PSYCHOSES OU EVOLUTIONS CATASTROPHIQUES?
1. Névrose et psychose
Je voudrais d'abord, et sous ce «je» pronom personnel à la
pre-mière personne entendez une collectivité ou une aventure commune,
celle du Centre Evelyne et Jean Kestemberg, je voudrais situer la direction,
mais aussi la limite, de cette réflexion qui m'a été demandée sur «Les
psychoses». C'est en effet moi qui parle, au nom d'une unité de soins que je
représenterai pour l'occasion, parce que c'est uniquement en tant que
soignant ou qu'après avoir vécu une expérience thérapeutique avec une
certaine catégorie de malades que je souhaite prendre la parole. Pas
question donc d'une discussion de concepts comme telle, d'un
réaména-gement nosographique après confrontation de logiques ou de
références. Pas d'épistémologie, ou le moins possible, afin de livrer
l'histoire, courte mais profonde, d'un engagement thérapeutique.
L'épistémologie n'est pas inutile, certes, mais elle n'est pas
vrai-ment essentielle non plus. Un geste nous en dégagera d'ailleurs ici
encore plus nettement. Des termes de «névrose» et de «psychose» eux-
mêmes, il n'y a pas grand chose à tirer, si ce n'est que ce sont des maladies,
la première des «nerfs», la seconde de «l'âme». Toute leur efficace
classificatoire viendrait de leur opposition: les névroses auraient maintenu
un lien au réel que les psychoses auraient tranché. C'est pourtant seulement
affaire de degré, l'on s'en rend compte à l'usage. Freud lui-même l'avait
senti qui cependant avait repris plus ou moins ces dénominations à la
.psychiatrie naissante et a permis ainsi qu'elles s'imposent au cours de ce
siècle. Névrose et psychose, toutes deux, disjoignent, sapent le rapport à la
réalité: Il n'y a pas de différence de nature, mais seulement d'ex-tension
entre un refoulement et un déni. Tous les mécanismes «négatifs» ont même
fonction et sont également attisés par la présence de l'altérité en général.
Leur sens est le même: se retirer de l'extériorité. Leur ampleur se mesure
toujours: ils indiquent une distance plus ou moins grande vis-à-vis du
monde et d'autrui. Leurs conséquences ne sont qu'en apparence
incomparable: les psychotiques aussi bien que les névrosés conçoivent des
univers de substitution.
A vrai dire, la clinique nous oblige - j'espère le démontrer - à
renoncer à approcher les malades du seul point de vue fixe de cette
opposition classique entre névrose et psychose. Pour n'en donner ici qu'un
exemple, mais d'importance, il s'avère de plus en plus au niveau de
l'indication du traitement que l'on ne peut plus simplement, comme on l'a
longtemps cru, réserver aux seuls névrosés les cures de divan et les
thérapies en face à face qui en seraient une adaptation tempérée. Penser
que seuls les psychotiques pourraient bénéficier des psychodrames ou des
thérapies sans interprétation est une restriction que l'expérience dément
quotidiennement. Il est possible de confier un malade atteint de psychose
aux soins du divan: toute autre forme thérapeutique est parfois même
contre-indiquée. Bien des formes névrotiques ne se prêtent pas à la cure--
type et trouvent des voies de métamorphoses dans le psychodrame. A quoi
servirait donc une classification qui ne serait plus en même temps en son
fond une base d'indications thérapeutiques? Faudrait-il pour autant bannir
névrose et psychose de notre langage? Certes non, car la description
détaillée des névroses (hystérie, phobie, obsession; manie, mélancolie) et
des psychoses (autisme, schizophrénie, paranoïa) figurent différentes
manières d'être au monde en un temps et un espace donnés. Et ce n'est pas
parce qu'elles sont toujours relatives à une époque et donc soumises au
changement des moeurs, ou qu'elles ne circonscrivent qu'une partie, et une
partie seulement, des formes pathologiques possibles, qu'il faudrait s'en
séparer. Il faut tout au plus accentuer leur relativité et les intégrer dans une
attitude clinique plus vaste elles seront des cas de figure particuliers:
névrose et psychose ne s'opposent plus alors. De cette opposition ne naîtra
plus une logique illusoire. Elles seront chacune à leur manière une réponse à
la question du monde et d'autrui, ce qu'ont toujours été - si elles ont un
sens - les maladies mentales.
Il ne serait pas inexact de considérer dès lors que toute forme
pathologique est ainsi une figure parmi toutes les autres d'une relation au
monde et à autrui. C'est cependant notre appartenance à l'épo-que
ouverte par la psychanalyse intervient pour qualifier, borner ce champ de
figures pathologiques en lui assignant une détermination, une causalité: les
maladies mentales que nous croisons aujourd'hui dans notre pratique
clinique sont le fruit d'un développement long, inauguré dès l'enfance, voire
dès les premiers contacts avec l'extériorité. Notre regard est constamment
marqué par le souci de retracer un chemin continu aussi chaotique ait-il été
en lui-même ou dans notre reconstruction. Névrotiques ou psychotiques, les
pathologies sont des évolutions. Névrotiques et psychotiques, les pathologies
ont connu des évolutions plus ou moins catastrophiques. Et à vrai dire, c'est
à ces évolutions catastrophiques, qui se déclineront aussi bien en névroses,
en psychoses qu'en formes mixtes ou nouvelles, parfois chaotiques, que la
pratique au Centre de Psychanalyse Evelyne et Jean Kestemberg nous a
contraints de nous intéresser. C'est la conclusion provisoire de cette
aventure thérapeutique commune: les malades qui consultent au Centre,
qu'ils soient névrosés ou psychotiques, ont des histoires le plus souvent
heurtées et c'est cette déhiscence qu'ils exigent de comprendre avec nous.
2. Histoire
Comment en suis-je arrivé là? Comment mon attente, d'abord
concentrée sur le dénombrement des signes cliniques en vue d'un diagnostic
établi en fonction des catégories nosologiques de la psychiatrie classique,
s'est-elle déportée sur une attention nouvelle aux rythmes individuels de
développement? C'est l'histoire brève du Centre de Psychanalyse que
recouvre ce changement d'attitude: est-elle un exemple d'un revirement plus
général? Est-elle emblématique? Au lecteur d'en juger.
Le Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie s'appelle désor-mais le
Centre Evelyne et Jean Kestemberg. Ce changement d'appel-lation,
hommage aux fondateurs décédés, sera un moyen commode d'exprimer une
opinion qui est en même temps une conviction tirée de mon expérience. La
personnification, au-delà de la gratitude qu'elle exprime, signifie qu'une
modification de perspective en clinique est d'abord le fait d'individus qui, par
leur exemple et leur enseignement, créent des retournements analogues
chez leurs proches collaborateurs. Aussi je crois que mon approche des
malades et ma sensibilité à leurs évolutions souvent catastrophiques tiennent
avant tout à l'influence de Jean Kestenberg, puis d'Evelyne Kestemberg, puis
de Jean Gillibert, ainsi que d'autres personnalités exemplaires qui les ont
suivis ou qu'ils ont eux-mêmes appelées. Ce n'est pas, loin s'en faut et
comme aurait pu le laisser entendre le nom choisi pour le Centre, à une
confrontation, à un mélange de la psychiatrie et de la psychanalyse, qu'est
due cette perspec-tive clinique. Qu'est-ce à dire? La psychanalyse - et la
fondation du Centre il y a 20 ans a coïncidé avec l'apogée de ce mouvement
- a eu une tendance impérialiste: elle a voulu, ou l'époque l'a conduit à
vouloir, imposer ses concepts aux autres disciplines, en particuliers ses
voisines: la psychologie et la psychiatrie. Elle se privait ainsi de leurs
précieux apports, de leur perspective unique sur le champ de la maladie
mentale. Quant à la psychiatrie, des difficultés internes liées à son histoire
l'ont conduite à se ranger exclusivement du côté des stratégies médicales ou
à aller au devant des visées psychanalytiques en adoptant abusivement ses
concepts et ses attitudes. Très peu de psychiatres1 en ces années
poursuivaient une recherche et un travail dans les limites de leur domaine
propre. Et je pense qu'il faut reconnaître à l'équipe du Centre d'avoir su
éviter ces deux écueils en se refusant d'incarner l'autocratie psychanalytique
ou le désistement psychiatrique. Sans préjuger de la suite, c'est en tout cas
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