La forme du
Environnement ou gènes, quel facteur
est le plus terminant pour la forme
de notre cne ? En reprenant l’analyse
effectuée en 1910 par Franz Boas, lun
des pères de lanthropologie moderne,
deux équipes américaines viennent
d’obtenir des résultats apparemment
contradictoires.
Ralph L. Holloway,
anthropologue
à l’université de Columbia.
[email protected] Quel est lun des passe-
temps favoris des
anthropologues spé-
cialisés en physiolo-
gie ? Mesurer les têtes
des vivants et les cnes des morts !
Cest souvent lors de leur cours din-
troduction à lanthropologie que les
étudiants entendent parler pour la
premre fois du « phalotre »,
curieux appareil servant à mesurer les têtes. On leur ensei-
gne à cette occasion que les deux mesures réalisées avec ledit
appareil permettent de qualifier la tête de « dolichocéphale »,
si elle est allone, ou de « brachycéphale », si elle se vèle
plut large. Ces deux termes se réfèrent à l’indice céphalique
(CI), qui établit un rapport entre la hauteur et la largeur de la
tête. Pour le calculer, on divise la largeur par la hauteur et on
multiplie le résultat par 100.
Inutile de chercher à utiliser cet indice pour choisir un
chapeau : mieux vaut prendre un mètre de couturier et
mesurer le tour de tête. Reste que la taille d’un chapeau
n’aidera jamais quiconque à connaître l’origine de ses ancê-
tres, alors que le CI, lui, peut y contribuer : il estterminé
en partie par l’ritage tique de chaque individu. C’est
du moins ce que l’on croyait jusquà ce que l’un des res de
l’anthropologie moderne, Franz Boas, publie, entre 1910 et
1912, ses travaux portant sur la mesure des têtes de quelque
13 000 immigrants venus sinstaller aux États-Unis et de leurs
enfants, nés en Europe ou bien outre-Atlantique [1].
À la fin du XIXe siècle et au
début du XXe, on croyait qu’il
existait un héritage génétique
très stable permettant de déter-
miner la « race » d’un individu
et, en conséquence, s’il était ou
non un bon candidat pour
l’immigration. À l’époque, sans
entrer dans les détails, on peut
dire que des théories sur l’exis-
tence de différences biologiques
et ethnologiques entre races ser-
vaient à alimenter des discours
et des comportements racistes.
Les travaux de Franz Boas s’in-
scrivent contre ces croyances.
Il montra que la taille de la
tête n’était pas une caractéris-
tique intangible, purement et
exclusivement héritée, mais un
paramètre modulable affecté
manifestement, mais jusqu’à
un certain degré seulement,
par lenvironnement. Il mit
ainsi en évidence que les immi-
grants italiens de Sicile avaient
des têtes plutôt allongées, et que
celles de leurs enfants nés aux
États-Unis étaient légèrement
moins longues. Réciproquement, les Européens de l’Est
avaient des têtes larges, alors que celles de leurs enfants
nés aux États-Unis l’étaient un peu moins.
Pour autant, Boas n’affirma jamais que la forme de la
tête était entièrement plastique. Mais ses travaux, fon-
dés sur des échantillons importants et sur des mesures
empiriques, convainquirent beaucoup de scientifiques,
et notamment des anthropologues, que la forme de la
tête était bel et bien une caractéristique plastique liée aux
seules propriétés de l’environnement et qu’elle ne subis-
sait pas d’influence de l’origine ethnique. Si un élément
aussi stable que la forme de la tête se révélait dépendant
de l’environnement, alors, il était fort probable que tous
les traits physiques considérés comme génétiques étaient
en réalité plastiques. Ils ne pouvaient donc pas servir de
marqueurs pour distinguer entre les bons ou les mauvais
candidats à l’immigration.
Évidemment, tous les scientifiques n’ont pas été d’accord
avec ces conclusions. Néanmoins, le monde académique
58 LA RECHERCHE | JUILLET-AOÛT 2004 | Nº 377
[1] F. Boas, American
Anthropologist, 14, 530, 1912.
[2] C.S. Sparks et R.L. Jantz,
PNAS, 99, 14636, 2002.
[3] R.L. Holloway, PNAS, 99,
14622, 2002.
[4] C.C. Gravlee et al.,
American Anthropologist,
105, 123, 2003.
[5] C.S. Sparks et R.L. Jantz,
American Anthropologist,
105, 333, 2003.
crâne,
BIEN QUE LE CÉPHALOMÈTRE AIT CONTINUÉ Â ÊTRE
UTILISÉ par des générations d’anthropologues pour
mesurer la tête, l’opération manque de précision.
ÉVOLUTION
DE L’HOMME
Anatomie
© PHOTOS : COLLECTION ROGER-VIOLLET
La forme du
accepta plutôt bien dans l’en-
semble la présomption que
la forme de la tête n’était que
très légèrement influencée
par la génétique, et le nom
de Boas resta comme celui
du principal contributeur de
cette idée que la race n’a pas
de fondement biologique.
Le débat vient d’être relancé par
deux équipes d’anthropologues.
Ils ont refait chacun l’analyse de Boas
pour parvenir à des conclusions opposées. Corey
Sparks et Richard Jantz, de l’université du Tennessee, ont
ouvert le feu avec un article publié à la fin 2002, soutenant
la théorie de l’influence génétique exclusive [2, 3]. Clarence
Gravlee et ses collègues, aujourd’hui à l’université de
Floride, ont rétorqué en 2003 avec un article qui défend
la thèse d’un impact environnemental [4].
Débrouiller un méli-mélo statistique
Sparks et Jantz [5] ont utilisé seulement 8 000 des
13 000 échantillons disponibles, alors que l’équipe de
Gravlee a repris l’ensemble des données et les a même
placées sur le Web afin que tout un chacun puisse les
analyser. Quoi qu’il en soit, il existe une divergence fon-
damentale entre leurs travaux. Sparks et Jantz concluent
qu’en appliquant des méthodes statistiques modernes aux
données collectées par Boas on obtient des différences
minimes, et non significatives, entre les têtes des immi-
grants et celles de leurs enfants nés aux États-Unis : le CI
serait donc un caractère fortement héréditaire, et seule la
composante génétique expliquerait les variations.
Au contraire, l’équipe de Gravlee montre à travers divers
exemples qu’il existe des différences statistiquement
significatives entre le CI des immigrants et celui de leurs
enfants lorsqu’on applique le test-t*. Boas aurait donc
raison, contrairement à ce que Sparks et Jantz suggèrent.
Comment sortir de ce méli-mélo statistique ?
Les bornes du CI vont de 65, ratio des dolichocéphales les plus
extrêmes, à 90, celui des plus grands brachycéphales. Je suis
moi-même hyperbrachycéphale avec un CI de 87, déterminé
durant trois décennies par un grand nombre d’étudiants.
Quand on regarde les tableaux établis par Boas entre 1910
et 1911, il est évident que les différences entre les immigrants
et leurs enfants ne sont que de 1 point ou 2. Si l’on considère
un échantillon très important, alors une difrence statistique-
ment significative peut être trouvée en utilisant le test-t. Mais
me avec les travaux réalisés
par Gravlee, les différences
vont rarement au-delà de
2 points.
En fait, durant les quel-
que trente années pen-
dant lesquelles ma tête
a été mesurée par mes
étudiants, mon CI a varié
entre 84 et 90. Ce qui reflète
un fait tout simple : certaines
erreurs se glissent toujours dans les
mesures du corps, que ce soit de la taille ou
du CI. Pourquoi ? Pour mesurer la longueur de la tête,
on prend comme repère la glabelle (sise entre les yeux au
niveau des sourcils) et le point situé le plus loin possible
derrière la tête.
De même, la largeur se mesure par la distance entre
les deux points les plus éloignés sur cette dimension,
les euryons. Ces repères ne correspondent pas à des
points anatomiques précis mais servent uniquement à
mesurer les distances maximales. J’ai donc souvent
dire à mes étudiants : « Non, pas ici, plus bas » ou « Non,
appuyez plus fort » ; ou l’inverse : « Vous appuyez trop,
allez-y plus doucement. » D’ordinaire, les têtes ont des
cheveux, notamment à l’arrière et sur les côtés : si ce fait
indubitable se combine à une approche timorée de celui
qui mesure la tête du sujet observé, cela entraîne forcé-
ment quelques erreurs de mesure. Les travaux de Boas
ont-ils tenu compte de ces erreurs possibles ? Combien
de personnes différentes ont-elles effectué les relevés ? La
technique employée était-elle absolument identique pour
tous les sujets observés ? Tous ces cobayes ont-ils coopéré
pleinement lorsqu’on les a soumis à un tel traitement ? On
ne le saura jamais, évidemment.
Finalement, que penser de la controverse ? Le CI semble
avoir une forte composante nétique, tout en étant
légèrement influencé par l’environnement (le régime
alimentaire, la santé, peut-être le climat). Ces influen-
ces externes ne parviendront jamais à transformer des
têtes longues en têtes larges, pas plus que l’inverse. On
pourrait conclure que les tenants de chaque théorie ont
raison. Cependant, les changements que Boas a notés, et
que Gravlee a retrouvés, existent bel et bien, mais ils sont
minimes. Il est donc temps de tordre le coup à l’idée que
la forme de la tête puisse être entièrement modelée par
l’environnement ! 
R.L. H.
* Le test-t permet
de vérifier si les valeurs
moyennes de deux
séries de données
sont statistiquement
différentes lune
de l’autre.
Nº 377 | JUILLET-AOÛT 2004 | LA RECHERCHE 59
POUR EN SAVOIR PLUS
F. Boas, Changes
in Bodily Form
of Descendents
of Immigrants, Columbia
University Press, 1912.
S.J. Gould,
La Mal-mesure
de l’homme,
Odile Jacob, 1999.
casse-tête…
crâne,un vrai
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