles véhiculent. Certes, au cours de la seconde partie du
XXe siècle des erreurs ont été éradiquées, des excès gommés, ce qui prouve
l’extraordinaire plasticité de ce mouvement de pensée hétéroclite. Mais, aujourd’hui, les
auteurs s’accordent à considérer que c’est la démarche méthodique, voire
épistémologique qui est discriminante. Certains, la plupart se revendiquant du
positivisme, veulent appliquer au droit la méthode empruntée aux sciences de la nature
érigées en modèle indépassable de connaissance. En gros, il s’agit d’établir une
distinction entre le droit et la science du droit afin de parvenir, grâce à la méthode
empirique et descriptive, à la connaissance d’un système logique et cohérent de règles,
débarrassé de l’influence des valeurs sociales, des fins du droit et de la morale 9
Dans cette perspective, l’utilisation de l’expression «
théorie du droit
» ou «
théorie
générale du droit
», en lieu et place de la traditionnelle «
philosophie du droit
» n’est
pas neutre ; elle révèle souvent (mais pas toujours) l’option épistémologique de l’auteur
.
4 A. Ross, « Validity and the conflict between Legal Positivism and Natural Law »,
Revista
juridica de Buenos Aires
, 1961 IV, p. 72 et s., cité in
Le positivisme juridique
,
op. cit.
, p. 204.
5
Le droit naturel et l’histoire
, in
Seize essais de philosophie du droit
, Dalloz 1969, p. 78.
6
Essais de théorie du droit
, Bruylant-LGDJ. 1998, p. 53.
7 A. Aarnio, R. Alexy et A. Peczenik, « The Foundation of Legal Reasoning », in
Rechtstheorie
n° 12/1981, Duncker & Humblot, Berlin, p. 133 et s.
8 N. Bobbio, « Sur le positivisme », in
Mélanges P. Roubier
, Dalloz & Sirey, 1961, T.I, p. 53
et s.
9 Voir M. Troper,
Pour une théorie juridique de l’État
, PUF, 1994, p. 30.