aristote de stagire et la crise de l`«etumos

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GRAND PORTAIL THOMAS D’AQUIN
GILLES PLANTE
ARISTOTE DE STAGIRE
ET
LA CRISE DE L’«ETUMOS»
© Saint-Étienne-des-Grès 31 Juillet 2009
TABLE DES MATIÈRES
La crise de l!«etumos»"
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Aristote de Stagire "
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Philosophie de la connaissance"
15
Conclusion"
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Annexe "
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LA CRISE DE L’«ETUMOS»
En Grèce ancienne, le mot «etumos» signifie : «vrai, certain, réel», puis «origine d’un mot». Aujourd’hui, selon une
acception largement reçue, la recherche d’un étymon consiste à chercher la racine d’un mot dans une autre langue ;
par exemple, le mot français «instruire» a pour étymon le mot latin «instruere». En Grèce ancienne, «[l’]etumos»
s’entend plutôt de qui fait qu’un vocable est autre chose que seulement un bruit fait avec la bouche. Bref, «etumos»,
étroitement associé à «eteos», lui-même dérivé du verbe «einai», en français le verbe «être», évoque une connaissance vraie et certaine de l’être, qu’expriment des mots.
Les Modistes, ces grammairiens qui, souvent, étaient aussi logiciens, divisaient d’ailleurs leur sujet d’étude en «etymologia» et en «dyasynthetica». En «etymologia», sont étudiés les «modi significandi», les mesures du signifier,
qu’on distingue des «modi intelligendi» et des «modi essendi». «Modus» se traduit ici par «mesure». Le «modus essendi» mesure le «modus intelligendi» qui, lui-même, mesure le «modus significandi». (Voir l’exposé de Thomas
d’Erfurt reproduit en annexe)
En Ionie, au VIe siècle avant J.C. et au début du Ve, surviennent les premiers sages. D’abord, Thalès, Anaximandre
et Anaximène , tous de Milet. Puis, Héraclite d’Éphèse pour qui : «Ce qui est réel, ce n’est pas l’être mais le devenir :
il n’y a de réel que le changement». À la même époque, arrivent les Éléates. D’abord, Pythagore de Samos. Puis,
Parménide d’Élée pour qui : «Il n’y a de réel que l’être». Enfin, Zénon d’Élée pour qui : le mouvement est impossible.
Au milieu du Ve siècle avant J.C., chez les sages, l’exploration de l’«etumos» donne ainsi lieu à une division :
1) il n’y a de réel que le devenir ;
2) il n’y a de réel que l’être.
À la fin du Ve siècle avant J.C., qui est le siècle de Périclès, arrivent les Atomistes, pour qui le mouvement est réel,
mais le réel est aussi de l’être : les atomes. Pensons à Leucippe, Démocrite, Empédocle, Anaxagore.
À la même époque, surviennent les Sophistes. Nommons, d’abord, Protagoras, un ami de Périclès, pour qui
«l’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, qu’elles sont, ; de celles qui ne sont pas, qu’elles ne
sont pas». Et «le vrai est ce qui paraît à chacun». Nommons, ensuite, Gorgias, pour qui il faut admettre que «le non-
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être est le non-être», et qu’ainsi le non-être est ; sa doctrine va encore hanter Alexius Meinong au début du XXe siècle, et ce, non sans raison.
En effet, songeons un instant à la pensée qu’exprime une proposition telle que : «Le néant n’est pas». Convenons
que le néant, ce n’est rien. En est-il de même du signifié qu’exprime la proposition : «Le néant n’est pas» ? Ou bien
c’est oui, ou bien c’est non. Si c’est oui, si le signifié qu’exprime la proposition : «Le néant n’est pas» n’est rien, il
s’ensuit que la proposition : «Le néant n’est pas» n’est qu’un bruit fait avec la bouche, et que son intelligibilité est
nulle. Et pourtant, il me semble bien que vous avez bien saisi le signifié qu’exprime la proposition : «Le néant n’est
pas». Il y a donc là un vrai problème à résoudre.
Avec la Sophistique grecque s’achève de se nouer la première crise de l’«etumos» ; il y en aura d’autres. Et, en 470
avant J.C., naît Socrate, qui décédera en 399. Avec lui s’amorce une contestation de la Sophistique. De lui, naîtront
deux filiations :
1) la lignée des Grands socratiques : Platon, et son disciple Aristote, avec son prolongement jusqu’à Plotin ;
2) la lignée des Petits socratiques :
• Anthistène : les Cyniques et son prolongement dans le stoïcisme ;
• Aristippe de Cyrène : les Cyrénaïques et son prolongement avec l’épicurisme ;
• Euclide de Mégare : les Mégariques et son prolongement avec le scepticisme.
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ARISTOTE DE STAGIRE
Pour combattre la Sophistique, Aristote conçoit un «programme» qu’il présente ainsi : «Notre programme était (...) de
découvrir une certaine capacité de raisonner sur tout sujet proposé, en partant de prémisses les plus probables.»
(Réfutations sophistiques, 183a 36-37)1
«Capacité de raisonner» peut être pris en deux sens. D’abord, au sens d’une capacité naturelle : nommons-la «raison». Cette nature, comme tout autre, est susceptible de corruption. Ensuite, au sens d’une aptitude éduqué, ce qui
implique une étude de cette nature qui nous fait découvrir les conditions optimales de ses opérations : nommons-la
«raison droite».
Pourquoi chercher à «découvrir une certaine capacité de raisonner» ? Qu’est-ce qui conduit Aristote à la rechercher ? Il écrit : «Le philosophe doit être capable de spéculer sur toutes choses [en tant qu’elle est]. Si, en effet, ce
n’est pas là l’office du philosophe, qui est-ce qui examinera si Socrate est identique à Socrate assis , si une seule
chose a un seul contraire, ce qu’est le contraire, en combien de sens il est pris ? Et de même pour les autres questions de ce genre.» (Métaphysique, 1004b 1-4)
«Qui est-ce qui [examine] (...) les (...) questions de ce genre», par exemple : «si Socrate est identique à Socrate assis , si une seule chose a un seul contraire, ce qu’est le contraire, en combien de sens il est pris», etc., et ce, d’une
manière qui trouble Aristote ? Aristote répond lui-même en ces termes : «Les Sophistes, [ceux] qui revêtent le masque du philosophe (car la Sophistique a seulement l’apparence de la philosophie» ; et il ajoute que «la Sophistique
(...) n’est qu’une Philosophie apparente et sans réalité.»(Métaphysique, 1004b 17 et 26).
Comment obtient-on une telle «Philosophie apparente et sans réalité» ? Aristote répond : «Quant aux tentatives de
certains philosophes, qui, dans leurs discussions sur la vérité, ont prétendu déterminer à quelles conditions on doit
accepter des propositions comme vraies, elles ne sont dues qu’à leur grossière ignorance des Analytiques : il faut, en
effet, connaître les Analytiques avant d’aborder aucune science, et ne pas attendre qu’on vous l’enseigne pour se
poser de pareilles questions. Qu’ainsi il appartienne au philosophe, c’est-à-dire à celui qui étudie la nature de toute
substance, d’examiner aussi les principes du raisonnement syllogistique, cela est évident.» (Métaphysique, 1005b 27)
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Pour les ouvrages d!Aristote, nous utilisons l!édition Vrin, avec Jean Tricot comme traducteur.
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Ainsi, «une Philosophie» qui ne serait pas «apparente et sans réalité» est le fait de philosophes «qui, dans leurs discussions sur la vérité, [déterminent] à quelles conditions on doit accepter des propositions comme vraies, [grâce à
une bonne connaissance] des Analytiques : [car] il faut, en effet, connaître les Analytiques avant d’aborder aucune
science, et ne pas attendre qu’on vous l’enseigne pour se poser de pareilles questions. [C’est ainsi qu’il appartient]
au philosophe (...) d’examiner aussi les principes du raisonnement syllogistique», mais dans la perspective d’une
«Philosophie» qui n’est pas «apparente et sans réalité».
Sauf que, pour «examiner (...) les principes du raisonnement syllogistique», ne faut-il pas d’abord «découvrir une
certaine capacité de raisonner» ? Il va de soi qu’une réponse affirmative s’impose. Mais, où peut-on «découvrir
[cette] (...) capacité de raisonner» ? Aristote répond : «C’est là l’œuvre de la Dialectique prise en elle-même, et de la
Critique. Mais(...), en raison de sa parenté avec la Sophistique, [...] nous avons ajouté une étude détaillée des paralogismes, (...). (...) En outre, sur les matières de Rhétorique, [bien qu’]il existait des travaux nombreux et anciens,
tandis que sur le raisonnement nous n’avions rien d’antérieur à citer, mais nous avons passé beaucoup de temps à
de pénibles recherches.» (Réfutations sophistiques, 183a 37 - 183b 1, 183b 14, 184a 7 - 184b 1)
Où trouve-t-on le corpus qui rassemble les fruits de ces «pénibles recherches» conduites «sur le raisonnement»
grâce auxquels Aristote va, d’abord, affronter la Sophistique et, ensuite, se pourvoir d’une méthode pour «une Philosophie [qui n’est pas] apparente et sans réalité» ? Pour affronter la Sophistique, il faut chercher la dialectique aristotélicienne qui se trouve dans : Réfutations sophistiques, Topiques, Catégories, De l’interprétation, Premiers analytiques. Et pour la méthode capable d’une «Philosophie [qui n’est pas] apparente et sans réalité», dans : Premiers analytiques, Seconds analytiques. Ainsi, l’ouvrage intitulé Premiers analytiques contient deux doctrines : l’une, dialectique, l’autre, analytique.
Comment Aristote articule-t-il la dialectique et l’analytique ? Il répond en ces termes : «Les dialecticiens (...) disputent
de tout sans exception, et ce qui est commun, c’est l’Être ; or s’ils disputent de ces matières, c’est évidemment qu’elles rentrent dans le domaine propre et la Philosophie. Le genre de réalités où se [meut] (...) la Dialectique est le
même, en effet, que pour la Philosophie, mais celle-ci diffère de la Dialectique par la nature de la faculté requise (...).
La Dialectique se contente d’éprouver le savoir, là où la Philosophie le produit positivement.» (Métaphysique, 1004b
17-26)
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La différence entre le dialecticien et le philosophe tiendrait donc à ce que le premier, parvenu à «découvrir une certaine capacité de raisonner», dispute de l’Être
en éprouvant le savoir,
alors que le second, ayant «[examiné] aussi les principes du raisonnement syllogistique» établis par la dialectique,
d’une part, et étant parvenu à «déterminer à quelles conditions on doit accepter des propositions comme vraies,
[grâce à sa bonne connaissance] des Analytiques», d’autre part, dispute de l’Être
en produisant positivement le savoir.
La différence qu’Aristote expose à Métaphysique, 1004b 17-26 entre le dialecticien et le philosophe est ainsi commentée par Thomas d’Aquin dans son Commentaire sur la métaphysique d’Aristote :
574. Mais ils diffèrent entre eux. Le philosophe d’abord du dialecticien par pouvoir, car la considération du philosophe est d’une plus grande puissance que celle du dialecticien. Le philosophe, en effet, dans l’étude des données communes qu’on a dites procède démonstrativement, aussi lui revient-il d’en avoir la science, et les connaît-il avec certitude, car la connaissance certaine, ou science, est l’effet de la démonstration. Le dialecticien, au
contraire, procède à l’étude de tout ce qu’on a dit à partir de probabilités, aussi n’atteint-il pas à la science, mais à
une certaine opinion. Et la raison en est que l’être est double : l’être de raison et l’être de la nature. Or, on appelle
à proprement parler être de raison ces notions que la raison découvre dans les choses en tant qu’elles sont considérées par elle : ainsi les notions de genre, d’espèce etc., qui ne se trouvent pas dans la nature, mais résultent
de la considération de la raison, et c’est cet être de raison qui est proprement le sujet de la logique. Mais ces notions intelligibles sont coextensives aux êtres de la nature, du fait que ceux-ci tombent tous sous la considération
de la raison, et c’est pourquoi le sujet de la logique s’étend à tout ce qui mérite le nom d’être de la nature. Aussi
Aristote conclut que le sujet de la logique est coextensif au sujet de la philosophie qui est l’être de la nature. Le
philosophe procède donc des principes de celui-ci à la preuve de ce qui est à considérer relativement aux accidents communs de l’être ; le dialecticien, au contraire, procède à la considération de ces accidents à partir des
notions de raison qui sont étrangères à la nature des choses et c’est pourquoi l’on dit que la dialectique se présente comme une tentative, car tenter c’est proprement procéder à partir de principes étrangers.
La «raison» de la différence entre le dialecticien et le philosophe «est que l’être est double : l’être de raison et l’être
de la nature.»
Qu’est-ce donc qu’un être de raison ? Thomas d’Aquin répond : «On appelle à proprement parler être de raison ces
notions que la raison découvre dans les choses en tant qu’elles sont considérées par elle : ainsi les notions de genre,
d’espèce etc., qui ne se trouvent pas dans la nature, mais résultent de la considération de la raison, et c’est cet être
de raison qui est proprement le sujet de la logique.» Comment est-il possible que «la raison découvre [ces notions]
dans les choses» alors qu’elles «ne se trouvent pas dans la nature» ? C’est que «ces notions intelligibles sont coextensives aux êtres de la nature, du fait que ceux-ci tombent tous sous la considération de la raison» ; et c’est à ce
titre, i.e. «que la raison [les] découvre dans les choses en tant qu’elles sont considérées par elle».
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À titre d’exemples, Thomas d’Aquin donne «les notions de genre, d’espèce, etc.», i.e. et le reste. Un inventaire plus
complet se présenterait comme suit : «les notions de genre, différence, espèce, accident propre, accident commun,
dissemblance et ressemblance dans un genre ou entre plusieurs genres, opposition de contradiction, de contraires,
de sous-contraires, de relatifs, de privation et possession, l’opposition antérieur-postérieur-simultané, l’opposition
universel-singulier-particulier, l’opposition proportion à trois termes-à quatre termes (l’analogie), les divers raisonnements, etc.».
À l’opposé de l’être de raison, se trouve l’être de nature celui qui exerce son être selon les principes propres à sa
nature, et ce, indépendamment du fait d’être connu ou pas par une raison. Ce sont ces principes propres que désire
connaître le philosophe. Sauf que, pour y parvenir, ce philosophe ne peut pas ne pas se servir de sa raison, ce qui
implique un emploi d’êtres de raison, «ces notions que la raison découvre dans les choses en tant qu’elles sont considérées par elle». Et comme «ces notions intelligibles sont coextensives aux êtres de la nature, du fait que ceux-ci
tombent tous sous la considération de la raison», le philosophe ne semble pas capable d’échapper à la dialectique. À
première vue, il semble donc que la philosophie semble être et ne pouvoir être que dialectique.
C’est pourquoi Thomas d’Aquin précise sa pensée. Oui, «ces notions intelligibles sont coextensives aux êtres de la
nature, du fait que ceux-ci tombent tous sous la considération de la raison», à tel point que «le sujet de la logique
s’étend à tout ce qui mérite le nom d’être de la nature». C’est pourquoi «Aristote conclut que le sujet de la logique est
coextensif au sujet de la philosophie qui est l’être de la nature». Sauf que «le philosophe procède (...) des principes
de celui-ci», i.e. des principes propres de l’être de nature, «à la preuve de ce qui est à considérer relativement aux
accidents communs de l’être [de nature]». «Le dialecticien, au contraire, procède à la considération de ces accidents
[communs de l’être] à partir des notions de raison qui sont étrangères à la nature des choses». D’où la différence de
la dialectique par rapport à la philosophie : «et c’est pourquoi l’on dit que la dialectique se présente comme une tentative, car tenter c’est proprement procéder à partir de principes étrangers».
N’est-ce pas clair ? Presque ! Tentons de rendre encore plus clair le propos. La différence entre le dialecticien et le
philosophe tient donc à ce que
le premier, le dialecticien, parvenu à «découvrir une certaine capacité de raisonner», dispute de l’Être à
partir des notions de raison coextensives aux êtres de la nature, mais qui ne se trouvent pas comme
telles dans la nature, donc de manière «exotérique»,
alors que
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le second, le philosophe, qui réexamine «les principes du raisonnement syllogistique» dont il est en
possession grâce à la «[découverte et la maîtrise d’une] «certaine capacité de raisonner», dispute de
l’Être à partir des principes propres de l’être de nature qu’il intègre «à la preuve de ce qui est à considérer relativement aux accidents communs de [cet] être [de nature]», et ce, en ayant «[déterminé] à quelles conditions on doit accepter des propositions comme vraies», d’où le passage du syllogisme dialectique au syllogisme démonstratif de l’analytique, donc de manière «acroamatique».
Quelles sont les ressemblances entre le syllogisme de la dialectique et le syllogisme démonstratif de l’analytique, et
ce, en tant que syllogisme ? La réponse se trouve aux Premiers analytiques. Quelles sont les dissemblances entre le
syllogisme de la dialectique et le syllogisme démonstratif de l’analytique, et ce, selon l’opposition dialectique-analytique ? La réponse se trouve aux Seconds analytiques et à Métaphysique.
À Métaphysique 1051 b 2-16, nous lisons : «Or la vérité ou la fausseté dépend, du côté des objets, de leur union ou
de leur séparation, de sorte que être dans le vrai, c’est penser que ce qui est séparé est séparé, et que ce qui est uni
est uni, et être dans le faux, c’est penser contrairement à la nature des objets. Quand donc y a-t-il ou n’y a-t-il pas ce
qu’on appelle vrai ou faux ? Il faut, en effet, bien examiner ce que nous entendons pas là. Ce n’est pas parce que
nous pensons d’une manière vrai que tu es blanc, que tu es blanc, mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que
tu l’es, nous disons la vérité.»
Prenons le temps de «bien examiner ce que nous entendons pas là». Observons bien que la thèse : «parce que
nous pensons d’une manière vrai que tu es blanc, que tu es blanc» est apparentée à une philosophie bien connue :
celle d’Emmanuel Kant. Alors que la thèse : «parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous disons la vérité»,
ou mieux : «parce que tu es blanc, qu’en [pensant] que tu l’es, nous [pensons] la vérité», appartient à la philosophie
aristotélicienne.
Venons-en, maintenant, à la crise de l’«etumos». À Métaphysique 1005b 10- 34, Aristote écrit :
Celui qui connaît les êtres en tant qu’êtres doit être capable d’établir les principes les plus fermes de tous les
êtres. Or, celui-là, c’est le philosophe ; et le principe le plus ferme de tous se définit comme étant celui au sujet
duquel il est impossible de se tromper. (...) Mais quel est-il ? (...) C’est le suivant : Il est impossible que le même
attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport, sans préjudice de toutes les autres déterminations qui peuvent ajoutées, pour parer aux difficultés logiques. (...) Il n’est pas
possible, en effet, de concevoir jamais que la même chose est et n’est pas, comme certains croient qu’Héraclite
le dit : car tout ce qu’on dit, on n’est pas obligé de le penser. (...) Il est évidemment impossible, pour le même esprit, de concevoir en même temps, que la même chose est et n’est pas (...).
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Remarquons bien le niveau exact où Aristote situe le principe : «Il est évidemment impossible, pour le même esprit,
de concevoir en même temps, que la même chose est et n’est pas, comme certains croient qu’Héraclite le dit : car
tout ce qu’on dit, on n’est pas obligé de le penser». Ce niveau n’est pas celui du dire, mais celui du «penser» : autrement dit, le niveau où le principe est situé en est un qui est antérieur à tout langage dans lequel il est exprimable.
Aristote déclare qu’il incombe au «philosophe», «celui qui connaît les êtres en tant qu’êtres», «[d’]être capable d’établir les principes les plus fermes de tous les êtres» ? Comment le philosophe parvient-il à «établir» le «principe le
plus ferme» selon lequel il est «impossible, pour le même esprit, de concevoir en même temps, que la même chose
est et n’est pas» ?
À Métaphysique 1005b 35 - 1006a 10, Aristote pose le problème comme suit : «
II y a des philosophes [en note, Tricot écrit : «L’école de Mégare, probablement»] qui, comme nous l'avons dit,
prétendent, d'une part, que la même chose peut, à la fois, être et n'être pas, et, d'autre part, que la pensée peut le
concevoir. Ce langage est aussi celui d'un grand nombre de physiciens. Quant à nous, nous venons de reconnaître qu'il est impossible, pour une chose, d'être et de n'être pas en même temps, et c'est en nous appuyant sur
cette impossibilité que nous avons montré que ce principe est le plus ferme de tous. Quelques philosophes [en
note, Tricot écrit : «Anthistène»] réclament certes une démonstration même pour ce principe, mais c'est par une
grossière ignorance) : c'est de l'ignorance, en effet, que de ne pas distinguer ce qui a besoin de démonstration et
ce qui n'en a pas besoin. Or il est absolument impossible de tout démontrer : on irait à l'infini, de telle sorte que,
même ainsi, il n'y aurait pas de démonstration.
Comme la démonstration est impossible, comment pouvons «établir» le principe en question ? À Métaphysique
1006a 11-28, Aristote poursuit en ces termes :
Il est cependant possible d’établir par réfutation l’impossibilité que la même chose soit et ne soit pas, pourvu que
l’adversaire dise seulement quelque chose. (...) Mais établir par voie de réfutation, je dis que c’est là tout autre
chose que démontrer : une démonstration proprement dite aurait toute l’apparence d’une pétition de principe,
tandis que si c’est un autre qui était responsable d’une telle pétition de principe, nous serions en présence d’une
réfutation, et non d’une démonstration. Le point de départ pour tous les arguments de cette nature, c’est de requérir de l’adversaire, non pas qu’il dise que quelque chose est ou n’est pas, (car on pourrait peut-être croire que
c’est supposer ce qui est en question), mais qu’il dise quelque chose qui ait une signification pour lui-même et
pour autrui. Cela est de toute nécessité, s’il veut dire réellement quelque chose ; sinon, en effet, un tel homme ne
serait pas capable de raisonner, ni avec lui-même, ni avec un autre. Si, par contre, il concède ce point, une démonstration pourra avoir lieu, car on aura déjà quelque chose de déterminé. Mais l’auteur responsable de la pétition de principe n’est plus celui qui démontre mais celui qui subit la démonstration, car en ruinant le raisonnement, il se prête au raisonnement. De plus, accorder cela, c’est accorder qu’il y quelque chose de vrai indépendamment de toute démonstration, d’où il suit que rien ne saurait être ainsi et non ainsi.
Remarquons bien la situation décrite par Aristote : nous sommes en plein exercice dialectique, ce dont la présence
d’un «adversaire» est un indice de départ clair ; et comme indice d’arrivée non moins clair, nous avons «une certaine
capacité de raisonnement» : « un tel homme ne serait pas capable de raisonner, ni avec lui-même, ni avec un autre».
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De plus, nous sommes bien au niveau requis du «concevoir» : ce dont nous avons un indice clair avec « qu’il dise
quelque chose qui ait une signification pour lui-même et pour autrui». Il reste à éclaircir le passage de la «réfutation»,
qui n’est pas sans rappeler les Réfutations sophistiques, à la «démonstration subie» par le «responsable de la pétition de principe».
Aux Topiques, Aristote déclare que «le but de ce traité est de trouver une méthode qui nous mette en mesure d’argumenter sur tout problème proposé, en partant de prémisses probables, et d’éviter, quand nous soutenons un argument, de rien dire nous-mêmes qui y soit contraire» (100a 18-21). Puis, il entreprend de mettre en lumière «le
nombre et la nature des avantages qu’on peut retirer de ce traité» en ces termes : «Il est utile de trois façons :
comme exercice, dans les rencontres journalières, et pour les sciences philosophiques» (101a 26-27). En ce qui
concerne ces dernières, à Topiques 101a 34 - 101b 4, Aristote écrit :
Pour ce qui est enfin de l’étude des sciences philosophiques, la possibilité d’apporter aux problèmes des arguments dans les deux sens, nous fera découvrir plus facilement la vérité et l'erreur dans chaque cas. — Autre
avantage encore, en ce qui regarde les principes premiers de chaque science : il est, en effet, impossible de raisonner sur eux en se fondant sur des principes qui sont propres à la science en question, puisque les principes
sont les éléments premiers de tout le reste; c'est seulement au moyen des opinions probables qui concernent
chacun d'eux qu'il faut nécessairement les expliquer. Or c'est là l'office propre, ou le plus approprié, de la Dialectique: car en raison de sa nature investigatrice, elle nous ouvre la route aux principes de toutes les recherches.
Remarquons bien que la dialectique met en état de «raisonner» sur «les principes premiers de chaque science», et
ce, «au moyen des opinions probables qui concernent chacun d'eux», puisqu’il «faut nécessairement les expliquer».
C’est ainsi que la dialectique a pour «office propre» «[d’ouvrir] la route aux principes de toutes les recherches», et ce,
«en raison de sa nature investigatrice».
En ce qui concerne le principe selon lequel «il est évidemment impossible, pour le même esprit, de concevoir en
même temps, que la même chose est et n’est pas (...)», l’investigation dialectique s’étend sur vingt pages de l’édition
Tricot ; puis, Aristote entreprend un examen de «la conception de Protagoras» durant dix-sept pages. Ensuite, suit
l’investigation dialectique du principe selon lequel «il n’est pas possible non plus qu’il y ait aucun intermédiaire entre
des énoncés contradictoires», et ce, en cinq pages. Toujours selon la même «méthode», Aristote s’attaque à Héraclite pour quoi «tout est vrai et tout est faux», en trois pages. C’est ainsi que Aristote dénoue la crise de l’«etumos»
en quelque vingt-cinq (25) pages.
L’«etumos», étroitement associé à «eteos», dérivé du verbe «einai», en français «être», évoque une connaissance
vraie et certaine de l’être. Cependant, nous n’avons pas encore vraiment élucidé ce qu’il faut entendre par «connais12
sance». Jusqu’ici, nous nous sommes contenté d’employer le terme en dépendance de celui de «vrai» et de celui de
«être», selon Métaphysique 1051 b 2-16, où nous avons lu :
Or la vérité ou la fausseté dépend, du côté des objets, de leur union ou de leur séparation, de sorte que être dans
le vrai, c’est penser que ce qui est séparé est séparé, et que ce qui est uni est uni, et être dans le faux, c’est penser contrairement à la nature des objets. Quand donc y a-t-il ou n’y a-t-il pas ce qu’on appelle vrai ou faux ? Il
faut, en effet, bien examiner ce que nous entendons pas là. Ce n’est pas parce que nous pensons d’une manière
vrai que tu es blanc, que tu es blanc, mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous disons la
vérité.
Une véritable élucidation de ce qu’est la connaissance exige un traité où ce sujet pris en considération pour luimême. Bien sûr, un tel traité demande une mise en œuvre de la dialectique et de l’analytique, mais ces deux disciplines ne constituent pas proprement une philosophie de la connaissance.
Aristote fait état de ce qu’est la connaissance à Métaphysique 1021a 26 - 1021b 3 en ces termes :
Toute chose dite relative numériquement, ou selon la puissance, est (...) relative en ce sens que tout son être est
proprement dans sa relation à une autre chose, et non pas en ce sens qu’une autre chose est relative à elle ; tout
au contraire, le mesurable, le connaissable, le pensable sont dits relatifs, en ce sens qu’une chose est relative à
eux. Le pensable signifie, en effet, que la pensée est relative à lui, mais la pensée n’est pas relative à ce dont elle
est pensée, car ce serait répéter deux fois la même chose. De même, la vue est vue d’un objet déterminé, non de
ce dont elle est la vue (bien que, en un sens, il soit aussi vrai de le dire), mais elle est relative à la couleur ou à
quelque chose d’autre de ce genre : autrement, on répéterait deux fois la même chose, à savoir que la vue est la
vue de ce dont elle est la vue.
En note, Jean Tricot donne l’explication suivante :
À la différence de ce qui a lieu pour les relatifs de nombre ou de puissance, (...), l’être du mesurable, du pensable
et du connaissable n’est pas tout entier dans sa relation ; autrement dit, dans cette sorte de relatifs, le relatif ne se
définit pas uniquement par son corrélatif, et vice-versa. L’essence du double est d’être le double de la moitié, et
l’essence de la moitié est d’être la moitié du double, mais l’essence du pensable possède une nature propre, indépendante de sa relation avec la pensée. Prétendre le contraire, et dire que «la pensée est pensée de ce dont
elle est pensée», comme on dirait que le double est le double de sa moitié, ce serait commettre une tautologie et
anéantir l’objet réel. Il faut dire : «la pensée est pensée de tel objet». De même pour la vue et la couleur : la vue
est la vue de la couleur, et non pas du visible. En un mot, la connaissance est conforme au réel, et non le réel à la
connaissance ; l’objet n’est pas relatif à la pensée.
En d’autres termes, un arbre naît, croît et meurt, et ce, qu’il ait été vu ou pas par un ours, un oiseau, un scout dans la
forêt ; il possède un être propre indépendant de tout être vu. Et il en est ainsi pour tout ce qui est visible ; son être
propre est indépendant de tout être vu. Il en va de même pour l’audible : la réalité du son n’est pas un être ouï. Et
ainsi en est-il pour l’odorat, le goût, le toucher. Il en est encore ainsi pour les sens internes et leur objet respectif. Et,
enfin, pour l’intellect. C’est pourquoi Aristote a jugé indispensable d’écrire plusieurs traités où il aborde ces divers
relatifs, notamment : De l’âme, Du sens et des sensibles, De la mémoire.
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Ajoutons un mot à propos de : «la connaissance est conforme au réel, et non le réel à la connaissance». La connaissance est une partie du réel, en ce sens qu’il est réel que le connaissant connaît ; cependant, la réalité de ce qu’il
connaît et la réalité de la connaissance exige une distinction. De la première, on dit qu’il s’agit de réel non-intentionnel, de la seconde, de réel intentionnel. Ainsi, selon cette distinction, une connaissance de la connaissance peut être
conforme au réel de la connaissance, mais non le réel de la connaissance à la connaissance qu’on en a.
Pour une bonne connaissance de la dialectique aristotélicienne : La dialectique aristotélicienne Les principes clés
des Topiques, de Yvan Pelletier, Bellarmin, 1991.
Pour une bonne connaissance de l’analytique aristotélicienne appliquée à un sujet : Épistémologie et pratique de la
science chez Aristote Les seconds analytiques et la définition de l’âme dans le De anima, de Martin Achard,
Klincksieck, 2004.
Pour une vue d’ensemble de la philosophie aristotélicienne : Essai sur la Métaphysique d’Aristote, de Félix Ravaisson, Édition du Cerf, 2007.
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PHILOSOPHIE DE LA CONNAISSANCE
La philosophie de la connaissance, chez Aristote, est un vaste domaine ; nous ne pourrons qu’en donner une esquisse fort incomplète. Au point de départ, il est clair que, pour être un connaissant, il faut être vivant. Or, le vivant se
divise du non-vivant en ce que le premier possède un principe propre que l’autre n’a pas : l’âme. L’âme est le principe
du vivant ; et c’est en vertu de ce principe, nommé «anima» en latin, que le vivant possède une capacité d’animation.
Et la connaissance implique une certaine capacité d’animation : des puissances cognitives.
Les puissances cognitives se divisent en deux groupes : le groupe des puissances cognitives dites sensitives ; le
groupe des puissances cognitives dites intellectives. Le groupe des puissances cognitives dites sensitives se subdivisent deux : celui des sens externes, et celui des sens internes.
Le groupe des sens dits externes comprend :
1)
2)
3)
4)
5)
la vue, dont l’objet propre est la couleur ;
l’ouïe, dont l’objet propre est le son ;
l’odorat, dont l’objet propre est l’odeur ;
le goût, dont l’objet propre est la saveur ;
le toucher, dont l’objet propre est tout ce qui peut être touché par une partie du corps.
L’objet propre d’un sens externe est aussi dit sensible propre. L’objet propre d’un sens externe ne peut être senti par
lui. Ainsi, ce qui est visible ne peut pas être ouï, par exemple. Cependant, il existe des sensibles dits communs : par
exemple, le sens de la vue connaît directement la couleur, mais indirectement la surface où elle se trouve, qui peutêtre aussi connue par le toucher. Sont sensibles communs : le mouvement, le repos, la figure et la position. Alors
qu’un sens externe connaît sensitivement son objet propre sans possibilité d’erreur, il n’en est pas de même d’un
sensible commun.
Le groupe des sens dits internes comprend :
1) le sens commun : il perçoit et discerne immédiatement les sensations externes, et médiatement tous les sensibles
en présence de ceux-ci ;
2) l’imagination : elle connaît les sentis du sens commun et de l’estimative, et ce, même l’absence de la chose qui
est à l’origine de la sensation, absence à laquelle remédie la mémoire ;
3) l’estimative : elle perçoit, dans la chose externe présentée aux sens externes, ce qu’elle présente de nocif ou de
non nocif ; chez l’homme, elle reçoit le nom de cogitative ;
4) la mémoire : elle conserve tout senti d’un sens externe ou interne.
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Chaque connaissant ne possède pas nécessairement tous et chacun des sens externes ou internes définis plus haut.
Seuls les animaux dits supérieurs, dont l’homme, les possèdent.
Le groupe des puissances cognitives dites intellectives, qui ne se trouvent que chez l’homme, comprend :
1) un intellect agent : il saisit l’intelligible des sentis que l’imagination lui rend présents ;
2) un intellect patient : il reçoit l’intelligible saisi et le rend intelligé en acte.
Chez l’homme, Aristote distingue deux opérations de l’intellect. Il écrit :
L’intellection des indivisibles [formation des universels] a lieu dans les choses où le faux ne peut trouver place.
Mais dans celles qui admettent le faux et le vrai, il y a déjà une composition de notions comme si ces notions n’en
formaient qu’une [le jugement] : (...). Et quand il s’agit de choses passées ou futures, le temps intervient comme
un élément additionnel dans leur composition. En effet, le faux réside toujours dans une composition : car, même
si on affirme que le blanc est non-blanc, on fait entrer le non-blanc en composition. Mais de toute façon, le faux
ou le vrai n’est pas seulement que Cléon est blanc, mais aussi qu’il l’était ou le sera. Et le principe unificateur de
chacune de ces compositions, c’est l’intellect. (De l’âme, 430a 26 - 430b 6)
Remarquons bien, ici, l’absence de la raison et du raisonnement. À De l’âme 429b 5-9, Aristote écrit : «Mais une fois
que l’intellect est devenu chacun des intelligibles, (...), même alors il est encore en puissance d’une certaine façon,
non pas cependant de la même manière qu’avant d’avoir appris et d’avoir trouvé ; et il est aussi alors capable de se
penser lui-même.»
Cette «[capacité] de se penser lui-même» est à l’évidence une capacité de réflexion. Sur quoi s’exerce cette réflexion ? À De l’âme 431b 26 432a 2, Aristote écrit :
Dans l’âme, [...] la faculté sensitive et la faculté cognitive sont en puissance leurs objet mêmes, dont l’un est intelligible et l’autre, sensible <en puissance>. Et il est nécessaire que ces facultés soient identiques aux objets mêmes, ou, tout au moins, à leurs formes. Qu’elles soient les objets mêmes, ce n’est pas possible, car ce n’est pas
la pierre qui est dans l’âme, mais sa forme. Il s’ensuit que l’âme est analogue à la main : de même, en effet, que
la main est instrument d’instruments, ainsi l’intellect est forme des formes, et le sens, forme des sensibles.
La capacité de réflexion, propre à l’intellect-réflexe, s’exerce sur la «forme des formes», i.e. la forme intelligée, qui est
une similitude «des formes» qui se trouvent dans les choses. Et cette capacité de réflexion, en s’exerçant sur les
formes intelligées, donne lieu à «la raison [qui] découvre dans les choses en tant qu’elles sont considérées par elle
ces notions [qu’]on appelle à proprement parler être de raison», en supposant qu’on a alors affaire à la raison éduquée par la dialectique, grâce aux : «notions de genre, d’espèce etc., qui ne se trouvent pas dans la nature, mais
résultent de la considération de la raison».
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Si on a affaire à une raison non encore éduqué par la dialectique, il demeure que la raison naturelle, dans son état
natif, va entreprendre une réflexion sur les formes intelligées. L’intellection des indivisibles et la composition de notions sont des données de nature, ainsi que la capacité naturelle de raisonner : c’est pourquoi l’homme est défini
comme animal raisonnable, i.e. apte au raisonnement. L’éducation de cette capacité de raisonner par la dialectique
suppose cette aptitude naturelle au raisonnement..
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CONCLUSION
À De l’interprétation 17a 10-11, Aristote écrit : «Toute proposition dépend nécessairement d’un verbe [au temps présent] ou du cas d’un verbe [au temps passé ou au futur] : et, en effet, la notion [l’universel] de l’homme où l’on ajoute
ni est, ni était, ni sera, ni rien de ce genre, ne constitue pas encore une proposition». Il est clair du contexte que la
«proposition» ainsi entendue renvoie à «une composition de notions comme si ces notions n’en formaient qu’une», et
ce, avec un verbe, que ce soit est, était ou sera.
Pourquoi cette insistance sur le verbe ? S’il est vrai que «[l’]etumos», étroitement associé à «eteos», dérivé du verbe
«einai», en français «être», évoque une connaissance vraie et certaine de l’être, et qu’une philosophie prétend nous
livrer une telle connaissance vraie et certaine de l’être, ambition que caressait Aristote au cours des «pénibles recherches» qui ont abouti à l’Organon, il est clair que, dans cette perspective, tant la dialectique que l’analytique ne
peut se passer d’une proposition ainsi conçue.
Peut-on concevoir la proposition autrement ? Peter Thomas Geach le soutient. Dans Reference and Generality An
examination of Some Medieval and Modern Theories (Cornell University Press, 1980, p. 60), il écrit :
Une proposition devrait-elle être analysée en un sujet et un prédicat, ou en un sujet, un prédicat et une copule ?
Aristote n’a que peu d’intérêt pour la copule ; au début des Premiers analytiques, il fait une remarque au passage
selon laquelle une proposition est analysable en une paire de termes, avec ou sans le verbe ‘être’. C’est naturel,
puisque le grec, pour ‘Socrate est un homme’, pourrait être (littéralement rendu) par l’un ou l’autre de ‘Homme
Socrate’ ou ‘Homme est Socrate’. Frege dit à répétition que la copule nue n’a pas de contenu spécial ; c’est l’opinion que je vais défendre. 2
Or, à Premiers analytiques 24b 16-17, Aristote écrit explicitement : «J’appelle ‘terme’ ce en quoi se résout la prémisse, savoir le prédicat et le sujet dont il est affirmé, soit que l’être s’y ajoute, soit que le non-être en soit séparé.»
Insistons : «soit que l’être s’y ajoute, soit que le non-être en soit séparé». Il est clair que Peter Thomas Geach n’a
pas lu le même Aristote que nous.
À Métaphysique 1005b 10- 34, nous avons lu Aristote qui y écrit :
Celui qui connaît les êtres en tant qu’êtres doit être capable d’établir les principes les plus fermes de tous les
êtres. Or, celui-là, c’est le philosophe (...).
Should a proposition be analysed into a subject and predicate, or into subject, predicate, and copula ? Aristotle had little interest in the copula ; he remarks casually at the beginning of the Analytica Priora that a proposition is analysable into a pair of
terms, with ou without the verb ‘to be’. This was natural, because the Greek for ‘Socrate is a man’ might be (litterally rendered)
either ‘Man the Socrate’ or ‘Man is the Socrate’. Frege repeatedly says that the bare copula has no special content ; this is the
view I shall defend.
2
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Comment un philosophe tel que «Frege [qui] dit à répétition que la copule nue n’a pas de contenu spécial» pourrait-il
avoir comme projet une philosophie consistant à «[connaître] les êtres en tant qu’êtres» ? Par ailleurs, la philosophie
de Frege fait aujourd’hui l’objet d’une réfutation très articulée. Il suffit de lire The Logic of Natural Language, de Fred
Sommers (Clarendon Press, 1982), pour s’en convaincre. Rappelons, au passage, que la philosophie de Frege doit
beaucoup de ses «dogmes» (le mot est de Sommers) à la philosophie des stoïciens, puisqu’elle trouve ses racines
dans la logique de Chrysippe. Les thèses de Sommers ont trouvé preneur chez George Englebretsen, professeur à
l’Université Bishop, et auteur de Something to Reckon with The Logic of Terms (Presse de l’université d’Ottawa,
1996).
Dans Logique mathématique (Armand Colon, 1971, p. 11), Stephen C. Kleene soumet à notre considération ce qu’il
appelle un «petit paradoxe», qu’il expose comme suit :
La logique mathématique (dire aussi logique symbolique) est la logique traitée par les méthodes mathématiques.
(...) Comment peut-on traiter la logique mathématiquement (ou d’une manière systématique), sans utiliser la logique elle-même ? La solution de ce paradoxe est simple, quoiqu’il faille du temps pour bien voir comment elle se
matérialise. Nous plaçons la logique que nous étudions dans une boîte et celle que nous utilisons dans cette
étude dans une boîte. Au lieu de boîtes, nous pouvons parler de ‘langages’. Quand nous étudions la logique, la
logique que nous étudions appartiendra à une langue dite langage-objet parce que cette langue et la logique qui
s’y trouve sont l’objet de notre étude. Notre étude de cette langue et de sa logique, en y incluant notre emploi de
la logique dans cette étude, nous la regardons comme appartenant à une autre langue que nous appellerons langage de l’observateur.
Kleene nous présente-t-il là un vrai «paradoxe» ? Ne serait pas plutôt un problème qui, d’un point de vue philosophique, est mal posé ? Parce qu’il est clair qu’on ne peut pas traiter d’un problème quelconque sans utiliser la raison
naturelle ; c’est d’ailleurs elle qui a découvert les problèmes mathématiques, par exemple. Que la logique soit la discipline qui étudie les opérations de la raison naturelle, il est facile d’en convenir ; mais, en toute rigueur de termes,
c’est la raison naturelle qui traite d’un problème, et ce, en accomplissant des opérations que la logique étudie. Et que
penser de la «solution de ce paradoxe» que nous présente Kleene ? C’est un postulat, de surcroît aussi mal conçu
que le «paradoxe». Rappelons-nous ce qui a été dit plus haut à propos du niveau où se pose le problème : «Il est
évidemment impossible, pour le même esprit, de concevoir en même temps, que la même chose est et n’est pas,
comme certains croient qu’Héraclite le dit : car tout ce qu’on dit, on n’est pas obligé de le penser».
Le maître à penser de Kleene, c’est Gottlob Frege, pour qui «il est bien certain que nous avons besoin de signes
sensibles pour penser». 3 Est-ce bien vrai ? Certes, nous avons besoin de «signes sensibles» pour exprimer notre
3
Gotllob Frege, Que la science justifie le recours à une idéographie, dans Écrits logiques et philosophiques,Seuil,
1971, p. 63
19
pensée, mais pas «pour penser». En fait, Frege ne l’ignorait pas : à preuve, il écrit : «Presque toujours le langage ne
donne pas, sinon allusivement, les rapports logiques ; il les laisse deviner sans les exprimer proprement». 4 Frege
espère que, grâce au «mot écrit» d’une idéographie qui «[expriment] proprement» ces «rapports logiques», «les règles logiques sont alors appliquées de l’extérieur, comme un canon».5 D’où l’idée de Kleene de poser un langage-objet et une «autre langue que nous appellerons langage de l’observateur» de telle manière qu’ainsi «nous plaçons la
logique que nous étudions dans une boîte et celle que nous utilisons dans cette étude dans une boîte». Sauf qu’il
n’en demeure pas moins que c’est l’intellect-réflexe ou «la raison [qui] découvre dans les choses en tant qu’elles sont
considérées par elle ces notions [qu’]on appelle à proprement parler être de raison», «notions» qui sont ensuite exprimées dans un langage.
Dans la présentation qu’il fait des textes de Frege, Jean-Claude Imbert écrit : «Pris ensemble, ils doivent avoir pour
résultat de défaire l’enseignement aristotélicien : on entend par là la tradition logique qui s’est uniquement attachée
aux langues parlées». 6 Encore une fois, on n’a pas lu le même Aristote.
Quoi qu’il en soit, il est clair qu’un philosophe dont le projet est une philosophie consistant à «[connaître] les êtres en
tant qu’êtres» ne peut pas se passer d’une dialectique où la thèse suivante serait absente : «Toute proposition dépend nécessairement d’un verbe ou du cas d’un verbe : et, en effet, la notion de l’homme [l’universel] où l’on ajoute
ni est, ni était, ni sera, ni rien de ce genre, ne constitue pas encore une proposition».
La thèse du «soit que l’être s’y ajoute, soit que le non-être en soit séparé», qu’on trouve explicitement chez Aristote,
fut reprise et développée dans l’école : c’est la doctrine de la suppléance. On en trouve un exposé complet dans
Outlines of Formal Logic, de Jean Poinsot (non nom de plume est : John of Saint-Thomas) (Marquette University
press, 1955). Vous pourrez déjà vous en faire une idée en consultant Questions de logique à :
http://www.thomas-aquin.net/Pages/EntreeMenuCadre.html.
4
Frege, op. cit., p. 65
Frege, ibidem, 65
6 Frege, ibidem, p. 49
5
20
ANNEXE
CHAPITRE 4 Comment le mode du signifier est distingué du mode d’intelliger et du mode d’être ?
8. En quoi conviennent [viennent ensemble ou se conviennent] et en quoi diffèrent le mode du être, du intelliger passif et du signifier passif.
Concernant la quatrième [question], notons que les modes du être, et les modes du intelliger passif, et les modes du signifier passifs, sont un
même matériellement et réellement, mais diffèrent formellement ; parce que le mode du être est la propriété de la res absolument ; le mode
du intelliger passif est la propriété elle-même de la res, selon qu’elle est appréhendée par l’intellect ; le mode du signifier passif est la propriété de cette res, selon qu’elle est signifiée par un son de la voix. Et ils sont le même matériellement et réellement, parce que ce qui dit le
mode du être absolument, dit le mode du intelliger passif, selon qu’il est rapportée au son de la voix ; donc, ils sont le même matériellement.
Mais ils diffèrent formellement ; ce qui est ainsi évident : parce que qui dit un mode du être, dit la propriété de la res absolument, ou sous la
nature formelle de l’essence ; mais qui dit le mode du intelliger passif, dit la même propriété de la res, matériellement, et la nature formelle
du intelliger, ou du concevoir, formellement ; et qui dit le mode du signifier passif, dit la même propriété de la res matériellement, et dit la
nature formelle du consignifier, formellement. Et comme autre est la nature formelle du être, autre celle du intelliger, et autre celle du signifier, elles diffèrent suivant les natures formelles.
Cependant, elles conviennent [viennent ensemble ou se conviennent] réellement ; car le mode du être dit absolument la propriété de la res ;
et le mode du intelliger passif dit la propriété de la res sous le mode du intelliger ; le mode du signifier passif dit la propriété de la res sous la
nature formelle du consignifier. Mais c’est la même propriété de la res, qui est prise absolument, et sous le mode du intelliger, et sous le
mode du consignifier.
En quoi diffèrent les modes du être, du intelliger actif et du signifier actif. Pareillement, on sait que le mode du être, et le mode du intelliger
actif, et le mode du signifier actif diffèrent formellement et matériellement ; parce que le mode du être dit la propriété de la res absolument,
ou sous la nature formelle d’existence [d’essence], comme on le dit plus haut ; mais le mode du intelliger actif dit la propriété de l’intellect,
[propriété] qui la nature formelle du intelliger, ou du concevoir ; le mode du signifier actif dit la propriété du son de la voix, qui est la nature
formelle du consignifier : mais autre est la propriété de la res hors de l’âme, autre celle de l’intellect, et autre celle du son de la voix ; aussi
autre est la nature formelle d’être, autre celle du intelliger, et autre celle du consignifier ; donc, le mode d’être et le mode du intelliger actif et
le mode du signifier actif diffèrent l’un de l’autre.
En quoi diffèrent et en quoi conviennent les modes du intelliger actif et passif. Pareillement, on sait que le mode du intelliger actif et le mode
du intelliger passif diffèrent matériellement, et conviennent formellement. Car le mode du intelliger passif dit la propriété de la res sous la
nature formelle du intelliger passif ; mais le mode du intelliger actif dit la propriété de l’intellect, qui est la nature formelle du intelliger actif :
mais c’est la même nature formelle du intelliger actif par quoi l’intellect intellige activement la propriété de la res, et par quoi la propriété de la
res est intelligée passivement ; donc, les propriétés sont diverses, et la nature formelle est la même ; donc, elles diffèrent matériellement, et
sont formellement le même.
En quoi diffèrent et en quoi conviennent les modes du signifier actif et passif. Pareillement, on sait que le mode du signifier actif et passif
diffèrent matériellement, et sont le même formellement ; parce que le mode du signifier passif dit la propriété de la res sous la nature formelle du consignifier passive ; mais le mode du signifier actif dit la propriété du son de la voix, qui est la nature formelle du consignifier actif ;
et c’est la même nature par quoi le son de la voix est signifiant actif, et par quoi la propriété de la res est signifiée passivement ; donc, elles
ont matériellement différentes, et sont le même formellement.
(Thomas of Erfurt, Grammatica speculativa, London, 1972), texte latin traduit par Gilles Plante.
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