IEP de Toulouse Mémoire de recherche présenté par Flora Bajard Sous la direction de Florent Gaudez La réappropriation des musiques traditionnelles dans les musiques actuelles « De l'objet d'étude à l'élaboration d'un outil pour la réflexion socio-anthropologique: la démarche artistique des musiciens, espace d'observation de dynamiques sociales, culturelles et artistiques » Année 2007-2008 IEP de Toulouse Mémoire de recherche présenté par Flora Bajard Sous la direction de Florent Gaudez La réappropriation des musiques traditionnelles dans les musiques actuelles « De l'objet d'étude à l'élaboration d'un outil pour la réflexion socio-anthropologique: la démarche artistique des musiciens, espace d'observation de dynamiques sociales, culturelles et artistiques » Année 2007-2008 Remerciements J'exprime ma plus sincère reconnaissance et mes remerciements à Florent Gaudez, mon directeur de recherches, pour l'intérêt qu'il a pu porter à mon projet et la confiance alors accordée ; pour ses enseignements, le temps et l'énergie consacrés à ce travail ; pour son soutien et ses conseils dans les cheminements passionnants et enrichissants que j'ai été amenée à emprunter. Je tiens à remercier chaleureusement les musiciens toulousains qui ont bien voulu prendre le temps de m'ouvrir les portes de leur univers musical. Je les remercie tout particulièrement d'avoir su me parler avec autant d'enthousiasme et d'énergie des mondes qui les entourent ; également, de m'avoir fait découvrir avec autant de générosité leurs parcours personnels, ainsi que les beautés qu'ils en ont ramené. Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e). SOMMAIRE Introduction......................................................................................................................... ...........1 Partie 1- Enjeux de l'étude d'un phénomène microcosmique : des richesses de l'objet aux dimensions heuristiques de l'outil ............................................................................ .................13 Chapitre 1- l'objet d'étude, ou la rencontre entre les musiques...............................................13 Chapitre 2 – le fait musical en question comme outil pour la démarche socio-anthropologique ..................................................................................................................................... ..............22 Partie 2- Lorsque la production musicale et la démarche artistiques donnent « a lire » : la réappropriation de composantes traditionnelles productrice d'expressions identitaires ...38 Chapitre 1- la composante traditionnelle comme élément - clé ? - d'une démarche artistique productrice d'expressions identitaires.............................................................................. ........38 Chapitre 2 – Syncrétisme musical : syncrétisme socio-culturel ?...........................................60 Partie 3 – Les ressorts de la démarche : capture de quelques enjeux actuels de la création musicale ................................................................................................................................ ........73 Chapitre 1 – Deux configurations d'ordre politique produites par la démarche : culture de masse et culture de l'imaginaire....................................................................................... .........73 Chapitre 2 – Les évolutions de la musique et de ses modalités de création traversés par le processus de réappropriation .......................................................................... .........................87 Conclusion ...................................................................................................... ...........................101 Annexes................................................................................................................... ....................103 « Nous ne cherchons pas à établir que cette fleur-ci, comme les autres, se fanera, se fane ou est déjà fanée. Nous cherchons à comprendre ce qui, dans ce monde social-historique, meurt, comment et, si possible, pourquoi. Nous cherchons aussi à trouver qu'est-ce qui y est, peut-être, en train de naître. » Cornelius Castoriadis « L'art est comme l'incendie, il n'est que ce qu'il brûle. » Jean-Luc Godard Introduction Enjeux de l'objet d'étude La diversité des sons que nous sommes aujourd'hui susceptibles d'écouter est telle, qu'il devient peu surprenant d'entendre des notes de sitar, de gembri, de galafon ou de vielle à roue parsemer les morceaux de chanson française ou de musique électronique berlinoise. Et pour cause, les musiques dites « traditionnelles » imprègnent la création musicale occidentale avec ampleur, mais souvent à pas feutrés : on retrouve parfois des sonorités qui semblent faire partie d'un paysage un peu lointain dans le temps ou dans l'espace, avant même d'en avoir pris conscience. Les mélanges et les apports ne sont pas nouveaux dans la création musicale : origine même de l'innovation artistique, de nombreux compositeurs ont su débusquer les richesses de l'Autre, celles qui feraient progresser les productions artistiques contemporaines. De Brahms aux Beatles, en passant par de nombreux compositeurs anonymes de musiques traditionnelles elles-même, les échanges de savoirs et de pratiques ont bien souvent constitué les moteurs de découvertes et de transformations de la musique. Considérant ainsi la « réappropriation » comme « processus par lequel d'anciennes significations sont attribuées à des éléments nouveaux, ou par lequel de nouvelles valeurs changent la signification culturelle des formes anciennes »1, il semble que la réappropriation telle que nous l'entendons ici soit également sous-tendue par des raisons et des modalités multiples : emprunt ou réinterprétation d'un thème, d'un style, d'une pratique instrumentale ; pour des raisons esthétiques, socio-culturelles, politiques. Tantôt « fertile pour un art national2 », tantôt simple frise ornant de ses accents d'ailleurs une production musicale occidentale, la musique dite traditionnelle semble apporter à « nos musiques » autant de sens qu'existent d'individus qui les font vivre. En outre, la 1 MJ.HERSKOVITS, Les bases de l'anthopologie culturelle, 1967 : 248, in GERAUD MarieOdile (dir.) Les notions clés de l'ethnologie. Analyses et textes, 3e édition revue et augmentée, 2007, Armand Colin, p. 111. 2 Selon la formule employée par Bartok 1 réappropriation de composantes traditionnelles conduit également à des résultats divers, comme le souligne par exemple Leonardo Garcia dans son article sur la lambada3, distinguant ainsi le collage du syncrétisme. Des modalités particulières comme celle du « branchement » développée par Jean-Loup Amselle4 - concept dont nous ferons largement usage - permettent également d'ouvrir l'analyse de ce fait musical à de nombreuses explications et interprétations. En effet, l'ampleur de ce fait musical amène à s'interroger sur le sens que prend cette démarche de réappropriation, et dans quelle mesure celle-ci peut s'inscrire dans des dynamiques socio-culturelles plus larges, en même temps qu'elle peut permettre de les déchiffrer. La question centrale ici sera de se demander si, malgré la diversité des pratiques, des vécus et des raisons - culturelles, sociales, psychologiques, cognitives - qui poussent les musiciens à adopter cette démarche artistique particulière, certaines dynamiques sociales, culturelles et artistiques récurrentes n'apparaissent pas en filigrane derrière cette profusion créative. Les questions de la musique traditionnelle ont fait l'objet de nombreuses études, ses caractères et ses qualités intrinsèques constituant un terrain fertile aux questionnements d'ordre ethnomusicologique, mais aussi sociologique, historique voire politique. La musique traditionnelle est un terme qui recouvre des réalités bien vastes et de fait, dont il est difficile de définir les contours : musique régionale, exotique, ethnique, folklorique, du monde, de circonstance ? Étymologiquement, la musique traditionnelle signifie celle « qui est transmise. ». Généralement, les grands traits de la musique traditionnelle sont les suivants, bien que certains soient largement critiquables, comme nous aurons l'occasion d'en avoir quelques aperçus : « -musiques liées à des instruments, à des formes vocales et des styles originaux, dont la variété est presque infinie et qui ont influencé depuis le début du siècle des créateurs d'autres genres musicaux [...]. 3 GARCIA Leonardo , « Le phénomène « lambada »: globalisation et identité », Nuevo mundo mundos nuevos, 2006, www.nuevomundos.org 4 AMSELLE Jean-Loup, Branchements, Anthropologie de l'universalité des cultures (2001), Champs, Flammarion. 2 -musiques patrimoniales accrochées à des territoires, ritournelles représentatives et vivantes de cultures locales mais néanmoins expressions artistiques en perpétuelle mutation, sous influence et travaillées par divers métissages. -musiques de danse et musiques festives, issues d'un fonds poli par le temps et les influences qu'ont connu les sociétés humaines.5 » Quant aux musiques du monde, selon le même auteur, elles entrent également dans la catégorie de ce que nous appelons les musiques traditionnelles : -musiques du domaine français, issues des cultures régionales et locales -musiques issues des différentes strates de l'immigration -musiques du monde ces quinze dernières années : musiques savantes d'Asie, d'Afrique, etc... Tout comme les musiques du monde ne semblent pas pouvoir recouvrir de réalité géographique et nationale particulière, il semble également plus judicieux de considérer la musique traditionnelle comme un « processus de réapproporiation, d'un point de vue cognitif et sociologique. ». Nous partagerons ainsi avec Lothaire Mabru l'idée d'une conception de la musique traditionnelle comme catégorie culturelle6, voire, avec Nicolas Jaujou, celle de concept7 plus que d'étiquette. Et ce, parce que ce sont les particularités et les richesses conceptuelles de la musique traditionnelle qui nous intéressent ici, d'avantage que ce qu'elle est ou est censée être : en effet, c'est la démarche même de sa réappropriation qui constituera notre objet d'étude, d'avantage que le produit de cette démarche (musique métissée, hybride, world-music, et bien d'autres, qu'aucune de ces « étiquettes » ne saurait qualifier). C'est également pour cette raison que nous ne privilégierons aucune musique dite « traditionnelle » en particulier, comme le montre la brève description du corpus empirique qui suit. 5 ESTIVAL Jean-Pierre, « Les musiques du monde et l'Etat », Les musiques du monde en question, Internationale de l'imaginaire, Numéro 11, 1999, Babel, p. 71. 6 MABRU Lothaire , « Propos préliminaires à une archéologie de la notion de « musique traditionnelle » », Ethnographiques.org,n°12-février http://www.ethnographiques.org/2007/Mabru.html (2007), [en ligne] URL: 7 JAUJOU Nicolas , « Comment faire notre musique du monde ? Du classement des disques aux catégorisations de la musique », Cahiers http://etudesafricaines.revues.org/document169.html d'études africaines, 168, 2002. 3 Sous-tendues par de nombreuses notions, parmi lesquelles, et de manière non-exhaustive, celles de l'identité culturelle, de l'authenticité et bien sûr de la tradition, mais aussi celles des migrations humaines et culturelles, de la mondialisation, de la commercialisation et de la « world-music », les musiques dites « traditionnelles » sont enracinées dans des rapports de cause à effets importants sur certains aspects de la réalité sociale, car irriguées par eux : mondes des institutions et associations culturelles, de la production musicale et de l'industrie du disque, des lieux de vente et des cadres de diffusion, mais aussi ceux des communautés, et différents groupes sociaux. Ou tout simplement, mais de la plus grande importance, les mondes plus ou moins virtuels des échanges et des réseaux artistiques. Il serait vain et prétentieux de vouloir cerner tous les changements sousjacents au phénomène que l'on se propose d'étudier ici - la réappropriation de la musique traditionnelle dans les musiques actuelles - tant ceux-ci sont nombreux, recouvrant des dimensions multiples, et d'une ampleur considérable dans le monde des musiques actuelles. En revanche, cette dimension « totale » du phénomène pourrait constituer une véritable richesse méthodologique, un « levier » sur lequel prendre appui pour rendre compte de certaines dynamiques plus larges que celles directement afférentes aux mondes de la production musicale : née de questionnements sur le sens de la réappropriation des musiques traditionnelles, et en se plaçant du point de vue de ceux qui produisent la musique, notre démarche sera celle de l'appréhension d'un processus artistique comme objet, mais également comme outil méthodologique. Il s'agira de s'interroger sur la portée heuristique de ce fait musical en explorant les richesses intellectuelles et pratiques de la démarche de réappropriation des musiques traditionnelles : la rencontre entre plusieurs musiques, si elle est généreuse dans ses apports artistiques et du seul point de vue musicologique, se révèle fertile pour le raisonnement socio-anthropologique. En s'interrogeant sur la manière dont il est possible d'en faire un véritable « opérateur social » au sein de processus de création musicale considérés comme un fait social total, selon la formule de Jean Davallon8, (voire d'un « fait social total » d'après la célèbre 8 Terme sur lequel nous reviendrons dans la première partie. 4 formule de Marcel Mauss9), il deviendra par la suite envisageable d'étudier la pluralité des dynamiques - socio-culturelles et artistiques- qui le traversent, et que ce dernier met en lumière. En marquant un temps d'arrêt sur celui-ci en tant qu'opérateur social, est fait le pari de saisir quelques esquisses d'une société en perpétuelle transformation, cet « ordre approximatif et toujours mouvant10 », à travers le sens que prennent les agissements individuels et subjectifs de certains musiciens au sein de celle- ci. Quelques considérations méthodologiques Cet outil pourrait certainement être autre. Il est tout d'abord celui-ci en raison de l'intérêt qui lui est porté. Commencer un travail de recherche et se familiariser avec les outils théoriques et la méthodologie qui y sont afférents nous semblait en effet devoir impliquer un engouement pour l'objet d'étude et son cadre d'analyse, en l'occurrence la musique. En ce sens, plusieurs expériences personnelles et professionnelles constituèrent des socles fertiles aux découvertes et interrogations sur le sujet : d'une part, les connaissances préalables que nous avions sur celui-ci11. D'autre part, « l'observation participante » - à travers les relations entretenues avec des musiciens, ainsi que les expériences professionnelles au sein de festivals de musiques actuelles12, et enfin, la fréquentation importante de concerts. Ces familiarités avec le monde de la musique permirent ainsi dans un premier temps la formulation de certaines intuitions et l'ébauche de certaines hypothèses : la démarche de réappropriation des musiques traditionnelles a semblé constituer un objet d'étude pertinent, en ce qu'elle est empreinte d'une capacité à interroger 9 Idem 10 MARTIN Denis, « Notes bibliographiques », Revue française de science politique, Volume 22, Numéro 4, pp. 909-912. 11 Pratique pendant 9 années de l'accordéon, et un des principaux centres d'intérêt. 12 Emploi pendant les étés 2005 et 2006 au stand merchandising du Montreux Jazz Festival, Suisse. De octobre 2006 à février 2007, stagiaire de l'administrateur des Nuits de Fourvière, Festival de Spectacle Vivant basé à Lyon et Etablissement Culturel Public, dans le cadre de la mobilité professionnelle de la troisième année d'IEP. Mes missions premières ont été la constitution des pièces de marchés publics et l'assistance de l'administrateur dans la passation de ceux-ci, l'aide au comptables dans la mise en oeuvre du nouveau statut de l'établissement dans leurs opérations comptables, et pendant un mois, le travail de chargée de production du festival. Ce stage a fait l'objet d'un rapport portant sur les implications dans le fonctionnement du festival de son nouveau statut juridique d'EPIC. 5 des niveaux parfois bien éloignés de ce qu'elle constitue à elle seule, à savoir une démarche non pas anecdotique, mais du moins spécifique et bien particulière au sein du monde de la production musicale. Souhaitant en effet entreprendre une réflexion intégrant certaines des connaissances acquises à l'Institut d'Etudes Politiques, et les concepts de l'anthropologie, pour l'essentiel acquis au cours même de ce travail, cet objet d'étude semblait être approprié pour apprendre à utiliser ces outils dans le cadre d'un travail de recherche. Par conséquent, celui-ci portera volontairement les marques d'un ancrage théorique transdisciplinaire. Les contours de l'objet d'étude - tant géographiques que conceptuels seront les suivants : objet central des questionnements ici, il s'agira avant tout de définir la musique à travers les prismes de plusieurs disciplines, à savoir la sociologie, l'anthropologie, l'ethnologie, l'ethnomusicologie, voire les sciences politiques. Les différents statuts que prend la musique en tant que forme artistique particulière peuvent ainsi être mis en évidence, et par là même, laisser voir en quoi elle devient productrice de sens, sorte de laboratoire artistique et politique, de canal dans lequel se déplacent des tendances, mouvances sociales, expressions de groupes ou d'individus, reflet et produit de son contexte social de création, voire symbole. Concrètement, il s'agira également de replacer ce fait de réappropriation et de syncrétisme musical dans le contexte dont il est question ici, à savoir les sociétés dites occidentales en 2008, son insertion dans un monde globalisé et les conséquences que cela implique : l'histoire récente pose un certain nombre de données dont il est indispensable de tenir compte. Les changements politiques, macro-économiques, sociaux et culturels résultant de la globalisation modifient considérablement les variables que l'on se propose d'étudier ici, à savoir la musique et ceux qui en sont les porteurs : artistes et acteurs de sa production. Enfin, le champ d'étude recouvrira plusieurs pays, choix méthodologique découlant directement des méthode de recherche choisies : plusieurs entretiens avec des musiciens et groupes toulousains, «observation participante » par la fréquentation des lieux investis par ceux-ci, bars et lieux de concerts, mais aussi lectures et écoutes d'interviews, analyse et interprétation personnelle des discours tenus par les artistes, de leurs textes et de leurs compositions. Ainsi, le contenu empirique sera composé des productions de plusieurs artistes, et des 6 discours que ces derniers tiennent sur elles, comme sur leur démarche artistique. Les entretiens ont été réalisés auprès de : - Pierre-Emmanuel Roubet et Julian Babou Carimbacasse, respectivement musiciens d'accordéon et de guitare basse jouant dans le groupe de Magyd Cherfi13, dans une formation de merengue14, La Cana Brava15, et enfin, dans un groupe de musique klezmer, l'Artichaut Klezmer Orchestra16 ; entretien effectué le 4 décembre 2007. - Eugénie Ursch, professeure et violoncelliste professionnelle participant à de nombreux et divers projets musicaux et artistiques ; entretien effectué le 7 décembre 2007. - Pushit, DJ toulousain, membre de la Kumpania Beats17 et produisant ses compositions dub step et drum'n bass ; entretien effectué le 3 décembre 2007. - Rachid Benallaoua, joueur de mandol, de ney (flûte orientale) et de derbouka au sein d'Origines Controlées, formation née dans le cadre du festival éponyme organisé par le Takticollectif18; entretien effectué le 20 janvier 2008. - « Alines » (Ali) , musicien berbère joueur de mandol, auteurcompositeur d'un album solo ; entretien effectué le 1er février 2008. - Claude Sicre, fondateur avec Ange B des Fabulous Trobadors19, et dont les activités, notamment au sein de l'association culturelle toulousaine Escambiar20, marquent depuis les années 80 son attachement à la culture occitane et à celle du nordeste du Brésil, entre autres ; entretien effectué le 9 février 2008. Les propos tenus par les artistes dans leurs interviews appartiennent également à plusieurs groupes: - Mouss et Hakim, d'Origines Controlées de Toulouse. 13 Ex-chanteur du groupe toulousain Zebda, a produit un album solo en 2007. http://www.magydcherfi.com/ 14 Musique et danse nées en République Dominicaine au XIXème siècle. 15 http://profile.myspace.com/index.cfm?fuseaction=user.viewprofile&friendid=210025542 16 http://profile.myspace.com/index.cfm?fuseaction=user.viewprofile&friendid=170487738 17 Formé par DJ Pushit et DJ Vinodilo, la Kumapnia Beats mixe des musiques traditionnelles d'Europe de l'est arrangées électroniquement. http://profile.myspace.com/index.cfm?fuseaction=user.viewprofile&friendid=210025542 http://profile.myspace.com/index.cfm?fuseaction=user.viewprofile&friendid=173379708 18 http://origines.controlees.tactikollectif.org/page_une.html http://www.tactikollectif.org/ 19 http://www.fabulous-trobadors.com/ 20 http://www.escambiar.com/accueil.htm 7 - DJ Navdeep, musicien d'origine indienne vivant à New York et souvent associé au mouvement « asian-underground21 . - Asian Dub Foundation, groupe d'origine indo-pakistanaise basé à Londres et mêlant éléments de la musique classique indienne au hip-hop et diverses musiques électroniques, entre autres genres. Également associé au mouvement « asian underground ». - Denis Cuniot, pianiste classique interprétant des musiques traditionnelles d'Europe de l'est. - Bibi Tanga et le Professeur Inlassable, deux « chercheurs de sons », dont le premier est originaire de centrafrique ; expérimentateurs de fusions musicales diverses aux accents funk. Démarche et logiques suivies Au vu de l'étendue des horizons musicaux et géographiques pris en compte, le parti pris adopté n'est pas celui de l'exhaustivité mais bien plutôt celui de questionner la dimension heuristique que contient cette démarche artistique, dans la compréhension de certaines dimensions de nos « mondes occidentaux ». Comme le souligne Antoine Hennion dans sa préface à l'ouvrage Terrains de la musique, lorsqu'il se réfère à la posture adoptée par Clifford Geertz, il s'agit moins de proposer « un modèle qu'une tonalité, une version, un agencement des choses auquel - ou contre lequel - les gens [peuvent] réagir », mettant ainsi en avant une conception « relationnelle et « interprétative » de la recherche22 ». Et ce, à travers le contact avec les acteurs et dans l'analyse des « façons propres qu'ils ont de se représenter ce qu'ils font23 ». Bien que cet objet d'étude, une démarche artistique, soit particulier et spécifique au monde de la musique, il s'agira de comprendre les potentialités qu'il offre, en reliant les données empiriques collectées au cours de ces quelques derniers mois à certaines approches faites par les sciences sociales. 21 Nous verrons cependant les critiques et les insuffisance de telles classifications dans la seconde partie. 22 HENNION Antoine, PERRENOUD Marc (dir.), Terrains de la musique, Approches socioanthropologiques du fait musical contemporain (2006), Collection Logiques Sociales, L'Harmattan, p. 7. 23 Idem 8 Il ne s'agira pas d'étudier les changements opérés par ces dynamiques sur la production musicale ou sur les institutions prenant en charge la diffusion de celle-ci24, ni même sur le sens donné aux musiques empreintes d'éléments traditionnels de manière générale. Comme nous le verrons au cours de ce travail, les raisons, les motifs que prend cette démarche sont multiples, tout comme les dynamiques qu'elles permettent de distinguer se révèlent être de natures diverses. Il nous a en fait semblé possible de faire de cet aspect contraignant une richesse pour la réflexion, en inversant la démarche : en renonçant définitivement à l'exhaustivité et en observant le processus de réappropriation depuis le point de vue de quelques musiciens, c'est-à-dire en le contextualisant et en le reconstruisant, il devient alors question de s'interroger sur certaines hypothèses admises ou discutées dans le champ des sciences sociales, interrogeant ainsi l'existence de certaines dynamiques sociales, culturelles et artistiques sans doute plus profondes, ou en tous cas moins visibles « à l'oeil nu ». Parce que cette démarche est une réinterprétation, réorganisation, reformulation, re- symbolisation, elle constitue un acte subjectif, personnel, et performatif sur de nombreux aspects en ce qu'elle contient une « dimension instituante plutôt qu'instituée25 ». Et c'est en cela qu'elle permet de se demander si la force de cette démarche artistique ne pourrait pas trouver écho dans certains faits sociaux plus larges. En ce sens, l'ethnomusicologie offre des voies d'accès privilégiées. Dans un entretien accordé à la revue InHarmoniques en mai 1987, Claude LeviStrauss était interrogé sur les ressources offertes par ce domaine en termes d'analyse de nos sociétés : InH: « Est-ce que l'ethnomusicologie est indispensable à la connaissance d'une société ? Jusqu'où nous mène-t-elle ? N'est-elle pas toujours comparative ? 24 L'analyse faite serait, comme nous l'avons vu, sans doute aussi riche en questionnements, mais beaucoup trop vaste, et ce n'est de plus pas le sens donné à ce travail. 25 Idée développée par Florent Gaudez à propos des récits au sens large, dans les productions scientifiques ou artistiques : « Aisthésis et Epistémêsis : Les deux axes émancipatoires de l’action du récit. Pour une socio-anthropologie des processus de cognition » , Fonction émancipatoire de la connaissance et construction sociale des émotions, (dir. Francis Farrugia et Marie Noëlle Schurmans), Paris, L'Harmattan, 2008. (sous presse) 9 Cl. L-S: « [...] c'est une voie d'accès comme d'autres à la connaissance d'une société. [...] Il y a une quantité d'angles d'attaque et [...] tous ces angles nous conduisent à la connaissance de la société. On peut être anthropologue social et commencer par les système de parenté, on peut être linguiste et commencer par la langue, on peut être botaniste et commencer par les plantes, musicologue et commencer par la musique. Et je dirais que tous ces chemins mènent à Rome. [...] Le deuxième aspect, qui intéresse d'avantage le musicologue en général - et ce serait un très grand rêve pour l'ethnologue - c'est de se dire qu'il existe une corrélation entre la musique d'une société et tout le reste. De même que j'ai essayé de montrer, à propos des Indiens de la côte du Pacifique, qu'il y a une corrélation entre leurs arts plastiques et leur organisation sociale. Est-ce possible ? En tous les cas, ces corrélations ne peuvent être perçues qu'à fleur de peau. Cela suppose une analyse en profondeur de ce qu'est cette musique et de ses caractères différentiels par rapport à d'autres musiques. » La réappropriation des musiques traditionnelles dans les musiques amplifiées est justement un élément qui distingue ces dernières du reste de la production musicale26, celle où il n'existe pas d'éléments manifestes, de « traces » de musique traditionnelle27. La jonction de ces deux composantes de la création musicale (une composante dite « traditionnelle », et une composante dite « moderne » ) nous amène à questionner ce fait musical pourtant récurrent : le processus de réappropriation dont il est question, en constituant ce point de jonction entre ces composantes, est a priori sous-tendu par une tension, un paradoxe qui est celui amené par les notions de modernité et de tradition. En constituant un espace de création et de production musicale, mais aussi d'émigrations/immigrations et de transculturations, de réception et d'incorporation, la réappropriation nous interroge sur la manière dont s'opère la traversée des temps et des espaces à laquelle une musique dite « traditionnelle » 26 D'une certaine manière, toute musique est construite sur des bases héritées du passé, et est, par définition, traditionnelle. Les discussions quant à au terme de « traditionnel » tel qu'il est entendu ici seront donc introduites plus bas. 27 Ce point volontairement « polémique » ici, sera par ailleurs discuté, la très grande majorité des musiques semblant empreintes du passé et héritées d'une tradition, quelle qu'elle soit. 10 pourra être soumise. Selon la formulation de Lothaire Mabru, « quelles raisons sous-tendent cette volonté de ramener ici et maintenant des choses de là-bas avant ? 28 » Il apparaît que la rencontre, d'avantage que la confrontation, entre des composantes musicales en apparence diverses29pose des questions à plusieurs niveaux de la vie sociale : fait en soi bien particulier dans le monde de la production musicale occidentale, cette rencontre semble paradoxalement pouvoir se rapprocher du « fait social total », ou tout du moins faire office « d'opérateur social » dans la démarche socio-anthropologique. Grâce à l'écart entre les particularités de ces musiques dans lesquelles sont incorporées ou réinterprétées des composantes traditionnelles, et les musiques sans signe particulier30, nous pourrions éventuellement trouver des éléments clés permettant de faire levier sur ces questionnements. Ces éléments clés découlent directement de la démarche de réappropriation, puisque ils sont notamment constitués par les ancrages entre les différents types de musiques trouvés, inventés, créés par les musiciens. En d'autres termes, ces éléments clés sont ici les modalités de réappropriation choisies : utilisation d'un instrument, incorporation de samples31, reprise d'airs et de mélodies, d'un style musical... Les manières de les mettre en pratique sont d'ailleurs elles aussi diverses : mix, fusion, reprise, ou, de toute évidence, jeu musical. Les modalités de réappropriation de la musique traditionnelle sont diverses, choix directs découlant du vécu musical et des trajectoires sociales des individus. 28 MABRU Lothaire, « Propos préliminaires à une archéologie de la notion de « musique traditionnelle », Ethnographiques.org, n°12-février 2007, op.cit. 29 Savoir si celles-ci sont de nature différente, comme le sont parfois et peut être à tort les musiques dites « savantes » et les musiques « populaires », fera l'objet d'explications plus détaillées. 30 Par l'emploi volontairement provocateur de ces termes, il est voulu faire allusion aux musiques dans lesquelles il est difficile de repérer des traces notables, des stigmates évidents de musique traditionnelle. En aucun cas n'est sous-entendue l'existence de musiques « pures » inventées de toutes pièces et sans raccord avec le passé. 31 Un échantillon (sample en anglais) est un extrait de musique ou un son réutilisé en dehors de son contexte d'origine afin de recréer une nouvelle composition. L'extrait peut être une note ou un motif musical. Nous garderons le mot sample puisqu'il est maintenant utilisé tel quel, et prononcé à la française. 11 Hypothèses et problématique Rappelons succinctement les hypothèses apparues ici : - Le processus de réappropriation, en constituant ce point de jonction entre ces deux composantes de la création musicale (une composante dite « traditionnelle », et une composante dite « moderne32 »), est de fait traversé par des tensions et paradoxes fertiles pour le raisonnement. - Au sein de ce processus particulier de création musicale, elle-même considérée comme « fait social total », nous pourrions éventuellement trouver des éléments clés permettant de considérer ce fait comme un « opérateur social ». - Ces éléments clés découlent directement de la démarche de réappropriation : ce sont notamment les ancrages – techniques ou plus subjectifs - entre les différents types de musiques trouvés, inventés ou créés par les musiciens, c'est-à-dire les modalités de réappropriation choisies. - L'étude de ces modalités permet de révéler certaines transformations sociales, culturelles et artistiques en cours dans notre société en 2008. Sans chercher des explications de cause à effet, il s'agira d'explorer les pistes éclairées par cette démarche, mise en oeuvre au sein de ce « point privilégié d'un réseau symbolique » que constitue la musique, selon la formule utilisée par Passeron33lorsqu'il aborde les enjeux du concept de fait social total. En tentant de reconstruire celle-ci et de la replacer dans son contexte, et en prenant en compte l'évolution de la musique actuelle (et bien souvent amplifiée) au cours des dernières décennies dans ses lieux de production, de diffusion et d'écoute, il s'agira d'observer les tenants et aboutissants de cette démarche au travers des individus qui en sont porteurs. Les mondes artistique, culturel ou social, sujets à une tendance à l'uniformisation et à l'homogénéisation selon de nombreux analystes, se verraient ainsi brusqués par l'émergence de la diversité culturelle et tout le sens qu'elle peut porter : affirmation des identités culturelles et revendications ethniques, recherche d'expérimentation et d'innovation artistiques, recherche de nouvelles modalités de création artistique, voire, de 32 Le dépassement de cette conception archaïque tradition/modernité sera également développé à plusieurs reprises tout au long du mémoire. 33 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique (1991), réédition Albin Michel (2006), p. 502. 12 nouvelles valeurs. Les transformations opérées sur la musique par ceux qui la produisent, à travers le processus de réappropriation des musiques traditionnelles, ne pourraient-elles pas faire office de « révélateurs » des transformations en cours dans certaines de nos sociétés occidentales en 2008, et en particulier des changements subis - ou opérés ?- par les groupes sociaux mettant en oeuvre l'usage des musiques traditionnelles ? La problématique qui se dégage de ces hypothèses apparaît dans la série de questionnements suivants : par l'intermédiaire des porteurs de ces musiques traditionnelles, et à travers le support que constituent leurs oeuvres, que nous apprend le processus de réappropriation, et dans quelle mesure une démarche artistique individuelle si spécifique peut-elle servir à l'observateur pour appréhender des phénomènes sociaux dépassant le cadre d'étude ? Comment la réappropriation des musiques traditionnelles, en tant que processus particulier de métissage, de syncrétisme culturel et d'expériences musicales, peut-elle se faire l'expression de certaines dynamiques sociales, culturelles et artistiques des sociétés occidentales en 2008? Plus particulièrement, comment la démarche, en tant qu'activité subjective et représentative - elle attribue des significations nouvelles à des éléments anciens permet-elle d'interpréter certaines dynamiques socio-culturelles plus larges ? Comment appréhender celle-ci de manière à en percevoir les aspects signifiants, sa « dimension instituante plutôt qu'instituée », et « partie prenante des processus de socialisation34 » ? En d'autres termes, comment cet objet d'étude pourrait-il constituer un outil pour le raisonnement en constituant un des points de passage entre un monde bien particulier qu'est celui de la musique, et l'observation de dynamiques sociales, culturelles et artistiques plus larges? Des éléments de réponse peuvent sans doute être mis en lumière en commençant par repérer les enjeux de l'observation d'un phénomène 34 GAUDEZ Florent, « Aisthésis et Epistémêsis : Les deux axes émancipatoires de l’action du récit. Pour une socio-anthropologie des processus de cognition » in Fonction émancipatoire de la connaissance et construction sociale des émotions, (dir. Francis Farrugia et Marie Noëlle Schurmans), Paris, L'Harmattan, 2008. (sous presse) 13 « microcosmique », c'est-à-dire d'étendue restreinte mais comportant des dimensions analogiques avec un monde plus vaste, et pourquoi pas des mondes35. Il devient à partir de là possible d'apercevoir, dans la démarche artistique de réappropriation et ses modalités, ce que ce phénomène donne à comprendre de ces mondes . 35 La conception de « monde » fait référence à celle qu'adopte Howard Becker : BECKER Howard , PESSIN Alain, « Dialogues sur les notions de Monde et de Champ », Sociologie de l'art (2005), Nouvelle Série, Opus 8, p. 165-180. Nous expliquerons dans la première partie le choix de l'usage de ce concept, plutôt que celui du « champ » bourdieusien. 14 P artie 1- Enjeux de l'étude d'un fait artistique microcosmique : des richesses de l'objet aux dimensions heuristiques de l'outil Chapitre 1- l'objet d'étude, ou la rencontre entre les musiques Section 1- La rencontre de la musique dite « actuelle » avec les musiques dites « traditionnelles » : éléments concernant le corpus empirique 1.1 Le monde de la production des musiques actuelles a) Le cadre d'analyse des démarches artistiques : le monde de la création musicale Si la notion de « monde de l'art » est ici privilégiée, c'est parce qu'il nous semble que la production musicale en question est surtout issue d'un réseau d'interactions entre individus et groupes sociaux. La notion de champ fait, selon Howard Becker, référence à « un espace défini et restreint [...] dans lequel il y a un nombre de places limité de telle sorte que [...] tout ce qui s'y passe est un jeu à somme nulle. [...] Les gens s'affrontent et se combattent dans l'espace limité.36 » Non pas en opposition, mais de manière différente, la notion de « monde » renvoie à l'idée de « gens qui sont en train de faire quelque chose qui leur demande de prêter attention les uns aux autres, de tenir compte de l'existence des autres et de donner forme à ce qu'ils font en conséquence. » Cette conception met au centre du raisonnement une action de chacun qui n'est pas « déterminée par quelque chose comme la « structure globale » du monde en question, mais 36 BECKER Howard, PESSIN Alain, « Dialogues sur les notions de Monde et de Champ », Sociologie de l'art, op.cit. 15 par les motivations particulières des uns et des autres, lesquels peuvent toujours « faire autrement »37 » : en ce sens, la notion de « monde » semble particulièrement adaptée à notre objet d'étude - une démarche artistique – puisque c'est en effet « la liberté artistique » que tous les musiciens interrogés évoquent pour justifier la leur. Ainsi, plus qu'à des processus, les acteurs sont confrontés à des choix : si les situations et la « structure globale » entrent en jeu et affectent le travail artistique, la réflexion ici menée ne s'articule pas tant autour des principes et règles spécifiques au champ artistique - les processus de consécration des oeuvres, par exemple – qu'à l'acte individuel de création et à ses justifications subjectives données par les musiciens. Pour autant, cela n'en permet pas moins d'interroger des dynamiques plus larges et collectives. Certaines pourraient alors relever de ces processus de consécration, comme c'est par exemple le cas lorsque sont abordées les questions de l'industrie culturelle. b) Quelques observations sur le monde des musiques actuelles Préalablement à toute analyse, un premier bouleversement à relever est celui qu'ont opéré la globalisation et les progrès technologiques sur le paysage qui constitue la trame de fond de ce travail, à savoir la musique occidentale actuelle et amplifiée, cette dernière constituant l'essentiel de la musique actuelle. Le processus d'« amplification » auquel elle a été sujette tout au long du XXème siècle constitue lui-même un cadre d'étude récurrent d'un autre processus, la réappropriation des musiques traditionnelles, et comme tout cadre d'analyse, il n'est pas neutre, et est au contraire porteur d'une histoire passée et en cours dont il s'agira des saisir les enjeux. Sous le terme de musiques actuelles reposent de nombreux aspects de la production, de la diffusion et de la transmission musicale entraînant également une modification des modalités de réappropriation. La majeur partie de la musique actuelle étant amplifiée, il convient d'en préciser les caractéristiques. L'amplification, que l'on définit succinctement comme le fait d'augmenter le volume sonore, est un procédé utilisé depuis des siècles38. Cependant, nous en 37 Ibidem 38 L'architecture donnée aux églises à cet escient peut par exemple, dans une conception 16 gardons ici une définition plus restrictive, en référence à celle qu'en donne Gérôme Guibert, comme étant une qualification « d'un point de vue technique, et [qui] met en valeur l'utilisation de l'électricité et de l'amplification sonore comme élément majeur des créations musicales et des modes de l 'amplification de ces musiques (enregistrement, conditions de pratiques, modalités d'apprentissage)39 ». Concernant « [...] tous les instruments à partir des années 6040 », l'amplification implique des changements touchant à l'essence même de la production musicale, et dont la prise en compte est indispensable à toute analyse de celle-ci. De nombreuses variables, dont les plus significatives sont celles-ci, sont à prendre en compte dans l'analyse d'une apparente « confrontation » entre musique traditionnelle et musique amplifiée : la naissance de l'industrie du disque et son insertion dans les logiques de la « culture de masse » décrite par Adorno, ce que traduit parfois et entre autres la world-music, dans le cas de la production de formes musicales s'appuyant sur la démarche de réappropriation de composantes musicales dites « traditionnelles ». une contextualisation de la production musicale induite par l'enregistrement, c'est-à-dire la cristallisation dans un espace et dans une période donnée, et la naissance d'une « troisième musique41 » située entre musique savante et musique populaire. Les modalités de transmission de la mémoire musicale s'en trouvent dès lors modifiées, remettant en cause le schéma traditionnel opposant les musiques dites savantes et écrites aux musiques traditionnelles dites orales. les productions dans des cadres plus alternatifs : la production dite « indé » permise par la baisse des coûts de production, certaines techniques telles la MAO (musique assistée par ordinateur) ou le djing et la professionnalisation de petites formations. élargie, être considérée comme un procédé d'amplification. 39 Gérôme GUIBERT, « Le développement des musiques amplifiées au XX ème siècle, quelques éléments concernant technologies, industries et phénomènes sociaux. » [en ligne] URL : www.irma.asso.fr/IMG/pdf/dvpmt_MAXXe.pdf 40 Ibidem. 41 Ibid.. 17 A ces évolutions technologiques et l'apparition de nouveau matériel musical : micros et boites à rythmes, platines et samples, ordinateurs personnels, logiciels de composition et de sampling abordables facilement42, viennent s'ajouter tous les outils de communication : l'utilisation croissante d'Internet et la profusion de certains sites tels MySpace, véritables « lieux d'échanges » abrités par le Web sont autant de composantes essentielles à l'étude de nouvelles modalités de la production musicale actuelle. 1.2 Les paramètres essentiels du contexte socio-historique Par ailleurs, un certain nombre de données historiques seront introduites ici, de manière non-exhaustive, mais lorsque les cas évoqués ici le requièrent, afin de pouvoir re-situer certains discours dans leurs cadres sociaux-culturels : en effet, la délimitation historique établie est celle que le corpus de données empirique a imposé. L'objectif de ce travail n'étant pas l'étude d'une production musicale particulière, et par la même d'un objet inscrit dans un cadre spatial et temporel précis, mais bien plutôt celle d'une démarche artistique. En l'occurrence, les témoignages des artistes interrogés ont requis de prendre en considération des données remontant parfois aux années 1950, date à partir de laquelle certains évènements ou éléments historiques apparaissent dans les discours de certains d'entre eux. Ainsi, de manière non-exhaustive, nous pouvons évoquer certains de ces évènements récurrents dans les témoignages recueillis ou interviews utilisées. Les mouvements migratoires et l'apparition de populations nouvelles en France, mais aussi dans de nombreuses métropoles occidentales au cours des cinquante dernières années : l'arrivée de populations en provenance par exemple des anciennes colonies françaises d'Afrique du Nord et Subsaharienne francophone dans les années 60, ce qui fut également le cas pour des populations d'exilés latino-américains dans les années 70. Également, la chute du Mur en 1990 et la perméabilisation des frontières en Europe sont autant de paramètres qui sont apparus, en filigrane ou en premier plan, dans le corpus empirique. A ces données viennent s'ajouter d'autres faits d'ordre social et culturel, comme 42 En termes d'utilisation technique et de coûts 18 l'attirance pour les cultures « exotiques » - les philosophies orientales par exemple - véritable phénomène de mode, des évènements tels mai 68 et leurs impacts, ou encore la mondialisation, la facilité croissante des échanges entre individus et les progrès technologiques : ils sont autant d'exemples significatifs de l'importance de la prise en compte de ces données sociales et historiques dans l'observation d'un phénomène culturel et artistique : une production musicale incarne nombre d'individus, d'histoires personnelles nécessairement reliées à l'histoire sociale, politique et culturelle des espaces dans lesquels ces individus évoluent. Ces changements voire bouleversements auxquels sont soumis les acteurs de la production musicale, ainsi que leurs techniques, se traduisent dans leur démarche, de fait empreinte de ces dynamismes. Section 2 - Particularités et aspects privilégiés de ce qui est entendu par musique traditionnelle 2.1 Dans le cadre de l'étude de cette démarche artistique, quels aspects de la musique traditionnelle privilégier ? S'il s'avère nécessaire d'écarter certaines conceptions de la musique traditionnelle, c'est parce que nous devons nous entendre sur celles que nous retenons. Est-elle une musique avant tout fonctionnelle ? Cette idée préconçue voire «cliché» peut être écartée très rapidement (toute musique étant en soi fonctionnelle), de même que celle de «musique de circonstance». L'oralité estelle le critère de la musique traditionnelle ? Non, puisque des expressions musicales sacrées, populaires, savantes et/ou classiques peuvent constituer une musique traditionnelle. Les débats autour de la définition de la musique traditionnelle étant déjà nombreux et pour beaucoup aujourd'hui dépassés, il s'agit d'avantage de préciser les contours choisis ici, ainsi que les justifications de ce parti pris. Autrement dit, de justifier en quoi les qualifications d'«exotique», de «primitive» ou d'«extra-européenne» relèvent d'un archaïsme intellectuel certain, et d'expliciter celles de «populaire», «du monde», de «world-music», d'«ethnique» ou encore de «folklorique», ainsi que leurs 19 insuffisances. Il est cependant nécessaire de rappeler que toutes ces étiquettes ne restent que des outils, des « tiroirs » permettant d'organiser plus facilement la réflexion, mais que des distinctions cloisonnées de ces termes s'avèreraient non seulement trop théoriques, mais surtout déconnectées du réel. Nous rappelons ainsi le parti pris ici, qui est de considérer la musique traditionnelle comme un concept plus que comme une étiquette prétendant recouvrir des musiques dont les contours auraient été établis précisément. Comme le résume Bernard Lortat-Jacob, c'est ici toute la « difficulté des musiques traditionnelles, qui portent quelque chose de notre éternité, et [qui sont ] reformulées aujourd'hui. ». Considérant en effet la musique traditionnelle comme « des processus de réappropriation, d'un point de vue cognitif et sociologique43 », il s'avère que la tradition n'est qu'une illusion de permanence, et que comme le disait Ali, « La musique qu'on fait c'est la musique, et puis voilà quoi ! Après il y a des airs qui viennent de loin, on les développe, on la reprend. Les Gnawa Diffusion44, par exemple, la musique gnawa45 ils la jouent aujourd'hui donc elle est moderne ! La musique elle est traditionnelle parce qu'elle vient de loin, mais elle est là, les gens ils s'éclatent [...]. » Ce n'est pas « la réalité des pratiques musicales qui importe, mais l'idée que se font les musiciens et l'image qu'ils en donnent46 ». Selon la formule de Lothaire Mabru. La tradition reste somme toute subjective, puisque elle vient avant tout de celui qui l'utilise. En reprenant l'exemple des musiques de tradition orale, quant bien même cet aspect serait constitutif de leur caractère « traditionnel », le problème, dans notre cas, serait bien peu de savoir d'où viennent ces musiques. Il s'agirait bien plus de savoir à quelle tradition les rattache le musicien et le sens que prend leur réappropriation à partir de ce positionnement. Ainsi, si la musique gnawa est considérée comme musique traditionnelle, elle ne l'est pas en soi et automatiquement : « seul l'est le milieu qui la produit47 », puisque il semble en 43 LORTAT-JACOB Bernard, « Derrière la scène, le point de vue de l'ethnologue », Les musiques du monde en question, Internationale de l'imaginaire, Numéro 11, 1999, Babel, pp. 156-171. 44 Groupe grenoblois mélangeant des musiques nord-africaines, (chaabi, gnawa) avec du rock, du reggae... http://www.gnawa-diffusion.com/ 45 Descendants d'esclaves noirs amenés en Afrique du Nord, la culture gnawa, souvent considérée comme une confrérie religieuse, se caractérise sur le plan musical par des rituels de transe où la musique joue un rôle central. 46 MABRU Lothaire , « Propos préliminaires à une archéologie de la notion de « musique traditionnelle » », Ethnographiques.org, op.cit. 47 Ibidem, p. 164 20 effet que ni du point de vue du contenu, ni du point de vue de la forme, des critères fixes puissent définir une musique traditionnelle. Dès lors, peu importe ce que la notion de musique traditionnelle signifie dans l'absolu, puisque c'est le sens qu'elle prend dans le discours et dans la démarche artistique des musiciens qui importe. L'idée sera en effet d'observer les significations que produit la démarche de réappropriation de composantes traditionnelles à travers l'usage d'une liberté artistique : « la tradition, supposée être conservation, manifeste une singulière capacité à la variation, ménage une étonnante marge de liberté à ceux qui la servent.48 » En revenant aux origines du mot, nous retiendrons essentiellement du concept de musiques traditionnelles la notion de transmission d'un « contenu socialement important, culturellement significatif49 », à travers une réappropriation reformulation , réinterprétation, ré-utilisation – qui fait d'elles quelque chose de traditionnel : c'est en effet cette dimension qui, dans certains cas, intègre notre problématique, faisant de celles-ci des musiques « dotées d'un fort pouvoir intégrateur 50» dans le présent, justement parce qu'elles constituent « des manifestations de représentations, d'idées et de valeurs qui seraient, elles seules, la tradition.51 » S'établit également ici le lien entre le pouvoir intégrateur et la dimension instituante de la démarche artistique : cette dimension performative sera au centre du propos, et en constituera un des aspects essentiels. Les notions de world-music et de musique ethnique en particulier peuvent toutefois être plus amplement développées, dans la mesure où leurs caractéristiques permettent parfois de les faire interagir avec la thématique de la réappropriation des musiques traditionnelles dont il est question ici. La connotation commerciale souvent associée au terme de world-music par exemple, comme la notion de « musique identitaire », induite par l'utilisation du terme de musique ethnique, méritent de plus amples réflexions quant au rapport 48 LENCLUD G., « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur la notion de "tradition" et de "société traditionnelle" en ethnologie », Terrain, n° 9, 1987, pp. 110-123. 49 Ibidem 50 LORTAT-JACOB Bernard, « Derrière la scène, le point de vue de l'ethnologue », Les musiques du monde en question, Op.cit. p. 156. 51 LENCLUD G., « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur la notion de "tradition" et de "société traditionnelle" en ethnologie », Terrain, op.cit. 21 qu'elles entretiennent avec les musiques traditionnelles. La musique traditionnelle ne saurait bien entendu être considérée ou comme forme artistique productrice d'identités, ou comme forme artistique inscrite dans le marché de l'industrie du disque, un large panel de productions musicales existant par ailleurs. Ces deux dimensions de la musique, si elle semblent intéressantes mises en relation avec le sujet dont il est question ici, n'excluent en effet pas pour autant d'autres dimensions, telle que la musique traditionnelle comme simple pratique musicale choisie par souci d'esthétisme et envie d'expérience artistique. En effet, la musique traditionnelle, si elle est bien entendu empreinte de la dimension d'identité culturelle, est également et avant tout à envisager comme une production musicale, une forme artistique, ainsi que comme un matériau esthétique. Ces aspects de la musique dite « traditionnelle », le contenu identitaire qu'elle renferme, et ses qualités esthétiques mêmes, seront des pôles récurrents dans l'analyse que nous ferons de sa réappropriation. 2.2 Les résonances avec la notion d'identité culturelle La notion d'ethnie pourrait être définie classiquement telle qu'elle apparaît à la fin du XIXème siècle, c'est-à-dire un groupement d'hommes réunis par tradition intellectuelle (ce n'est donc ni une race, ni une nation, pas plus que ce n'est un phénomène physiologique ou historique), puis, d'un point de vue anthropologique, comme groupe humain caractérisé par une culture et une langue, avec une histoire et un territoire partagés. Enfin d'un point de vue objectiviste, celle-ci est conçue comme une entité stable reconnaissable par des caractéristiques propres : un « ensemble social clos et durable, enraciné dans le passé, de caractère plus ou moins mythique52 ». La définition établie par Weber à travers un point de vue subjectiviste - la conscience partagée d'une appartenance - sera privilégiée, montrant ainsi qu'une ethnie peut aussi transcender des cultures distinctes, et peut aussi être très hétérogène. De fait, le terme d'ethnie, 52 Nicolas; 1973 in Marie-Odile GERAUD (dir.) Les notions clés de l'ethnologie. Analyses et textes, 3e édition revue et augmentée, 2007, Armand Colin. 22 sans se confondre avec celui d'identité culturelle, y fait écho. La définition de la musique traditionnelle sera donc composée de cette dimension d'appartenance à une culture, permettant ainsi de forger l'idée de musique identitaire, aspect essentiel de la musique traditionnelle. A noter que le terme « d'identités culturelles » désignant « une fiction qui a réussi en résultant d'un processus social de construction et d'imposition53 », celui-ci se rattache certes à des communautés (ethniques, religieuses, etc...), mais également à des individus se revendiquant d'une culture particulière et propre à un lieu, une époque, un style, comme la culture punk ou électro-dub par exemple : l'acceptation d'identité culturelle permet par conséquent de recouvrir plusieurs mondes, sociaux, artistiques, culturels, bien souvent enchevêtrés. Parallèlement, nous adopterons également le point de vue de Michel Oriol affirmant que «la mobilisation de l'identité culturelle crée une définition de la culture, elle n'en résulte pas.54 » Dès lors, la musique peut être « un endroit où se cristallisent certaines valeurs, en l'occurrence celles des groupes revendicatifs qui l'expriment à travers leur musique.55 ». La culture et les diverses formes artistiques constituent ainsi un espace où plus ou moins consciemment et volontairement sont projetées des valeurs, constitutives de l'identité culturelle. Celles-ci se traduisent dans ces formes artistiques, parce que, selon les termes de Marcuse, « la vérité de l'art réside en ceci que le monde est en réalité tel qu'il apparaît dans l'oeuvre d'art. 56» : peu importe que cette représentation soit « une fuite de la réalité57 » ou non ; dire - et écrire, chanter – ses valeurs, c'est également les créer. La musique devient ainsi un lieu où s'impriment des revendications identitaires, mais aussi des goûts et des valeurs propres à une culture, comme l'illustre Claude Levi-Strauss, lorsqu'il est fait allusion à l'asymétrie de certaines musiques58 qui 53 COLLOVALD Annie, « Identité », Dictionnaire de Sociologie, Préf. Howard S.Becker, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 2007, p. 398. 54 Michel ORIOL, « La chanson populaire comme création identitaire: le rebetiko et le rai; De la transgression locale à la reconnaissance mondiale. », Revue européenne des migrations internationales, Volume 16, Numéro 2, pp 131-142 [en ligne] URL: http://remi.revues.org/document1807.html 55 Ibidem 56 MARCUSE Herbert, La dimension esthétique, Pour une critique de l'esthétique marxiste (1977), Seuil, 1979, p. 12. 57 Ibidem 58 Claude-Levi STRAUSS, « Musique et identité culturelle », InHarmoniques, mai 1987, Ircam, p10. Il est dans ce passage question de la musique post-schoenebergienne et de la perception plus ou moins empreinte d'esthétisme qu'en ont les individus, selon leurs appartenances culturelles. 23 nous sont peu familières, et à la difficulté de les percevoir : « InH : Est-ce que à partir de Stravinsky, vous avez le sentiment de pénétrer dans un univers qui vous est étranger ? Cl. L-S : C'est comme si, tout à coup, une partie du sol s'effondrait sous mes pas. Il manque quelque chose, dont je m'aperçois rétrospectivement qu'il est tout à fait essentiel : c'est la hiérarchie entre les notes de la gamme. Parce que je suis né à une certaine époque, élevé dans un certain milieu, etc. » Déjà se profilent les difficultés que font apparaître les tentatives pour définir ce qu'est la musique traditionnelle : à partir de quand une identité devientelle assez forte et ancrée pour pouvoir brosser les traits d'une culture, voire d'une particularité culturelle, elle-même composante de la tradition ? Les liens établis entre identité culturelle et musique traditionnelle, s'ils s'avèrent évidents et récurrents dans de nombreux cas, apparaissent également extensibles et plus ou moins directs : c'est non-seulement ce que montre le processus de réappropriation des musiques traditionnelles, mais aussi ce qui constitue le caractère illimité de la création musicale, puisque tous les processus de réappropriation n'établissent évidemment pas un lien direct avec un processus d'ordre identitaire. 2.3 Substituer « La musique traditionnelle » par « des composantes traditionnelles » Au vu de l'objectif fixé ici, celui d'interroger les richesses théoriques d'une démarche artistique, les observations ne s'articulent pas autour d'une musique traditionnelle en particulier. Ce ne sont pas les caractéristiques propres d'une musique traditionnelle spécifique qui sont soumises à l'analyse, mais la manière dont celle-ci est soumise à une mise en récit, par une réappropriation, représentation, re-symbolisation et réorganisation de ses composantes, et par là, productrice de nouveaux signifiés. Le corpus empirique sera donc composé de musique traditionnelle kabyle, de 24 musique klezmer et tzigane, de merengue, de tençon, candomblé, chaabi, musique bengali et indo-pakistanaise (bien que ce dernier terme recouvre à lui seul des dizaines de traditions musicales). Par ailleurs, ce qui est entendu par la réappropriation de musique traditionnelle peut faire référence à la réappropriation d'un instrument traditionnellement utilisé dans l'interprétation d'une musique particulière, d'un thème, des paroles, etc... Pour toutes ces cette raisons, nous éviterons l'emploi du terme de « musique traditionnelle », et préférerons celui de « composante traditionnelle » puisqu'il pourra s'agir d'éléments divers appartenant à cette tradition, et pouvant être réappropriés indépendamment des autres éléments constitutifs de cette tradition musicale. C'est d'ailleurs tout l'intérêt de procéder par décomposition, et d'éviter ainsi de soumettre la musique traditionnelle à une réappropriation « en bloc », unique et sans variations : ce sont justement celles-ci, continuités ou ruptures avec l'interprétation « traditionnelle », qui donnent aux démarches musicales de réappropriation leur valeur heuristique. Par ailleurs, l'idée d'une musique traditionnelle « pure », renvoyant au mythe d'une culture originaire sera ébranlée par un certain nombre de points traités plus loin. Chapitre 2 – le fait musical en question comme outil pour la démarche socioanthropologique Section 1- Enjeux de la démarche de réappropriation de composantes traditionnelles : des décalages intégrés dans un ensemble social dynamique 1.1 La tradition, intérêts d'un concept renvoyant a priori à la fixité Quant à la tradition, au-delà de sa définition classique la décrivant comme « l'ensemble des messages reçus du passé et se perpétuant dans le temps, en se transmettant de génération en génération », elle peut aussi être considérée, selon la formule de Balandier, comme un « ensemble de symboles, idées et 25 contraintes qui détermine l'adhésion à un ordre social et culturel justifié par référence au passé, et qui assure la défense de cet ordre contre l'oeuvre des forces de contestation radicale de changement.59 » Cependant, il serait inexact « d'opposer sommairement la tradition à la modernité : la première n'est pas un fardeau de formes mortes qui imposerait son inertie à la seconde, elle est le fournisseur de mémoires où le présent recherche une part de ce qui est utile à son avènement.60 » Ainsi, la question du changement ou au contraire de la conservation - les deux pôles parfois utilisés dans l'analyse des faits de tradition - s'avère être un faux problème : il ne sera pas question d'estimer graduellement les transformations, au plus ou moins près de ce qui pourrait être « l'authentique », mais bien plutôt de voir en quoi la réappropriation est au centre d'un positionnement dans le présent. En effet, selon Gérard Lenclud, la tradition « n'est pas le produit du passé, une œuvre d'un autre âge que les contemporains recevraient passivement mais, selon les termes de Pouillon, « un point de vue » que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés, une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains. [...] Elle ne se contente pas de dire quelque chose du passé, elle le dit eut égard à certaines fins qui commandent assurément le contenu du message.61 » Dans l'idée d'un dynamisme des sociétés (que celles-ci soient de tradition orale ou écrite), une tension apparaît entre la prétendue fixité de la tradition et les transformations d'une société ou au sein d'un groupe social donné : au gré d'éventuelles décontextualisations, dans le temps ou dans l'espace, de certaines composantes traditionnelles, de quoi nous informe leur réappropriation ? En se référant à la démarche de Balandier « dont la singularité est d'analyser le social dans sa créativité, dans ses capacités de production, dans ses turbulences en donnant toute son importance à des notions comme l'inédit, l'imprévu ou au rôle 59 BALANDIER, Sens et puissance, les dynamiques sociales, 1986, in Marie-Odile GERAUD (dir.) Les notions clés de l'ethnologie. Analyses et textes, 3e édition revue et augmentée, 2007, Armand Colin 60 Balandier G., 1997a : 238, in LE POGAM Yves, « Corps et métissages dans l'anthroposociologie générative critique de Georges Balandier », Corps et Culture, Numéro 6/7 (2004), Métissages, 2004, [En ligne], mis en ligne le 12 octobre 2007. URL : http://corpsetculture.revues.org/document887.html. 61 LENCLUD G., « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur la notion de "tradition" et de "société traditionnelle" en ethnologie », Terrain, op.cit. 26 des événements dans le changement ou les mutations sociales. »62, nous tenterons de discerner ce qui, dans une démarche artistique singulière, pourrait nous mettre sur la piste de l'observation de certains changements en cours. L'apparent paradoxe découlant de la relation entre la pérennité des musiques traditionnelles et leur réappropriation amène à se demander quelles significations produit cette démarche artistique. Toujours dans l'idée creusée par Gérard Lenclud, l'observation de celle-ci a pour intérêt de comprendre certains faits actuels, justement parce que « l'utilité en général d'une tradition est de fournir au présent une caution pour ce qu'il est63 ». 1.2 Le déplacement spacio-temporel : déplacer la fonction de la musique, lui attribuer un autre sens Le dépassement des frontières géographiques que sous-entend la définition d'ethnie privilégiée ici amène également la question de la territorialité : composante objective de la tradition, le territoire reste-il pour autant un facteur décisif dans la création et la réappropriation des musiques traditionnelles ? Lieu de création et de production traditionnelles, mais aussi d'émigrations/immigrations, de transculturations, de réception et d'incorporation, quels sont les enjeux induits par les caractéristiques du territoire dans la création musicale, par une décontextualisation géographique et temporelle, et par ce voyage d'un monde à l'autre ? Quels sens nouveau la production musicale prend-elle au vu de ces deux dimensions particulières de la création, que sont les déplacements spaciotemporels opérés en l'occurrence par le processus de réappropriation ? La réappropriation, comprise comme réinterprétation, c'est-à-dire un « processus par lequel d'anciennes significations sont attribuées à des éléments nouveaux, ou par lequel de nouvelles valeurs changent la signification culturelle des formes anciennes64 », permet de dessiner un cadre au sein duquel observer les comportements des individus, ainsi que leur propre regard sur ces 62 Balandier G., 1994 : 133 in LE POGAM Yves, « Corps et métissages dans l'anthroposociologie générative critique de Georges Balandier », Corps et Culture, op.cit. 63 LENCLUD G., « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur la notion de "tradition" et de "société traditionnelle" en ethnologie », op.cit. 64 MJ.HERSKOVITS, Les bases de l'anthopologie culturelle, 1967, inMarie-Odile GERAUD (dir.) Les notions clés de l'ethnologie. Analyses et textes,op.cit. 27 comportements. Ces traversées du temps et de l'espace induisent de fait des bouleversements, et en prenant bien sûr ici comme base de référence et d'observation le champ musical, ce sont justement ceux-ci qui pourraient nous permettre de comprendre « [...] la vie de l'individu telle que la vie sociale le modèle, et la façon dont la société elle-même se modifie sous l'action des individus qui la composent. »65. Les individus adoptant une démarche de réappropriation des musiques traditionnelles, en opérant un retour vers un territoire et un temps donné, c'est-àdire en décontextualisant, se positionnent de fait en contradiction avec un modèle et provoquent un bouleversement : la « non-conformité » de la création musicale avec son lieu et son instant de création, ou en d'autres termes, un déplacement de la fonction originelle de cette musique. C'est cet écart, ce déplacement de la fonction et du sens que prennent ces musiques qui permet de révéler les dynamiques dont il est question ici : « le caractère différentiel par rapport à d'autres musiques66 » dont parlait Claude Lévi-Strauss semble donc pouvoir résider dans l'espace de rencontre entre ces divers paramètres, questionnant ainsi le phénomène dans ses strates profondes : transformations des identités culturelles, authenticité artistique, mémoire (musicale) et sa transmission, sens de l'acte de création, évolutions de la musique et des formes artistiques. Denis Cuniot, pianiste, était interrogé67 sur les musiques populaires juives d'Europe centrale et orientale, et en particulier sur la musique klezmer : « Elle a quitté le village, elle a quitté la communauté, et donc se passe ce qui s'est passé avec le jazz : le blues qui était au départ « esclave » et noir américain, et puis le jazz, une musique universelle jouée par des japonais, des finlandais... On assiste à quelque chose d'ethnomusicologie, de musicologie, quitter l'ethnique, la communauté et devenir une musique pour 65 Claude LEVI-STRAUSS in P.BONTE et M.IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie (1991) décrivant la manière de concevoir l'anthropologie de F.BOAS. 66 LEVI-STRAUSS Claude, « Musique et identité culturelle », InHarmoniques, op.cit. 67 Émission « Le pont des artistes » diffusée sur France Inter le 24 novembre 2007. 28 ceux qui veulent.68 » La diversité musicale, s'il n'est pas besoin de la démontrer, examinée à travers le cas concret de la réappropriation des musiques traditionnelles, ferait en effet office de fait social contradictoire avec cette idée d'installation « rangée » et d'ordre social établi. La réappropriation de la musique traditionnelle met en effet en jeu un certain nombre de tensions du fait de la rencontre d'éléments a priori contradictoires : tradition et modernité ; local et universel ; fonctionnalité et esthétique musicale ; authenticité et world-music, etc... Le décalage géographique et temporel opéré sur la production musicale traditionnelle à travers la démarche de réappropriation, ou, pour reprendre les termes employés par Herskovits, les changements de « signification culturelle » d'une forme musicale et/ou l'attribution d' « anciennes significations » à des formes musicales nouvelles, peut aussi être conçu comme un réceptacle de changements. Cela permettrait alors de faire apparaître certaines dynamiques, c'est-à-dire la manière dont les individus s'adaptent au contexte social dans lequel ils évoluent et les réactions engendrées - sous forme de crises, de transformations, d'adaptations, et en l'occurrence de réappropriation. Par exemple, la productions de nouveaux « faits et gestes » sociaux (parmi lesquels la production de formes artistiques particulières) et enfin, les transformations qu'opèrent à leur tour ces derniers sur un groupe et/ou un monde social, culturel, artistique. « Les modèles construits sont des abstractions. La cohérence de ces modèles ne signifie pas que la réalité sociale forme, elle aussi, un tout cohérent. Bien au contraire, la situation réelle est, dans la plupart des cas, pleine de contradictions ; et ce sont précisément celles-ci qui permettent de comprendre les processus du changement social.69 » (Edmund Leach) 68 « Le Pont des Artistes », par Isabelle Dhordain, sur France Inter le 24/11/2007 69 Edmund LEACH, 1972, Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie in MarieOdile GERAUD (dir.) Les notions clés de l'ethnologie. Analyses et textes, 3e édition revue et augmentée, 2007, Armand Colin, 29 Du point de vue de l'anthropologie dynamique où les crises sont des révélateurs de certaines relations sociales, de certaines relations culturelles et de leurs rapports respectifs, en quoi la réappropriation des musiques traditionnelles, peut-elle dès lors dessiner les formes de ce changement social et culturel? Dans de nombreux cas, cette démarche produit une signification, plus ou moins recherchée et « programmée » du fait des composantes traditionnelles même. Mais d'autres fois, ce sont la démarche même et sa mise en porte-à-faux qui produisent cette signification, et non plus seulement son contenu. En d'autres termes, c'est la démarche de réappropriation qui en soi devient productrice d'un message particulier. Ce sont alors le déplacement spatio-temporel et le caractère différentiel de ces musiques qui le génèrent. C'est ainsi la différenciation, la rencontre entre deux types de musiques, qui produit un déplacement/modification de l'« éthos70 » et de fait, la production d'une nouvelle fonction, d'un nouveau signifié. 1.3 L'étude des modalités de réappropriation comme potentielle source d'explications a) Les manifestations de la liberté artistique, ou la diversité des modalités de réappropriation Etudier les modalités de réappropriation des musiques traditionnelles revient à étudier la manière dont s'effectuent celles-ci, leurs raisons d'être, et par là même, les dynamiques par lesquelles elles sont sous-tendues. Ces modalités sont en l'occurrence les points d'ancrage d'éléments de musique traditionnelle dans une pratique musicale : techniques, émotionnels, moraux, cognitifs, ils constituent en quelque sort les « ponts » reliant les composantes traditionnelles et à une production musicale actuelle. Le repérage de ceux-ci permet de comprendre à quel type de « jeu » se livrent les musiciens, la motivation ou raison d'être sous-jacente au choix de ces modalités : parce que c'est la liberté artistique, terme récurrent au cours des entretiens, qui 70 La coutume, l'habitude, et plus largement, selon la conception de Pierre Bourdieu, la morale et les valeurs devenues hexis, pratiques. BOURDIEU Pierre, Le marché linguistique", Questions de sociologie, 1984 (édition 1992), pp.133-136. 30 permet l'originalité et la singularité de la démarche et de l'agencement des composantes musicales. Cette liberté se décline sous des modalités multiples, ce qui amène à la question suivante : de quelle manière s'effectuent ces « branchements », pourquoi ceux-ci plutôt que d'autres ? Quel sens produisent les composantes traditionnelles dans la démarche de certains artistes, et quel sens cette seule démarche produit-elle dans d'autres cas ? Étudier ces questions, les raisons d'être de ces modalités comme leurs significations, permet en réalité de « déconstruire » le fait musical en question afin de le reconstruire en lui donnant un sens, et ainsi d'y déceler des significations, en l'occurrence afférentes à certaines dynamiques socio-culturelles sous-jacentes. Cette démarche est double, puisque les modalités de réappropriation de composantes musicales sont de plusieurs ordres. D'ordre technique d'une part, musicologique, technologique et en termes de connaissances. En d'autre termes, avec les outils - au sens large - que les musiciens ont à disposition. D'autre part, d'un point de vue psychologique, cognitif (la musique restant somme toute une forme artistique modifiant les états mentaux voire physiques de son producteur comme de ses récepteurs), mais également moral, philosophique et sociologique : les motivations énoncées ou repérables dans le discours des individus interrogés constituent également des modalités de réappropriation. Parce que ces motivations sont les raisons d'être de cette musique et de la faire, elles permettent de comprendre les tenants et les aboutissants de la démarche, c'est-à-dire les dynamiques sous-jacentes que nous nous proposons d'observer. Ces modalités semblent donc être constituées d'éléments à la fois objectifs, tels les techniques musicales ou le matériel employé, et subjectifs, comme les différents arguments, discours et valeurs auxquels les musiciens ont recours pour justifier, ou expliquer leur démarche. En s'appuyant sur la manière dont les acteurs interrogés et cotoyés justifient et légitiment leur démarche de réappropriation et cette liberté artistique, il s'agira de dégager le sens de cette « dialectique de dépassement de la tradition » et ce que révèlent ses modalités. C'est donc à travers l'observation de celles-là que nous ferons usage du concept d'opérativité sociale, permettant ainsi de distinguer des dynamiques distinctes et traversant plusieurs mondes. 31 b)Cadrage sur deux modalités particulières : le programme « écrit et pensé » sous-jacent, et le lâcher-prise Jean Davallon distingue71 deux cas de figure des productions culturelles, où s'organisent « [les] contraintes [par exemple les aspects « contradictoires » énumérés plus haut] en une totalité » : « Soit cette organisation résulte de la mise en oeuvre d'un programme textuel sous-jacent et antérieur : la cohérence vient alors de ce programme écrit, pensé (c'est le cas de manière courante en publicité, en urbanisme ou dans les productions à visée didactique) ; soit l'organisation s'opère par une intégration des éléments, des contraintes, et des contradictions en une totalité (en introduisant, paradoxalement, du hasard et du jeu !). Cela veut dire que les éléments disparaissent en tant qu'éléments pour laisser place à une cohérence issue de la production de ce que l'on pourrait désigner analogiquement d'un mot emprunté à la systémique : un métasystème. » Ces schémas ne constituent pas uniquement des axes d'analyse, la démarche de réappropriation semblant renfermer plus des modalités plus complexes où se mélangent parfois les deux cas de figures. Néanmoins, les idées de « programme textuel » et de « métasystème » de Jean Davallon paraissent pouvoir offrir des interprétations fécondes du fait musical en question. S'il est a priori simple et « microcosmique » au sein du monde musical lui-même, ses différentes modalités donnent des sens différents à ces productions, révélant ainsi des dynamiques elles aussi très différentes et à des niveaux très distincts. Ainsi, derrière des démarches artistiques en apparence identiques sont observables plusieurs dimensions, et plusieurs raisons d'être, sociales, culturelles et artistiques. 71 DAVALLON Jean, « Réflexions sur l'efficacité symbolique des productions culturelles », Communication faite au XIème Colloque de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française en septembre-octobre 1982. 32 La réappropriation de la musique traditionnelle, est parfois productrice d'une forme artistique qui donne « à lire », ouvrant le regard sur des dimensions plus larges, montrant ou suggérant les dynamiques sociales et culturelles qui les sous-tendent. Ce qui est donné « à lire », que ceci soit délivré explicitement ou que la démarche de réappropriation en soit l'essence même, reflète certains visages nouveaux des identités culturelles de nos sociétés, ainsi que l'émergence de valeurs nouvelles ou en transformation. Il s'agit des cas de figure où la production musicale est productrice d'expressions d'ordre didactique, voire revendicatif : ce cas de figure semble être une des modalités récurrentes de la réappropriation des musiques traditionnelles dans la production actuelle, et tout particulièrement dans le cas d'affirmation ou de revendication d'ordre identitaire, les composantes traditionnelles étant par nature porteuses de cette dimension. Par exemple à travers l'agencement du sens que renferment certaines composantes de musique traditionnelle, c'est-à-dire la mise en oeuvre d'un « programme textuel sous-jacent ». Il s'avère aussi que les significations produites par la démarche de réappropriation ne se réduisent en aucun cas à celles de l'identité. Le sens dont sont chargées les musiques traditionnelles est parfois réutilisé, ré-emprunté, également au sein d'un programme sous-jacent, écrit et pensé : la démarche donne alors directement « à lire » un message, d'ordre politique ou militant par exemple, puisque le programme est clairement là, textuel. Cependant, nous verrons que l'une des formes qui en dérive, en semblant s'écarter légèrement de ce schéma ancré dans la démarche revendicative, est celle du syncrétisme culturel et musical comme continuité de deux cultures, tout en n'étant aucune des deux, comme le postule le modèle interculturel : dans l'hypothétique idée d'émergence d'une « culture-tierce »72 , la démarche de réappropriation ne peut-elle être considérée comme la production « allant de 72 Postulat du modèle interculturel, définit comme suit par P.Denoux: “ Pour les individus et les groupes appartenant à deux ou plusieurs ensembles culturels, se réclamant de cultures différentes ou pouvant y être référés, nous appellerons interculturation les processus par lesquels dans les interactions qu'ils développent, ils engagent implicitement ou explicitement la différence culturelle qu'ils tendent à métaboliser. ” DENOUX Patrick, « L’identité interculturelle », Bulletin de psychologie , Tome XLVIII,n°419, 1994, pp 264-269. 33 soi » d'un individu et par conséquent des oeuvres qu'il pourra produire ? Cette idée de nouvelle identité culturelle « tierce » et d'un syncrétisme musical mais également socio-culturel sont-ils une étape dans le passage d'une production construite sur un message, vers une production où la cohérence de l'ensemble mettrait de coté cette idée de « programme textuel sous-jacent » ? Est-il alors question d'une sorte de « bricolage »73 ? De quelle manière l'observation de la démarche nous permet-elle d'établir un lien – éventuel - entre un syncrétisme musical et un syncrétisme socio-culturel ? En revanche, c'est dans sa faculté à produire en soi un sens que la démarche retient une attention particulière : c'est alors la forme même de la production musicale qui devient un « opérateur symbolique », en ce qu'elle met au jour le potentiel politique de la production musicale en question. Lorsque la forme artistique produite ne donne plus « à lire » un quelconque message, c'est une autre dimension de la musique qu'il est permis de décrypter. Dans des productions où la musique traditionnelle constitue essentiellement un matériau sonore, un support à l'expérience - voire expérimentation - musicale, se trouvent sous-jacentes des questions débordant également ici le seul monde de la musique : dans la démarche où les « éléments disparaissent en tant que éléments », où la signification spécifique des composantes traditionnelles est absorbée par la production d'une cohérence, obtenue par les diverses mises en oeuvre de la liberté artistique dans la réappropriation de ces composantes. Enfin, la notion de « métasystème » de Davallon semble trouver écho dans la démarche adoptée par de nombreux musiciens : l'adoption d'un style, d'un instrument traditionnels par goût – amour ? - pour ceux-ci, et la réinterprétation de la musique avec ce qu'ils ont « sous la main », à savoir leur vécu, leurs techniques musicales et leurs sentiments, parfois bien éloignés ou oubliant ceux avec lesquels devraient « traditionnellement » être interprétées ces musiques là. De l'étude d'un même objet, la démarche de réappropriation de composantes traditionnelles, naissent des questions bien distinctes : l'une sur les 73 Sans projet particulier, faire avec les matériaux qu'on à « sous la main », Claude LeviStrauss. « Le bricolage est une action qui « répare »une absence avec les moyens du bord. » BERNAND Carmen, « Acculturation », Dictionnaire de Sociologie, Préf. Howard S.Becker, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 2007, p. 12. 34 dynamiques sociales et culturelles d'ordre identitaire qui sous-tendent souvent la démarche de réappropriation des musiques traditionnelles, l'autre sur les transformations sociales et culturelles qui se dégagent des potentialités artistiques que renferme la démarche. Les développements qui suivront montreront la nécessité de nuancer une telle distinction, les productions musicales opérant bien souvent une confusion et un balancement entre ces deux axes, mais il nous semble cependant important de rappeler l'intérêt de celle-ci. Jean Davallon souligne ainsi la valeur heuristique de cette distinction : « Cette distinction paraît de la plus haute importance car le mode d'efficacité symbolique ne sera absolument pas le même dans l'un et l'autre des cas. Les productions culturelles du premier type donneront à lire, celles du second à voir. 74» Les questions soulevées plus haut semblent en effet s'articuler autour de ces deux grands axes d'analyse : le premier est la réappropriation des musiques traditionnelles dans le cadre d'une démarche empreinte d'une dimension didactique et/ou revendicative, dont « la cohérence vient alors de ce programme écrit, pensé » : productrices d'un « message textuel sous-jacent », ces formes artistiques donnent « à lire ». Et ceci, tant par le biais des significations des composantes traditionnelles, bien souvent lourdes de sens, que par celui de la démarche artistique, qui en tant que telle contribue à l'élaboration de ce message. Le second paraît d'avantage sous-tendu par une démarche où « l'intégration des éléments, des contraintes et des contradictions en une totalité », dans un but d'expérience, voire d'expérimentation musicale, donnerait d'avantage non pas à lire, mais à écouter. Ces composantes ne seront pas à l'origine d'une production dans laquelle est mis en oeuvre « un programme textuel sous-jacent et antérieur, [...] écrit, pensé », mais un support, un matériel sonore utilisé dans l'expérience musicale. Ainsi, ce raisonnement appliqué à notre objet d'étude conduit à penser que les significations que nous pouvons en tirer s'appliquent au monde de la musique et à l'esthétique musicale elle même, mais également à d'autres mondes 74 DAVALLON Jean, « Réflexions sur l'efficacité symbolique des productions culturelles », Op.cit. 35 plus larges. Cette démarche questionnerait par exemple certaines dynamiques telles celles des évolutions artistiques dans le cadre de la globalisation culturelle, ou encore la transformation des modalités de création artistique et ses origines sociales. A ces modalités d'ordre individuel se greffent d'autre modalités de création artistique, nées des évolutions engendrées par la mondialisation au niveau des techniques et outils musicaux : sont-elles responsables, elles aussi, d'une évolution « logique » de la musique produite ? Autrement dit, au-delà des facteurs enfouis dans les dimensions psychologiques, artistiques ou politiques du corps social, quelle est la part d'influence de l'apparition de nouveaux outils sur l'emploi d'une démarche artistique, en l'occurrence celle de la réappropriation75? De quelle manière les formes de la musique évoluent-elles au gré de ces dynamiques ? Section 2 - L'outil méthodologique que peut constituer une démarche artistique : depuis la création musicale, « fait social total » jusqu'à la démarche artistique, « opérateur social » 2.1 Ce que peut questionner la démarche artistique : rechercher des dynamiques socio-culturelles à travers le sens produit par la démarche Cornelius Castoriadis, lorsqu'il s'interroge sur ce qui meurt aujourd'hui dans nos sociétés occidentales, avançaient l'idée que c'est « d'abord l'humus des valeurs où l'oeuvre de culture peut pousser et qu'elle nourrit et épaissit en retour.76 » La question de la persistance et de la transformation de nos valeurs actuelles est vaste, trop. A celles que Castoriadis cite comme étant par exemple « consommation, pouvoir, statut, prestige - expansion illimitée de la maîtrise rationnelle », nous pourrions ici rajouter attachement à la tradition et conformité 75 On pense par exemple au dépassement de la dichotomie musiques savantes/musiques populaires décrit par G.GUIBERT , et la naissance d'une troisième musique au XXème siècle se situant entre les deux précédentes. Gérôme GUIBERT, « Le développement des musiques amplifiées au Xxème siècle, quelques éléments concernant technologies, industries et phénomènes sociaux. » Op.cit. 76 Cornelius CASTORIADIS, Transformation sociale et création culturelle, Sociologie et Société XI 1, décembre 1978 [en ligne]. URL: http://1libertaire.free.fr/castoriadis01.html 36 avec les modèles identitaires dominants. Par « valeur » est en effet entendue « une orientation vers des fins capables de justifier les normes sociales existantes77 », mettant ainsi l'accent sur la dimension performative des valeurs sur le social. Dans le cadre plus restreint qui est le notre, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la mise en oeuvre de la liberté recherchée artistiquement pourrait éventuellement traduire une modification des ces valeurs. Sans nécessairement parler d'altération et de la connotation négative qu'elle implique, quelles sont les transformations des valeurs, lisibles au sein du processus de réappropriation des musiques traditionnelles ? Dans quelle mesure une démarche artistique, personnelle et subjective peut-elle apporter un éclairage sur des dynamiques dont la socio-anthropologie tente de cerner les contours ? D'autre part, toujours selon Cornelius Castoriadis, si la relation entre la société et l'oeuvre, tout du moins « la grande oeuvre », relève du paradoxe en ce que cette dernière réaffirme ses valeurs « [...] en même temps qu'elle les révoque en doute et les met en question78 », il serait bon de s'interroger sur les effets que produit la réappropriation de composantes musicales traditionnelles sur certaines valeurs au centre des processus sociaux et culturels : encore une fois, sur les effets performatifs de cet acte. Sans pour autant accorder toute scientificité aux discours individuels des musiciens, les propos de ceux-ci comme les faits, c'est-à-dire leur production musicale qui résulte de leur démarche, semblent attester d'un véritable positionnement par rapport à un certain nombre de valeurs, propres au monde artistique et musical, mais également constitutives de l'environnement social dans lequel ces musiciens évoluent. Par ailleurs, si ces positionnements ne sont pas formulés de la même manière, ni en tous points similaires, il s'avère que du recoupement des données empiriques opéré se dégagent des points de convergence et des tendances communes à ces différents positionnements. Rébellion et rejet des valeurs qu'ils ont le sentiment de devoir assimiler, critique de celles-ci, simplement détournement, ou au contraire adhésion et rattachement à d'autres : les positionnements sont multiples et très souvent non explicites. 77 PHARO Patrick, « Valeur », Dictionnaire de Sociologie (2007), Préf. Howard S.Becker, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, p. 836. 78Ibidem 37 Ici, c'est le sens produit par la démarche artistique adoptée et les formes musicales qui en résultent qui donnent « à lire » nos mondes et leurs dynamiques sociales, culturelles, politiques. Et, dans cette configuration, il semble que la réappropriation d'éléments et de composantes traditionnelles constitue bien souvent l'élément « différentiel », celui qui faisait dire à Lévi-Strauss que c'est sur une telle base comparative que nous sommes en mesure d'étudier un fait social par rapport à un autre. En d'autres termes, il semble que le sens produit par le processus de réappropriation soit directement relié aux qualités et caractéristiques des composantes traditionnelles, permettant ainsi d'exploiter les qualités heuristiques de ce fait musical en tant qu'opérateur social. Ce sens peut être produit consciemment et explicitement, par exemple à travers les paroles directement présentes dans la musique, mais également par la forme, c'est-à-dire l'ensemble de la production musicale79. Du sens directement produit par l'incorporation de ces composantes dans les productions actuelles, nous avons pu dégager deux axes d'observations. D'une part, la production d'expressions afférentes à la question de l'identité, aspect inhérent à la musique traditionnelle : une affirmation et une revendication, voire une construction - individuelle et/ou sociale - de celle-là sont souvent produites dans notre cas, du fait de ce à quoi renvoie inévitablement les composantes dites « traditionnelles ». D'autre part, la production où ce sont les modalités de la création musicale qui sont interrogées, mettant ainsi en lumière des enjeux propres à cette démarche, et ses prolongements dans des mondes dépassant son seul cadre. 2.2 La musique comme fait social total Cette démarche que constitue la réappropriation des musiques traditionnelles s'insère dans un domaine, le monde musical. La création musicale pouvant être considérée comme un « fait social total »80, en ce qu'elle nous 79 La forme esthétique est entendue comme la totalité de la production artistique, celle-ci comprenant le contenu et la démarche. 80 Marcel MAUSS, « Essai sur le don : forme et raison de l'échange dans les sociétés archaiques » (1923-1924), Année sociologique, republié in Sociologie et anthropologie (avec une « Introduction à l'oeuvre de Marcel Mauss » par Claude Levi-Strauss), Paris, PUF, 1950. 38 renseigne sur des changements en cours dans plusieurs domaines de la vie sociale : artistique, culturel et social. Le fait social total, tel qu'il est décrit par Passeron dans Le raisonnement sociologique, « [...] s'avère comme tel lorsqu'il propose au terme d'une recherche un résumé à la fois explicatif et intelligible de toute une « atmosphère de faits et d'idées », lorsque s'expriment (en lui) à la fois et d'un coup toutes sortes d'institutions : religieuses, juridiques et morales – et celles-ci politiques et familiales en même temps – économiques [...] ; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits81 [...].»82 » En fait, nous rejoignons Bernard Lortat-Jacob qui soutenait que « la musique n'est pas un langage car c'est trop culturel, [et qu']elle n'est pas non plus universelle.83 » Celle-ci n'est en effet pas seulement un langage au travers duquel l'artiste fera « passer un message » : cela peut l'être, mais alors ça ne l'est pas seulement. La musique n'est pas non plus universelle, en ce qu'elle est produite dans un temps et dans un lieu, ainsi que bien souvent dans des « conditions sociales de production », pour reprendre les termes employés par Marcuse84. Tout en critiquant l'esthétique marxiste qui, en évacuant toute forme de sublimation esthétique, cantonne son contenu et sa forme aux représentations des rapports sociaux réifiés et établis comme réalité, Herbert Marcuse conçoit cependant que « la société n'en demeure pas moins présente de différentes façons dans le domaine autonome de l'art : elle est, en premier lieu, le « matériau » de la représentation esthétique, passée ou présente, transformée par cette représentation.85 » La musique est en outre liée à de multiples sphères, celles du pouvoir institutionnel et économique, par exemple, c'est-à-dire dans notre cas avec les institutions culturelles d'Etat, les maisons de disques, etc... Et c'est parce que la musique est témoin d'une entente sociale que « la musique c'est toujours beaucoup plus que la musique86 », comme le commentait Rouget : dans la 81 Ibidem, p. 145 et p. 147. 82 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique (1991), réédition Albin Michel (2006), p. 501. 83LORTAT-JACOB Bernard, « Derrière la scène, le point de vue de l'ethnologue », Les musiques du monde en question,Op.cit. p. 156. 84 MARCUSE Herbert, La dimension esthétique, Pour une critique de l'esthétique marxiste (1977), Seuil, 1979. 85 MARCUSE Herbert, La dimension esthétique, Pour une critique de l'esthétique marxiste, Op.cit. 86LORTAT-JACOB Bernard, « Derrière la scène, le point de vue de l'ethnologue », Les musiques du monde en question,Op.cit. p. 162. 39 musique se cristallisent par exemple les paradoxes et questionnements qui traversent la pratique des musiciens, par exemple dans leurs rapports au contexte économique de l'industrie du disque, et plus fréquemment, dans leur rapport à leur instrument, à leur pratique, à la musique qu'ils choisissent d'interpréter. En ce sens, la musique est bien le témoin d'entreprises spontanées et individuelles, de « projets esthétiques »87. Également, celle-ci s'inscrit au coeur de réseaux de sociabilité tels que réseaux d'artistes, associations, mais aussi, comme élément fédérateur ou cristallisant certaines fissures sociales. En elle se cristallisent par exemple des identités sociales et culturelles, à travers des revendications ethniques, régionales, voire politiques – et artistiques – à travers l'appartenance à un style, ou par l'affirmation d'une démarche particulière. Par exemple, Véronique Mortaigne souligne ainsi que « l'ethnomusicologue peut suivre l'histoire politique des migrations en analysant les apports qui font d'une musique une identité nationale »88, mettant ainsi en avant le lien consubstanciel entre musique et identité quelle qu'elle soit, culturelle, nationale, etc... Ainsi, Cornelius Castoriadis, lorsqu'il évoque la culture au sens large89, indique qu'elle « [...] contient indissociablement les procédures instituées moyennant lesquelles l'être humain, au cours de sa fabrication sociale comme individu, est conduit à reconnaître et à investir positivement les valeurs de la société.90 » Pour l'auteur, parce que les valeurs sont « créées par la société », « repères ultimes de la signifiance », et « pôles d'orientation du faire et du représenter sociaux », « il est donc impossible de parler de transformation sociale sans affronter la question de la culture [...]. » Et c'est bien là l'intérêt du concept de fait social total : celui « [...] d'assigner comme tâche à une description jamais acquise d'avancer l'identification de la ou des valeurs dont il faut montrer qu'elles jouent effectivement dans une société un rôle privilégié [...]. 91» Ainsi, la création musicale constituerait un point privilégié « d'un réseau symbolique où 87Ibidem. 88 MORTAIGNE Véronique , « De l'influence des musiques du monde sur les musiques actuelles », Les musiques du monde en question, Internationale de l'imaginaire,Op.cit. p. 38 89 Tout ce que l'humain peut former à partir des idées par lesquelles il a lui même été formé, ce que Castoriadis désigne par la paideia – l'éducation - des Grecs. 90 CASTORIADIS Cornelius , Transformation sociale et création culturelle, Sociologie et Société XI 1, décembre 1978 [en ligne]. URL: http://1libertaire.free.fr/castoriadis01.html 91 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique (1991), op.cit. p. 500. 40 se trouvent rassemblées et nouées les significations les plus valorisées par le groupe ». Le fait musical dont il est question ici constitue ainsi un espace où se cristallisent des valeurs que l'observation de la démarche artistique permettrait de révéler, à travers le rapport qu'entretiennent les individus avec la tradition et ce paramètre constamment présent, la liberté artistique. Ce rapport et ses mises en oeuvre pratiques, les modalités de la réappropriation92, constituent donc les aspects privilégiés ici en ce qu'ils constituent un opérateur social. 2.3 La démarche artistique en question : un opérateur social Par la notion d'opérateur est désigné « l'objet qui active un sens, actualise des situations et des réalisations d'un sens ». Lorsque Bruno Péquignot introduit cette idée, c'est en s'appuyant sur celle de dynamisme social développée par Bastide : « Les arts participent de la dynamique sociale parce que, comme les sciences, ils produisent en permanence du nouveau, et par là même de nouveaux cadres de représentations et d'interprétations du perçu. Ils nous montrent ce qu'a de peu naturel notre perception « habituelle ».93 » La démarche de réappropriation, en étant entendue comme un récit au sens large94, semble pouvoir devenir « signifiante au plan symbolique, dotée d’une fonction sociale et historique, et, en tant que création, comme un analyseur particulièrement fécond d’une expérience narrative de pensée. »95. En d'autres termes, si la musique, parce qu'elle est un fait social total, est susceptible d'informer des modifications dans le reste des strates sociales qu'elle irrigue, la démarche de réappropriation, parce qu'elle est une démarche « opérative », un récit, devient susceptible « d’altérer/émanciper les représentations et le point de 92 Raisons morales, politiques, techniques apportées à la justification de la démarche. 93 PEQUIGNOT Bruno , « Mémoire, Arts, Société(s) : Maurice Halbwachs », Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire, l'émotion (2007), Collection Logiques Sociales, l'Harmattan, p.203. 94 Récit renvoyant ici à la « représentation d'un évènement », c'est-à-dire « toute forme de discours [...] qui raconte, y compris sous une forme non verbale », selon les termes utilisés dans l'article de Florent Gaudez, « Aisthésis et Epistémêsis : Les deux axes émancipatoires de l’action du récit. Pour une socio-anthropologie des processus de cognition » in Fonction émancipatoire de la connaissance et construction sociale des émotions, Op.cit. 95 Idem. 41 vue de l’énonciataire [...] ? »96. En d'autres termes, nous soutenons l'idée que le fait musical dont il est question possède une dimension performative, en ce qu'il permet d'avoir une prise sur le réel et de transformer celui-ci, par sa capacité de reformulation voire de symbolisation. La démarche en question deviendrait ainsi un « opérateur de transformations », chargée d'un potentiel instituant plus qu'institué97. Dans notre cas, les entretiens et données empiriques étayent cette idée de manière large et variée : lorsque la réappropriation de composantes traditionnelles donnent à lire, l'histoire d'une lutte particulière par exemple, dans le cas de la musique engagée, mais aussi lorsque la démarche en tant que telle donne à entendre un parti pris musical particulier, lorsque celle-ci est le point d'ancrage et la manifestation d'un projet esthétique particulier. A partir de l'observation de ce processus, se posent en effet des questions aussi vastes et diverses que celles de l'essence de la création artistique, des sources d'évolutions culturelles et des modalités du changement social. Nous partageons ainsi l'affirmation de Jean Davallon, qui dans ses Réflexions sur l'efficacité symbolique des productions culturelles, mentionnait que « [...] l'assise de l'efficacité symbolique des objets culturels réside [...] dans ce travail de représentation de la réalité sociale, dans cette capacité à symboliser [...].98 ». La production culturelle dont il est question ici peut ainsi être considérée comme un opérateur social, à plus forte raison parce que le déplacement spacio-temporel induit par la démarche de réappropriation et la production « différenciée99 » qui en résulte laissent encore plus évidentes les raisons d'être qui sous-tendent cette production. Jean Davallon, lorsqu'il considérait les avantages apportés par la sémiotique, décrivait ainsi les points forts de cette approche: « [...]il s'agit de la revendication, par la sociologie, du domaine ainsi ouvert ; de la reconnaissance, devrais-je dire, d'une opérativité sociale des productions culturelles qui est non seulement liée à leur usage social (comme par exemple les classements des sujets sociaux 96 Id. 97 Id. 98 DAVALLON Jean, « Réflexions sur l'efficacité symbolique des productions culturelles », Op.cit. 99Toujours par rapport à d'autres musiques dont les stigmates d'un apport d'éléments traditionnels seraient moins évidents et perceptibles. 42 selon leur différence de goût) ainsi qu'à leur production comme produit culturel (selon des types d'économie qui leur sont propres), mais encore à leur fonctionnement même comme pratique signifiante. ». Ces trois dimensions de la musique - usage, production, fonctionnement étudiées à travers le prisme de cette démarche artistique particulière, du point de vue de ceux qui les produisent et en prenant en compte tous les paramètres socio-historiques cités plus haut (les implications de la réappropriation de la musique traditionnelle dans le contexte des musiques actuelles), permettraientelles peut-être d'opérer la mise en valeur de « leur pratique signifiante », et par là, de révéler certaines dynamiques à des niveaux plus enfouis de la strate sociale. 43 P artie 2- Lorsque la démarche artistique est productrice et bénéficiaire d'expressions identitaires Chapitre 1- La composante traditionnelle comme élément - clé ? d'une démarche artistique productrice d'expressions identitaires Section 1 - Une mobilisation, affirmation et construction identitaires dans et par la démarche 1.1 Comment la réappropriation de composantes musicales peut-elle traduire une expression identitaire : l'individu, sa mémoire, son identité Parce que la production musicale est le produit de l'histoire d'un individu, celle-ci est également porteuse d'un passé, d'un vécu, d'une éducation et d'une culture. La musique traditionnelle, a fortiori, véhicule des expressions identitaires, que celles-ci soient culturelles, nationales, ethniques. Ainsi, lorsque les composantes traditionnelles sont présentes dans une production, et dans les cas de figure où le musicien s'identifie à celles-ci, on en déduit que y sont présentes dans cette production une ou plusieurs facettes de l'identité de son interprète. Comme cela a été développé dans la première partie, parce qu'il s'agit de composantes musicales traditionnelles, la démarche est d'autant plus susceptible de produire certaines significations d'ordre identitaire. En revanche, par quel(s) processus une musique traditionnelle sera-t-elle à l'origine de ces significations dans certains cas, et pas dans d'autres, et en quoi cette démarche artistique nous renseigne-t-elle sur la manière dont peuvent se vivre et se 44 construire des identités aujourd'hui, en ramenant « ici et maintenant des éléments du passé » ? Si ceci apparaît parfois en filigrane, cette identité culturelle transparaît souvent de manière évidente, recherchée ou non, accentuée ou non, et de manière plus ou moins revendicative. Chez bien des musiciens dont la production musicale correspond aux descriptions qui viennent d'être faites, l'affirmation d'une identité culturelle est lisible à travers l'interprétation de composantes dites « traditionnelles » : nous verrons que la musique en général est en soi productrice de souvenirs, d'une mémoire individuelle et/ou collective renvoyant à des marquages identitaires, et également, que celle-ci permet en retour de mobiliser cette identité. Cependant, c'est bien à travers ce fait musical en question, la réappropriation de composantes traditionnelles, que nous traiterons ces observations : dans la démarche artistique semble lisible une expression identitaire dont la composante traditionnelle est la clé de voûte : mélodie, texte, instrument... a) Les cadres sociaux de la mémoire La question de l'identité à travers la musique renvoie de fait à une question : celle du sens que produit celle-ci avant tout pour le musicien qui l'interprète. Une musique, parce qu'elle peut être « totale », c'est-à-dire « incorporée à la vie »100, peut produire une signification propre aux conditions sociales et aux « cadres sociaux de la mémoire » dans lesquels elle sera produite. Ce sont en effet les conditions sociales de sa production qui sont mobilisées, mais également les cadres de la mémoire de l'individu ou du groupe dans lequel elle est interprétée, que Maurice Halbwachs définissait ainsi : « Par cadre de la mémoire nous entendons, non seulement l'ensemble des notions qu'à chaque moment nous pouvons apercevoir parce qu'elles se trouvent plus ou moins dans le champ de notre conscience, mais toutes celles où l'on parvient en partant 100 BRANDL Emmanuel, PERRENOUD Marc (dir.), Terrains de la musique, Approches socio-anthropologiques du fait musical contemporain, Op.cit. p. 27 45 de celles-ci par une opération de l'esprit analogue au simple raisonnement101. » Bruno Péquignot explicite ainsi cette définition, rappelant que les cadres de la mémoire sont « non seulement du « contenu » mais également une organisation qui permet de faire venir à la conscience des souvenirs issus de la mémoire comme en tirant sur un fil102 ». Francis Farrugia souligne bien que c'est dans la société que l'homme se rappelle les souvenirs, et que si la mémoire est « collective », c'est « au sens où le sujet est social, au sens où l'individuel est collectivement construit »103. Il note également que ceux-ci, en tant que « condition structurelle a priori », donnent forme aux mémoires individuelles et collectives, et « génèrent des ordres et des significations ainsi qu'une tonalité émotionnelle particulière. » 104. Or, parce qu'il s'agit bien de la musique, c'est-à-dire d'un procédé esthétique, cette mémoire est d'autant plus sollicitée. Maurice Halbwachs précisait en effet que « les souvenirs sont d'autant plus nets, précis et complets, imagés et colorés, que nos sens sont plus actifs, que nous sommes plus engagés dans le monde réel, et que notre esprit, stimulé par toutes les excitations qui lui viennent du dehors, a plus de ressort, et dispose pleinement de toutes ses forces.105 » Bruno Péquignot établit clairement le lien entre l'oeuvre d'art et les cadres de la mémoire, puisque celle-ci est un élément déclencheur : « la mémoire est activée donc dans la mesure où notre esprit est sollicité par des stimuli externes 106», en l'occurrence n'importe quelle oeuvre d'art ou objet esthétique. 101 PEQUIGNOT Bruno , « Mémoire, Arts, Société(s) : Maurice Halbwachs », Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire, l'émotion, Op.cit. p. 196. 102Ibidem, p. 103 FARRUGIA Francis, PEQUIGNOT Bruno (dir.), « Syndrome narratif et reconstruction du passé dans « Les cadres sociaux de la mémoire » et dans « La mémoire collective » », Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire, l'émotion (2007), Collection Logiques Sociales, l'Harmattan, p. 124. 104 Ibidem, p. 121. 105 PEQUIGNOT Bruno , « Mémoire, Arts, Société(s) : Maurice Halbwachs », Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire, l'émotion, Op.cit. p. 196. 106 Ibidem, p. 204. 46 b) La mémoire et les qualités esthétiques de la musique : surgissement d'une émotion significative En effet, « la signification de la musique a partie liée avec le degré d'autonomie de ses parties constitutives, lequel varie avec le degré d'institutionnalisation. 107 » : parce qu'elle peut par exemple relever d'avantage d'un « style de vie » que d'un apprentissage « dans un cadre disciplinaire », l'émotion tout comme les sentiments d'appartenance qui surgissent de son interprétation sont différents. Emmanuel Brandl note qu'« il existerait des modes populaires et des modes institutionnels de socialisation à la musique qui ne véhiculent pas les même rapports à la musique, et par là, une même signification à l'émotion musicale. Donc, des « émotions musicales différenciées.108 ». Pour Ali, comme pour Rachid, jouer la musique de « là-bas » renvoie à un contexte où cette même musique était jouée lors de mariages, de fêtes : « c'est la musique qui [les] a bercés. » Celle-ci évoque donc une émotion particulière, celle d'un sentiment d'appartenance à une région, la Kabylie : « C'est aride, c'est montagneux... C'est une belle région, y'a la mer qui nous entoure...Il y a la poésie, la musique, les chants traditionnels, qui sont chantés par les femmes depuis qu'on est tout petits, on a grandi comme ça... » L'émotion que suscite la musique en tant que procédé esthétique, si elle peut être analysée par les sciences cognitives, ne peut exclure les processus de socialisation. S'il existe bien « une délectation esthétique », il existerait également, plus qu'une émotion musicale innée109, des « types d'émotion musicale » liées au passé collectif et individuel, c'est-à-dire des processus différenciés de socialisation : le sens, comme les supports de déclenchement de l'émotion, ne sont pas identiques. Par exemple, Rachid, membre d'Origines Controlées, évoquait les chansons interprétées par le groupe, celles qui racontent l'histoire des générations précédentes110 : 107PERRENOUD Marc (dir.), Terrains de la musique, Approches socio-anthropologiques du fait musical contemporain, op.cit. p.24. 108BRANDL Emmanuel, PERRENOUD Marc (dir.), Terrains de la musique, Approches socioanthropologiques du fait musical contemporain, Op.cit. p. 27 109Ibidem, p. 25. 110Chansons de l'immigration algérienne. 47 « Moi je dirais un truc qu'il dit beaucoup Mustapha, [ces chansons traditionnelles] c'est la culture. Les parents qui sont venus travailler ils ont ramené avec eux quelques affaires dans leur bagages, mais pas beaucoup. Par contre c'est surtout leur musique qu'ils ont ramenée. Ça leur donne du sursis. Ils supportent plus leur exil avec.... Et ils chantent carrément sur les sujets qu'ont rencontrés tous les immigrés qui sont là. » Certaines corrélations peuvent être établies entre les cadres sociaux de la mémoire et la production d'une expression identitaire à travers la musique : si c'est bien la mobilisation de l'identité qui produit une définition de la culture, le pont entre ces deux notions est en l'occurrence établi par l'existence de ces cadres particuliers. Le lien entre la composition interne de l'oeuvre et les données externes – conditions de production et cadres sociaux de la mémoire, apparaît par ce biais là : la production d'une expression identitaire n'est détectable dans la démarche en question qu'à partir du moment où ces cadres existent : ainsi, Pierre-Emmanuel et Julian111 commentaient par exemple une scène où un couple de personnes âgées leur avait demandé d'interpréter un morceau de musique juive, « [...] une chanson sur laquelle ils se sont rencontrés à l'époque. Et on a vu ce couple de personnes âgées fondre en larmes devant nous, on le jouait juste, on avait même pas cherché à comprendre. C'est marrant ce que ça portait de culturel en eux, de très profond. ». Ce qu'Emmanuel nomme les « émotions musicales différenciées » apparaît ici de façon évidente, soulignant ainsi le rôle du souvenir dans la façon dont une musique peut ou non mobiliser des éléments personnels, culturels, identitaires. c) Persistance d'une expression identitaire par-delà les distortions de la réappropriation La démarche, même si elle transforme la musique « originaire » sur le plan technique ou esthétique ne s'apparente pas pour autant à un « processus d'esthétisation de la musique » qui lui ôterait sa dimension « totale » au sens employé par Emmanuel Pedler. Une telle situation est celle qu'expose Bertrand 111Respectivement accordéoniste et bassiste dans diverses formations. Voir en introduction. 48 Dicale lorsqu'il décrit les difficultés qui peuvent apparaître lorsque des spectacles sont montés sur des scènes européenne, faisant d'un concert « total » un concert « culturel » : « en changeant de contexte, la musique voit déplacer son centre de gravité 112». Ceci pose donc la question : comment se fait-il que des airs vieux de plusieurs milliers d'années puissent continuer à produire une même expression identitaire, celle de la culture berbère par exemple, dont la langue « a plus de 30 000 ans » ? Que devient l' « authenticité » d'une musique traditionnelle ? Pourquoi dans certains cas une musique traditionnelle pourra-t-elle produire une expression identitaire, et dans d'autres non ? S'en trouverait confirmée l'assertion selon laquelle « les musiques traditionnelles ne se perpétuent qu'avec les circonstances qui les font naître.113 ». Il semble bien qu'il existe dans le présent une prolongation d'une mémoire, ou la nécessité de cette prolongation. Ce processus d'esthétisation montre donc également en quoi l'expression identitaire requiert l'existence d'un cadre social de la mémoire, afin que celui qui perçoit l'image, les mots, ou en l'occurrence le son, puisse produire un « signifié autonome ». Ali évoquait les moments dans lesquels il joue un morceau de musique kabyle : « tout le monde pleure. » Je l'avais interrogé sur la manière dont ses interprétations de musiques traditionnelles kabyles étaient perçues par « les anciens », ceux qui ont connue la kabylie et ses chants traditionnels : percevaient-il un éventuel sentiment de « trahison » de la part de ce public, à l'écoute de l'interprétation d'Ali qui s'était lui-même imprégné d'habitudes et de pratiques musicales autres que kabyles ? L'identification à la culture kabyle semblait intacte : au gré des modifications esthétiques et techniques apportées, c'est bien le même cadre qui est évoqué, celui de souvenirs renvoyant à un vécu culturel identique, celui d'« une région un peu particulière, la Kabylie. [...] C'est aride, c'est montagneux [...]. Cette région elle est toujours à l'avant garde, c'est celle qui ouvre les portes du combat en Afrique du Nord, en Algérie en particulier. » En clair, c'est tout ce qui constitue l'identité kabyle, aussi bien les odeurs, que l'histoire ou le paysage de la région, qui restent conservés au gré des modifications dans l'interprétation d'un style musical « traditionnel », le chaabi. 112 DICALE Bertrand, « A la scène, la tradition », Les musiques du monde en question, Op.cit. p. 150 113 Ibidem, p. 155. 49 En fait, si sur le plan esthétique la musique est transformée, celle-ci ne perd pas pour autant son éthos, dans la mesure où la signification d'une musique dépend avant tout de ce à quoi la communauté attache de l'importance, de l'origine de cet éthos. Comme l'expliquait Emmanuel Brandl, « ce sont les supports même de l'émotion qui peuvent varier : ici la mélodie, là le texte, ailleurs le morceau lui-même entendu de manière syncrétique, ou encore, ici les éléments esthétiques de la musique identifiés comme tels, ailleurs la capacité de la musique à être le véhicule symbolique d'une situation ou d'une mémoire sociale.114 » Ali relatait un épisode de retour en Kabylie illustrant cette singularité : « Cet album [celui qu'il vient d'achever] je l'ai ramené en Algérie (ma famille elle est là, et aussi elle est là bas). Je l'ai fait écouter à des amis, comme ici d'ailleurs, c'est pareil. Y'a des vieux, des vieilles...y'a des morceaux, pas qu'ils aiment pas... Mais chose importante : chez nous en fait le texte il passe avant la musique. Par exemple, ma mère qui écoute un morceau que j'ai fait sur un rythme reggae - cette musique d'habitude elle écoute pas, cette musique c'est pas son truc – et bien elle va écouter les textes. Et l'air, parce que c'est son air, elle connaît cet air... Mais après l'habillement, l'arrangement sont différents... Et bien pour elle c'est le meilleur morceau ! C'est ce reggae là ! Donc un vieux, il connaît pas cette musique, mais il trouve que c'est le meilleur, c'est son morceau préféré de l'album. Une femme de 60 ans qui écoute un reggae, tu vois c'est marrant. C'est comme ici une vieille qui écoute de la musique techno, tu trouveras ça rigolo. Donc moi je me base beaucoup sur les textes... » 114 BRANDL Emmanuel, PERRENOUD Marc (dir.), Terrains de la musique, Approches socio-anthropologiques du fait musical contemporain, Op.cit. p. 27 50 1.2 La démarche de réappropriation de la tradition : une manière de vivre le présent « Reproduire n'est pas retrouver : c'est bien plutôt reconstruire.115 » Nous partons du postulat que la démarche constitue la mise en forme d'un récit, c'està-dire qu'elle raconte la manière dont un acteur va se représenter, à travers sa production artistique, certains aspects des mondes qui l'entourent. Nous avons en effet montré les potentialités de symbolisation et de transformation de la démarche artistique, et c'est ce qui nous amène à observer l'une des significations produites par elle : celle d'une expression d'ordre identitaire. En d'autres termes, la démarche artistique acquiert ainsi un statut « instituant », plutôt qu'institué, c'est-à-dire qu'elle permet à cet acteur d'adopter un positionnement par rapport à certaines valeurs. Quant à l'observateur, cette démarche lui montre ce qui est précisément institué, ce qu'il faut analyser : en l'occurrence, il s'agit de la manière pour certains individus de vivre le présent. « Si elle est un point de vue, elle est aussi un dispositif qui a son utilité en général (et au singulier) et en particulier (et au pluriel). L'utilité en général d'une tradition est de fournir au présent une caution pour ce qu'il est : en l'énonçant, une culture justifie d'une certaine manière son état contemporain.116 » L'acte d'interpréter un morceau « traditionnel », et la démarche en général d'interprétation de ces morceaux relève donc d'une manière de reconstruire narrativement la vie sociale : les morceaux étant compris comme des représentations d'évènements dans leur sens le plus large, celle-ci permet à l'individu « se saisir à travers l'histoire qui socialement [le] raconte »117, celui-ci étant « animé par les histoires du groupe d'appartenance qui le constituent et le construisent comme membre mémorable de la communauté.118 » « La quête d'une maîtrise récitative de leur existence passe par le récit des autres, par la reconquête de leur passé (reconstruit)(...] » : Francis Farrugia rappelle le rôle de 115 Maurice HALBWACHS, in FARRUGIA Francis, PEQUIGNOT Bruno (dir.), « Syndrome narratif et reconstruction du passé dans « Les cadres sociaux de la mémoire » et dans « La mémoire collective » », Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire, l'émotion, Op.cit. p. 119. 116 LENCLUD G., « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur la notion de "tradition" et de "société traditionnelle" en ethnologie », op.cit., pp. 110-123. 117 FARRUGIA Francis, PEQUIGNOT Bruno (dir.), « Syndrome narratif et reconstruction du passé dans « Les cadres sociaux de la mémoire » et dans « La mémoire collective » », Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire, l'émotion, Op.cit. p. 126. 118 Ibidem, p. 128 51 la reconstruction du passé « lorsque le présent le nécessite119», ce à quoi Maurice Halbwachs faisait déjà écho en soulignant que « [...] le passé ne se conserve pas, mais on le reconstruit en partant du présent.120 » En quelque sorte, le passé « ne survit [...] jamais en dehors des consciences qui le reconstruisent, le parlent ou l'écrivent », et nous rajouterions, qui le jouent et/ou le chantent. Dans un certain sens donc, par ces reconstitutions n'est jamais obtenu qu'une « reconstitution approchée 121», ce à quoi faisait allusion Ali lorsqu'il expliquait que la tradition n'existe pas, puisque « le cri est là, il est présent », et que pour cette raison, il n'aimait pas employer le terme de traditionnel, et que la question n'était pas de savoir si c'était « ce qui était là avant ». Pourtant, suite à la lecture d'un de ses textes, « l'Exil », dont il a composé les paroles mais dont la base musicale est chaabi, il soulignait en effet la manière dont un dénominateur commun à trois générations, l'exil, permettait lorsqu'il était chanté d'inscrire une interrogation et « un cri » qui s'inscrivait dans une certaine continuité : « Nous on vient pas quand on a envie, nous on vient ici pour s'installer. Donc nous quelque part on choisit pas, mais en fait on fait le choix de partir, de tout quitter, voilà c'est comme ça. Donc ce morceau quand les vieux l'écoutent, ils pleurent tous, tout le monde pleure. [...] En tous cas, moi j'écoute les anciens, les vieux comme le Hadj122, c'est lui, je te dis, qui est le maître du chaabi, la musique populaire algérienne...Après il y en a des dizaines et des dizaines de son époque, qui ont chanté l'exil, donc ce sont les grands-pères. Et après y'a ceux de l'âge de mon père, ils ont chanté l'exil aussi. Et après y'a moi j'arrive, et je chante « pourquoi ? », « quand est-ce que ça cesse? », tu vois, cet exil qui nous tourmente tout le temps, quand est-ce qu'il cesse ? C'est pour ça que je parle du grand-père, du père et de moi. Donc ça retrace un peu l'histoire de trois générations. Donc ça touche tout le monde, donc le texte il est moderne ! » 119Ibid. p. 124 120Ibid. p. 124 121Ibid. p. 125. 122El Hadj M’Hamed El Anka, (1907-1978), maître de chaabi. 52 Bien que les paroles soient nouvelles, chanter cet événement sur une base musicale chaabi constitue pour lui, ceux qui l'écoutent, et ceux qui possèdent la mémoire de cet événement, une utilisation présente de composantes traditionnelles. Ainsi, lorsque « tout le monde pleure », c'est bien parce qu'il semble, comme le conçoit Francis Farrugia, que les « individualités [soient] produits de la mémoire, [elle-même] révélée dans sa dimension fondamentalement collective »123 : les individus, à l'écoute d'un morceau, s'appréhendent « à partir des constructions mnésiques des groupes auxquels [ils ont] appartenu et [appartiennent] encore.124 ». Ainsi, pour reprendre l'idée de Francis Farrugia, c'est bien le fait que le présent le nécessite qui peut justifier et expliquer la démarche de réappropriation afin de vivre, comprendre, et répondre aux questionnements de cette réalité. A propos de la musique, Maurice Halwachs soulignait qu'à travers l'appréhension, la perception et la représentation que nous en avons, « tout se passe comme si la succession de sons nous présentait une sorte de matière plastique qui n'a pas de signification définie, mais qui est prête à recevoir celle que notre esprit sera conduit à donner.125 » Ainsi, si c'est bien l'identité qui crée la culture, il semble en revanche que « l'action [soit] conditionnée par notre capacité à se souvenir et [que] la mémoire [soit] un instrument d'interprétation de cette réalité car elle fournit les cadres de l'action » : « l'oeuvre est un cadre d'interprétation, nous venons y coller les questions, préoccupations qui nous habitent, et en retour l'oeuvre nous permet, ou non, d'y voir plus clair, de comprendre, d'interpréter, de classer, etc.. 126» La démarche de Rachid s'inscrit précisément dans cette optique, puisque celui-ci n'a commencé à jouer des airs traditionnels – chaabi, chants kabyles – que lors de son arrivée en France : « En fait moi avant j'écoutais du rock, tu sais comme ici. Là-bas [en Algérie] on a écouté Supertramp, Pink Floyd quand c'est sorti...les Beatles... Mais justement, après, ça, c'est la nostalgie, le manque du bled. C'est-à-dire que tu commences à écouter ce qui vient de là bas, et après toi te mets à jouer cette musique là pour les tiens [ceux 123 Ibid. p. 127 124 Ibid. 125 PEQUIGNOT Bruno , « Mémoire, Arts, Société(s) : Maurice Halbwachs », Maurice Halbwachs : le temps, la mémoire, l'émotion, Op.cit. p. 203 126 Ibidem, p. 203 53 qui sont ici en France]. Y'a une attente incroyable, les gens dès que tu joues deux-trois notes ils sont tous là.... Avant, bien sûr que je jouais de la musique... Mais pas celle-là. Je jouais de la grat' comme ça, à la Brassens. » Ceci illustre effectivement l'idée de Maurice Halbwachs lorsqu'il soutenait que « l'action est conditionnée par notre capacité à se souvenir, et inversement » : « la mémoire est un « instrument » d'interprétation de cette réalité au sens où elle nous fournit les cadres de l'action, en même temps qu'elle organise la nouvelle mémorisation de cette action et de ses conséquences.127» C'est bien parce que, en se rappropriant une tradition musicale, on produit un objet, c'est-à-dire « un ensemble de signes » dont « l'action qu'il exerce, [sont] les commandements qu'il transmet au sujet128 », que Rachid a décidé d'adopter cette démarche musicale : parce que jouer telle composante traditionnelle, et pas du rock ou d'autres styles qu'il affectionne, allait produire une expression identitaire, exprimer une nostalgie, répondre à la demande d'expression identitaire d'un groupe social, voire le fédérer et le consolider pour un plus ou moins long instant, à plus ou moins long terme. C'est également l'arrivée d'Ali qui a coïncidé avec sa décision de reprendre sérieusement la musique : « quand je suis arrivé en France, c'est là que je me suis dit je vais me structurer. C'est ici en 1997 à Toulouse que j'ai créé un groupe avec Rachid [...]. » L'opérativité sociale de la démarche apparaît donc ici dans la capacité de la production musicale à mobiliser une identité, ou à faire appel à une mémoire qui fasse sens : il semble moins important en réalité que l'éthos de la ou des composantes traditionnelles soit transformé, puisque ce qui semble significatif ici est avant tout de pouvoir identifier celles-ci, afin de leur donner une signification nouvelle en fonction du contexte. Denis Martin, lorsqu'il commente la démarche de Georges Balandier, souligne le rôle du déplacement de l'éthos ou de la fonction d'une tradition, que nous appliquons ici aux composantes musicales traditionnelles : 127 Ibid. p. 197. 128 Ibid. p. 204. 54 « Il présente ainsi les bases d'une conception dynamique du social témoignant d'une puissance de la tradition, réactionnelle à l'emprise du pouvoir de la société dominante. Si les peuples de tradition maintiennent des rites, leur sens ne se reproduit pas inlassablement car leurs fonctions se lient aux contextes en évolution en permettant aux populations de préserver une parcelle d'autonomie et de réduire l'angoisse dans un temps d'incertitude produit par les transformations sociales. » La « nécessité de déployer des signifiés autonomes129 » que souligne Jean-Loup Amselle est ici opérée à travers cette démarche, puisque si un chant pouvait avoir une fonction autre lorsqu'il était joué et chanté « là-bas » - un chant de « circonstance » par exemple – l'interpréter aujourd'hui à Toulouse permet au musicien et au groupe de mobiliser leur culture kabyle. En interprétant une musique traditionnelle dans un contexte différent, ceux-ci vivent ici et maintenant leur identité d'individus s'identifiant à cette culture. L'observation participante – en l'occurrence habiter sur la place Arnaud Bernard à Toulouse, dans le quartier arabe du centre ville – a montré le rôle social que pouvait jouer la musique, à travers ce déplacement du sens et d'adaptation de ses fonctions au contexte. Les deux musiciens berbères Rachid et Ali, l'un habitant le quartier et l'autre le fréquentant quasi quotidiennement, sont tous deux des musiciens professionnels. Pour autant, jouer et chanter est une activité « totale », au sens où celle-ci est présente en dehors de leurs temps consacré à leurs projets professionnels respectifs. La capacité de l'oeuvre à être « rattachée à des éléments généraux » est en effet selon Bruno Péquignot ce qui permet « à la mémoire de la reconstituer à partir de la continuité avec les cadres sociaux de sa présentation et de son appréhension.130 » En d'autres termes, le fait que les airs joués par ceux-ci revêtent un dimension totale contribue à ce que ceux-ci les perçoivent comme 129 AMSELLE Jean-Loup, Branchements, Anthropologie de l'universalité des cultures, Op.cit. p. 10. 130Ibid. p. 204 55 des éléments leur appartenant aujourd'hui et ici, et non comme des airs d'antan n'ayant plus de signification. Il fut rare, au cours des mois consacrés à ce travail, de noter une semaine sans que n'ait lieu, sur la Place Arnaud Bernard de Toulouse, une discussion tenue par Ali ou Rachid – séparément et de leur coté, chacun avec ses amis - accompagnée de chants et chansons kabyles. Sur la place même, lors de soirées privées ou simplement dans la rue, jouer et chanter ensemble, tout particulièrement les jours d'animation - les jours de marché par exemple - semblait constituer un moment privilégié de rassemblement « entre kabyles ». Pas nécessairement au sens physique, puisque je fus de nombreuses fois conviée à partager ces moments là, mais d'un point de vue d'entente et de partage d'un sentiment commun. Pas n'importe quelles chansons étaient jouées, ni n'importe quels airs, dont je savais qu'ils avaient pourtant connaissance et appréciaient : les airs joués étaient, lors de ces moments là, des airs « de là-bas ». Ces moments paraissaient constituer des moments d'actualisation et de mobilisation constante de leur identité, selon le processus décrit par Francis Farrugia : une « construction réciproque, l'on est même tenté de dire « dialectique », de l'individuel par le collectif et du collectif par l'individuel. » Alors que les musiciens kabyles pouvaient jouer chez eux, de même qu'ils pouvaient - d'un point de vue technique comme par goût musical jouer d'autres airs, ces moments semblaient constituer des moments privilégiés de mobilisation identitaire : jouer dehors, sur la place, et en groupe semblait ainsi faciliter ce processus par lequel « l'individu se souvient en se plaçant au point de vue du groupe, et la mémoire du groupe se réalise et se manifeste dans les mémoires individuelles.131 » Pour reprendre les termes d'Emmanuel Brandl, « le concert joue à plein sa fonction d'intégration et de revification du groupe 132», et nous rajouterions ici, des identités individuelles. En définitive, que l'expression identitaire soit individuelle ou collective, ce qui suscite l'intérêt de l'observation de la démarche est ici l'idée que « nous nous parlons à nous-même à travers le médium de l'oeuvre et à l'intérieur de 131Halbwachs in FARRUGIA Francis, PEQUIGNOT Bruno (dir.), « Syndrome narratif et reconstruction du passé dans « Les cadres sociaux de la mémoire » et dans « La mémoire collective » », Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire, l'émotion, Op.cit. p. 123. 132BRANDL Emmanuel, PERRENOUD Marc (dir.), Terrains de la musique, Approches socioanthropologiques du fait musical contemporain, Op.cit. p. 23. 56 cette langue qui nous est commune : la mémoire collective.133 » Si c'est la mobilisation qui permet une définition et une identification à une culture donnée, la démarche constitue bien un acte performatif, puisqu'elle permet aux individus d'opérer un retour sur eux-mêmes, et ainsi de remobiliser à nouveau une identité toujours en construction. Section 2 – Une mobilisation, affirmation et construction identitaires « lisibles » : production de messages didactiques et revendicatifs 2.1 « C'est pas politique, c'est politique culturelle » : la dimension didactique de la démarche, ou l'identité par et pour les autres a) Le programme « écrit et pensé » de la défense d'une culture : nostalgie et volonté de transmission Évidemment, cette dimension, revendicative et/ou didactique, n'est en rien en opposition avec celle que nous venons d'aborder, à savoir celle d'une mobilisation identitaire à travers la musique. Ces deux aspects ne sont que le renforcement d'une démarche productrice d'expression identitaire, renforcement empreint d'un programme « écrit et pensé », « sous-jacent ». Ces deux dimensions sont bien au contraire compatibles, et dans les faits, dans la majorité des cas où la démarche produisait des expressions identitaires, ces deux autres dimensions étaient également présentes. Bien souvent, lorsqu'on fait remarquer à un musicien qu'il est la continuité de telle ou telle culture, l'observation est largement assumée : « c'est un honneur pour moi » disait Souad Massi lors d'une interview radiophonique134. En faisant référence à ses origines kabyles et aux cultures traditionnelles de manière générale, celle-ci réaffirmait le fait que ce sont des cultures « [...] dont il faut parler pour ne pas qu'elles disparaissent. » Ali commentait explicitement sa démarche, allant dans le sens d'une défense de la culture kabyle : « [On devient défenseur d'une culture] quand on prend conscience, 133PEQUIGNOT Bruno , « Mémoire, Arts, Société(s) : Maurice Halbwachs », Maurice Halbwachs : le temps, la mémoire, l'émotion, Op.cit. p. 204. 134Emission « Le pont des artistes » programmée sur France Inter le 10 novembre 2007. 57 déjà, et je parle pour ma part, du système en place qui essaie de nous inculquer des valeurs, artificielles, abstraites, étrangères aux nôtres. C'est-à-dire qu'on a déjà des trucs, mais on apprend d'autres choses qui ne sont pas forcément positives. Parce que c'est bien d'apprendre des choses, mais quand c'est négatif, tu te dis « ah on m'a caché ça, et pourquoi...? » [...] Alors avec un peu de bon sens, c'est naturel de défendre sa culture quand elle est opprimée, quand on essaie de la falsifier. Après c'est universel ces choses là. De tout cela, tu as pris conscience quand tu étais en France? Non ! Quand j'étais là bas !... En fait je viens d'une région un peu particulière, la Kabylie [...] Et donc c'est aride, c'est montagneux...C'est une belle région, y'a la mer qui nous entoure...y'a la poésie, la musique, les chants traditionnels, qui sont chantés par les femmes depuis qu'on est tout petits : on grandi comme ça... Et puis après tu vas à l'école, tu commences à apprendre l'arabe, le français, et toutes les langues. Mais en tous cas, la langue qu'on t'a transmise elle y est pas ! Tu apprends, et elle y est pas, mais t'es petit. Après tu grandis, et tu prends conscience que il y a des gens qui se battent pour ta langue. Donc on étudie toutes les langues, et la notre ils veulent pas qu'on l'étudie ?! C'est pour ça que je dis que toute personne qui a du bon sens, même si elle est étrangère à ça elle est obligée... Tu grandis comme ça, avec cette culture... Ce que les pouvoirs anciens ils disent, le système nord-africain, tous disent, que ce qui existe avant l'islam ce n'est que le temps de l'ignorance : donc y'a un mépris total de cette culture ! Donc, on devient défenseur de cette culture quand on prend conscience qu'il y a une fragilité, qu'on est en train de la supprimer. » Claude Sicre justifie également sa démarche de réappropriation par cette dimension didactique et militante dont sont chargées les productions des Fabulous Troubadors. Il justifie le choix de reprendre des composantes traditionnelles occitanes, c'est avant tout par volonté de faire connaître et 58 perdurer la culture occitane, d'avantage parce que cela relève d'une forme d'action politique que pour la défense de cette culture en soi (ce qui est par ailleurs une tendance de plus en plus répandue dans le cas des musiques et cultures régionalistes) : « Ce qui me rattache c'est l'injustice. Bon mes grands-parents parlaient occitan, mais moi je l'ai jamais parlé. Quand j'ai découvert l'injustice qu'il y avait à cacher plein de choses, et la bêtise, plus que l'injustice... Parce que moi je me sens pas minorisé, je me sens pas persécuté... Mais c'est l'imbécillité de cacher des choses aux gens, de cacher que leurs ancêtres parlaient telle langue, que y'avait des livres dans cette langue... Mais sans devenir régionaliste, parce que moi je suis français et je suis content de l'être, c'est plutôt « politique culturelle », c'est pas politique au sens partisan... Et c'est anticentralisme, parce que c'est le centralisme qui a caché ça... C'est culturel, purement. Il faut expliquer l'histoire aux gens, les gens qui connaissent pas ils sont infériorisés. » Dans la même logique, le DJ newyorkais Navdeep admet l'aspect didactique de ses compositions, sachant que son public se compose par exemple de plus de gens « venant du hip-hop que de gens ayant des racines asiatiques ». Et ceci, pour ces gens là, et pour le développement d'une forme musicale en laquelle il croit : « pour faire venir des gens qui à la base ne connaissent pas le nouveau son asiatique, il faut présenter ce que tu fais de manière à ce qu'ils puissent le digérer. » Les moyens mis en oeuvre à cette fin sont parfois explicites, mais ce sont bien les composantes traditionnelles qui permettent de produire l'expression d'une culture, d'une musique, de sonorités « indiennes ». Celles-ci sont de nature très variée, et il ne s'agit pas de musique traditionnelle indienne, mais d'avantage d'une ambiance sonore : « J'ai des enregistrements de voix de femmes chantant de manière éparpillée dans la rue, des sons que l'on entend dans un bazar [...] et même le son du trafic là-bas parce que quelqu'un d'ici ne peut pas comprendre l'immense cacophonie que c'est là-bas avec la 59 circulation : les sonnettes des rickshaws, les klaxons, les scooters... Juste pour donner une touche plus authentique... [...] La manière dont tu communiques ça au public est de la plus grande importance...L'Inde est un endroit formidable pour explorer toutes sortes de sons que les gens ici en Occident ne peuvent pas vraiment saisir. » C'est donc par la reconnaissance, à tous les sens du terme, que l'expression identitaire est permise : la réception de sonorités identifiées comme « indiennes », et la reconnaissance de celles-ci comme représentatives et symbolisatrices de cette culture, de cette tradition, « imaginée » ou pas. En d'autres termes, qu'il s'agisse de faire découvrir une tradition musicale, comme dans le cas de Navdeep, en utilisant des procédés purement musicaux, ou que l'idée soit de faire découvrir et vivre une culture dans une visée plus large, parfois d'ordre politique, c'est en usant des caractéristiques intrinsèques à la musique que le musicien parvient ici à produire une expression identitaire. b) Une identité « pour les autres », et par les autres Dans la démarche de Navdeep, cette dimension didactique fonctionne car les sonorités sont identifiées comme « indiennes », reconnues comme représentatives et symbolisatrices de cette culture, de cette tradition, « imaginée » ou pas. En d'autres termes, c'est en usant des caractéristiques intrinsèques à la musique que le musicien parvient ici à produire une expression identitaire : en convertissant quelques éléments identifiés comme traditionnels en symboles de ce que l'identité du musicien est pour le public. La question de l'authenticité est alors ébranlée par cette visée didactique : les sons qu'il introduit « pour donner une touche authentique » sont-ils ceux que la communauté indienne jugerait adéquats pour représenter ce qu'est l'Inde ? Jusqu'à quel point, et surtout, depuis quelles conceptions les enregistrements qu'utilise Navdeep font-ils partie de la culture indienne ? La culture peut-elle perdurer ainsi ? La question n'est pas de juger de la prétendue « authenticité » de telle ou telle culture, puisque ce qui importe ici est l'opérativité de la démarche et 60 sa dimension performative. Il semble que l'authenticité dont il est question ici s'apparente à une « authenticité individuelle », pour reprendre les termes d'Henri Lecomte135, c'està-dire celle que façonnent certains individus qui bien que profondément ancrés dans leurs traditions et origines, adoptent une démarche novatrice par rapport à celles-ci. En outre, cette authenticité semble correspondre à ce Monique Desroches136 qualifie « d'authenticité à caractère social », c'est à dire celle qui correspond aux attentes du groupe social qu'a en face de lui l'individu qu'il a construit. Sans pour autant caricaturer ou déformer une tradition à outrance, cette authenticité à caractère social présente, a fortiori dans ce contexte là, une dimension fortement didactique, dans la mesure où elle peut alors être reçue, perçue et comprise par le public. Les bruits et ambiances urbaines qu'évoque Navdeep s'intègrent en effet à nos conceptions possibles de l'Inde. Ils figurent parmi les aspects plausibles du pays, ceux que nous sommes susceptibles de nous représenter, et donc, pour reprendre la formule de Claude Lévi-Strauss, d'écouter sans pour autant que « le sol se dérobe sous nos pieds ». Dans le même temps, celle-ci permet d'amener à une attitude réflexive sur nos propres conceptions du traditionnel qui tendent parfois à se confondre avec des désirs d'exotisme et des fantasmes d'idéalisation du « bon sauvage » selon la formule de Tzvetan Todorov : la production musicale dont il est question ici semble être en quelque sorte une musique « nouvellement traditionnelle137 », et le reflet d'un vécu actuel de la tradition. Il ne s'agit pas pour autant de ce qu'Eric Hobsbawm nomme « la création de la tradition », ces traditions dont l'origine est « récente et qui sont parfois inventées.138 » En effet, ces dernières « [...] cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé [qui est] largement fictive.139 » Or, 135 Dans le mémoire d'Aurélie Espinosa, auteur d'un mémoire de fin d'Etudes à l'IEP de Lyon sous la direction de Jean Rocher : Les musiques du monde en question : entre enjeux actuels et perspectives d'avenir, 2004 [disponible en ligne : http://doc-iep.univlyon2.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/detail-memoire.html?ID=1041 136 Dans un entretien réalisé par Aurélie Espinosa dans son mémoire. 137 Terme employé par Aurélie Espinosa dans le cadre de ce même travail. 138 Eric HOBSBAWM, « Inventer des traditions », Enquête, Usages de la tradition, 1995 [en ligne], mis en ligne le 14 mars 2007. URL: http://enquete.revues.org/document319.html. Consulté le 18 décembre 2007. 139 Idem. 61 ici, le rôle rempli par la musique et les éléments traditionnels qu'elle peut renfermer s'apparente d'avantage à une réaffirmation d'une culture et d'un passé avec lesquels les musiciens se sentent reliés. De plus ou moins loin, certes, mais appartenant à leur mémoire et vécu individuels, et non pas fictifs. Les éléments traditionnels, qui pouvaient avoir une fonction toute autre, (artistique ou religieuse par exemple) paraissent même occuper une nouvelle fonction : sociale, voire politique, au sens où ils sont des vecteurs à part entière d'une réaffirmation de ces traditions, voire de leur renforcement, conséquence qui a pu être soulignée dans la section précédente. c) L'intersubjectivité comme opérateur de transformations, et modalité de mobilisation identitaire Le syncrétisme et le métissage permettent en réalité une réaffirmation de soi, alors même que les composantes traditionnelles ne sont plus nécessairement utilisées pour le signifié qu'elles produisent. « [...] c'est en se pensant et en se réfléchissant dans les autres que l'on conforte le mieux sa propre identité. » JeanLoup Amselle évoquait dans Branchements140 la nécessité de traduction pour qu'une expression d'ordre identitaire puisse voir le jour, ce que s'efforcent de mettre en oeuvre des artistes comme Navdeep en utilisant un référent commun, la musique électronique, pour transmettre des éléments particularistes, les sonorités indiennes : « L'identité implique d'emblée une traduction et une conversion par ce qu'elle est un être pour les autres. C'est en opérant la transmutation des schèmes englobants, proches ou éloignés, qu'une culture parvient à faire entendre sa voix. L'expression d'une identité quelconque suppose donc la conversion des signes universels dans sa propre langue ou, à l'inverse, de signifiés propres dans un signifiant planétaire afin d'y manifester sa singularité. » La conversion ici est tout simplement opérée par le processus de réappropriation 140AMSELLE Jean-Loup, Branchements, Anthropologie de l'universalité des cultures, Op.cit. p. 59. 62 : le fait de convertir ces schèmes englobants - ils sont découpés, assemblés, fondus par la technique électronique du sampling, puis produits et destinés à être interprétés devant un public - constitue en soi un processus de conversion. C'est également parce que la traduction est double que l'expression identitaire est ici possible : parce que celle-ci est transmise à travers un langage musical familier, l'électro, et parce que les sonorités qu'incorpore Navdeep à ses compositions correspondent à l'image que nous sommes disposés à recevoir de l'Inde, cette « authenticité à caractère social » déjà évoquée. « Dans l’espace symbolique de l’art, c’est la formulation d’une énigme qui déclenche chez le spectateur un travail d’interprétation qui transforme potentiellement l’énigme en refiguration du donné symbolique. Il s’agit donc de prendre en compte l’intersubjectivité oeuvre/lecteur-spectateur comme un opérateur de transformations. 141» Dans ce schéma, la production d'une expression identitaire apparaît bien parce qu'il existe un public pour recevoir l'oeuvre : cet aspect pose donc la question de savoir ce qui semble accepté, acceptable dans nos sociétés, quelles identités le sont. Également intervient la question de la réception de ces expressions culturelles. Le même schéma pourrait être reproduit avec la démarche d'Origines Contrôlées, la traduction se faisant ici à travers la connaissance, ou le manque de connaissance, mais en tous cas à travers ce référent commun qui est l'Histoire : c'est également parce qu'existe l'interprétation du public qu'est produite l'expression identitaire et que le « message passe ». 141 GAUDEZ Florent, « Aisthésis et Epistémêsis : Les deux axes émancipatoires de l’action du récit. Pour une socio-anthropologie des processus de cognition » in Fonction émancipatoire de la connaissance et construction sociale des émotions, (dir. Francis Farrugia et Marie Noëlle Schurmans), Op.cit. 63 2.2 La dimension revendicative : la composante traditionnelle comme élément d'un « programme écrit et pensé », clef-de-voûte dans la musique engagée Plus loin encore dans l'affirmation d'expressions culturelles ou identitaires, la musique est pour certains un canal dans lequel sont explicitement exprimées des revendications sociales ou politiques ayant trait à la question de l'identité culturelle. Dans le cas du groupe londonien Asian Dub Foundation, plusieurs composantes de leur musique sont porteuses de ces revendications : le groupe, utilise des instruments joués classiquement dans les musiques amplifiées, à savoir guitares électrique et basse, batterie, machines et matériel électronique, et fait également usage de certains instruments traditionnels indiens : tablas, dhol, etc... Les paroles font par ailleurs explicitement référence à leurs origines indiennes et pakistanaises, ainsi que les samples de chants traditionnels indiens qui viennent former un tout cohérent dans lequel est clairement et explicitement affirmée et défendue une identité culturelle. La leur, c'est-à-dire celle d'anglais issus de l'immigration indienne des années 50, ayant grandi dans les quartiers Est de la capitale. Au delà des effets recherchés de transformer d'une certaine manière les habitudes de pensée et les comportements – par exemple racistes, thème récurrent de leurs compositions - leur productions deviennent un exutoire. A ce sujet, Dr Das, un des membres du groupe témoignait du fait qu'il s'agit « d'un moyen d'évacuer [leur colère] à travers la musique. » : « Nous reflétons la réalité. Quand des gens s'offusquent et disent « Ces paroles ne sont-elles pas un peu violentes ? », je dis « Si vous ne voulez pas que je l'exprime à travers la musique alors au lieu de ça je peux aussi aller me battre avec quelqu'un. » Mais si cet aspect nous intéresse, c'est surtout parce que cette colère est spontanée, faisant apparaître la nature revendicative de cette mobilisation identitaire. Parce que la démarche est une tentative de réaction face à une attitude d'ignorance voire de mépris, celle-ci génère un espace de tension et d'affirmation 64 à la mesure de cette attitude. « La mobilisation identitaire procède d'un décalage entre des expressions collectives relativement spontanées et l'ordre institué politiquement142 », écrit Michel Oriol. Dans le cas d'Asian Dub Foundation, la musique semble en fait tout autant que le texte porteuse d'un message revendicatif. Les paroles du groupe, fortement explicites et ouvertement revendicatives de messages politiques, en particulier identitaires, s'avèrent indissociables de la musique, qui elle aussi revêt un sens, non pas moins important aux yeux des membres qui composent le groupe. Savoir lesquels de ces éléments - les textes ou les instruments - portent les autres perd ici du sens, dans la mesure où les uns comme les autres paraissent produire un message, une forme artistique qui « donne à lire ». « La composition d’un morceau peut venir d’un texte, d’une vocalise, du dhol143, de tout ce qui d’une manière ou d’une autre peut contribuer à célébrer et mettre en valeur notre culture, aussi diverse soit-elle. Et bien-sûr avec un message sur ce qui se passe autour de nous, autant dans les textes que dans la musique. » De fait, même si une lucidité certaine imprègne leurs revendications, la musique reste un moyen d'action parmi d'autres, pouvant relayer une parole militante qui serait prise autrement. Un des membres du groupe constatait en effet qu'on « ne peut pas substituer le rock à de véritables mouvements populaires. » Néanmoins, la persévérance et la continuité dans l'attitude militante qu'adopte le groupe au fil de ses albums démontre la croyance en une certaine forme d'action possible à travers la musique et tout ce qu'elle renferme : choix des paroles, instruments, mais aussi choix des moyens utilisés pour la produire et des lieux choisis pour la jouer. Un des membres du groupe résume ainsi la position adoptée vis-à-vis de leur engagement : « On ne fait que soulever des problèmes, et les gens s’y intéressent ou pas ; l’affaire ‘Satpal Ram’144 en faisait partie, le public s’est 142 ORIOL Michel , « La chanson populaire comme création identitaire: le rebetiko et le rai; De la transgression locale à la reconnaissance mondiale. », Revue Européenne des migrations internationales, Op.cit. 143 Une des nombreuses formes de tambours. 144 Morceau composé après le procès d'un jeune anglais d'origine pakistanaise condamné 65 engagé. Les gens sont au moins avertis, conscients du problème, ils ont écrit, signé des pétitions. C’est un résultat, c’est déjà ça.» « L'art ne peut pas changer le monde, mais il peut contribuer à changer la conscience et les pulsions des hommes et des femmes qui pourraient changer le monde.145» Ainsi, si la musique d'Asian Dub Foundation incorpore des composantes traditionnelles et des instruments et styles musicaux « actuels » (rock, drum'n bass, etc...), c'est sans doute aussi parce que l'identité « benglish » n'est plus celle que pouvaient exprimer ceux qui dans les années 60 écoutaient du banghra146. Les identités récentes, seraient ainsi lisibles à travers l'effet bien particulier que peut avoir cette musique sur ceux qui la reçoivent : parce que son influence « ne se situe pas seulement au niveau d'une transformation [...] de l'écoute [découvrir de nouvelles sonorités], mais structurellement [les oeuvres d'art] apprennent à penser autrement, à se déshabituer des habitudes de pensée, contribuant ainsi fortement à l'émergence de groupes sociaux qui y ont appris à mettre en question des habitudes de penser [...]. 147» Ôtant notre perception inévitablement biaisée des réalités que peut recouvrir le fait d'être « benglish », c'est en ce sens que la démarche est productrice d'expressions identitaires, et que celle-ci permet également d'observer un certain nombre de dynamiques socio-culturelles. En l'occurrence en Angleterre, parce que l'exemple s'y prêtait, mais également dans d'autres sociétés, sur ce même principe, et afférant à des identités pas seulement culturelles d'ailleurs, mais nationales, ethniques, ou sociales. Par exemple, Claude Sicre commentait l'évolution des mouvements de réappropriation de musiques folkloriques et régionalistes : « Y'a une évolution. Après depuis quarante ans, on peut dire que y'a après s'être défendu violemment contre des attaques à caractère racial. 145MARCUSE Herbert, La dimension esthétique, Pour une critique de l'esthétique marxiste, Op.cit. p. 45. 146Le bhangra est un genre de musique indienne qui s'est développé dans la communauté indienne et pakistanaise vivant au Royaume-Uni, et provenant de la région du Panjâb. Connaît un regain d'intérêt depuis une dizaine d'années, et influencé par de nombreux styles (électro, ragga, drum'n bass...) 147PEQUIGNOT Bruno , « Mémoire, Arts, Société(s) : Maurice Halbwachs », Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire, l'émotion, Op.cit. p. 192. 66 eu une grande montée, puis une régression à la fin des années 70, début des années 80, parce qu'il y a eu un renfermement. Au début il y a eu un mouvement folk, une grande ouverture, et puis ça s'est renfermé, les gens sont passés à autre chose, alors qu'à la fin des années 70 on pouvait croire que c'était un très grand mouvement... Alors maintenant ça progresse un peu, mais ça s'est stabilisé, petit a petit, mais très lentement. » 2.3 Conclusions d'une démarche qui donne « à lire » Ces aspect didactique et/ou revendicatif de la musique à travers, entre autres, les composantes à caractère traditionnel qu'elle incorpore, laissent à lire certaines dynamiques culturelles identitaires : les notions d'assimilation, d'intégration ou au contraire d'exclusion constituent des pôles récurrents dans les discours médiatiques et politiques. Pourtant, ce que donne à lire la démarche de réappropriation – renvendiquée, et revendicative - qu'adoptent certains artistes parait plus nuancé. Des faits sociaux récurrents renvoient par exemple à la notion de contreacculturation : rejet, hostilité envers certaines valeurs sociales dominantes, positionnement en porte-à-faux vis-à-vis certains modèles dominants ou plus simplement critique de ceux-ci : autant d'aspects présents dans de nombreuses classes et milieux sociaux. Les « faits de société » mis en avant par les instances légitimantes – institutions, médias – en sont quelques illustrations : dans les environnements urbains par exemple, où le taux de chômage important, la misère économique, sociale et culturelle favorisent par exemple les replis communautaires voire communautaristes. La réalité sociale nous renvoie également à la notion de déculturation, la perte de repères et de valeurs, sans pour autant parvenir à en trouver d'autres : il s'agit ici de ce que l'on désigne communément sous le terme de « déracinement ». En revanche, l'observation de la démarche permet de soupçonner l'existence de dynamiques autres : la reculturation, par exemple, qui se voit dans des sociétés déjà fortement acculturées, et qui entraîne un mouvement inverse de 67 retour aux sources, de recherche et de reconstruction d'un patrimoine perdu. L'exemple en est par exemple les procédés utilisés par les Fabulous Troubadors, l'utilisation de la langue occitane et de la tençon, joutes verbales pratiquées au moyen-âge. En outre, certaines questions soulevées plus distinctement dans les démarches artistiques étudiées s'apparentent d'avantage à ce que l'on peut identifier comme des phénomènes d'endoculturation et/ou d'enculturation : la transmission du savoir aux jeunes par les anciens d'une culture dans le premier cas, et c'est souvent là qu'est le risque de voir s'opérer une fracture (qui dans les cas étudiés ne s'est pas opérée) et l'enseignement d'une culture par le groupe à ses membres, processus intervenant souvent en réaction face à une culture dominante ou plus majoritaire. Effectivement, nous voyons ici que loin de considérer la tradition comme un patrimoine archaïque ou dépassé, voir même une composante anachronique, les composantes traditionnelles sont recherchées, réappropriées d'autant plus fortement qu'elles constituent un ancrage solide dans les constructions individuelles et sociales de l'identité. Les composantes identitaires (la musique, la tradition et la culture de manière générale) sont réappropriées afin de renforcer non pas seulement ces mêmes traditions ou cultures, mais surtout l'identité des individus qui en sont en partie porteurs, aussi transformées ces traditions et cultures puissent-elles être, par exemple d'un point de vue esthétique. Les nouvelles productions qui en découlent, ces musiques « nouvellement traditionnelles » sont ainsi des éléments clés dans la construction d'une « culture de la tradition renouvelée », dans l'expérience d'un présent et d'une identité actuelle. C'est cette dimension évolutive de l'identité et de la culture, observée ici à travers le prisme de démarches artistiques individuelles, qui nous permet de rendre compte de changements également en cours dans ces constructions identitaires : ceux qui sont le pivot d'autres cultures de « tradition renouvelée », ou de cultures dites « tierces ». 68 Chapitre 2 – Syncrétisme musical : syncrétisme socio-culturel ? Section 1 – Cultures du mélange et composantes disparates : quelles configurations identitaires ? 1.1 Le modèle interculturel : une culture tierce exprimée à travers la démarche de réappropriation a) Complexité des trajectoires musicales et diversité des identités culturelles Parallèlement, bien que pas forcément de manière antinomique, ce syncrétisme musical conduit à interroger les transformations socio-culturelles, puisque ces nouvelles formes musicales ne naissent pas de nulle-part, mais bien de l'environnement dans lequel elles sont ancrées et par lequel elles sont irriguées. « La mobilisation de l'identité culturelle produit une définition de la culture ; elle n'en résulte pas148. » affirmait Michel Oriol. Ainsi, comprendre quelles sont les modalités de réappropriation qu'opèrent les musiciens dans leur démarche, et qui permettent la production de ces nouvelles formes musicales, permettrait peut être de comprendre quels sont leurs positionnements vis-à-vis de leur environnement socio-culturel, en l'occurrence d'un point de vue identitaire : en d'autres termes et dans le sens inverse, quelles sont les positions de ces individus par rapport à certaines valeurs socio-culturelles à l'origine de leur démarche artistique, ou justifiant celle-ci ? Lorsque Edmund Leach149 emploie le terme d'abstraction pour désigner les « modèles construits », et lorsqu'il établit une distinction entre la cohérence 148Michel ORIOL, « La chanson populaire comme création identitaire: le rebetiko et le rai; De la transgression locale à la reconnaissance mondiale. », Revue Européenne des migrations internationales, op.cit. 149Edmund LEACH, 1972, Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie in MarieOdile GERAUD (dir.) Les notions clés de l'ethnologie. Analyses et textes, 3e édition revue et augmentée, 2007, Armand Colin. 69 de ces modèles et la réalité sociale en soulignant au contraire les contradictions de la « situation réelle », c'est pour démontrer l'utilité de prendre celles-ci en considération afin de « comprendre les processus du changement social. » Ceci implique une analyse où apparaissent autant que possible les nuances et la complexité qui nourrissent les espaces laissés par les modèles sociaux existants, c'est-à-dire ceux qui sont reconnus par le sens commun et les institutions ; toutes les instances qui, d'une manière ou d'une autre légitiment l'existence de telle ou telle dimension sociale. Par le terme d'« instances légitimantes » sont entendues les autorités, que Michel De Certeau définit dans leur sens large, c'est-à-dire « tout ce qui fait (ou prétend faire) autorité - représentations ou personnes – et se réfère donc, d'une manière ou d'une autre, à ce qui est « reçu » comme « croyable ».150 » Parce qu'il est plus aisé, plus simple, d'apposer des classifications et des catégories aux mondes perçus, les dynamiques socio-culturelles s'effacent parfois derrière des représentations de la réalité figées dans des carcans. La culture, les cultures et leurs évolutions, et par conséquent les identités qui en sont porteuses sont parfois gommées puisque socialement inexistantes : de nombreuses qualifications - « immigré de tel ou tel pays », « fils de parents de telles nationalités », « originaire de » - semblent définir trop inexactement les identités que tentent de se forger certains individus dont la trajectoire ne semblent pas correspondre aux schémas identitaires « reçus » ou « croyables ». Le métissage, mélange d'influences culturelles, voire le syncrétisme culturel, aboutissement du métissage à une fusion d'éléments en un nouveau tout cohérent, sont pourtant des réalités au sein desquelles évoluent des individus aux identités « nouvelles », aux cultures nouvelles, et qui ébranlent par exemple la notion d'assimilation. Comme le commente Serge Gruzinski, « c'est la présence de l'aléatoire et de l'incertitude qui confère aux métissages leur caractère insaisissable et paralyse nos efforts de compréhension.151 » « Ta tradition à toi c'est quoi? C'est le mélange. Tu te sens quoi ? 150DE CERTEAU Michel, La culture au pluriel (1974), Seuil, p. 17. 151GRUZINSKI Serge, La pensée métissée, Fayard, Paris, 1999, p. 55. 70 Je me sens pas français parce que je ne suis pas français... Je n'ai ni les papiers, ni.... C'est clair je rêve en berbère. [...] Moi j'aime bien la France, beaucoup. Parce que tout le monde peut avoir sa place. La France c'est l'un des pays accueillants. [...] J'ai pas de lien avec les scandinaves, rien à revendiquer. Tu vas là-bas tu vas juste manger leur pain. En France, je me sens super bien. Je vois : tout le monde se marie avec tout le monde, les françaises elles se marient avec des blacks, des rebeus... Je me sens un peu français quoi. J'ai des arguments ici, mes revendications elles sont plus légitimes. Parce que la France et l'Algérie c'est une longue histoire... » (Rachid) La notion d'acculturation, « suppose nécessairement deux cultures entretenant un rapport de domination, et de violence. De ce contact résulte de l 'anéantissement des formes anciennes [...] soit leur réélaboration à partir des catégories indigènes152 ». Ces deux schémas conduisent à penser les rapports en termes d'assimilation, ou d'intégration des éléments « étrangers » dans la culture dominée. D'autres notions ont ainsi été élaborées, notamment celles de « bricolage » de Claude Lévi-Strauss, reprise également par Roger Bastide, ou encore de « métissage » de Serge Gruzinski. Quant aux notions anthropologiques de contre-acculturation et de déculturation, elles traduisent des tensions entre individus, communautés et groupes sociaux, plus ou moins réelles, plus ou moins systématisées, mais qui ne laissent en définitive pas ou peu de place à l'échange et à l'émancipation créative. En revanche, les démarches musicales que nous avons pu observer ici traduisent d'avantage l'existence d'un espace - musical tout du moins - investi par les individus dans le fait d 'assumer leur culture tierce, héritage nouveau d'un entredeux identitaire. « L'intégration, c'est d'abord être assez sûr de son identité pour entrer en relation avec quelqu'un qui a une autre identité, une autre histoire [...] » citait Guy Bertrand dans un article consacré à la musique en tant que vecteur d'intégration153. Celle-ci est lisible dans la pratique musicale, et, à travers celle de la réinterprétation de musiques traditionnelles en particulier, mais comme elle 152BERNAND Carmen, « Acculturation », Dictionnaire de Sociologie, Op.cit. p. 11. 153BERTRAND Guy, « la musique comme vecteur d'intégration », in Les musiques du monde en question,Op.cit. p. 188. 71 pourrait l'être à travers d'autres pratiques sociales ou artistiques. La notion de métissage implique finalement de s'assumer comme une totalité, tout en n'étant aucune des deux cultures. A un niveau plus spécifique, la réappropriation de musiques traditionnelles et la production d'une oeuvre musicalement syncrétique peut, parfois, constituer ce que des artistes ont pu être amenés à produire du fait de leur intégration, tout du moins du fait d'une acculturation fertile à la construction d'une culture tierce. Il convient de préciser que cela est le cas « parfois », dans la mesure où toute production musicale syncrétique n'est pas forcément le produit d'un syncrétisme et d'un métissage social : comme cela a été développé précédemment, la production d'une oeuvre syncrétique musicalement peut également donner à lire certaines dynamiques identitaires de réaffirmation d'une identité pas ou peu reconnue, voire de rejet de la culture dominante. Ainsi, une forme syncrétique musicalement peut également donner à lire un contenu revendicatif du point de vue identitaire, et être expressif d'une non-intégration sociale. Inversement, des revendications identitaires ne sont pas forcément celles d'une non-intégration sociale, puisque une culture tierce peut être produite justement en étant affirmée de manière revendicative. Il serait restrictif, simplificateur et inexact de déduire des significations des productions musicales en question à partir de la seule forme de celles-ci. Il convient donc, dans l'analyse de la démarche artistique, de porter certes un regard sur la production qui découle de ce processus, mais également sur le discours que tiennent les individus eux-mêmes sur leur démarche artistique personnelle : ce n'est pas sur le résultat final et sur les productions musicales que se portent les observations, mais sur la démarche entreprise par les individus pour les faire naître, sur ce qui sous-tend et conduit à la création de ces formes artistiques. b) Le modèle interculturel Le modèle interculturel offre l'intérêt théorique de proposer une troisième voie, celle d'un produit qui a uni ses composantes en gommant les éventuelles contradictions qui le composent parfois, l'absence de repères que peut en l'occurrence engendrer le métissage, le fait de ne se considérer ni d'une culture, 72 ni d'une autre. Aktarvata, un des membres d'Asian Dub Foundation décrivait la perception qu'il avait de son identité: « Ma langue maternelle est le bengali. Mes parents aiment vraiment leur culture d'origine, donc ils me l'ont transmise en même temps que je grandissais au Royaume-Uni. Ma culture est donc mélangée. Ce n'est pas la même que celle de mes parents, qui n'est elle-même pas exactement celle du Bengladesh. C'est une culture différente. Un peu de Bengali, un peu d'English… Ma culture est Benglish.» Pour reprendre la distinction faite par Jean Davallon, il s'agit de la configuration dans laquelle, à travers la réappropriation de musiques traditionnelles au sein d'une production actuelle, « s'opère [...] une intégration des éléments, des contraintes, et des contradictions en une totalité [...] ». De fait, les éléments, ici les différentes composantes issues de plusieurs cultures musicales « [...] disparaissent en tant qu'éléments pour laisser place à une cohérence issue de la production de ce que l'on pourrait désigner analogiquement d'un mot emprunté à la systémique: un métasystème. ». De ce point de vue, il est possible de répondre à la question de savoir si un syncrétisme musical peut être symptomatique d'un syncrétisme socio-culturel : l'un n'est évidemment pas indispensable à l'autre, puisque une musique « métissée » n'est pas forcément la conséquence directe d'un métissage socio-culturel. Inversement, un métissage ne « donnera » pas nécessairement une musique métissée. En revanche, sans pour autant généraliser en concluant « nécessairement » et « forcément » à l'existence d'un lien qui unit ces deux types de syncrétisme - musical et socio-culturel – ce cas de figure semble apparaître dans de nombreuses situations : si les facteurs d'ordre technique y jouent également un rôle, le métissage y est lui aussi pour quelque chose, comme le soulignait Pierre-Emmanuel : « Plus proche de nous dans le temps il y a le métissage, qui fait que entendre du rai à la radio ça ne choque plus, ou à l'inverse de voir 73 des chanteurs comme Ridan154 ou Magyd155 chanter de la chanson française. Le métissage a fait que des gens comme Abd Al Malik156 reprennent du Brel. » C'est la culture tierce qui fait écho au terme de métasystème, en dépassant les conceptions identitaires traditionnelles. Dans de nombreuses productions syncrétiques du point de vue musical, les éléments appartenant aux deux cultures sont encore reconnaissables, mais ils constituent un ensemble dont les caractéristiques ne sont pas simplement celles de deux cultures superposées. Plus qu'une production qui conserverait intacts les stigmates de deux cultures, il s'agit d'une production nouvelle, originale et en phase avec son contexte : « Il n'y a pas de contradiction à mettre tous ces sons ensemble. C'est normal et naturel. Notre musique est celle du Londres urbain d'aujourd'hui. C'est du vrai Londres populaire, pas revivaliste ou nostalgique. » (Sun J- Asian Dub Foundation) Dr Das d'Asian Dub Foundation exprime à sa manière cette idée de cohérence et d'harmonie à travers la formule « ce n'est pas de la fusion, c'est juste quelque chose de normal. ». Ce que Dr Das qualifie de normal, c'est tout simplement le dépassement accompli d'une hésitation entre deux culture. Ni dans le rejet de la culture passée, ni dans l'adoption d'une position intégriste et conservatrice qui consisterait à exacerber la tradition, la manière dont se considèrent les individus transparaît ici dans leur production musicale, suite logique de la vision qu'ils ont de leur propre relation avec les mondes qui les entourent : communautés ethniques, sociales, artistiques. Sun J expliquait ainsi qu'il ne s'agit pas de la reproduction de quelque chose, c'est une production autre, une forme artistique nouvelle. Et d'illustrer ainsi le propos, au sujet d'une production musicale qui n'est effectivement ni « indien », ni « dub » : « Les gens disent « ce n'est pas du 154 Artiste français né en 1975, d'origine algérienne et composant de la chanson française, parmi d'autres projets discographiques. http://www.ridan.com/ 155 Artiste francais né en 1962, d'origine kabyle, également compositeur de chanson française ; ex-membre de Zebda. http://www.magydcherfi.com/ 156 Artiste français d'origine congolaise né en 1975, rap, slam et compose sur la base de nombreuses influences musicales, dont la chanson française, Jacques Brel par exemple. http://www.abdalmalik.fr/ 74 dub, n'est-ce pas ? » ou alors « ça ne sonne pas vraiment « indien ». » 1.2 Le lâcher-prise artistique : expression d'un véritable syncrétisme socio-culturel ? a) Un exemple de liberté artistique : le choix du lâcher-prise Navdeep, dont les productions musicales, sans se révéler militantes, ne sont pas pour autant dépourvues d'intentions à visée didactique, rend sousjacente à sa démarche celle d'une sorte de lâcher-prise, au moins ponctuellement : « [...] ces sonorités indiennes font clairement partie de [lui], donc quand [il] fait un morceau ce n'est pas pour lui donner une sonorité indienne, c'est pour lui donner une sonorité Navdeep, qu'[il] ressent [lui] dans ce morceau ». Cette idée de lâcher-prise permet en réalité d'opérer un glissement vers le ressenti, et non plus à l'élaboration d'un message a priori. Bien au contraire, l'interprétation, si elle laisse encore « à lire », dans certains de ses aspects, tend à se dégager d'une intellectualisation, d'une visée militante ou didactique pour laisser place au jeu de l'imagination. L'artiste peut parfois, comme le fait le DJ Navdeep, précéder le public à travers des compositions nouvelles et se consacrer, parallèlement à ses intentions de donner « quelque chose à lire », au jeu de l'expérience musicale : « Il faut donner du temps au public. Il s'agit de les initier et de leur présenter quelque chose qu'ils n'ont jamais entendu auparavant. Il faut être patient et prendre en compte ses évolutions, et la vitesse avec laquelle il va apprécier ce que l'artiste est en train de faire. C'est la beauté de faire des musiques nouvelles. » Un message, « les initier » et un lâcher-prise artistique, « quelque chose qu'ils n'ont jamais entendu auparavant » que « l'artiste est en train de faire », ne sont non seulement plus en opposition, ni même en apposition, puisque l'un devient le complément voire la condition de l'autre, et vice versa : cet ensemble, une intention didactique et un lâcher-prise artistique, constitue « la beauté de faire des musiques nouvelles ». 75 Le positionnement de l'individu vis-à-vis de valeurs sociales et culturelles, comme celles qu'évoquait Castoriadis, varie selon la perception qu'il a des espaces sociaux, de son positionnement dans ceux-ci et de la relation qu'il entretient avec les autres individus. La démarche musicale peut, elle aussi, varier, et ce à travers un choix artistique. Ce que mettent en avant de manière récurrente les musiciens interrogés, c'est le choix personnel qu'ils ont fait dans leur pratique musicale. Dans notre cas, ce choix correspond bien souvent à celui de telle ou telle modalité de réappropriation de la musique traditionnelle. Le musicien Bibi Tanga commentait dans une interview157 le parti pris de Tcheka, artiste cap-verdien : « Et c'est marrant cette histoire des enfants qui sont nés en Afrique, et qui quand il sortent d'Afrique, on leur dit par exemple « bon, ne faites pas cette musique là, jouez de la musique traditionnelle » (parce qu'on reconnaît leur talent en fait). Donc le talent qu'il a, c'est un talent qu'il aurait pu administrer à la musique traditionnelle, mais ce qu'il a choisi c'est de faire de la musique moderne, et je salue ça. » Cette idée de ne pas de devoir porter le « fardeau » et faire transparaître « le coeur de leurs origines », mais tout simplement d'essayer d'exprimer toutes les influences qu'ils peuvent avoir musicalement permet à ces artistes de lâcher prise dans une démarche artistique personnelle. Bien que ancrés dans leurs passé et porteurs d'une mémoire chargée d'une dimension identitaire, ils sont le reflet d'une manière moins évidente, et sûrement plus exacte et plus proche des réalités sociales, de faire vivre ces cultures. b) Nouvelles pratiques, « nouvelles cohérences »: ce qu'il y a juste « à écouter » Sur le plan musical, le glissement d'un message à visée militante ou revendicative, expression recherchée d'une identité culturelle, s'opère ainsi 157Interview diffusée dans l'émission « Le pont des artistes » du 17 novembre 2007 76 progressivement et conjointement au dépassement des contradictions nées de la confrontation entre plusieurs mondes sociaux : cette expression, sans pour autant disparaître, semble laisser la priorité à un autre plan, celui du plaisir de la découverte artistique. Ces deux aspects, l'intention didactique ou militante dans certains cas, et le lâcher-prise artistique, ne sont évidemment pas contradictoires, tous deux composants à part entière de l'art « qui donne à lire », dont le paroxysme est l'art dit « engagé » ou militant. Par ailleurs, ces modalités de réappropriation ne sont pas incompatibles : le sens produit par le contenu explicite de la musique, par sa forme, par l'élaboration à priori d'un « programme écrit, pensé », et par l'intégration de contradictions en une totalité se mêlent et s'enchevêtrent la plupart du temps. Ce n'est donc pas la distinction entre ces modalités de réappropriation et leur classification qui nous importe ici, mais bien plutôt les dynamiques communes qu'elles révèlent. En fait, ces deux configurations schématiques constituent d'avantage deux axes d'analyse qui, selon leur importance respective, laissent à lire des dynamiques plus ou moins marquées par leur environnement social. Le plaisir artistique restant de toute évidence une dimension toujours latente dans la pratique musicale, c'est le dosage entre ces deux composantes dans la démarche artistique qui produit des formes artistiques plus ou moins « lisibles », non pas du point de vue de l'intelligibilité musicale, mais de celui d'un observateur aspirant à comprendre les logiques sociales qui sous-tendent cette production. « Quand je commence à faire un morceau, je n'ai pas d'idée de ce qu'il sera avant que je le fasse. Je l'imagine dans ma tête, m'assure que je le sens au plus profond de moi. A partir de là, si je ressens le besoin de mettre tel type de tabla ou tel élément d'influence indienne, alors je le mets. Mais c'est dur de le dire avant. Je ne pars pas en me disant « ok, je vais mettre un peu de tabla dans ce morceau... ». Je crois que ça doit naturellement venir s'insérer dedans. Lorsque tu es pris par le morceau, il est juste question d'y incorporer des éléments qui « collent » ensemble. Parfois l'orientation que prend un morceau, quand je le mixe, n'est pas 77 entièrement sous mon contrôle. » Sans adhérer en tous points à la formule de Jean-Paul Sartre qui considérait « le plus éloigné de considérer les couleurs et les sons comme un langage de l'art », l'idée de repérer des moments de lâcher-prise et d'absence d'un programme établi a priori semble appropriée aux situations dont il est question : ces moments dans lesquels le musicien oublie ce que signifie un signe, en l'occurrence telle ou telle composante issue d'une tradition musicale, telle sonorité, tel instrument, tel mélodie, et s'arrête « [...] à la qualité du son ou de la forme ». La seule modification qu'il fait subir à ces éléments, à travers leur réappropriation, ce n'est pas celle d'une transformation qui donnera « à lire ». Plutôt, «[...] il les transformera en objets imaginaires » : les composantes traditionnelles deviendront des éléments retenus pour leur esthétique et non plus pour ce à quoi ils renvoient ou le signifié qu'elles suggèrent. Plus qu'une combinaison de signes réfléchie a priori, il sera question d'une chose, de quelque chose qui ne donne plus à lire, mais à être reçu, et en l'occurrence écouté. Si la « cohérence » de cette production, pour reprendre les termes de Jean Davallon, peut découler d'un « programme écrit, pensé », elle résulte ici de l'« intégration des éléments, des contraintes, et des contradictions en une totalité » : le sens produit est plus enfoui, il devient plus difficile d'y « lire » quelque chose, puisque c'est une forme artistique dont la cohérence, la spontanéité - on serait même tenté de dire « le naturel » - apparaissent immédiatement, sans lecture nécessaire d'un message sous-jacent écrit et pensé a priori. La mobilisation de l'identité produisant une définition de la culture, ces démarches semblent produire des expressions de cultures nouvelles, « cultures nouvellement traditionnelles ». « Les anciens qui t'entendent, ils en pensent quoi de ton interprétation, de ta manière de jouer le chaabi ? Ça les fait sourire. C'est comme si j'étais « cassé », comme si j'avais un accent... Il est métissé... Mais moi comme je viens pas de cette 78 école traditionnelle, j'ai une liberté, on ne peut pas m'en vouloir. Ils n'ont pas l'impression que tu trahis quelque chose ? Non non, pas du tout, mais ils vont me dire que je joue pas le truc pur. » Ainsi, les éléments ne meurent pas, ils se transforment au gré de leurs traversées des temps, des espaces et des cultures, dans lesquelles ils se fondent mais ne se diluent pas. « L'affirmation dynamique d'une identité collective est un principe d'ordre, un ensemble de processus qui permettent à des structures hétérogènes de s'ouvrir sans se dissoudre et de se renouveler sans se dénaturer.158 » Cette affirmation de Michel Oriol trouve «également dans les propos de Dr Das, membre d'Asian Dub Foundation, une illustration éloquente : « La culture évolue constamment et très vite. Et elle n'a pas à diluer quoi que ce soit. Nous concevons notre musique comme la conséquence logique d'avoir été élevés dans ce pays. La culture ne reste pas stationnaire, il n'existe pas de culture pure. [...] Ce que nous faisons l'est dans un certain respect d'un aspect de la tradition indienne qui est celle d'assimiler des idées et de garder le meilleur. » La question de l'authenticité semble alors évacuée à travers le détournement, volontaire ou non, de la ou des fonctions de la musique et de son éthos, ou encore, à travers la modification de sa forme : c'est a fortiori parce qu'ils s'estiment assez sûrs de ce qu'ils sont, et parce que les changements qui surviennent parfois visent au non-oubli, perduration, renforcement ou réaffirmation d'une identité culturelle que les musiciens prennent la liberté de se réapproprier des composantes traditionnelles. 158 ORIOL Michel , « La chanson populaire comme création identitaire: le rebetiko et le rai; De la transgression locale à la reconnaissance mondiale. », Revue européenne des migrations internationales, Op.cit. 79 Section 2 – La réappropriation, une manière de concevoir les transformations identitaires et culturelles 2.1 Théorie des « branchements » : l'utilisation de l'autre, une manière de réaffirmer et renforcer son identité Cette idée de conversion dans un langage à vocation universaliste fut illustrée par Léonardo Garcia, à travers l'exemple de ce tube planétaire, « la lambada », dont il montre qu'il a fourni une structure d'accueil a des signifiés particularistes, des éthos divers et n'ayant effectivement « plus rien à voir avec l'éthos de départ ». Dans Branchements, Jean-Loup Amselle interroge « [...] en quoi l'apparition et la diffusion de certains signifiants à vocation planétaire [la culture de masse] ont fourni une structure d'accueil à l'expression de signifiés particularistes. » « On voudrait se débarrasser de l'illusion qui consiste à penser que les identités ont pu par le passé faire l'économie d'une altérité qui les dépassait et souligner au contraire la façon dont les particularismes locaux s'inscrivent toujours dans le cadre d'un système plus vaste qui leur donne un sens.159 » « Un même produit peut faire l'objet d'une réception différente selon le pays ou la couche sociale dans lesquels il est consommé. » « [...] pour montrer que, de façon générale, un signifiant donné peut recevoir, selon le milieu de réception, des signifiés différents. 160» Lorsque des « tubes » à composantes traditionnelles sont joués, voire réappropriés à leur tour, elles perdent souvent entièrement leur fond, ne serait-ce que du fait de la modification de leur fonction originelle. L'exemple que fournit Léonardo Garcia161 dans son article sur « la lambada » est exemplaire : inspirée 159 AMSELLE Jean-Loup, Branchements, Anthropologie de l'universalité des cultures, Op.cit. p. 50. 160 Ibidem. 161 Leonardo GARCIA, « Le phénomène « lambada »: globalisation et identité », Nuevo mundo mundos nuevos, 2006, www.nuevomundos.org. Morceau composé au début des années 80 ; il devint en quelques semaines le tube planétaire de l'été 1989. 80 d'une saya162 composé en 1982 par le groupe bolivien Los Kjarkas, et de sa réinterprétation par la brésilienne Marcia Ferreira, le nom du tube francobrésilien qui sort en 1989 s'appelle « la lambada », produit par des français, et interprété par le groupe Kaoma. Puis, lorsqu'il est repris par un chanteur italien, ainsi que par un musicien indonésien quelques temps après sa sortie, ceux-ci s'en servent alors pour exprimer des revendications identitaires propres à leur région. Et quand celui-ci est reproduit en République Tchèque, ses interprètes transposent les aspirations de la société tchèque : atteindre un rêve fait d'exotisme, de consommation et d'un mode de vie à l'occidentale. Plus rien à voir donc avec l'éthos de départ, sur le plan formel comme dans le contenu du morceau : le morceau, devenu un « [...] produit de consommation imprégné des imaginaires issus d'un certain éthos globalisé de l'après Guerre-Froide [...] véhicule à la fois des imaginaires (à la fois luso-tropical, de modernité et d'identité locale) et des problématiques liées au formatage technique (par exemple la pré-programmation)163. » La question de la langue fut par exemple abordée avec Ali : le français, l'arabe, le kabyle, voire l'anglais ou d'autres langues plus minoritaires comme l'occitan constituaient autant de moyen de communiquer avec des individus dont il se sentait proche. Cependant, il soulignait l'importance qu'il accordait au kabyle, par simple défense de la langue berbère. Mais détail significatif, chanter en français, outre que cela puisse permettre de s'adresser à un public français, revêt une toute autre dimension : « C'est la dernière région qui a été colonisée par les français en fait. Les français ils sont arrivés en 1832 en Algérie, et en Kabylie en 1871, tu vois donc 40 ans après. Ils sont arrivés, ils ont fait ce qu'ils ont fait, on va pas parler de ça, c'est pas le sujet. Y'avait du positif, et y'avait du négatif. Et en même temps, comme disait Kateb Yacine, le père d'Amazigh164, il disait que « le français c'est un 162 Musique traditionnelle très populaire en Bolivie. 163 Idem. 164 Amazigh Kateb, leader du groupe grenoblois Gnawa Diffusion. Son père, Kateb, est une figure importante de la littérature algérienne. 81 butin de guerre, donc il faut l'apprendre ». » Comme le fait Jean-Loup Amselle à partir de l'exemple du N'ko, c'est ici à travers cet élément tiers, le français - bien que celui-ci soit une des langues parlées en Algérie - que ceux qui en font usage renforcent l'identité kabyle à travers l'histoire du peuple et de la région : plutôt qu'un rejet du français, son utilisation rappelle son passé, ses symboles, comme ses « butins de guerre ». Bien entendu à travers cette entreprise de « sélection » des éléments du passé165, la culture kabyle a eu et a besoin, selon Ali, du français pour s'affirmer. « Se définir dans le langage de l'adversaire ne signifie pas pour autant que l'on se soumet irrémédiablement à lui.166 » 2.2 Le mythe de la pureté originelle ou la réappropriation comme élément d'un réseau de « branchements gigognes » « De ce point de vue, la notion de syncrétisme, considérée ellemême comme le produit de la rencontre entre des religions africaines « traditionnelles » et des religions universalistes « modernes » devient problématique, à moins de définir celle-ci comme un patchwork, un produit de tous les collages antérieurs. Le syncrétisme n'existe en effet qu'au deuxième degré, renvoyant à l'infini ou mettant en abîme l'idée même d'une tradition originaire.167 » Lorsque je demandai à Ali quelles sont ses influences, la réponse suffit à illustrer cette idée de « patchwork » de cultures : « C'est un mélange, parce qu'en Algérie il y a plein de styles différents, il y a au moins dix styles de musiques. Moi dans ma région je connais un style. Après, la musique populaire c'en est un autre, elle réunit vraiment le peuple algérien. Et après y'a des 165 LENCLUD G., « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur la notion de "tradition" et de "société traditionnelle" en ethnologie », Terrain, Op.cit. 166 AMSELLE Jean-Loup, Branchements, Anthropologie de l'universalité des cultures, Op.cit. 167Ibidem, p. 8. 82 chants traditionnels, y'a des musiques comme ça qui sont là, après on va écouter d'autres musiques qui viennent du désert, qui viennent du Maroc, de la Tunisie, de la Lybie ; du sud, c'est-à-dire d'Afrique noire aussi : le Mali, le Niger... Donc voilà c'est tout ce mélange là que je fais. Mais à la base c'est vrai j'ai eu des influences chaabi, c'est-à-dire populaires. Chaabi ça veut dire populaire. La musique d'origine nord-africaine c'est pas le chaabi, la musique chaabi c'est d'influence méditerranéenne, elle est d'Afrique, d'orient, d'occident. » A ces influences culturelles diverses, il faut ajouter celle du cadre familial, qui constitue une trame de fond de l'époque passée en Kabylie, la musique populaire algérienne, « comme le ska en Jamaïque, celle qui [les] a bercés », ainsi que les chants traditionnels, qui eux-même remontent à des temps et origines incertaines : « Ce qui est chanté par les femmes ce sont des chants traditionnels, qui peut-être ont des siècles et des siècles, et personne le sait. Les gens ils avancent des trucs, les chercheurs et tout ça, mais on peut pas dire... » A celles-ci s'ajoutent des influences « occidentales » : dans le style, le reggae par exemple chez Ali, comme dans les techniques, par exemple chez Rachid : « Moi ce que j'essaie justement maintenant avec ça [le mandol], je fais le système de guitare, c'est-à-dire j'essaie, je joue à l'unisson note par note, comme je peux faire des accords, j'essaie de faire ça parce que ça se fait pas... Je trouve ça plus intéressant. C'est-à-dire que tu joues à l'occidentale, enfin comme de la guitare classique ? Voilà. » Ainsi, il n'est plus possible de considérer les démarches d'Ali et Rachid seulement comme le produit de la rencontre entre une musique kabyle 83 « traditionnelle », et des influences françaises modernes et uniformes. De même, il ne serait pas possible de définir la musique d'Asian Dub Foundation comme une musique composée d'une base électronique uniforme et universelle dans laquelle le groupe aurait procédé par l'inclusion de composantes « traditionnelles » indiennes, le tout formant cette production, « métissage de deux cultures ». Il est bien plutôt question de branchements successifs, de « branchements gigognes », mettant ainsi fortement en doute l'idée d'une pureté originelle de la musique. La production issue de cette démarche personnelle de réappropriation, en tant que production artistique branchée sur plusieurs cultures, dérive de chacune de celles-ci pour constituer à elle seule un dérivé singulier. Ces branchements successifs et/ou simultanés produisent en quelque sorte l'expression d'une identité culturelle complexe, elle-même produit d'un métissage d'« entités déjà mêlées ». Là où s'établit effectivement le lien avec la logique suivie ici, c'est dans la possibilité de concevoir que ces lâcher-prise artistiques, « branchements gigognes » d'identités culturelles sur d'autres cultures, constituent des arrêts sur image d'identités en transformation : observer le fait musical en question révèle l'existence d'une ligne infinie de constructions identitaires, dont cette démarche et ses modalités ne sont qu'un chaînon. Ces lâcher-prise et cette dérivation par rapport à certaines pratiques et techniques dites traditionnelles sont plus l'expression d'un respect pour celles-ci dans le présent, alors même que le leitmotiv de la liberté artistique fut repéré au long de tous les entretiens : parce qu'un musicien « trouve ça plus intéressant », et parce que comme cela vient d'être développé, les musiciens s'estiment assez fidèles et respectueux de la tradition pour pouvoir y développer des « signifiés autonomes ». Denis Martin soulignait, dans la démarche de Georges Balandier, l'intérêt porté à la prise en compte des variations et des bifurcations, à travers la remarque suivante : « le social ne se donne à lire que dans la complexité parce que s'y affirme le jeu de la liberté humaine.168 » 168Balandier Georges, 1997b : 32 in MARTIN Denis, « Notes bibliographiques », Revue française de science politique, Op.cit, pp. 909-912. 84 P artie 3 – Les ressorts de la démarche : capture de quelques enjeux actuels de la création musicale Chapitre 1 – Deux configurations d'ordre politique produites par la démarche : culture de masse et culture de l'imaginaire Par l'épithète « politique », ce ne sont pas les formes instituées de l'activité politique qui sont désignées, voie empruntée par les tenants de la sociologie politique entendue comme « science du pouvoir ». Au vu de la logique d'analyse adoptée ici, il s'agit plutôt de mesurer les effets politiques de faits sociaux en apparence bien éloignés de ce qui peut être qualifié de « politique » : de fait, la dimension politique devient partie intégrante de ceux-ci, en l'occurrence celle de cette démarche artistique. Ce qu'il y a de politique dans ce fait musical, ce sont bien les rapports de force et de domination qui l'investissent : des rapports intrinsèques au monde de la production musicale d'une part, et des rapports propres au monde social - au sens large - d'autre part. Section 1- La définition de ce que doit être la musique actuelle par l'industrie du disque 1.1 Mass culture et composantes traditionnelles La profusion de musiques actuelles empruntant aux traditions musicales est bien réelle ; la plupart s'avèrent être amplifiées, et beaucoup, commercialisées au sein des réseaux de diffusion et disquaires de plus ou moins 85 grande taille. Certaines tendances musicales à composantes traditionnelles, telles le reggae, le raî, l'asian underground, la musique celtique, la world-music et bien entendu toutes les productions musicales « sans-étiquette », s'inscrivent dans des tendances débordant largement le seul cadre de la musique. Ou peut-être certains phénomènes de mode, parfois venus de mouvements sociaux et modes de vie nouveaux, pénètrent-ils par suite les mondes de la musique. On pense par exemple ici à l'engouement des occidentaux pour certaines dimensions attrayantes de l'Inde, le succès de la nourriture « bio » et de la philosophie « zen », la floraison de bars et cafés aux ambiances et saveurs « exotiques », réunionnaises, caribéennes, argentines... L'attirance pour les musiques qui empruntent des éléments aux traditions, en correspondant à l'apparition de tendances et de modes, certaines énumérées plus haut, est révélatrice de certains changements de goûts et de valeurs dans nos sociétés occidentales : par exemple, un certain attrait pour l'exotisme et/ou un désir de retour aux racines dans le cas des musiques folkloriques et populaires. La réappropriation de musiques traditionnelles dans de nombreuses productions musicales fait l'objet d'un attrait certain du public pour celles-ci, et le problème est loin d'être celui-là, bien au contraire. Il s'agit plutôt de s'interroger sur les implications de l'attrait des majors, maisons de disques et industries culturelles pour ces musiques « nouvellement traditionnelles », qui constitue actuellement une des modalités de leur réappropriation. En d'autres termes, de questionner le processus de réappropriation en tant que support de formatage par et pour les industries culturelles, espace de création de goûts chez le consommateur, et de conditionnement artistique pour l'artiste, tous deux procédés d'ordre politique. Il ne s'agit pas, bien entendu, de diaboliser l'industrie du disque en adoptant un discours manichéen, mais plutôt de soulever certaines dynamiques qui soustendent le monde de la musique, mais aussi certains espaces sociaux dont les limites se situent au-delà du seul cadre de la production musicale : mondialisation, dérives de la commercialisation, course après un idéal exotique et vision fantasmée et imprudente de l'authentique. En d'autres termes, il est d'avantage question ici de repérer certains phénomènes que mettent en exergue les dérives de cette commercialisation, plutôt que ces dérives elles-mêmes, qui ne sont en soi pas l'objet du propos. 86 Ce que Théodor Adorno qualifiait d'industrie culturelle169 renvoie entre autres, dans le monde de la production musicale, à la « world-music », terme qui fait globalement allusion aux productions musicales occidentales qui s'inspirent et incorporent des éléments de musiques traditionnelles des « pays du Sud ». Par distinction de cette appellation, les musiques du monde et les musiques folkloriques renferment d'avantage l'aspect artistique de la culture à laquelle elles sont rattachées. Le terme de « world-music », employé pour la première fois en Angleterre en 1986 par Peter Gabriel, renvoie directement à la commercialisation de ces musiques, « grand bazar de la rencontre des cultures au supermarché de l'exotisme » selon la formule de Denis Constant-Martin170. Il n'est pas voulu ici connoter négativement les musiques rangées sous l'appellation de « worldmusic », la qualité dont relèvent bon nombre de ces productions étant tout à l'honneur de leurs auteurs. Notre intention est d'avantage de repérer les tenants et les aboutissants de la démarche artistique de réappropriation lorsque les modalités de réappropriation sont celles du passage par l'industrie du disque. Si ces qualifications, restent, de notre point de vue, assez réductrices, dans la mesure où le cloisonnement qu'elles induisent est excluant et inexact car trop simplificateur, celles-ci ont l'intérêt de mettre en évidence certaines tendances : l'emprise de la logique de commercialisation et la création de goûts chez le consommateur, le rapport qu'entretiennent les artistes avec le monde de l'industrie culturelle, etc... La culture de masse – mass culture - non entendue comme culture populaire, mais comme culture passant par les canaux des mass media et de l'industrie culturelle, renvoie à la culture entendue comme une dimension se situant « [...] au carrefour même de l'intellectuel et de l'affectif, elle serait l'équivalent au point de vue social du système psycho-affectif qui structure et oriente les instincts, construit une représentation ou vision du monde, opère 169 Avec Max Horkheimer dans « La dialectique de la raison ». 170 Denis Constant-Martin, lors du colloque international sur la diffusion des musiques du monde organisé à Paris en mai 1998 par Zone-Franche, l'Institut du Monde arabe et l'Université de Bourgogne, reprise par Elisabeth TOLLOT dans son mémoire de DESS Musiques Amplifiées, sous la direction de Jean-Pierre Lanfrey, Les musiques du monde et la diversité culturelle face à la mondialisation, Angers, 2003. 87 l'osmose entre le réel et l'imaginaire à travers symboles, mythes, normes, idéaux, idéologies171». La culture de masse « [...] soit opère une division de l'imaginaire et constitue une fabrique de rêves, soit au contraire intègre au sein de la société des mythes et idées-forces. En général, la culture de masse joue à la fois l'un et l'autre rôle, ce qui en fait une authentique culture, au sens ethno-sociologique du terme.172 » « A l'instar de Claude Lévi-Strauss, qui prédisait dans Race et histoire qu'une humanité unifiée serait une humanité ossifiée, on peut redouter pour la world- music un semblable danger d'uniformisation. Craignons en effet qu'en passant dans la même moulinette les chants peaux-rouges et les mélodies tibétaines, les cornemuses écossaises et les baudruches berbères, on n'aboutisse à une world totalement world. Brassant tout, c'est-à-dire rien. Avec comme tronc commun : le savoir-faire des studios, des basses boostées, des effets vocaux, des samples et des nappes de synthétiseurs. Et comme horizon : les bacs des centres commerciaux et les hauts-parleurs des stations-services.173 » 1.2 Le fantasme de l'étiquetage ou le mythe de la pureté Les qualifications que donnent les industriels du disque - maisons de production, chaînes de ventes de disques - à certaines productions semblent construire des stéréotypes musicaux, voire créer des styles en produisant des formes artistiques conformes aux styles déjà créés ou en cours de création. La standardisation impose au produit culturel de « répondre à certaines normes internes (quant à sa thématique, sa lisibilité, son style) et externes (il doit se mouler dans un cadre spatio-temporel préfixé [la longueur d'un morceau par exemple] 174». 171 MORIN Edgar, « Culture de masse », Dictionnaire de Sociologie, Préf. Howard S.Becker, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 2007, p. 210. 172 Ibidem, p.214 173 Supplément « Aden » du Monde du 15 au 21 avril 1998, p. 7 in AMSELLE Jean-Loup, Branchements, Anthropologie de l'universalité des cultures, Op.cit. p. 16. 174 MORIN Edgar, « Culture de masse », Dictionnaire de Sociologie, Op.cit. p. 211. 88 Nicolas Jaujou note que « en classifiant la musique, on rend compte de la pluralité des pôles de mise en scène de la musique », montrant par là que « la musique du monde » s'avère également être une « activité organisée par le haut175 », à différentes étapes de la production musicale. Julian, bassiste, commentait la manière dont une maison de disques avait proposé de produire un album : « On est quatre à avoir bossé dans l'album, on a tous 25 ans en moyenne, et si tu veux, on est des inconnus de la maison de disque et où eux ont tous leur réseau de musiciens. Des requins, ils disent à Magyd « bon ben tes musiciens toulousains tu les renvoie à la maison ». [...] Ils ont dit ça au moment de l'envoi des maquettes, et à la fin ils ont été hyper contents de l'album. » Pierre-Emmanuel faisait écho à l'absurdité de cette classification, aspiration à une vision sans doute « pure », mais fausse, de ce qu'est la musique traditionnelle aujourd'hui. Les maisons de disques, lorsqu'elles « [...] font fonctionner leurs écuries en premier » (des musiciens reconnus avec lesquels ils ont des accords) et en écartant des musiciens dont la renommée n'est pas établie dans un style particulier, souhaitent créer quelque chose de « pur » : « [...] on a fait un morceau un peu « cap-vert », les mecs ils auraient appelé les musiciens de Cesaria Evora direct. Au final ils auraient tout catégorisé, tout radicalisé. S'il faut, ça aurait mieux marché... S'il faut, artistiquement, ça aurait été moins bien... Moins frais, ça c'est sûr. » A y chercher une explication quant à cette réaction, c'est donc « peut être par manque d'uniformisation, justement... Puisque oui, c'était un fourre-tout de musiques... ». C'est également peut-être pour la même raison que l'album de Magyd Cherfi est classé dans le rayon reggae de la Fnac, alors que Pierre-Emmanuel pointait clairement le fait que la production musicale de Magyd Cherfi reste « [...] de la 175JAUJOU Nicolas , « Comment faire notre musique du monde ? Du classement des disques aux catégorisations de la musique », Cahiers d'études africaines, Op.cit. 89 chanson française, il n'y a pas de doute la dessus » : « [On est dans le rayon] reggae, y'a pas de bac inclassables, alors que paradoxalement y'a plus de musique qu'il n'y en a jamais eu. [...] C'était un fourre-tout de musiques... Magyd est comme ça : il aime le reggae, il aime le rock, il aime le rap, il aime la chanson, la musique caribéenne, il aime les musiques du monde [...] et au final il sait pas vers quoi il va. Et donc nous étant dans le même truc, on a fait un fourre-tout de musiques du monde. Pourtant, aujourd'hui tu peux fonctionner avec des concepts : Didier Super, tu vois par exemple. Et bien malgré ça les magasins ont pas encore le réflexe d'ouvrir le truc » Cette volonté de proposer quelque chose de pur, et de vouloir modifier certaines choses qui « peut être [manquent] d'uniformisation », sont les visages d'une authenticité artificielle : Sun J, membre d'Asian Dub Foundation, critique ainsi les visions impérialistes et « de touristes » que certaines personnes peuvent avoir de l'Inde : les stéréotypes de « [...] l'encens et de la spiritualité. [Ils trouvent] ça très agaçant, ce n'est pas tellement ça qu'il y a dans [leur] musique. » A travers cet apparent affront à « l'authenticité » se profile donc un certain respect pour la musique, et une critique de sa dimension utilitariste : étiqueter, créer des mythes et des idées-forces, celle de la pureté de telle culture ou du caractère exotique de telle autre, ne sont autres que des manières de définir - et limiter – « des croyables176 ». 1.3 Construction marketing d'un mythe et définition des « croyables » a) La mise en rayon des cultures... « On vous qualifie de quoi ? 176 Terme employé par Michel de Certeau dans La culture au pluriel, op.cit. Chapitre premier. 90 C'est dur quoi... Parce que même Magyd est-ce qu'il le sait pas lui même... » L'authenticité bâtie de toutes pièces est parfois l'invention d'un héritage que nous n'avons pas, d'un souvenir que nous aimerions avoir. Rêve, ou «[...] tentative de structurer au moins certaines parties de la vie sociale comme immuables et invariantes [...]177» dans un monde moderne soumis au « changement permanent » et à l'innovation ? Il semble que le processus de réappropriation des musiques traditionnelles, que certains qualifieraient de « récupération » à travers certains aspects du fonctionnement de l'industrie du disque, soit symptomatique de certaines dynamiques socio-culturelles propres à la mass culture : création d'un rêve d'authentique, d'ethnique, d'exotique, dans le but de structurer certains comportements. En effet, dans le contexte d'industrialisation culturelle, il semble que ces « traditions inventées » se rapprochent de la catégorie dont Eric Hobsbawm dit que le but est « [...] la socialisation, l'inculcation de croyances, des systèmes de valeurs et des codes de conduite178. » Croyances sur ce qu'est l'exotisme, l'ailleurs, l'Autre, « la musique africaine », « la musique indienne », « la musique populaire d'autrefois », et surtout, ce qu'est la musique actuelle : par cette entreprise de sélection, entreprise de définition de ce qu'est la musique par négation de ce qu'elle ne peut ou ne doit pas être. La diffusion de certaines productions musicales semble être conditionnée par leur conformité ou non avec une supposée, idéalisée, voire construite tradition musicale ayant fait l'objet d'une catégorisation. Un des membres d'Asian Dub Foundation dénonçait ainsi « [...] les appellations qui sous-entendent une uniformité [puisque] toute la musique asiatique est la même… sans se soucier des diverses origines de chacun » : « [...] on a une attitude méfiante envers ce qui est étiqueté, appelé ‘Asian Underground’, parce que c’est largement une invention des médias. [...] Ce qui est appelé ‘Asian Underground’ relève d’un besoin d’exotisme, d’une tentative de créer une musique exotique ; 177 HOBSBAWM Eric, « Inventer des traditions », Enquête, op.cit. 178 Idem. 91 c’est arrivé avec le reggae, c’est arrivé avec toutes les musiques africaines, en particulier en Grande Bretagne. D’une certaine manière, cette ‘exotisation’ est un visage du racisme. C’est comme les accessoires de mode, les blancs qui portent le troisième œil, tu vois…[...] On ne peut pas se cantonner à une catégorie, parce que c’est ce qu’ils veulent, et s’ils ne peuvent pas vous coller dans une catégorie ils ne s’intéresseront pas à vous… et puis ils décideront de toute manière d’oublier la catégorie… » Dans ses travaux, Nicolas Jaujou note que « [...] la taille du rayon musiques du monde ne renvoie pas au contenu mais au destinataire. Ce n'est pas l'importance et la diversité d'une production musicale qui est mise en rayon mais bien l'importance et la diversité d'une clientèle et de sa demande.179 » En quelque sorte, il s'agit d'organisation non pas selon la production mais selon la consommation, sachant que cette demande est également créée par cette définition de ce qui est à la mode, légitime ou possible : « on compose des catégories musicales en fonction des différences entre les clients : on élabore des « goûts musicaux ». 180» Si selon la formule de Marx, « le producteur crée le consommateur [...] il ne créé pas seulement un objet pour le sujet mais un sujet pour l'objet », cela se traduit dans le monde de la production musicale par une des dérives de l'industrialisation de ces musiques : l'opportunisme des maisons de disques. Un des membres d'Asian Dub Foundation soulignait le désintérêt des maisons de disques pour le bhangra181, et l'utilisation à outrance de l'appellation d'asian underground par laquelle sont désignées les musiques fusionnant des composantes de musique indienne traditionnelle et de la musique électronique, aujourd'hui très en vogue : « C’est un mépris de l’histoire. Pour nous le son ‘Asian Underground’ est arrivé il y a 20/25 ans avec le Bhangra qui était une fusion, si tu veux, ou un mix entre la musique punjabi traditionnelle, une musique folk vieille de plusieurs siècles, avec ce 179 JAUJOU Nicolas , « Comment faire notre musique du monde ? Du classement des disques aux catégorisations de la musique », Cahiers d'études africaines, Op.cit. p.860. 180 Ibidem p. 865 181 Musique originaire du Penjâb très écoutée à Londres dans les communautés indopakistanaises immigrées, et qui connut un regain d'intérêt il y a une dizaine d'années, notamment lorsqu'elle fut intégrée en Angleterre à des styles contemporains tels le reggae, la house, le hip hop , la jungle... 92 qui se passait à ce moment-là, le Rock. Ça, pour nous, a été toujours négligé, toute cette histoire, tous ces groupes de Bhangra ont vendu des millions de disques de part le monde, certifiés platine partout ; en Grande-Bretagne ils ne sont même pas reconnus comme ayant existé, alors que cette musique a été précisément faite en Angleterre. » Dans ce cadre là, les motivations de cette modalité de réappropriation sont de toute évidence de nature marchande : ces catégorisations permettent de faciliter la mise en valeur d'un produit culturel182. Que les maisons de disque s'emparent d'un phénomène de mode après le succès que peut connaître un artiste grâce à un « tube », ou parce qu'un style musical né de la fusion de plusieurs musiques est en passe de devenir en vogue, l'appel à « un style » ou à un autre résulte de la nécessité de répondre à des opportunités de commercialisation : les qualifications et les étiquettes que les artistes eux-même n'apprécient guère, voire rejettent, sont essentiellement le produit d'un processus de marchandisation, auquel s'apposent régulièrement leur corollaire, le phénomène de mode. Si le formatage et la standardisation s'inscrivent dans la logique de fonctionnement de l'industrie du disque et en constituent une dimension, cette dernière a cependant aussi besoin d'une nouveauté. Et c'est également ici que la démarche de réappropriation de composantes traditionnelles apporte une potentialité non négligeable. En effet, parce que l'oeuvre culturelle doit rester unique et originale, l'industrie du disque a par exemple « [...] vitalement besoin d'originalité et d'invention », ce que les composantes traditionnelles sont à même d'apporter, par exemple à travers leurs renvois à des temps et lieux censés être exotiques ou lointains. b) Définir « des possibles » Mais ce que suscite et produit cette démarche musicale, ce n'est pas 182 Ce sont les conclusions du travail effectué par Nicolas Jaujou sur les classifications des musiques du monde dans les magasins FNAC et Virgin qui sont exploitées ici. JAUJOU Nicolas , « Comment faire notre musique du monde ? Du classement des disques aux catégorisations de la musique », Cahiers d'études africaines,Op.cit. 93 uniquement une confrontation entre différents acteurs de la production musicale – musiciens, maisons de disques, labels, enseignes de distribution – pour la définition de ce qu'est l'authentique, ce que représentent ou devraient représenter les musiques traditionnelles, et la musique en général. Pour reprendre l'idée d'Antoine Hennion, « les rayons de disques font partie de notre dispositif de pratiques et constituent un des lieux d'apprentissage de nos façons de vivre et de parler la musique183 ». C'est en ce sens que la démarche de réappropriation de composantes traditionnelles constitue un espace de tensions particulier, puisque elle confronte les intérêts et organise une « concurrence » autour de ce qu'est la musique traditionnelle, la musique de manière générale, et plus largement, la culture, en toute connaissance de ses effets sur le reste du social. La démarche de réappropriation trouve ses prolongements dans des significations d'ordre politique, dans la mesure où cet étiquetage, cette mise en rayon de la culture, sont bien les symptômes d'une absence d'autonomie de la culture par rapport à d'autres sphères, en particulier celles de l'économique, voire, du politique, de la « politique culturelle » : cette « autonomie fictive » acceptée, « on accentuera la tendance du « culturel » à devenir l'alibi du politique et à former une grosseur inerte dans le social.184 » Ce processus, et la divergence des attitudes dans de la démarche de réappropriation, s'articule en fait autour d'une définition de la valeur artistique de la production qu'elle engendre. Les individus qui s'inscrivent dans le processus de réappropriation des musiques traditionnelles posent empiriquement les bases d'une confrontation sur la valeur, les valeurs de la production artistique : valeur esthétique, culturelle, marchande, symbolique. « La relation production-création peut soit donner des oeuvres où la production domine fortement la création, c'est-à-dire où il y a une prédominance de la standardisation, soit au contraire des oeuvres où la création domine la production, et se rapproche par là de l'oeuvre artistique ou littéraire classique, c'est-à-dire de l'oeuvre d'auteur, soit encore des oeuvres mixtes, à modèles fortement structurés selon les exigences de la production, mais à l'intérieur desquelles il y a une liberté de créateur.185 ». 183 Hennion ; 1993 in JAUJOU Nicolas , « Comment faire notre musique du monde ? Du classement des disques aux catégorisations de la musique », Cahiers d'études africaines,Op.cit., p. 865. 184 DE CERTEAU Michel, La culture au pluriel, Op.cit., p. 179. 185 MORIN Edgar, « Culture de masse », Dictionnaire de Sociologie, Op.cit. p.214. 94 Section 2 - Le potentiel expressif de la démarche artistique La démarche de réappropriation induit un déplacement et/ou une modification des fonctions de la musique, lorsqu'elles existent. Le positionnement par rapport au signifié des composantes traditionnelles, c'est-àdire au contenu expressif de la musique, est aussi diversifié qu'existent de musiciens et d'histoires - personnelles et collectives – qui le sous-tendent. Si les composantes traditionnelles s'avèrent être plus ou moins transformées d'un point de vue sonore, l'éthos peut lui aussi l'être également plus ou moins. Mais, plus qu'un seul et unique éthos de départ – affirmation que l'étude de la démarche permettra de rendre suspecte - il semble que ce soit d'avantage le positionnement des musiciens qui doive retenir notre attention : c'est bien l'usage de la liberté artistique, formule dont nous avons constaté l'omniprésence dans tous les entretiens, qui établit cette distanciation plus ou moins importante par rapport au signifié des composantes traditionnelles, et qui permet alors de s'en détacher. C'est également cette liberté de détachement qui s'avère être plus ou moins productrice d'un « message », y compris politique. En effet, les transformations sont parfois minimes, comme dans le cas de la réappropriation d'un air traditionnel « à la note près » : pour autant, la dimension revendicative, par exemple, n'en est pas moins forte, et celle-ci peut même se voir portée à son paroxysme lorsque la démarche artistique de réappropriation suffit en soi à constituer un message. Pour suivre le raisonnement d'Herbert Marcuse186, le potentiel politique n'est plus seulement dans le signifié produit par certaines composantes traditionnelles, qui constitue par exemple l'élément clé d'une expression identitaire en renvoyant directement aux « conditions de production ». Herbert Marcuse, dans sa critique du caractère « vrai » ou « authentique » du seul contenu artistique comme de sa seule forme, met ainsi en avant l'idée d'une fonction critique de l'art obtenue lorsque « le contenu est devenu forme »187. Appliqué à la démarche artistique en question, il s'agirait des cas où sans tomber 186 MARCUSE Herbert, La dimension esthétique, Pour une critique de l'esthétique marxiste, op.cit. 187 Ibidem, p. 22 95 dans la réappropriation « folklorisée », le musicien ramène des composantes de « là-bas » dans sa production, déplaçant ou transformant la fonction et/ou le sens initiaux, l'éthos de ces composantes. Le processus de réappropriation et la mise en forme d'un contenu conférerait à la production nouvelle un sens particulier. En se détachant finalement du signifié de la composante traditionnelle, par exemple lorsque les musiciens « lâchent-prise » dans leur production artistique par rapport au sens que véhicule la musique traditionnelle (puisque l'éthos est remplacé, la fonction originelle de la musique est déplacée), il est alors possible d'observer une démarche de réappropriation reposant largement sur la forme esthétique même des productions à composantes traditionnelles. En se détachant du signifié des composantes traditionnelles, il s'agit d'avantage de rechercher un signifié autonome : pour Claude Sicre, la difficulté réside bien ici dans cet arbitrage moral d'une plus ou moins libre réappropriation de composantes musicales « pour leur utilité » : il s'agit dans tous les cas de figure de sélectionner « des éléments qui [le] nourrissent [lui], dans [sa] propre problématique à [lui], et dans [sa] fonctionnalité à [lui]. C'est d'une part par un lâcher-prise vis-à-vis de ces signifiés, et par une seule sublimation esthétique et liberté artistique que sont produits ces signifiés autonomes, voire le potentiel politique de l'oeuvre. D'autre part, c'est la démarche même et le décalage qui sont générateurs de sens d'ordre politique : le fait d'amener ici et maintenant des composantes musicales a priori lointaines, par cette mise en porte à-faux de certains éléments. 2.1 Privilégier la dimension esthétique de la démarche, une forme de parti-pris ? Par « forme », Herbert Marcuse entend « [...] le résultat d'un contenu reçu (fait présent ou historique, personnel ou social) en un tout auto-suffisant : poème, pièce de théâtre, roman, etc. 188». Ainsi, lorsque Ali chante en berbère, c'est bien entendu parce que cet acte met au jour toutes les expressions identitaires notamment - que l'étude de sa démarche a permis de relever. En particulier, chanter des textes en kabyle renvoie à une mémoire particulière et acquiert une valeur performative sur la construction d'une identité individuelle et 188 Ibidem, p. 22. 96 collective. Le contenu de ceux-ci, un vécu, une histoire, une mémoire, une indignation, c'est-à-dire des paroles pouvant uniquement être comprises par un public parlant berbère, est donc apprécié pour le récit qui le constitue. Le potentiel politique réside en effet d'une part dans les textes même d'Ali, qui répondait ainsi lorsque je lui demandai quels étaient les thèmes abordés dans ses textes : « Pour moi la musique engagée, c'est déjà des chants d'amour. Tu sais, moi je suis pas contre les gens qui écrivent l'amour tout ça, c'est bien...mais ce n'est pas vrai. Je parle de chez moi, (c'est la dictature) [...] pour faire jaillir une lumière, sur une idée, sur une histoire, sur un individu, sur un groupe tu vois ! Quand on ouvre les yeux à quelqu'un, c'est de l'amour. On transmet quelque chose de positif. » Ce contenu devient forme en ce qu'il re-modèle, re-présente ce vécu, histoire, mémoire, indignation. Il « acquiert une signifiance et une vérité qui lui sont propres », et qui sont perceptibles par tous, que la langue soit comprise ou non : pour ceux qui parlent le berbère, c'est le récit et sa subjectivité qui produisent cette signifiance. « La vérité de l'art réside en ceci que le monde est en réalité tel qu'il apparaît dans l'oeuvre d'art.189 » En revanche, ce que produit l'acte d'interprétation de ces morceaux n'est pas uniquement d'ordre identitaire, explicite, ou « message à lire ». Pour ceux qui ne parlent pas kabyle, cette signifiance réside dans la capacité de la forme à produire de l'émotion : pour reprendre l'idée d'Herbert Marcuse, il nous semble également que c'est ici son intériorité, ses émotions, et son imagination – celle à l'origine de la composition, et celle générée dans l'esprit d'un public – qui produisent le sens de la musique d'Ali. C'est également ce que remarquait Ali, lorsqu'il décrivait certains concerts donnés dans des bars toulousains : « Et à chaque fois les gens ils me disent « tu nous fait rêver », et 189Ibid. p. 12. 97 c'est pas des gens de chez moi, parce que les gens de chez moi ils comprennent, donc c'est bon, mais des gens qui comprennent pas cette langue. Et du coup je me dis ils on capté, c'est ça en fait le plus important ! C'est pour ça l'autre jour je te disais, un cri humain : d'où il vient ? Un air, d'où il vient ? Tu sais des fois on oublie qu'on est de cette terre. On est différents mais on est pareils. On oublie qu'on peut ressentir la même chose sur un truc inconnu. Tu peux ressentir la même chose que moi, même si j'ai vécu avec et que j'ai pas la même sensibilité. Mais parce que c'est un déclic, quelque chose qu'on peut pas expliquer. C'est un son, c'est un air comme ça, quand on me dit « tu nous fais rêver », je me dis le message est passé. Après les gens ils demandent de quoi ça parle, donc tu vas expliquer avec deux ou trois mots. Les gens qui sont curieux de toutes façons...[...] Donc les gens qui sont curieux, ils la captent cette musique, même dans n'importe quelle langue. Au début j'ai écouté Bob Marley je comprenais rien. Mais après j'ai écouté, et je te jure avec sa voix, avec les sons, j'avais l'impression que je comprenais. » Le potentiel politique de sa démarche semble résider dans l'idée que « le potentiel politique de l'art réside seulement dans sa propre dimension esthétique.190 » En d'autres termes, c'est avant tout parce qu'il « parle de tout ce [qu'il] ressent », qu'il « [s']inspire de [son] histoire » dans ses compositions : « Moi ça vient comme ça, je ressens quelque chose, dans un débat ou alors quand je suis dehors et que je marche. Et ça me tombe, et je me mets à écrire. C'est le démon qui m'habite! C'est comme il dit Amazir, c'est le démon qui m'habite, il paie pas le loyer voila! Ma musique elle est là! Elle est dans ma tête! [...] Elle est brute, un peu sauvage. » Également parce que sa démarche artistique s'affranchit de certaines barrières dont le danger serait par exemple de cantonner le musicien dans un carcan de la tradition, que sa démarche est partie prenante. Il parlait ainsi de la musique tzigane : « Non, j'adore cette musique, tzigane et tout... Et même j'ai 190Idem. 98 composé des trucs qui sonnent tzigane. Je sais même pas en fait. C'est la vraie musique, c'est la musique sauvage, naturelle. Y'a pas d'artifices, on sent l'humain. » Tous les musiciens interrogés ne voyaient pas non plus de problème dans le fait de reprendre une musique traditionnelle, bien que celle-ci ne leur soit pas familière ou avec laquelle ils n'étaient pas personnellement liés. Tous ont en effet mis en avant l'intérêt de pouvoir l'interpréter, dès lors « qu'elle leur parle » (Pushit), « qu'elle les séduit »(Pierre-Emmanuel), ou qu'elle revêt « une utilité » (Claude Sicre). Ainsi, la présence d'un éthos dans ces musiques là, qui comme nous l'avons vu sont par nature chargées d'un fort potentiel identitaire ou fonctionnel, ne constitue pas un pas un obstacle à la démarche. Ali en donnait un exemple, en réaction à la descriptions des compositions de Pushit, mélange de musiques d'Europe de l'est et de musiques électroniques : « C'est mortel. Après ça dépend dans quel sens il le fait aussi : s'il fait de la musique pour la musique, ou s'il fait de la musique pour la commercialiser. Tu sais, j'ai composé des musiques avec... Par exemple j'ai composé un morceau avec cet instrument, berbère, c'est de la même famille que le gembri gnawa, mais celui-là il est en cordes en nylon : c'est pas le même son, mais c'est pareil.[...]. Je me souviens d'un morceau que j'ai enregistré que j'avais composé avec cet instrument là. Et bien on l'a joué et j'ai fini par l'enregistrer avec l'autre instrument, on a pas enregistré avec l'instrument avec lequel je l'avais composé : finalement on a joué avec des guitares électriques. Tu vois d'où il vient ? Il est composé avec un instrument, il est joué avec un autre instrument, c'est comme ça, c'est le son ! La musique elle est pure, elle est naturelle, c'est un son. Après il nous touche. Si on sent quelque chose il faut le faire, faut pas se dire c'est celui là, non c'est pas celui là. Non : tu sens. [...] C'est mortel je trouve, de faire de la musique traditionnelle avec de la techno. Après faut faire de la musique pour de la musique, vraiment apporter quelque chose. Faut pas que ça soit dans l'esprit « commerce », faut savoir que quand on compose un truc il va rester. Il sera là, tout le temps ». Donc c'est dommage 99 après qu'on dise « c'est quoi cette connerie? ». » Cet impératif de ne pas se dire « c'est celui là, non c'est pas celui là » permet une mise en valeur d'un autre aspect, essentiel à la musique : l'interprétation. Cette distanciation par rapport aux conventions des composantes traditionnelles se traduit également à travers une forme d'émancipation artistique dans la démarche. Le lâcher-prise se traduit sur le plan de la technique musicale, puisque Ali pourra jouer du chaabi à la guitare électrique, tout comme Rachid se permet de jouer des accords avec un mandol. C'est bien par son autonomie vis-à-vis des rapports sociaux donnés et par le lacher-prise vis-à-vis d'une manière de jouée « traditionnelle », que se manifeste toute la force et le potentiel politique (au sens émancipateur) des compositions d'Ali : « [...] C'est dans l'art lui-même, dans la forme esthétique en tant que telle, que je trouve le potentiel politique de l'art. » Comme l'expliquait Rachid lorsqu'il parlait du chaabi, « c'est ton interprétation qui compte, c'est pas que tu l'inventes... Le sens, la création artistique vient de ça, pas forcément du fait de faire quelque chose nouveau. », ce qui explique aussi que Rachid décide de « faire ça [jouer des accords sur un mandol, comme on jouerait d'une guitare] parce que ça se fait pas ». En « sublimant » ainsi la réalité, au sens de lâcher-prise, c'est à la fois « le coté réaffirmatif, réconciliateur de l'art » qui apparaît, en même temps que celui-ci « véhicule sa fonction critique et négatrice » : aspect réconciliateur, par toute la dimension performative qu'elle génère dans la construction identitaire, par exemple ; fonction négatrice de ce que Ali ne veut pas faire dans sa manière d'interpréter des morceaux « traditionnels », ce qu'il refuse de faire – une musique archaïque ; critique de ce que « certains, je dis bien certains » croient qu'est la musique traditionnelle, quelque chose d'archaïque et figé. 2.2 « Ramener quelque chose de là-bas ici et maintenant », ce qu'il y a « à lire » Le « potentiel politique » de l'art découle dans certains cas dans sa capacité d'émancipation et de l'imagination des artistes eux-mêmes. Il s'agit alors de ces productions où le potentiel politique ou autre découle de l'intégration des composantes traditionnelles. En d'autres termes, du potentiel politique de la 100 démarche en elle-même, par exemple par la réinterprétation ici et maintenant d'éléments renvoyant à des espaces et temps a priori lointains voire archaïques : « ce retour aux sources », ou acte distinguant la production musicale, est lui aussi générateur de sens, voire d'intentions d'ordre politique. Claude Sicre, commentait la démarche des Fabulous Troubadors, qui utilisent la tençon, joutes verbales datant du XIIème siècle, les tambourins de la tradition brésilienne des emboladores, ainsi que l'occitan : ce n'est pas l'éthos même de ces composantes traditionnelles qui permettent de produire un message, politique ou autre. Claude Sicre soulignait en effet les logiques sousjacentes au choix de telle ou telle tradition musicale : « C'est pas si elle me séduit, c'est si elle a... Si elle est utile...Si elle me séduit bien sûr, mais si c'est la plus utile pour faire danser les gens, pour réconcilier les gens, pour faire réagir les gens. La musique il y a aussi une fonctionnalité, il y a une esthétique, mais y'a une fonctionnalité : faire qu'ils se parlent, faire que eux participent à la musique [...] ». L'éthos de départ de ces composantes est donc largement dépassé, puisque la fonctionnalité de la musique repose ici sur les qualités esthétiques de la musique, « utiles » ou non pour parvenir à provoquer et produire telle ou telle émotion. En quelque sorte, « C'est pas parce que tu vas chanter des phrases politiques, que ta musique elle fait quelque chose. Si tu fais une musique ici, là tu vois [désignant la terrasse du café où eut lieu la discussion], tout le monde se met à danser, toutes les générations, les gens d'horizons divers. C'est très fort politiquement, parce que ça réconcilie les gens. Tu peux rester là et chanter « j'en ai marre de Sarkozy » et personne t'écoute : ça ne sert à rien. La politique c'est pas juste les mots, les phrases que tu dis, les prises de positions, c'est ce que tu fais vraiment, l'effet que ta musique a sur les gens : est-ce que ça les réconcilie ? Est ce que ça les mobilise, leur donne de la joie, ou de la tristesse ? » Claude Sicre insistait sur l'efficacité et le potentiel politique d'une esthétique musicale donnée, au-delà de toute considération sur le signifié de celle-ci. A la question de pourquoi avoir choisi la tradition occitane dans leurs chants, il 101 soulignait la fonction « interpellatrice » de celle-ci, parce qu'elle renvoie à des conditions de production particulières : un espace bien particulier - les régions de langue d'Oc- marqué par des évènements bien particuliers - une politique nationale centralisatrice, comme ce fut également le cas dans d'autres régions : « Après nous ici, vu le problème de la France, il fallait qu'on y mette quelque chose qui soit pas connoté, que ça interroge les gens nouvellement, même si y'a des références derrière, comme je t'ai dit...Mais disons que c'est pas... On popularise pas la musique du pays, d'ici. On fait notre truc » « Leur truc », c'est en l'occurrence de mener une action militante pour la défense de la culture en soi, et non de la culture occitane en particulier (ce qui est par ailleurs une tendance de plus en plus répandue dans le cas des musiques et cultures régionalistes). Il s'agit d'avantage d'une réaction face à une politique culturelle : « Ce qui me rattache c'est l'injustice. Bon mes grands-parents parlaient occitan, mais moi je l'ai jamais parlé. Quand j'ai découvert l'injustice qu'il y avait à cacher plein de choses, et la bêtise, plus que l'injustice...Parce que moi je me sens pas minorisé, je me sens pas persécuté... Mais c'est l'imbécillité de cacher des choses aux gens, de cacher que leurs ancêtres parlaient telle langue, qu'il y avait des livres dans cette langue...Mais sans devenir régionaliste, parce que moi je suis français et je suis content de l'être, c'est plutôt « politique culturelle », c'est pas politique au sens partisan...Et c'est anti-centralisme, parce que c'est le centralisme qui a caché ça...C'est culturel, purement. Il faut expliquer l'histoire aux gens, les gens qui connaissent pas ils sont infériorisés. » Dans le cas de Claude Sicre, c'est donc en partie cette particularité qui produit l'expression identitaire et a fortiori politique : ce sont les paroles chantées en occitan, qui par ce décalage et la rareté de celles-ci dans la musique actuelle qui produisent cette signification. 102 « Par exemple moi j'ai fait des chansons d'anniversaire, de bonne nuit, des chansons pour le quartier tout ça, c'est plus politique que de dire je suis contre Sarkozy ou contre le front national ». C'est en outre par le biais de concerts et d'activités de quartier, souvent festives, que cette démarche est mise en oeuvre et prend pleinement son sens, « réconcilier les gens, faire qu'ils se parlent ». Le potentiel politique de la démarche réside donc également dans son principe même, dans le décalage et les tensions pouvant exister au sein de cet espace de création musicale, où certains éléments traditionnels deviennent, parce qu'ils sont traditionnels, producteurs de sens. « Ainsi est-il nécessaire de repérer dans nos sociétés des formes de contre modernité dont la fonction critique recourt à des formes archaïques d'existence pour se signifier (bandes, communautés, sectes) ou à des expressions culturelles (orientales ou folkloriques). La tradition n'est plus en continuité, comme dans les sociétés en développement, mais elle est syncrétique et forte d'une critique. Il devient nécessaire de penser dialectiquement tradition-modernité pour appréhender un terrain en transformation où continuent à se lire des formes de tradition, venant soit de l'histoire singulière des peuples (comme en Afrique), soit de l'emprunt transformé de traits du passé (tradition bricolée de la contre modernité). 191 » Savoir si ces actes, revenir vers « du traditionnel », relèvent d'une tendance sociale, ou d'expressions particulières isolées reste difficile. Les sciences humaines peineraient bien à évaluer méthologiquement ce fait musical sur le plan quantitatif, justement parce que de manière générale, la création musicale est une pratique « totale192 », débordant très largement le cadre des espaces officiels, mesurables, quantifiables, susceptibles de passer par un traitement 191 LE POGAM Yves, « Corps et métissages dans l'anthropo-sociologie générative critique de Georges Balandier », Corps et Culture, Op.cit. 192 En référence à Emmanuel Brandl, qui oppose la pratique populaire à la pratique institutionnelle. PERRENOUD Marc (dir.), Terrains de la musique, Approches socioanthropologiques du fait musical contemporain, Op.cit. p. 27. 103 statistique. Et ce, d'autant plus dans notre cas où le fait musical en question est multiforme, plus ou moins décelable et en même temps très répandu, et difficilement isolable. Savoir donc, s'il y a une explication d'ordre politique et social à cette démarche reste libre de multiples interprétations : « Fallait avoir l'idée, c'était moins évident pour tout un chacun. Alors que maintenant c'est peut être moins par souci artistique. C'est peut-être plus philosophique aujourd'hui, que artistique, comme c'était le cas il y a trente ans. » (Pierre-Emmanuel) « Ceci dit c'est vrai que là on est... C'est peut être un courant qui est en train de... Enfin on est en plein dans un courant comme ça, de réapproriation des choses traditionnelles. T'u vois, dans ton cercle de musiciens, de plus en plus cette démarche là ? Des propositions allant dans ce sens ? Oui, je pense. C'est vrai que dans le milieu que je fréquente, les musiciens que je connais sont plutôt là dedans d'une manière générale. Est-ce que c'est une mode, est ce que c'est un courant, ou est ce qu'on l'a toujours fait ? J'avoue que je ne m'étais pas posé la question jusqu'à aujourd'hui, mais sans doute. Sans doute que c'est quelque chose dans lequel on est actuellement. Mais peut être... Je sais pas... Parce qu'en même temps, j'avais envie de remonter encore un peu en me disant peut être que ça vient de l'époque hippie, tu vois, où justement il y avait un retour à la nature, aux sources des choses. Peut être que ça a toujours été latent, que ça attendait... Quelque chose, je sais pas. » (Eugénie) 104 Chapitre 2 – Les évolutions de la musique et de ses modalités de création traversées par le processus de réappropriation Section 1 – Concevoir les composantes traditionnelles comme matériau sonore : un facteur d'évolution musicale 1.1 Le choix de la musique traditionnelle comme support au bricolage d'une toile sonore Nous nous trouvons ici dans la configuration où Jean Davallon précisait le rôle du hasard et du jeu, où l' « [...] intégration des éléments, des contraintes, et des contradictions en une totalité [...] » donne lieu à une production, et où la contrainte majeure reste celle du choix esthétique et de la liberté que prend le musicien dans le « bricolage musical » auquel il se livre. La démarche est alors construite sur la seule justification de la liberté artistique, et bien souvent et en tous cas a priori, elle n'est pas construite mais élaborée au gré des opportunités qui donnent au musicien l'occasion de « bricoler ». Claude Lévi-Strauss décrivait ainsi l'attitude du « bricoleur » : « Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s'arranger avec les « moyens du bord », c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus 105 de constructions et de destructions antérieures.193 » Ainsi, les éléments à dispositions du musicien sont multiples, les « moyens du bord » sont en effet hétéroclites, et de plus en plus nombreux, puisque l'univers instrumental -au sens propre du terme comme au figuré - est de moins en moins clos194. Ces outils sont en fait les modalités de réappropriation de la musique traditionnelle : matérielles et techniques (instruments, techniques musicales, outils et technologies à disposition...), mais également plus subjectives et impalpables car du domaine de l'expérience (vécu musical et histoire individuelle, rencontres...). Ces modalités, ces « ponts » établis entre les matériaux dans le bricolage sonore, donnent à la production musicale une combinaison de sens et de raisons d'être aussi infinie que peut l'être l'imagination du musicien. La traversée spatiale et temporelle à laquelle sont soumises les musiques traditionnelles lorsqu'elles sont entendues aujourd'hui dans nos sociétés occidentales, décontextualisent de fait ces oeuvres. Encore une fois, la signification de ces matériaux, les composantes musicales traditionnelles, est elle aussi changée, puisque la fonction de cette musique n'est plus la même. L'interprétation qui est faite de ces musiques là, ou la réappropriation de cellesci dans des musiques actuelles, posent de fait des questionnements à des plans divers. Moraux : savoir s'il est de bon droit de jouer une musique accompagnant traditionnellement un rituel religieux, ou plus simplement, qui est légitime pour interpréter cette musique et à qui elle appartient. Mais aussi techniques : comment va-t-on mettre en place le dispositif matériel encadrant en principe l'interprétation de cette mélodie ? Cependant, les discussions, formelles ou non, et moments passés avec les musiciens montrent que bon nombre d'entre eux choisissent de réinterpréter certaines musiques traditionnelles sans pour autant avoir d'ancrage dans les cultures dont elles sont issues. Leur choix est bien d'avantage celui du plaisir de 193LEVI-STRAUSS Claude, La pensée sauvage, 1960, Paris, Plon, p. 27. 194Nous pensons ici aux nouvelles technologies de production musicale et de communication, moyen très utilisé dans la production musicale. Ce point sera développé plus loin. 106 jouer, de découvrir, de s'enrichir des expériences à la fois techniques et humaines qu'amène à vivre cette pratique, voire de se livrer à certaines expérimentations sonores et d'évoluer ainsi dans leur art. La musique traditionnelle, ou certaines de ses composantes, disait Julian, restent bien souvent un support à l'expérience artistique, lorsque le musicien se rend par exemple compte que « [...] c'est un bon moyen pour développer [sa] sensibilité musicale.» Pour Eugénie, violoncelliste toulousaine, lorsque le musicien parvient à évacuer les entraves intellectuelles et les questionnements moraux qui peuvent remettre en cause le choix de la démarche adoptée, la pratique n'est « pas philosophique du tout ». « [...] ça passe pas par une réflexion. C'est quelque chose de complètement dans les airs, complètement dans la lune, quelque chose d'éthéré, de pas vraiment concret [...] ». Claude Sicre nuançait ces propos en expliquant que la réappropriation ne peut pas se faire dans certains cas : « On ne peut pas toucher aux choses, c'est compliqué. [...] Il ne faut pas singer les autres, leur voler leur truc, ce qui est à eux. Je fais par intuition, je réfléchis, je m'adresse aux autres, je demande ; tu vois les limites sont difficiles... Comme toujours dans la vie, les limites sont difficiles. » En revanche, c'est parce que la tradition musicale brésilienne comportait un esprit similaire à celui que recherchent les Fabulous Troubadors, la réjouissance, que ceux-ci se sont permis de l'emprunter : en d'autres termes, parce que l'esthétique musicale servait leur projet. Il s'agit en effet bien souvent de composer avec les outils que l'on a à disposition pour concrétiser des envies et goûts musicaux. Voici ce qu'expliquait également Pushit lorsqu'il répondait à la question des raisons du choix de certaines composantes sonores, en l'occurrence la musique tzigane et l'électro : « C'est à dire que ça va donner un son bien plus gros pour le dancefloor surtout, pour danser et tout... Tu veux écouter des trucs traditionnels, c'est des super morceaux, mais bon après t'as pas les grosses basses et les gros beats comme nous on peut avoir. Là justement, en mélangeant les deux, t'obtiens un truc de dingue. » 107 Ce positionnement reste donc clairement celui d'un choix artistique, tant la réappropriation de musiques traditionnellement interprétées dans des circonstances parfois radicalement différentes, et dans des temps et des espaces parfois lointains, est une démarche riche en questionnements. Pour Pushit, le choix est par exemple avant tout orienté par la volonté d'avoir « du gros son », tout en obtenant quelque chose de très émotionnel, ce à quoi les musiciens tziganes « sont les champions du monde pour ça ! ». Ainsi, la démarche de réappropriation, en s'affranchissant d'un certain nombre de barrières éthiques ou philosophiques, pose pour principal problème celui des possibilités techniques. Qu'est-ce qui va pouvoir « donner le meilleur son », ou dégager telle émotion ? Comment, techniquement, allier ces deux styles musicaux ? 1.2 Comment relier ces musiques : les richesses des contraintes techniques, ou l'illimitation de la création musicale a) Bricoler une toile sonore Conscient des limites de l'imagination et des richesses de ce qui existe, Pushit pointait à propos de l'électro en notamment du dub step, que « [...] les français ils inventent rien, ils refont super bien c'est sûr. Mais bon, c'est l'essence même de la musique à mon avis : écouter des trucs essayer de les refaire et les refaisant faire de nouvelles choses ». S'effectue donc une sorte de « glissement », bien souvent inconscient, ou du moins non formulé ni conscientisé, vers l'expérimentation de nouvelles textures sonores, ou de nouveaux plaisirs de la pratique musicale. A travers un « lâcher-prise » est ouverte la voie vers la pratique de l'expérience musicale, voire expérimentation : vis-à-vis des entraves intellectuelles d'une part, (philosophiques, morales) et des outils du musiciens d'autre part, les techniques musicales, technologies et caractéristiques musicologiques propres aux musiques interprétées. Se dégager du signifié des composantes traditionnelles, de la musique en général, à l'instar de nombreux musiciens comme Pushit qui affirmait qu'il « ne [croyait] pas que la musique ait un sens... ». Et de glisser avec évidence et en guise de point final 108 la simple formule : « la musique pour la musique». Nous nous trouvons ici dans la configuration où Jean Davallon précisait le rôle du hasard et du jeu, et où la contrainte majeure reste finalement celle du choix esthétique, de la liberté que prend le musicien dans le bricolage musical auquel il se livre. Nicolas Ropac, DJ mêlant aux musiques traditionnelles jouées en live des sonorités diverses dénichées ça et là, illustrait ce propos théorique : « J'envoie un peu des sources sonores, mais de façon improvisée toujours. Y'a pas de trucs qui arrivent pile poil dans le tempo et des trucs comme ça. C'est plutôt des paysages que j'envoie pendant que la musique évolue. Je joue avec les musiciens en envoyant un peu des sons, comme ça improbables. [...]. C'est un climat en fait, en même temps que j'ai développé un peu, moi, au travers des choix esthétiques. J'aime bien par exemple les vieux objets, les vieilles matières, donc j'aime bien mélanger la matière ancienne à une forme de musique plus contemporaine en fait. » b) « S'arranger avec les moyens du bord » : technique et esthétique Tout comme l'intelligence de la pensée et des pratiques artistiques en général suppose de mettre en relation des éléments hétéroclites, de trouver dans les uns et les autres des aspects se répondant, les possibilités de réappropriation ne semblent pas être établies a priori, mais bien plutôt imaginées ou « dénichées » par les musiciens. Les barrières de l'authenticité étant d'une certaine manière franchies par l'évacuation de toute réflexion philosophique sur le bien-fondé de leur démarche, les difficultés apparaissent alors du seul point de vue musicologique, défi qui semble plutôt attrayant. En effet, au cours des entretiens, les musiciens ont tous évoqué une ou plusieurs « combines » pour allier ou interpréter leur différentes sources ou composantes musicales. « La musique indienne aujourd’hui s’ouvre aux technologies, tout comme certains genres de musique africaine qui se marient très bien aux musiques électroniques. Asian Dub Foundation s’inscrit dans ce genre d’ouvertures. » 109 Ici, Cyber, membre d'Asian Dub Foundation, voit les choses dans un sens particulier : il pointe en effet l'influence des techniques et technologies d'amplification dont sont empreintes de nombreuses musiques actuelles, mais traditionnelles. Dans la continuité des propos du groupe, l'exemple du bhangra serait ici approprié, puisqu'il « retourne » maintenant en Inde de manière très populaire et chargé des influences électro qui lui ont été données à Londres. Ce point de vue mériterait à lui seul de longues analyses dans la mesure où il constitue le revers, le phénomène miroir de celui dont il est question ici195. Mais au delà de l'intérêt dont relève cette remarque, elle fait en tous points écho aux propos de Pushit qui décrivait les potentialités offertes par la musique électronique en termes de mariage et de fusion avec les musiques traditionnelles. « C'est vrai qu'avec le dub196 c'est ce qui se mélange le mieux... que ce soit de la musique indienne, africaine, c'est hallucinant...[...] c'est vraiment la musique avec laquelle tu peux mixer n'importe quoi... grave...d'ailleurs dans le balkan beat y'en a pas mal remixées en dub» Lorsque l'artiste Nicolas Repac était interrogé sur les raisons pour lesquelles se trouvaient si souvent rassemblées des musiques traditionnelles africaines et les machines, celui-ci leur trouvait un point d'attache proche : « [...] c'est une histoire de rythme, de musiques qui sont sans notions de temps en fait justement, c'est-à-dire on pourrait effectivement l'entendre comme ça sur cette rythmique une demiheure, trois quarts d'heure, enfin moi je pourrais, comme ça me laisser bercer par son sens du groove quoi qui est complètement incroyable... » Ce qui permet au DJ de créer « une espèce de mouvement hynoptique » et le point commun entre ces musiques qui est celui du rythme est remplacé par 195 Voir par exemple l'article de Stéphane Dorin : « La globalisation culturelle vue de Calcutta : circulations de la musique populaire occidentale », 2005. [en ligne]. URL : http://www.lestamp.com/publications_mondialisation/publication.dorin.htm 196 Variante du reggae né à la fin des années 60 et réimpulsé par des artistes underground et labels londonniens dans les années 80 où il se charge de sonorités électroniques. Il est maintenant un style à part entière ayant donné naissance à plusieurs sous-styles, roots dub, dub hybride. Le plus récent est sans doute le dub-step, lui aussi arrivé de Londres après les années 2000. 110 d'autres éléments d'ordre émotionnel, technique chez d'autres musiciens. Les goûts, parcours, techniques et styles musicaux adoptés sont autant de sources dans lesquelles ceux-ci puisent les outils leur permettant de mettre en oeuvre ce « bricolage musical ». Si le jazz constitue pour beaucoup de musiciens « un vecteur », une base de techniques, Pierre-Emmanuel, voit l'intérêt des musiques traditionnelles d'avantage dans leur particularité d'être des musiques de circonstance, dans leur valeur émotionnelle et empreinte d'un fort marquage culturel. Sur le plan des techniques, cela se traduit avant tout par la nécessité de trouver celle qui correspond à « l'esprit » de la musique : « Pour moi les musiques trad, populaires, ce sont des musiques de fête, de danse,la tradition c'est la tradition des fêtes, qui agence la vie des gens, d'un peuple. Et du coup c'est du phrasé, un rythme, un groove pour telle ou telle danse, pour telle ou telle émotion, pour telle ou telle événement, très précis, qui n'ont pas forcément à voir, et qui pourront être très éloignés du classique ou du jazz. » Pierre-Emmanuel pensait de toutes manières, que « soit tu vas dans le pays, soit tu renonces à vouloir la jouer vraiment « authentique! » Ce qui importe donc dans ces cas de figure, c'est de retrouver « le sentiment » d'une musique, « qui crée une émulation », « qui porte ». Ces sources, si elles peuvent être d'ordre cognitif ou émotionnel comme c'est le cas chez les deux Djs, sont également d'ordre musicologique ou technique chez d'autres musiciens. Julian, formé avec des techniques « jazz », pensait avoir pu jouer plus facilement des musiques traditionnelles d'origines diverses (merengue, yiddish, réunionnaise) grâce à ses bases techniques jazz : « Disons que le jazz c'est pas un support c'est plutôt un vecteur. Par contre, le fait d'avoir bossé le jazz de connaître des accords entre eux, ça te permet justement pour des choses populaires, traditionnelles, d'avoir un code pour te les approprier... Et ça aide oui, ça aide vraiment » 111 Pour Eugénie, violoncelliste, il s'agit d'un exercice enrichissant et intéressant, partie intégrante de l'expérience d'un musicien. Elle donnait ainsi l'exemple d'une occasion où une formation de musiciens avait dû jouer avec un jazzmen joueur de balafon197 : « Et le balafon, pareil il y avait ce petit problème de tempérament, moi j'avais du mal à jouer dans sa justesse à lui. Parce que bon ce sont des bouts de bois tu vois, taillés à la main, ça résonne dans une calebasse qui a la taille qu'elle a, donc des fois l'harmonique elle sonne pas tout à fait comme il faudrait. Mais ça sonne juste évidemment, pour lui et pour cet instrument là, ça sonne juste... Et donc moi par moments je jouais faux, alors que je joue juste. C'était cette adaptation là, ce mélange là qui était des fois un peu... difficile quoi. Puis il y avait sax, guitare, basse, batterie, donc des instruments très européens, enfin avec une histoire plus européenne. Donc c'est pareil, avec des problèmes de tempérament avec chaque instrument. Après on partait du principe que c'était cet instrument qui était au centre de tout le reste, et donc c'était à nous de nous adapter. Moi je savais que pour jouer un fa dièse il fallait que je joue un peu plus bas que d'habitude, et des fois un petit peu plus haut. » Plus atypique, le pont entre la musique traditionnelle et la pratique du DJ, en particulier le « scratching », était franchi par le DJ Navdeep grâce à son expérience des percussions traditionnelles indiennes, les tablas : « Le scratch, comme n'importe quel instrument, requiert de la pratique. [...] J'ai trouvé beaucoup de points communs entre le fait de scratcher et de jouer des tablas. J'aime utiliser ma main gauche pour manipuler le vinyle et ma main droite pour manipuler le bouton de la table de mixage. [...] Ces actions étaient déjà coordonnées du fait de ma pratique des tablas, du coup quand j'ai commencé à scratcher j'ai incorporé les mêmes mouvements et ressentis, en y appliquant les concepts issus des tablas. » 197Instrument de percussion originaire d'Afrique occidentale, fait de calebasses et de lames en bois. 112 Au vu des constats que l'on tire sur l'absence de rattachement idéologique ou philosophique de certains musiciens s'essayant à ce bricolage, l'aspect crucial semble, résider d'avantage dans la possibilité de trouver des points d'ancrage techniques entre ces deux composantes. Peu importe finalement le point de vue adopté, les fusions semblent techniquement et musicalement, permises par les caractéristiques intrinsèques des composantes musicales, traditionnelles et contemporaines, et par les atouts que possède chaque musicien. C'est ici un des enjeux, avec ceux de l'authenticité et de l'interprétation de ces musiques hybrides, auquel semblent être confrontés bon nombre de musiciens. Finalement, en tant que matériau sonore, la démarche de réappropriation constitue une modalité de pratique artistique, voire, dans le cas du mix, une technique à part entière. Et en ce sens, la démarche devient révélatrice de nouvelles modalités de création musicale. Section 2 – Les composantes traditionnelles : ce que racontent les nouvelles modalités de réappropriation d'un matériau sonore 2.1 Une modalité « classique » d'évolution de la musique Il semble bien difficile, voir impossible, d'examiner l'origine d'une forme musicale, voire peu pertinent, comme l'a montré la complexité des raisons et facteurs qui sous-tendent la démarche de réappropriation de composantes traditionnelles. En parlant des chants traditionnels berbères, Ali commentait : « Ce qui est chanté par les femmes ce sont des chants traditionnels, qui peut-être ont des siècles et des siècles, et personne le sait. Les gens ils avancent des trucs, les chercheurs et tout ça, mais on peut pas dire depuis quand ils sont là, ces chants là. Parce que c'est une culture orale déjà. Donc ça se transmet de génération en génération. Ça fait un siècle qu'on a commencé à écrire l'histoire de la musique. ». S'il semble que se profile une accélération des transformations des formes musicales, il n'en reste pas moins que ses évolutions ont toujours existé. 113 Simplement, celles-ci s'effectuaient à travers les voyages, les migrations, et les modifications parfois insensibles que subissait la musique lors de sa transmission au fil des générations. Les évolutions ne sont pas linéaires, et les modalités de réappropriation, ses techniques et usages, y sont pour quelque chose : ainsi, « les musiques électro portent déjà en elles les gènes de l'évolution rapide198 », alors qu'un chant traditionnel berbère évoluera imperceptiblement : Rachid évoquait également les musiques traditionnelles berbères, dont les textes datent « du V ième siècle, du X ème, du XII ème... Des fois tu sais même pas les paroles quel âge elles ont. » « La musique elle change, mais ce sont surtout les paroles qui ne bougent pas. Il y a des règles bien spéciales : tu ne peux changer un mot que si la phrase garde le même sens. En fait dans le chaabi c'est ton interprétation qui compte, ce n'est pas le fait que tu l'inventes, c'est comme dans le jazz [...] Du coup, y'en a on sait pas qui les a écrits. D'autres, ils glissent juste leur nom dans le texte, pour le signer, mais le texte il ne change pas vraiment. » Les évolutions, au gré des réappropriations, sont donc bien au contraire sinueuses, chaotiques : les traditions musicales sont mises en repos puis redécouvertes plus tard. Ainsi, Claude Sicre expliquait le lien qui unit les troubadours occitans du XIIème siècle et les emboladores199, en soulignant notamment les similitudes dans les pratiques musicales de chacun d'eux : « c'est la rythmique, parce que même mélodiquement, les mélodies du nordeste ça vient d'ici, du grégorien. Ce sont des rythmiques qu'ils ont mises sur les chants catholiques. » Martine Kunz, dans son article sur ce sujet, évoque très bien cette idée du renouvellement des traditions à travers l'idée du rhizome, idée déjà reprise par Deleuze et Guattari200, « cette tige souterraine qui pousse les bourgeons au dehors et émet des racines adventives à sa partie intérieure ». Ainsi, avec une tradition qui « sans pour autant cesser d'être elle-même, deviendrait déjà une autre201», il n'existe « plus d'ordre successif attendu, plus 198MORTAIGNE Véronique, « De l'influence des musiques du monde sur les musiques actuelles » in Les musiques du monde en question, op.cit. p. 40. 199Troubadours du Nordeste du Brésil qui rythment leurs improvisations verbales par un tambourin. 200Dans l'ouvrage Mille Plateaux 201KUNZ Martine, « La France et le Brésil ne sont pas des îles », [en ligne] www.fbpf.org.br/cd2/tables/texte3_martine_kunz_table6.pdf 114 d'axe génétique, mais des ruptures qui ne sont le fruit d'aucune synthèse, des lignes de fuite qui renvoient l'une à l'autre, sans chronologie prioritaire ou préséance normative ». En établissant des ponts entre ces deux traditions poétiques et musicales, Martine Kunz souligne que « la vitalité inhérente à ce genre de poésie bouscule l'ordonnance déjà convenue des catégories, la chronologie de ses bourgeonnements et de ses échappées fleuries nous échappe. La tradition en elle est vigoureuse mais pas figée, elle est sujette à la rénovation.202 » Les musiques aussi anciennes et « traditionnelles » soient-elles, semblent toutes être le fruit de « rhizomes sociaux-culturels » : certaines partitions de musique irlandaise contiennent ainsi à la note près les enchaînements de notes composant des airs de musique traditionnelle roumaine. Cet exemple de mélange, de métissage, et de migration de l'authenticité elle-même, puisque tout au long de son parcours cette musique semble avoir été perçue comme « authentique », est fort bien illustré par les propos de Denis Cuniot à propos de la musique klezmer : « Non mais dans le klezmer, (le klezmer qui naît autour de la Moldavie, de la Roumanie, de l'Ukraine), il y a quelque chose [...] qui est complètement emprunté a la doima roumaine, et qui est l'âme roumaine. Quand je parlais du jazz, l'ancêtre du jazz c'est le blues, et l'ancêtre de la musique klezmer, (enfin pas l'ancêtre, le creuset, quelque chose au fond), et bien c'est la doima roumaine. » Au delà de toute référence à l'authenticité, qui si elle existe, est à recadrer dans un contexte et un sens précis, la musique est, comme ceux-qui en sont les récepteurs, porteurs puis transmetteurs, en perpétuelles évolutions. Denis Cuniot, pianiste, reprend des airs et danses traditionnelles d'Europe de l'Est en les interprétant de façon classique. Il commentait l'évolution de ces musiques là203, et en particulier celles de la musique roumaine : « En général c'est les tziganes qui maintiennent le folklore en Roumanie, eux ils sont de la région de Valashi, et ils jouent les mélodies de Valashi tout en tziganisant chaque jour un peu plus le répertoire roumain. Le répertoire est issu de la tradition orale, mais 202 Ibidem. 203 Émission « Le pont des artistes » diffusée sur France Inter le 24 novembre 2007 115 toute la grande discussion c'est toujours de savoir à qui appartient quoi. En général, les roumains se plaignent d'une tziganisation de la musique, c'est à dire que les tziganes font toujours trop de changements, font trop de tempo. Les roumains prétendent qu'une partie est à eux, les autres disent que c'est eux qui ont tout fait[...]. » De même, le reggae et le raî, aujourd'hui styles musicaux à part entière, sont le fruit d'un métissage pourtant récent à l'échelle de la production musicale. Qu'adviendra-t-il donc du métal industriel204, du reggaeton205, de l'acid jazz206 ou du crunk207, exemples de nouveaux styles créés à partir de la fusion de plusieurs autres formes musicales...dont beaucoup sont elles-mêmes héritées du jazz ? Si le jazz constitue pour beaucoup la base fondamentale de notre musique occidentale, imposant des paradigmes musicaux à nos pratiques, aussi diversifiées soient-elles, que représentent alors ces nouvelles formes musicales ? Peuvent-elles espérer constituer quelque chose de conceptuellement et techniquement réellement « nouveau » ? Ces nouvelles formes musicales permettent de faire la lumière sur un schéma d'évolutions culturelles calqué sur celui du rhizome, mais sont aussi pour certaines la conséquence de certaines transformations économiques, technologiques, sociales. 2.2 Ce que révèlent les nouvelles modalités techniques de réappropriation des musiques traditionnelles : nouvelles techniques, nouveaux parti-pris Il peut être bon de questionner le rapport qu'entretiennent ces nouvelles modalités de la production musicale avec le comportement plus général des individus que ces évolutions technologiques et de communication conduisent à 204 Mélange de rock métal et de musique industrielle, mouvement avant-gardiste apparu dans les années 70 et dont la base se compose d'expérimentations et performances, notamment électroniques. 205 Dérivé du ragga avec des influences hip-hop et latino. 206 Influences du jazz combinées avec de la soul, funk, hip-hop apparu à la fin des années 80. 207 Variante du rap originaire du sud des États-Unis et populaire depuis les années 2000 : reposant sur une base minimale répétitive et émise par de très grosses basses, il est considéré comme une forme de rap dérivée de l'electro, notamment de la Miami Bass. 116 adopter : caractère éphémère et jetable des produits que nous consommons, individualisation, ou en tous cas modifications de la nature des rapports humains devenant de plus en plus facilement et subrepticement virtuels, etc... Ceci fait écho à « l'altération des valeurs » que Cornelius Castoriadis mettait au centre de sa réflexion sur les transformations sociales et les créations culturelles. De nouveaux ponts entre les musiques traditionnelles et les musiques actuelles, et par là même de nouvelles modalités de réappropriation, sont issues directement des évolutions des technologies d'amplification208. Par ailleurs, la facilité de la communication, au niveau de sa vitesse et de son intensité, permet une augmentation des échanges et une densification des réseaux. Internet est une source d'outils nouveaux et de natures diverses. Les ouvertures permises par les technologies de la communication fournissent des moyens nouveaux de réappropriation, au sens technique en fournissant de nouveaux « matériaux sonores » tels que le sample, mais aussi fonctionnel par la commodité avec laquelle il est aisé de partir à la rencontre d'autres musiques : « [...]tu vas sur internet, tu prends n'importe quelle musique n'importe quel extrait. Ça devient beaucoup plus facile depuis que le sample existe, et encore plus depuis internet » (PierreEmmanuel) Que cette musique soit amplifiée ou non, il n'en reste pas moins que les sites consacrés à la musique brisent les frontières géographiques de manière spectaculaire, permettant la découverte, l'échange et la rencontre entre des artistes vivant dans des lieux radicalement différents. Si les mondes de la musique sont bien souvent construits par des maillages sociaux entre artistes dans leur « vie réelle », un véritable maillage virtuel est aujourd'hui en place. Le DJ new-yorkais Navdeep commentait ainsi le processus de l'élaboration d'un morceau composé en collaboration avec Tapan, résidant lui à New Delhi : « Nous sommes même en train de collaborer ensemble sur un morceau, chacun à un bout du globe grâce à Internet, ce qui est 208 Gérôme GUIBERT, « Le développement des musiques amplifiées au XX ème siècle, quelques éléments concernant technologies, industries et phénomènes sociaux. » Op.cit. 117 quelque chose de vraiment cool. » Et plus généralement, la profusion de sites et de blogs où s'échangent des « tuyaux », des « inédits » ou « introuvables », où l'on discute et où l'on débat de ce qui a été fait, de ce qui est fait et de ce qui sera fait : cette profusion d'espaces d'échange constitue une véritable source pour le musicien, que celui-ci veuille se documenter, dénicher de nouveaux sons pour s'en inspirer ou pour en faire des samples. Ou simplement « vadrouiller » et rencontrer, souvent par hasard, l'artiste ou le morceau qui constitueront alors un nouvel horizon pour le musicien, un nouveau matériau à exploiter. Les plate-formes d'échanges Peer to Peer, les sites tels MySpace Music où chacun est libre de créer sa page blog et de diffuser des morceaux constituent autant de sources alternatives aux moyens de production « classiques », et une conception de la musique justement peut être plus en phase avec les modes de fonctionnement des musiciens. Peut-être cette nouvelle manière de fonctionner et de se comporter est-elle révélatrice de l'écart grandissant entre les industries de production et de diffusion de la musique et les artistes eux-mêmes, et plus généralement, de nouvelles modalités de production et consommation. Les propos des musiciens interrogés, s'ils n'ont pas valeur d'universalité, convergent cependant unanimement vers la mise en avant des entraves et dérives générées par les industries culturelles, celles du disque en particulier. Myspace, par exemple, dont la réussite est incontestable a, selon Julian « l'intelligence de proposer trois styles » : les musiciens peuvent autrement dit se qualifier à travers trois styles musicaux, par opposition aux chaînes de disquaires ou maisons de disques qui rangent les artistes dans des catégories musicales réductrices, voire ne correspondant pas à leur production. Il serait donc sans doute opportun de mettre en relation ces propos et avec l'apparition des labels « indies » dans les années 80, espaces alternatifs de la production musicale. Jérôme Guibert, dans son article sur l 'évolution de la musique au XXème siècle, souligne que le punk, apparu autour de l'année 1977 s'articulait autour du leitmotiv « do it yourself », revendiquant ainsi une indépendance vis-à-vis de toute autorité, politique ou autre. L'apparition de la 118 MAO209, favorisant l'auto-production, a permis de prolonger cet esprit notamment par le biais des musiques électroniques. Bon nombre de musiciens amateurs s'adonnent à l'expérience de la composition par ce biais, où seuls des logiciels et des ressources sonores suffisent, matériellement, à imaginer des morceaux : il est réellement question de bricolage ici, puisque ces « pionniers de sons nouveaux » se livrent à des expérimentations musicales, où les paramètres entrant en ligne de compte dans cet assemblage sonore restent majoritairement les outils dont ils disposent : machines, son, imagination. L'ouverture sur d'autres musiques grâce à Internet permet à certains musiciens de se réapproprier des composantes de la musique traditionnelle, non dans le but de la faire évoluer mais dans l'idée de les utiliser en tant que outils sonores. Rapide et souvent radicale, elle s'oppose en apparence aux évolutions que connaissent les musiques traditionnelles, comme par exemple les musiques folkloriques, dont les évolutions semblent à peine perceptibles et s'effectuent au gré des générations. Pourtant, une dimension essentielle les réunit, celle d'une réappropriation en phase avec le vécu de ces individus, musiciens, groupes sociaux, communautés ethniques : « José da Silva, puisque vous êtes le producteur de Tcheka. Quand j'ai écouté cet album je me suis dite que oui évidemment, il allait faire une musique de plus en plus moderne... Tcheka il fait une musique moderne, lui-même le dit, c'est à dire que au Cap Vert il y a beaucoup de gens qui s'y reconnaissent pas du tout; dans son village il y a même un vieux qui lui a dit « Arrête de faire cette musique ! Quand est-ce-que tu fais une musique pour que je danse? ». Et même son père disait « pour moi c'est un bon musicien mais je ne comprends rien à sa musique »210. » De nouvelles traditions musicales semblent ainsi apparaître, compositions traditionnelles contemporaines, sans doute « airs traditionnels » des décennies à venir ? La question reste d'avantage celle du moteur de la production musicale, 209 Musique assistée par ordinateur 210 Le Pont des Artistes, par Isabelle Dhordain, sur France Inter le 17/11/2007 119 les musiciens eux-mêmes, et la conception qu'ils ont de leur propre démarche. Il s'agit bien plus d'une relation qu'ils décident d'entretenir avec la tradition à travers leurs choix musicaux, et donc d'une histoire subjective et somme toute personnelle. A nous de construire les grilles de lecture pour lire et entendre ces musiques qui, selon la formule de Claude Lévi-Strauss, empêcheront « le sol de se dérober sous nos pieds ». En définitive, si la musique évolue bien entendu, la manière de procéder pour composer des morceaux est elle aussi en train d'évoluer : les musiques s'échangent, se côtoient, sont saisies par les initiatives musicales de chacun. « Maintenant, la musique est accessible à tout le monde dans le monde... On va inévitablement avoir l'évolution d'un nouveau et unique son. ».(Navdeep) C'est en effet une des hypothèses que nous pouvons d'ores et déjà poser : n'est-ce pas l'esthétique musicale même qui est ici en jeu ? Gérôme Guibert montre ainsi avec l'exemple des artistes underground que ceux-ci déploient un « décalage entre le fonctionnement des majors et la liberté artistique211 ». Les paramètres économiques - les majors par exemple et l'industrie culturelle en général, technologiques – MAO, Internet – modifient les réactions des acteurs, et ici des musiciens : les démarches artistiques, comme les modalités de leur mise en oeuvre, en sont des conséquences pratiques et observables. A travers l'étude de la démarche de réappropriation de certaines composantes musicales spécifiques, ne peut-on pas ainsi découvrir certaines dynamiques d'ordre politique, social, esthétique, mais également poser un certain nombre d'enjeux ? 211 GUIBERT Gérôme, « Le développement des musiques amplifiées au Xxème siècle, quelques éléments concernant technologies, industries et phénomènes sociaux. »Op.cit. 120 Conclusion Tout acte de production artistique, parce qu'il constitue un « exercice d'adaptation constant » pour la société, et parce qu'il permet par là « de se déshabituer des habitudes de pensée et contribue à l'émergence de groupes sociaux qui remettent en question ces habitudes », serait un moteur d'évolutions artistiques, mais également socio-culturelles. La réappropriation d'éléments culturels - artistiques, religieux ou autres – est une modalité d'évolution des sociétés, compromettant à sa base l'idée d'une « pureté culturelle originelle ». En revanche, si cette pratique n'est pas nouvelle, sa récurrence, voire omniprésente conduit à penser que se trouvent là racontés de nombreuses histoires, positionnements et récits de démarches individuelles particulières. Ceux-ci, en tant qu' « opérateurs sociaux », et la musique, en tant qu'activité que l'on a pu qualifier de fait social total, est partie intégrante de ce « tout structuré et solidaire [où] chaque innovation peut irriguer l'ensemble212 » : en cela, nous nous trouvons face à un objet d'étude qui cristallise certaines dynamiques socio-culturelles. Mais d'autant plus parce que la logique adoptée ici n'était pas celle de l'exhaustivité, il devint très difficile de définir clairement certaines dynamiques, de les hiérarchiser selon leur importance (et selon quels critères ? ), et de les évoquer toutes : il s'agissait donc bien plus de réfléchir, à partir d'un choix personnel et subjectif de récits de musiciens sur leurs démarches, à la dimension heuristique de l'étude de cet tel objet. Ce ne sont donc pas tant les productions en tant que telles qui ont retenu notre intérêt, mais bien plutôt les modalités de leur mise en forme : raisons et manières d'être, politiques, sociales, émotionnelles, esthétiques, techniques... Ainsi, ce n'est pas seulement parce qu'elles contiennent ou représentent les 212 PEQUIGNOT Bruno , « Mémoire, Arts, Société(s) : Maurice Halbwachs », Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire, l'émotion, Op.cit, p. 194. 121 conditions de leur production, mais bien plus par la manière dont y est racontée ce qui est perçu comme réalité qui nous intéresse : c'est en cela que la démarche devient « instituante plutôt qu'instituée », parce que « dire c'est faire », et parce que c'est la manière dont les individus mobilisent leurs valeurs qui rendent celles-ci visibles, presque palpables. Et ce, finalement même lorsqu'il est question d'un bricolage, où la « composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet particulier, mais [qui] est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. » Qu'il s'agisse de s'inscrire dans une dynamique touchant aux questions de l'identité, ou au plus près de la création musicale elle-même, le bricolage constitue ainsi une manière de se construire par l'expérience, à tâtons, empiriquement, dans lequel la réappropriation de composantes traditionnelles joue un rôle central. La démarche devient alors une manière de franchir un pas et d'en conserver l'empreinte, et de répondre peu à peu à certaines interrogations. En revanche, et contrairement à certaines caractéristiques du « bricolage », il n'est pas sûr ici que l'univers instrumental soit clos, puisque l'imagination des musiciens est à même de « toujours s'arranger avec les moyens du bord ». Et ce n'est pas insignifiant. Car si on fait ainsi, c'est que l'on ne peut, ou que l'on ne veut faire autrement : c'est cette marge de manoeuvre, cette liberté de faire ceci plutôt qu'autre chose qui nous renseigne sur des choix signifiants et significatifs. Sans défendre les arguments de l'individualisme méthodologique, le discours, sur la pratique musicale en tous cas, à toujours été traversé par l'idée de cette liberté artistique. Celle-ci n'est évidemment pas neutre, fruit du hasard, mais bien le produit de tout un parcours biographique, « le résultat contingent » d'occasions d'enrichir son stock d'outils et d'expériences. Cependant, le leitmotiv des tous les artistes interrogés, sous-jacent et plus ou moins visible, mais restant toujours présent est « la liberté artistique ». Dès lors, ce choix là plutôt qu'un autre devient signifiant, en ce qu'il est un acte de reformulation, réorganisation, 122 représentation, resymbolisation dans une configuration, plutôt que dans une autre. Et comprendre - « lire » ou « écouter »- pourquoi, devient pertinent pour l'observateur, puisque il ne lit non plus l'objet en lui même, mais en fait un outil. La démarche serait donc révélatrice de dynamiques socio-culturelles, mais également facteur de mise en place de ces dynamiques : positionnement par rapport à certaines valeurs ou attribution d'un sens particulier à certains éléments. Nous pouvons même dire que que dans certains cas, la création musicale, en se faisant à la fois « point d'observation privilégié », et génératrice de nouveaux cadres de représentations, se fait à la fois révélatrice et participante, à la fois analyste et actrice, réflexive et active, sur elle-même comme sur les mondes sur lesquels elle est produite. L'exercice qui a donc été tenté est celui de parier sur la force d'un acte singulier, très particulier au sein d'une monde lui-même restreint – le monde de la musique. Parce que le social ne se vit pas seulement dans les « grands moments » qui font une société, ni dans ses cadres officiels, écrits, reconnus et comptabilisés, mais également dans les attitudes subjectives, informelles mais pour autant quotidiennes, constantes et totales dans l'existence des individus qui les adoptent. « Sur la culture de la surmodernité on a beaucoup dit, au négatif (...). On a été, en revanche, peu attentif à l'un de ses traits dominants : c'est une culture du mélange, syncrétique, capable d'emprunter, de diffuser, d'allier des composantes disparates, d'effectuer un incessant travail de brassage. C'est moins une culture du cosmopolitisme populaire qu'une culture de la circulation et de la recomposition permanente, une culture génératrice de configurations fragiles, vulnérables au brouillage des messages et exposées aux effets de puissance et de concurrence des grandes industries culturelles.213 » 213LE POGAM Yves, « Corps et métissages dans l'anthropo-sociologie générative critique de Georges Balandier », Corps et Culture, op.cit. 123 Il était donc question de saisir quelques clichés de ces configurations, à la manière d'un photographe qui saisirait la situation sociale, culturelle, politique d'un pays en capturant au vol l'image d'une scène de vie quotidienne. Si la dimension identitaire a pris une importance significative dans l'étude de cet objet, du fait des caractéristiques mêmes de la musique traditionnelle, c'est la dimension afférente au monde de la création artistique même, et à ses prolongements dans de nombreux domaines, notamment politique. Puisqu'il semble que la logique de ce travail puisse être reproductible sur d'autres démarches artistiques, c'est en particulier la mise en relation de la production artistique et « du politique » qui pourrait être étudiée de manière plus approfondie : positionnement politique, et valeurs mobilisées dans les démarches ; rapport aux institutions culturelles, et attitude artistique... Entre le mythe de l'artiste démiurge, créateur solitaire, et l'artiste d'Etat, de quelle manière et à quel endroit positionner le curseur ? Si l'acte de production d'une oeuvre a valeur heuristique pour l'observateur, et performative pour les individus, ne serait-il pas possible de penser des rapports entre artistes et institutions à travers ce qu'il ne sont pas : des rapports de l'artiste à son oeuvre ? 124 Annexes • Bibliographie • Ouvrages • Articles • Travaux universitaires • Retranscription d'entretien : Ali, le 1er février 2008 • Emissions radiophoniques avec les interventions de Denis Cuniot ; Tcheka, Bibi Tanga et le Professeur Inlassable ; Nicolas Repac ; Mouss et Hakim et Souad Massi. • Sites webs avec les interviews en ligne de Navdeep et Asian Dub Foundation. 125 Bibliographie Ouvrages AMSELLE Jean-Loup, Branchements, Anthropologie de l'universalité des cultures (2001), Champs, Flammarion. BOURDIEU Pierre, Le marché linguistique", Questions de sociologie, 1984 (édition 1992), pp.133-136. DE CERTEAU Michel, La culture au pluriel (1974), Seuil. 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Je peux pas te préciser d'où il vient, mais je pense que c'est de plus loin que la Grèce. Parce que je l'ai vu pas pareil à chaque fois... Là y'a dix cordes, mais j'ai aussi vu il y a quelques années place Saint Georges, il avait plus de douze cordes doublées, mais il avait la forme d'un mandol... Et après on voit la mandoline en Amérique du Sud...Donc je sais pas si c'est méditerranéen. En tous cas en Algérie on lui a donné une forme qui est celle-là, et aussi une autre. Attends je vais te le sortir tu vas voir.... Tu vois ils se ressemblent mais, ils sont différents... Et comment je l'ai rencontré ? Autant que je me souvienne, j'étais tout petit. J'ai commencé je sais pas, à l'age de cinq ans peut-être. Je fabriquais ma guitare avec un bidon d'huile, comme beaucoup d'algériens, de kabyles en particulier...C'était un luxe. Mais j'avais un oncle en R.D.A, ça c'était en 81-82, il m'a entendu jouer un peu du sien. Dès que je l'ai vu je l'ai lâché, et il m'a dit, « tiens, prends-le et joue », j'étais tout timide. Après de R.D.A il m'a ramené une mandoline, toute belle. Bon après je l'ai cassé, en jouant avec les copains. Il était dégoûté, mais bon on était un peu sauvages. Après j'ai acheté une guitare folk... Ce qui m'a influencé beaucoup en fait, un cousin, il jouait, il faisait les fêtes, les mariages, il jouait avec cet instrument. Donc de temps en temps il me le prête, il partait le matin, et le soir je lui rendais. Après j'ai économisé et j'ai acheté mon premier mandol, c'était un « mandol jouet » parce que ça coûte cher. Donc le mandol je l'ai toujours vu en fait. Et puis 130 à l'âge de 14-15 ans j'ai eu mon premier mandol. Après j'ai arrêté, parce que je suis parti dans le sport. Donc je l'ai pas suivi, mais j'avais toujours un instrument avec moi, j'écrivais, je composais, j'ai toujours continué à écrire. Quand je suis arrivé en France, c'est là que je me suis dit je vais me structurer, parce que c'était à la sauvage, un peu là-bas. C'est ici en 1997 à Toulouse que j'ai créé un premier groupe avec Rachid, on a commencé ensemble. Azzarif ? Non, celui-là c'est à lui. En fait j'ai créé le groupe, et donc Rachid il était là au début. On s'entend bien mais musicalement on a pas les mêmes opinions, on a pas réussi vraiment à structurer un groupe... Enfin bref. Donc voilà, après je suis parti dans autre chose, parce que je voulais enregistrer mais ca coûte cher de rentrer en studio. Donc après j'ai créé mon entreprise. Puis j'ai été pris par l'entreprise, tout en continuant à jouer en soirée avec des amis. L'album je le préparais depuis plus de 7 ans, donc là il vient de voir le jour. J'attendais la traduction parce que je chante en berbère en fait. Donc pour préparer la pochette il me fallait la traduction. J'ai trouvé un traducteur, un chanteur algérien qui est connu en Algérie -ici un peu aussi – m'a donné son numéro de téléphone. Je suis vraiment content d'être tombé sur lui. Parce qu'il y avait eu une traduction qui m'a pas plu en fait, parce que quand on traduit de la poésie faut faire une adaptation, si on traduit mots par mots... Et ça me fait plaisir parce que il a traduit ce chanteur algérien [montrant un recueil de textes de Lounès Matoub214] qui est mort aussi. Et lui c'est mon idole un peu, c'est le Che Guevara nord-africain quoi...Donc je suis content que ce soit la même personne qui fasse la traduction de mes textes. Donc j'en suis là. Et voila, donc mon instrument il est venu là, et je l'ai toujours vu... Mais c'est vrai que c'était quelque chose de... Parce qu'on était pauvres aussi, donc on y avait pas accès. Il fallait économiser morceau par morceau, et après à l'age de 15-16 ans que j'ai eu mon premier mandol et là que c'est parti. Et après on oublie un peu les guitares avec les bidons d'huile, avec les cordes de freins, etc... Et donc je joue toujours, donc c'est mon instrument ! La dernière fois tu m'a posé la question...Mais attends c'est toi qui m'a posé la question... ? Ah non c'est pas 214Artiste algérien assassiné en 1998 pour son engagement contre le gouvernement. 131 toi... Parce que en fait je suis en train d'écrire ma biographie, et donc j'ai un frangin qui m'aide, il est attaché de presse, donc il m'aide, avec les éditions Robert Laffont. Donc il m'a envoyé des questions, donc j'ai essayé de répondre, peut-être ça peut t'aider... Il t'a envoyé des questions par écrit ? Oui, mais j'écris mal..[il montre ses notes rédigées] Tu écris mal... quoi, le style... ? Le français ! [Ali lit un petit paragraphe évoquant son enfance et sa jeunesse] : « [...] Sa famille lui fait découvrir les maîtres de la chanson populaire algérienne. Dans une région où la poésie prend une place importante... » Tu vois, c'est celle qui me parle, justement ! Cette musique elle a été créée par le Hadj215... Avant, la musique, c'était les louanges à Dieu. Lui quand il est arrivé, il a commencé à parler de la vie de tous les jours, de la misère, de l'engagement politique... Donc c'est la musique qui parle au peuple, de la vie quotidienne, pas de la religion. Donc c'est comme le ska en Jamaïque, c'est la musique qui nous a bercés. Je continue ? Oui oui. Ok, donc, « Les maîtres de la chanson populaire algérienne, Slimane Azem, le Hadj... » Et là ensuite je commence à répondre aux questions tu vois... « Comment devient-on le défenseur d'une culture ? » , ça t'intéresse ça, c'est intéressant ça pour toi ? Oui bien sûr ! Et bien je dis, pour ma part, qu'on devient défenseur d'une culture quand on prend conscience, déjà, et je parle pour ma part, du système en place qui essaie de nous inculquer des valeurs, artificielles, abstraites, étrangères aux nôtres. C'est-à-dire qu'on a déjà des trucs, mais on apprend d'autres choses qui sont pas forcément positives. Parce que c'est bien d'apprendre des choses, mais quand c'est négatif, tu te dis « ah on m'a caché ça, et pourquoi...? Alors tu te poses la 215El Hadj M’Hamed El Anka, (1907-1978), maitre de chaabi. 132 question, et à partir de là...On nous inculque des choses artificielles, abstraites, étrangères aux nôtres, alors avec un peu de bon sens, c'est naturel de défendre sa culture quand elle est opprimée, quand on essaie de la falsifier. Là, tu parles de quand tu étais en Algérie ? Oui, après c'est universel ces choses là. Je sais pas je vis à Toulouse et je vis les catalans,les occitans, les basques, les bretons...Enfin bon un peu partout y'a des cultures qu'on veut faire disparaître... De tout cela, tu en as pris conscience quand tu étais en France? Non! Quand j'étais là bas !... En fait tu sais je viens d'une région un peu particulière, la Kabylie [...] Et donc c'est aride, c'est montagneux...C'est une belle région, y'a la mer qui nous entoure...y'a la poésie, la musique, les chants traditionnels, qui sont chantés par les femmes depuis qu'on est tout petits : on grandi comme ça... Et puis après tu vas à l'école, tu commences à apprendre l'arabe, le français, et toutes les langues. Mais en tous cas, la langue qu'on t'a transmise elle y est pas ! Tu apprends, et elle y est pas, mais t'es petit. Après tu grandis, et tu prends conscience que y'a des gens qui se battent pour ta langue. Donc on étudie toutes les langues, et la notre ils veulent pas qu'on l'étudie ?! C'est pour ça que je dis que toute personne qui a du bon sens, même si elle est étrangère à ça elle est obligée... Tu grandis comme ça, avec cette culture... Ce que les pouvoirs anciens ils disent, le système nord-africain, tous disent, que ce qui existe avant l'islam ce n'est que le temps de l'ignorance : donc y'a un mépris total de cette culture ! Donc on devient défenseur de cette culture quand on prend conscience qu'il y a une fragilité, qu'on est en train de la supprimer. Et donc toi tes compositions, finalement c'est inspiré par quoi, par la musique populaire ou par la musique traditionnelle ? C'est un mélange en fait, parce que en Algérie il y a plein de styles différents, il y a au moins dix styles de musiques. Moi dans ma région je connais un style. Après, la musique populaire c'en est un autre, elle parle au peuple, réunit vraiment le peuple algérien. Et après y'a des chants traditionnels, y'a des musiques comme ça qui sont là... Et après on va écouter d'autre musiques qui viennent du désert, qui viennent du Maroc, de la Tunisie, de la Lybie ; du sud, 133 c'est-à-dire d'Afrique noire aussi : le Mali le Niger... Donc voilà, c'est tout ce mélange là que je fais. Mais à la base c'est vrai j'ai eu des influences chaabi, c'est-à-dire populaire, chaabi ca veut dire populaire. La musique d'origine nordafricaine c'est pas le chaabi, la musique chaabi c'est d'influence méditerranéenne, elle est d'Afrique, d'Orient, d'occident. Mais je ne comprends pas bien la différence entre le chaabi - ce que tu appelles la musique populaire - et les chants chantés par les femmes... Ce qui est chanté par les femmes ce sont des chants traditionnels, qui peut-être ont des siècles et des siècles, et personne le sait. Les gens ils avancent des trucs, les chercheurs et tout ça, mais on peut pas dire depuis quand ils sont là, ces chants là. Parce que c'est une culture orale déjà. Donc ça se transmet de génération en génération. Ça fait un siècle seulement, qu'on a commencé à écrire...qu'il y a des chercheurs berbères qui ont commencé à écrire l'histoire de la musique. Moi j'ai pas étudié la musique, je joue toujours à l'oreille. Et donc la différence, on l'appelle la gamme pentatonique. Le chaabi c'est pas de la gamme pentatonique. C'est pour ca que je te dis il sonne un peu oriental. Mais en fait le mandol il réunit toutes les musiques. Dans le chaabi on trouve de la musique du désert, on trouve de la musique orientale, et occidentale. C'est pour ça que je l'appelle un instrument « méditerranéen ». Il est en Algérie, mais j'ai été en Grèce, et j'ai découvert cet instrument : il a une autre forme, mais il est pareil, il joue les même sonorités. En Turquie aussi c'est pareil. Après on a des airs différents, c'est ce qui fait la richesse de la musique. Après il y a des airs différents, mais moi j'aime pas dire la musique traditionnelle, je te promets. Parce que pour certains, je dis bien pour certains, c'est péjoratif. on dirait que quand tu fais de la musique traditionnelle, on dirait que tu peux pas penser « moderne ». J'aime pas ce mot...La musique qu'on fait c'est la musique, et puis voilà quoi ! Après y'a des airs qui viennent de loin, on les développe, on la reprend. Les gnawa diffusion, par exemple, la musique gnawa ils la jouent aujourd'hui donc au bout d'un moment elle est moderne ! la musique elle est traditionnelle parce qu'elle vient de loin, mais elle est là, les gens ils s'éclatent et c'est quelque chose de nouveau pour eux! Et la roue elle tourne...tu vois c'est comme l'histoire, on est obligés d'étudier la passé pour 134 avancer, celui qui connaît pas son passé il saura pas ou aller...donc voilà c'est un peu ça. Ce sont des époques, ce sont des générations. Là tu parles avec des générations qui ont soixante ans, ils vont dire « ah c'était bien y'a vingt ans ». Peut être que nous dans 20, 30, 40 ans on dira « la france c'était bien y'a 20 ans! Chaque génération vit sa bonne époque, on vit notre époque tout simplement. Et tes textes, ils disent quoi ?... C'est revendicatif, ce sont des chants d'amour... ? Ah non, non ! Pour moi la musique engagée, c'est déjà des chants d'amour. Tu sais, moi je suis pas contre les gens qui écrivent l'amour tout ça, c'est bien...mais ce n'est pas vrai. Je parle de chez moi, (c'est la dictature) donc y'a pas beaucoup de chanteurs engagés. Tout ce qui est art en fait, faut que tu fasses attention à ce que tu fais. Mais y'a toujours eu des gens qui disaient ce qu'ils pensaient..au contraire, ces gens là ils aiment, c'est des chansons d'amour, pour leurs idées, c'est pour pour faire jaillir une lumière, sur une idée, sur une histoire, sur un individu, sur un groupe tu vois! Quand on ouvre les yeux à quelqu'un, c'est de l'amour, tu vois ce que je veux dire ? On transmet quelque chose de positif.. Donc ce sont des chansons d'amour. Je sais pas je peux te laisser lire [montrant des papiers où sont traduits ses textes]. Mais après bon, la traduction... Comme c'est une vieille langue... La langue berbère ils savent pas encore, on a 30 000 ans d'histoire... Entre elle et le grec, ils savent pas ! Donc cette langue elle a toujours existé. Maintenant moi j'ai écrit en latin. [Je lis] Tu vois comme c'est une vieille langue, ils ont été obligés de mettre du vieux français.... En fait je parle un peu de tout, de tout ce que je ressens. Tu sais, pour moi la Méditerranée c'est un peu le coeur des civilisations. Je sais pas si je me trompe, mais c'est vrai que y'a l'Europe, l'Afrique... Tous ces mélanges là, avant de découvrir l'Amérique, l'Asie... mais la Chine quand même y'a une influence, les arabes ils voyageaient vers la Chine. Donc c'est un peu le coeur des civilisations. Pourquoi je dis ça ? Parce que tu parles de ce qui t'inspires... Oui donc voilà, les textes, je m'inspire de mon histoire : d'où je viens bien sûr. Après c'est universel. Tu vois moi je dis toujours, chacun a une particularités, moi j'aime pas le terme universel, l'universel comme ils veulent le montrer, pour 135 moi c'est comme la mondialisation c'est la pensée unique. Je suis ma particularité dans l'universalité, faut que chacun amène sa particularité, voilà ce que j'appelle l'universel. Mais pas l'universel dans le sens où on va tous parler la même langue. Toutes les langues elles sont universelles. Et par exemple tu envisages te chanter en français ? Parce que seulement une petite partie des gens peuvent comprendre ce que tu chantes... Bien sûr ! Bien sûr que j'ai envie de chanter en français, dans toutes les langues. Ça va venir, peut être...mais en même temps, je me dis pourquoi je chanterais pas en halouf ? Pourquoi je chanterais pas en indien, pourquoi je chanterais pas en occitan, catalan, basque, corse ? Ça c'est la question que je me pose : est ce que c'est positif, pour nous tous, en tant que humains, de toujours valoriser les langues fortes ? Allez je chante en français pour que tout le monde me comprenne, mais du coup finalement les gens ils sont pas curieux... Tu vois moi je suis curieux : voilà je parle français, j'écoute de la chanson française : est-ce que c'est pas mieux pour faire vivre une langue, que les gens ils s'intéressent à elle ? Est ce qu'on est obligés de chanter en anglais par exemple, qui est la langue parlée un peu partout dans le monde ? Est ce que c'est positif, pour nous, pour faire vivre les langues en voie de disparition ? Je sais pas c'est la question que je me pose. Après sincèrement le français j'essaie d'écrire. Je peux pas moi quand je compose, que ce soit même en berbère, en arabe..justement, avant d'arriver en français j'ai envie d'écrire en arabe, jte promets. Tu vois je viens d'Algérie, et tous les algériens parlent l'arabe. Et j'ai envie de m'exprimer en une « langue Afrique », j'ai envie qu'ils me comprennent. Parce que la majorité des textes ils sont destinés à eux, et c'est universel aussi, c'est pour ça que je dis « j'ai ma particularité », je viens d'Afrique du nord, et tout le monde peut s'y retrouver. Ça c'est la question que je me pose en ce moment. Et en même temps c'est vrai qu'en Kabylie ma deuxième langue c'est le français. C'est la dernière région qui a été colonisée par les français en fait. Les français ils sont arrivés en 1832 en Algérie, et en Kabylie en 1871, tu vois donc 40 ans après. Ils sont arrivés ils ont fait ce qu'ils ont fait, on va pas parler de ça, c'est pas le sujet. Y'avait du positif, et y'avait du négatif. Et en même temps, comme disait 136 Katib, le père d'Amazigh216, il disait que « le français c'est un butin de guerre », donc il faut l'apprendre. Donc je pense que pour l'instant c'est pas venu, mais le jour où ça vient ça vient. Parce que quand je compose je réfléchis pas au sujet. Moi ça vient comme ça, je ressens quelque chose, dans un débat ou alors quand je suis dehors et que je marche. Et ça me tombe, et je me mets à écrire. Je sais pas ce que c'est... C'est le démon qui m'habite! C'est comme il dit Amazir, j'aime bien, c'est le démon qui m'habite, il paie pas le loyer voilà ! Ma musique elle est là ! Elle est dans ma tête ! D'ailleurs j'enregistre des morceaux, partout, j'ai un mini disc que j'emmène partout. J'en enregistre je sais pas combien, il y en a plein elles sont pas finies. Y'a des périodes où je suis à l'ouest. Tu vois je vais commencer une chanson, et après je la finis pas. Il y en a je les ai composées en un an. Je sors le lendemain, avec mon instrument, et y'a une autre musique qui m'arrive. Des fois je dors, et je la rêve, ma musique elle est là ! Elle est dans ma tête! Pendant une heure de temps, le temps de la tourner, parce qu'il faut pas qu'elle parte. Donc là elle est brut, un peu sauvage. Et après c'est bon je vais me recoucher. Enfin voilà quoi... Là je pars vraiment, il faut que j'arrête de parler ! (rires) Si tu le dis c'est que tu as envie de le dire, et moi ça m'intéresse alors, c'est parfait !... Et les anciens, tu as joué avec des anciens ? Cet album [celui qu'il vient d'achever] je l'ai ramené en Algérie (ma famille elle est là, et aussi elle est là bas). Je l'ai fait écouter à des amis, comme ici d'ailleurs, c'est pareil. Y'a des vieux, des vieilles...y'a des morceaux, pas qu'ils aiment pas... Mais chose importante : chez nous en fait le texte il passe avant la musique. Par exemple, ma mère qui écoute un morceau que j'ai fait sur un rythme reggae cette musique d'habitude elle écoute pas, cette musique c'est pas son truc – et bien elle va écouter les textes. Et l'air, parce que c'est son air, elle connaît cet air... Mais après l'habillement, l'arrangement sont différents... Et bien pour elle c'est le meilleur morceau ! C'est ce reggae là ! Donc un vieux, il connaît pas cette musique, mais il trouve que c'est le meilleur, c'est son morceau préféré de l'album. Une femme de soixante ans qui écoute une reggae, tu vois c'est marrant. C'est comme ici une vieille qui écoute de la musique techno, tu trouveras ça 216Amazigh Kateb, chanteur du groupe Gnawa Diffusion, et fils de Kateb Yacine, figure importante de la littérature algérienne. 137 rigolo. Donc moi je me base beaucoup sur les textes... Après j'ai écrit un texte « L'exil »,en français il a pas le même sens, les mots ils ont pas le même poids que en langue berbère. [lecture du texte] On aimerait bien partir comme tout le monde, mais nous on vient pas quand on a envie, nous on vient ici pour s'installer. Donc nous quelque part, on choisit pas, mais en même temps on fait le choix de partir, de tout quitter. Voilà c'est comme ça. Donc ce morceau quand les vieux l'écoutent, tout le monde pleure. Parce que ça c'est un texte complètement nouveau, les paroles c'est les tiennes, même si le thème parle à tout le monde... Les paroles oui, oui c'est les miennes. Même les jeunes ça les touche, les jeunes qui arrivent ; ça touche tout le monde. Et après ceux qui comprennent pas ils adorent aussi la musique, après ils cherchent à savoir de quoi ça parle. C'est un texte que j'ai joué à Amazir Ketib, il est venu ici il est resté une semaine, je lui ai expliqué un peu de quoi ça parle. En fait voilà quoi c'est un morceau...Tu vois y'a mon grand-père, mon père, mais moi, je le vis aussi. En tous cas, moi j'écoute les anciens, les vieux comme le Hadj, c'est lui que je te dis qui est le maître du chaabi, la musique populaire algérienne... Après il y en a des dizaines et des dizaines de son époque, qui ont chanté l'exil, donc ce sont les grandspères. Et après y'a ceux de l'âge de mon père, ils ont chanté l'exil aussi. Et après y'a moi j'arrive, et je chante « pourquoi ? », « quand est ce que ça cesse? », tu vois, cet exil qui nous tourmente tout le temps, quand est-ce qu'il cesse ? C'est pour ça que je parle du grand-père, du père et de moi. Donc ça retrace un peu l'histoire de trois générations. Donc ça touche tout le monde, donc le texte il est moderne ! La dernière fois justement on parlait de la musique traditionnelle, tu te rappelles ? Ben voilà c'est ça... Par exemple, moi j'ai composé un texte, on va dire traditionnel, chaabi. Tous les français de culture française, qui ont écouté l'album, y'en a au moins quatre qui ont écouté l'album ils m'ont dit ca c'est mortel. C'est bizarre, c'est pas les autres morceaux qui sont entre guillemets « modernes » avec je sais pas quoi.... Donc imagines toi tu vas écouter un chant, d'une autre culture, d'une autre langue, un truc que t'as jamais entendu, puis il te plaît quoi, il t'a vraiment... Donc il est pas traditionnel. S'il t'a touché c'est qu'il est d'aujourd'hui. 138 On est sensible ou pas c'est tout. On est curieux, on écoute ou pas. Après y'a du traditionnel, de chaque époque. Aujourd'hui justement on creuse, on cherche la musique traditionnelle, on dit « y'a plus d'idées nouvelles, originales », et en fait non, c'est comme ça depuis la nuit des temps. Peut être dans quarante, cinquante, soixante ans, ils vont dire « ça c'est bien». Prends l'exemple de Rachid, Origines Contrôlées, leur album il est d'actualité. C'est des musiques qui ont soixante dix ans, presque, et ils les jouent aujourd'hui Donc elles sont pas traditionnelles, enfin je sais pas ! Elles sont d'actualité ! Donc avec le vieux on peut faire du neuf... (Normalement avec le vieux on fait pas du neuf, on fait du recyclage ! [rires]) Et par exemple, si on te proposait de jouer avec ton mandol... Je sais pas, un truc grec... En fait avec cet instrument je peux jouer de toutes les musiques. Hothmane Bali ,c'est un musicien touareg, il joue de la musique du désert avec un luth. Normalement le luth c'est censé jouer de l'oriental, et lui il joue de la musique du désert, du blues. Donc avec cet instrument on fait de tout. Rachid par exemple, lui il fait des accords avec. Donc même si tu n'es pas d'une culture particulière ça ne te dérange pas de jouer sa musique...De la musique d'Europe de l'est par exemple... Non, j'adore cette musique, tzigane et tout... Et même j'ai composé des trucs qui sonnent tzigane. Je sais même pas en fait. C'est la vraie musique, c'est la musique sauvage, naturelle. Il n'y a pas d'artifices, on sent l'humain Et l'exemple de Pushit, le DJ dont je te parlais l'autre jour, ttu sais, qui mélange de la musique d'Europe de l'est avec de l'électro. Tu en penses quoi ? C'est mortel. Après ça dépend dans quel sens il le fait aussi : s''il fait de la musique pour la musique, ou s'il fait de la musique pour la commercialiser. Tu sais, j'ai composé des musiques avec... Par exemple j'ai composé un morceau avec cet instrument, berbère, c'est de la même famille que le gembri gnawa, mais celui-la il est en cordes en nylon : c'est pas le même son, mais c'est pareil.[...]. Je me souviens d'un morceau que j'ai enregistré que j'avais composé avec cet instrument là. Et bien on l'a joué et j'ai finit par l'enregistrer avec l'autre instrument, on a pas enregistré avec l'instrument avec lequel je l'avais composé : 139 finalement on a joué avec des guitares électriques. Tu vois d'où il vient ? Il est composé avec un instrument, il est joué avec un autre instrument, c'est comme ça, c'est le son ! La musique elle est pure, elle est naturelle, c'est un son. Après il nous touche. Si on sent quelque chose il faut le faire, faut pas se dire c'est celui là, non c'est pas celui là. Non : tu sens. Donc bien sûr, c'est mortel je trouve, de faire de la musique traditionnelle avec de la techno. Après faut faire de la musique pour de la musique, vraiment apporter quelque chose. Faut pas que ça soit dans l'esprit « commerce », faut savoir que quand on compose un truc il va rester. Il sera là, tout le temps ». Donc c'est dommage après qu'on dise « c'est quoi cette connerie ? », tu vois ce que je veux dire ? Après je dis pas, un artiste il a besoin de bouffer. Donc c'est normal d'être payer, il faut un salaire pour un travail. Mais après il y en a qui le font que pour ça. Après moi j'aime la musique techno, mais ce qui m'intéresse c'est l'esprit, j'aime toutes les musiques. Mais par exemple, je peux écouter une musique composée par un facho, et si on me dit ensuite « ouais mais ça c'est composé par un facho », je l'écouterai plus, ok. Je sais pas, tu découvres qu'une personne que t'aimais en fait elle est comme ça, t'imagines ? Y'en a plein là, avec Sarkozy, des gens que j'admirais... Bon je respecte, chacun...C'est la démocratie. Mais par exemple, Cheb Mami et Khaled : je te promets que j'ai à peu près de 150 euros dans leurs albums. Et après y'a eu les élections en Algérie, et il soutiennent le parti qui nous a « niqués », excuses moi l'expression, depuis presque quarante ans, depuis l'indépendance de l'Algérie. Ils le soutiennent ! Ces gens là, c'est le peuple qui les a.... Comment ça se fait qu'ils soutiennent ces gens là ? Donc ils devraient être populaires, avec le peuple ! Tu sais les frontières chez nous elles existent depuis un siècle et demi. Moi je viens de la Kabylie, ça veut dire tribu, en arabe; après c'est des berbères, et on l'appelle « le pays des hommes libres ». Cette région elle est toujours à l'avant garde, celle qui ouvre les portes du combat en Afrique du Nord, en Algérie en particulier. Mais après c'est tout le peuple algérien, on est tous pareil. Et donc à un moment donné... J'adorais Khaled, Mami, j'adorais ce qu'ils font, musicalement justement ils influencent, avec le rai. Même si j'aime pas certains trucs... Et après ces gens là ils soutiennent un dictateur qui a mis le peuple algérien dans la merde. Voilà on se retrouve tous en France, tout le peuple algérien veut partir à cause de ces gens là, et eux ils les soutiennent. Donc moi je suis arrivé chez moi et j'ai cassé tous leurs albums. Ça fait maintenant trois ans, 140 mais si je peux éteindre un truc je l'éteins. Franchement j'ai la haine. On a tous le droit à l'erreur, on a des faiblesses, mais une erreur comme celle-là je peux pas la laisser passer. Et là t'es en France depuis 1997 ? Non, je suis en France depuis 1993. Et tu vois une évolution depuis, au niveau de la réception de la musique kabyle ? Des changements dans le public qui t'écoute ? Moi je trouve que y'a une conscience qui est éveillée. Je me souviens en 1993, quand je disais que j'étais berbère, ils me disaient « c'est quoi ça ? » Mais c'est pas de leur faute. Et c'est pareil quand je suis arrivée à Toulouse. Maintenant tout le monde écoute de la musique, pas forcément moderne. On s'en fout de comment tu es habillé, on écoute ce que tu dégages, après on s'en fout d'où tu viens, de ta région et tout... Après c'est peut-être avec la rai que ça s'est popularisé... Y'a vraiment eu une ouverture sur la musique maghrébine avec Idir ? C'était quand ça ? Dans les années 70.... Avec ce morceau, je sais pas si tu connais... [il le joue] Donc ça c'est le premier morceau qui a fait ça. Ce qui est bien aujourd'hui, c'est qu'on écoute la musique populaire, avec Rachid, Salim et tout, que tu connais, on écoute ça maintenant. C'est comme si toi tu écoutais de la musique des années 50, 60, c'est comme si t'écoutes un jeune qui joue du Brassens. Mais Cheb Khaled, Cheb Mami, ils ont cartonné. Tous ces gens qui ont fait du rai : pourquoi est-ce que ça a marché à ton avis ? Je pense que c'est le peuple, parce que il y avait un cri, il y avait un sens... Après moi les maisons de disques je connais pas. Il faut que tu demandes à Rachid, Mouss, Hakim, les Origines Contrôlées, qui peuvent te parler de ça moi j'en connais pas personnellement. Je pense que - ce que j'ai lu, ce que j'en pense, ce que j'entends - les maisons de disques c'est tous des rapaces. Dès que le contrat il est signé on exige des trucs de toi. Il y a un chanteur de chez nous qui chante en berbère, il a son style, mortel, il 141 évolue comme ça. Après y'a eu BMG, Universal je crois, ils l'ont batârdisé : il a sorti un album de trente deux morceaux, au lieu de faire seize morceaux. Lui il a fait seize morceaux en berbère, seize morceaux en français, mais c'est plus son style. C'est à dire il a fait deux albums en même temps. Je suis allé en Algérie, et les gens quand ils arrivaient, ils disent au kilo : ils disent « donnes moi quatre kilo », là-bas y'a encore les cassettes qui se vendent. Là il sort un album il faut que t'achètes quatre cassettes. C'est vraiment du buisness. Je trouve ça dommage, surtout pour lui parce que c'est un bon artiste. C'est comme Manu Chao il a pris des claques. Il a sorti un album il l'a vendu dans les librairies pour les emmerder. C'est comme je te disais tout à l'heure, l'artiste il faut qu'il bouffe, mais après il y a trop d'argent. C'est pas forcément les bons. Je pense que la musique elle passe comme ça. La vraie musique, celle qui parle à la rue tu la captes, la bonne musique tu la captes. La création je pense qu'elle a pas de prix, sa valeur. Mon album par exemple, je vais pas dire que je vais pas gagner de l'argent, mais après y'a des trucs, ils sont à moi... C'est mon âme, je veux pas la vendre. Tu la veux, tu la prends comme ça, comme il est. Mais pas avec des conditions, sinon c'est de la prostitution après. Je vais le faire, tu vois, avec les moyens du bord, faire des concerts. Après les gens si ça leur plaît ils vont le prendre, tu vois 10 euros, c'est normal, tout travail mérite récompense. Mais après y'en a qui foutent rien et qui ramassent tout. Et simplement, pour revenir sur la langue.... Moi par exemple, je vais pas comprendre, mais pourtant... Tu sais j'ai fait beaucoup de concerts à Toulouse, dans la région , et je te promets (Rachid il est témoin) on avait pas fait beaucoup de répèt. Le premier concert qu'on a fait c'était au Petit Voisin. On a joué, et après on a répété sur scène. Et à chaque fois le gens ils me disent « tu nous fait rêver », et c'est pas des gens de chez moi, parce que les gens de des gens ils comprennent donc c'est bon, mais des gens qui comprennent pas cette langue. Et du coup je me dis ils on capté, c'est ça en fait le plus important ! C'est pour ça l'autre jour je te disais, un cri humain : d'où il vient ? Un air, d'où il vient ? Tu sais des fois on oublie qu'on est de cette terre. On est différents mais on est pareils. On oublie qu'on peut ressentir la même chose sur un truc inconnu. Tu peux ressentit la même chose que moi, même si j'ai vécu avec, j'ai pas la 142 même sensibilité. Parce que c'est c'est un déclic, quelque chose qu'on peut pas expliquer. C'est un son, c'est un air comme ça, quand on me dit « tu nous fais rêver », je me dis le message est passé. Après les gens ils demandent de quoi ça parle, donc tu vas expliquer avec deux ou trois mots. Les gens qui sont curieux de toutes façons...Tu dois le remarquer : quand on part, quand on voyage, on a bonne mine, on est bien. Donc les gens qui sont curieux, ils la captent cette musique, même dans n'importe quelle langue. Au début j'ai écouté Bob Marley je ne comprenais rien. Mais après j'ai écouté, et je te jure avec sa voix, avec les sons, j'avais l'impression que je comprenais. Après il y en a beaucoup. Brassens par exemple. Je l'écoutais pas au bled. Quand je suis arrivé en France on m'a fait découvrir Brassens, j'ai entendu parler de lui, mais je l'écoutais pas au bled. Et après quand je sis resté en France, on m'a expliqué ses textes, j'ai lu ses textes. Et je l'aime, c'est un mec bien, c'est un mec du peuple. Moi cet esprit il me frappe ! Tu vois là [le questionnaire envoyé par son frère], il demande « quel est votre instrument préféré ? » Moi je dis, « les instruments à cordes. Je parle du mandol. Peut-être parce que j'ai grandi avec, donc pour moi c'est instrument qui est « naturel ». Ou peut-être parce que c'est un instrument qui exprime toutes les facettes de notre âme. Je trouve qu'il laisse pas de vide. Il nous comble, tu vois ! Attention, il faut le suivre. Quand tu vois comment il est construit, les gammes et tout ça, les gammes du chaabi ou l'arabo-andalou.... Tu en as joué, de l'arabo-andalou ? Non j'en ai pas fait. Mais j'ai fait un morceau, « l'Exil » là, il est penché araboandalou, c'ets ce qu'on m'a dit. Et d'ailleurs quand on l'a fait, avec la rythmique on a galéré un peu du coup !Tu rentres normal, puis d'un coup tu sors,. Ou c'est la percu qui sort, enfin y'en a un qui se retrouve à l'extérieur ! [il met le CD et le morceau] Tu vois, là je lui mets une autre musique dedans, un autre style de musique ! Tu vois, il est accompagné d'un banjo, et d'un violon. Et là ils se parlent tous les deux : tu vois c'est le mandol qui rentre en premier, et ensuite ils lui a répondu. C'est ça qui est mortel, quand tu commences à la découvrir vraiment, à la comprendre... 143 Interviews radiophoniques Denis Cuniot Le Pont des Artistes, par Isabelle Dhordain, sur France Inter le http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/pontdesartistes/index.php?id=61079 Tcheka, Bibi Tanga et le Professeur Inlassable Le Pont des Artistes, par Isabelle Dhordain, sur France Inter le 17/11/2007 http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/pontdesartistes/index.php?id=60563 Nicolas Repac Le Pont des Artistes, par Isabelle Dhordain, sur France Inter le 06/10/2007 http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/pontdesartistes/index.php?id=59319 Mouss et Hakim et Souad Massi Le Pont des Artistes, par Isabelle Dhordain, sur France Inter le 10/11/2007 http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/pontdesartistes/index.php?id=60518 144 Interviews restranscrites sur pages Web Navdeep http://ethnotechno.com/_content/ints/int_nav_2.12.02.php Asian Dub Foundation http://www.fb10.unibremen.de/anglistik/kerkhoff/DubPoetry/AsianDub/AsianDubInterview.htm http://www.soitditenpassant.com/?go=interviews/ADF.html http://www.acontresens.com/musique/interviews/19.html http://www.acontresens.com/musique/interviews/7_2.html 145 Table des matières Introduction.....................................................................................1 Enjeux de l'objet d'étude........................................................................ ........1 Quelques considérations méthodologiques...................................................5 Démarche et logiques suivies........................................................................8 Partie 1- Enjeux de l'étude d'un fait artistique microcosmique : des richesses de l'objet aux dimensions heuristiques de l'outil 15 Chapitre 1- l'objet d'étude, ou la rencontre entre les musiques ...15 Section 1- La rencontre de la musique dite « actuelle » avec les musiques dites « traditionnelles » : éléments concernant le corpus empirique ...........15 1.1 Le monde de la production des musiques actuelles..............................15 a) Le cadre d'analyse des démarches artistiques : le monde de la création musicale............................................................. ..........................15 b) Quelques observations sur le monde des musiques actuelles.................16 1.2 Les paramètres essentiels du contexte socio-historique ......................18 Section 2 - Particularités et aspects privilégiés de ce qui est entendu par musique traditionnelle ................................................................................... .19 2.1 Dans le cadre de l'étude de cette démarche artistique, quels aspects de la musique traditionnelle privilégier ?.........................................................19 2.2 Les résonances avec la notion d'identité culturelle ..............................22 2.3 Substituer « La musique traditionnelle » par « des composantes traditionnelles ».................................................................. .........................24 Chapitre 2 – le fait musical en question comme outil pour la démarche socio-anthropologique......................................................25 Section 1- Enjeux de la démarche de réappropriation de composantes traditionnelles : des décalages intégrés dans un ensemble social dynamique ...................................................................................................... ...................25 1.1 La tradition, intérêts d'un concept renvoyant a priori à la fixité...........25 1.2 Le déplacement spacio-temporel : déplacer la fonction de la musique, lui attribuer un autre sens ...........................................................................27 1.3 L'étude des modalités de réappropriation comme potentielle source d'explications ........................................................................ ......................30 a) Les manifestations de la liberté artistique, ou la diversité des modalités de réappropriation..................................................................... .................30 b)Cadrage sur deux modalités particulières : le programme « écrit et pensé » sous-jacent, et le lâcher-prise.............................. ..........................32 146 Section 2 - L'outil méthodologique que peut constituer une démarche artistique : depuis la création musicale, « fait social total » jusqu'à la démarche artistique, « opérateur social » .....................................................36 2.1 Ce que peut questionner la démarche artistique : rechercher des dynamiques socio-culturelles à travers le sens produit par la démarche....36 2.2 La musique comme fait social total .....................................................38 2.3 La démarche artistique en question : un opérateur social ....................41 Partie 2- Lorsque la démarche artistique est productrice et bénéficiaire d'expressions identitaires ........................................44 Chapitre 1- La composante traditionnelle comme élément - clé ? d'une démarche artistique productrice d'expressions identitaires ...............................................................................................................44 Section 1 - Une mobilisation, affirmation et construction identitaires dans et par la démarche ................................................................. ............................44 1.1 Comment la réappropriation de composantes musicales peut-elle traduire une expression identitaire : l'individu, sa mémoire, son identité. .44 a) Les cadres sociaux de la mémoire .............................................. ...........45 b) La mémoire et les qualités esthétiques de la musique : surgissement d'une émotion significative ............................................. ..........................47 c) Persistance d'une expression identitaire par-delà les distortions de la réappropriation................................................................................... ........48 1.2 La démarche de réappropriation de la tradition : une manière de vivre le présent........................................................................................ ..............51 Section 2 – Une mobilisation, affirmation et construction identitaires « lisibles » : production de messages didactiques et revendicatifs...............57 2.1 « C'est pas politique, c'est politique culturelle » : la dimension didactique de la démarche, ou l'identité par et pour les autres...................57 a) Le programme « écrit et pensé » de la défense d'une culture : nostalgie et volonté de transmission........................................................................ ......57 b) Une identité « pour les autres », et par les autres...................................60 c) L'intersubjectivité comme opérateur de transformations, et modalité de mobilisation identitaire ................................................. ............................62 2.2 La dimension revendicative : la composante traditionnelle comme élément d'un « programme écrit et pensé », clef-de-voûte dans la musique engagée............................................................................... .........................64 2.3 Conclusions d'une démarche qui donne « à lire » ...............................67 Chapitre 2 – Syncrétisme musical : syncrétisme socio-culturel ?. 69 Section 1 – Cultures du mélange et composantes disparates : quelles configurations identitaires ? ..........................................................................69 147 1.1 Le modèle interculturel : une culture tierce exprimée à travers la démarche de réappropriation.......................................................................69 a) Complexité des trajectoires musicales et diversité des identités culturelles.............................................................................................. .....69 b) Le modèle interculturel............................................................... ...........72 1.2 Le lâcher-prise artistique : expression d'un véritable syncrétisme socioculturel ?........................................................................... ...........................75 a) Un exemple de liberté artistique : le choix du lâcher-prise.....................75 b) Nouvelles pratiques, « nouvelles cohérences »: ce qu'il y a juste « à écouter »..................................................................................................... 76 Section 2 – La réappropriation, une manière de concevoir les transformations identitaires et culturelles .....................................................80 2.1 Théorie des « branchements » : l'utilisation de l'autre, une manière de réaffirmer et renforcer son identité..............................................................80 2.2 Le mythe de la pureté originelle ou la réappropriation comme élément d'un réseau de « branchements gigognes ».................................................82 Partie 3 – Les ressorts de la démarche : capture de quelques enjeux actuels de la création musicale ........................................85 Chapitre 1 – Deux configurations d'ordre politique produites par la démarche : culture de masse et culture de l'imaginaire.............85 Section 1- La définition de ce que doit être la musique actuelle par l'industrie du disque............................................................................ .............................85 1.1 Mass culture et composantes traditionnelles........................................85 1.2 Le fantasme de l'étiquetage ou le mythe de la pureté...........................88 1.3 Construction marketing d'un mythe et définition des « croyables » .. .90 a) La mise en rayon des cultures........................................... .....................90 b) Définir « des possibles »............................................................ ............93 Section 2 - Le potentiel expressif de la démarche artistique..........................95 2.1 Privilégier la dimension esthétique de la démarche, une forme de partipris ?...................................................................................................... .......96 2.2 « Ramener quelque chose de là-bas ici et maintenant », ce qu'il y a « à lire »........................................................................................ ...................100 Chapitre 2 – Les évolutions de la musique et de ses modalités de création traversées par le processus de réappropriation ............105 Section 1 – Concevoir les composantes traditionnelles comme matériau sonore : un facteur d'évolution musicale.....................................................105 1.1 Le choix de la musique traditionnelle comme support au bricolage d'une toile sonore .......................................................................... ............105 148 1.2 Comment relier ces musiques : les richesses des contraintes techniques, ou l'illimitation de la création musicale....................................................108 a) Bricoler une toile sonore...................................................... ................108 b) « S'arranger avec les moyens du bord » : technique et esthétique .......109 Section 2 – Les composantes traditionnelles : ce que racontent les nouvelles modalités de réappropriation d'un matériau sonore ...................................113 2.1 Une modalité « classique » d'évolution de la musique.......................113 2.2 Ce que révèlent les nouvelles modalités techniques de réappropriation des musiques traditionnelles : nouvelles techniques, nouveaux parti-pris ............................................................................................................. .......116 Conclusion ...................................................................................121 Annexes........................................................................................125 Bibliographie...................................................................... .......................126 Ouvrages.................................................................................... ..............126 Articles................................................................................................. ....127 Travaux universitaires................................................................. .............129 Entretien avec Alines, le 1er février 2008.................................................130 Interviews radiophoniques .......................................................................144 Interviews restranscrites sur pages Web....................................................145 Résumé.........................................................................................150 149 Résumé Considérant la « réappropriation » comme un « processus par lequel d'anciennes significations sont attribuées à des éléments nouveaux, ou par lequel de nouvelles valeurs changent la signification culturelle des formes anciennes »217, il semble que la réappropriation de composantes musicales traditionnelles soit également sous-tendue par des raisons et des modalités multiples, dues à des vécus et des pratiques diverses : emprunt ou réinterprétation d'un thème, d'un style, d'une pratique instrumentale ; pour des raisons esthétiques, socio-culturelles, politiques. Parce que c'est la démarche même de sa réappropriation qui constituera notre objet d'étude, aucune musique dite « traditionnelle » en particulier n'est pivilégiée : c'est d'avantage la valeur heuristique d'une démarche artistique en tant qu'objet d'étude qui sera exploitée ici. En d'autres termes, comment cet objet d'étude pourrait-il constituer un outil pour le raisonnement en constituant un des points de passage entre un monde bien particulier qu'est celui de la musique, et l'observation de dynamiques sociales, culturelles et artistiques plus larges ? Après avoir repéré les enjeux de la démarche, à la fois productrice et bénéficiaire des dynamiques et transformations socio-culturelles, ce sont des expressions identitaires complexes et en construction qui deviennent observables, du au lien - conceptuel et empirique- des composantes musicales traditionnelles avec la notion d'identité culturelle. Enfin, celle-ci sera utilisé comme point d'observation de la création musicale, et de ses prolongements à des plans plus larges -politique, artistique en général- et touchant à certaines valeurs de société. Mots-clés : musiques traditionnelles - fait musical – dynamiques socioculturelles – identités culturelles – création artistique - 217 Voir introduction. 150