
DIDIER FASSIN
de l’économie morale évoque irrésistiblement le phénomène décrit et moqué par
Ian Hacking à propos de la vogue des « constructions sociales » : de la même manière,
la formule avait été appliquée à un ensemble croissant de réalités dont le caractère
construit devenait, selon les cas, de plus en plus évident ou, à l’inverse, de plus
en plus insolite
10
. Elle nous oblige à un retour critique sur un concept dont l’inten-
sité des débats initiaux a montré la vertu heuristique mais dont la banalisation
tend à émousser l’acuité analytique.
Ayant moi-même usé du concept d’économies morales pour appréhender un
ensemble de faits sociaux autour de la pauvreté, de l’immigration, de la violence
11
,
il m’a semblé nécessaire de me livrer à cet exercice de clarification à propos des
contributions des différentes approches, mais aussi de proposer à la fois un resserre-
ment et un renouvellement théoriques. Je reviendrai d’abord sur l’apport princeps
de E. P. Thompson. J’étudierai ensuite successivement les perspectives ouvertes
par J. C. Scott pour l’anthropologie des mouvements populaires et par L. Daston
pour l’histoire des sciences et des techniques. Je suggérerai enfin quelques pistes
pour réactiver, en somme, le concept au-delà de l’utilisation souvent anodine dont
il fait aujourd’hui l’objet dans les sciences sociales.
Ethnology, 27-2, 1988, p. 181-194 ; Sangeeta C
HATTOO et Waqar I. U. AHMAD,«Themoral
economy of selfhood and caring: Negotiating boundaries of personal care as embodied
moral practice », Sociology of Health and Illness, 30-4, 2008, p. 550-564 ; Gilbert QUINTERO,
« Nostalgia and degeneration: The moral economy of drinking in Navajo society », Medi-
cal Anthropology Quarterly, 16-1, 2002, p. 3-21 ; Nicoli NATTRASS,The moral economy of
AIDS in South Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Sherman A. JAMES,
« Confronting the moral economy of US racial/ethnic health disparities », American Jour-
nal of Public Health, 93-2, 2003, p. 93-189, ici p. 189 ; Khun Eng KUAH, « The changing
moral economy of ancestor worship in a Chinese emigrant district », Culture, Medicine
and Psychiatry, 23-1, 1999, p. 99-132 ; Brian SALTER, « Bioethics, politics and the moral
economy of human embryonic stem cell science: the case of the European Union’s sixth
framework programme », New Genetics and Society, 26-3, 2007, p. 269-288 ; John TRESH,
« The daguerreotype’s first frame: François Arago’s moral economy of instruments »,
Studies in History and Philosophy of Science. Part A, 38-2, 2007, p. 445-476 ; Christopher
HAMLIN, « Robert Warrington and the moral economy of the aquarium », Journal of the
History of Biology, 19-1, 1986, p. 131-154, ici p. 151-153 ; Alexander AUSTIN et al., « How
to turn pirates into loyalists: The moral economy and an alternative response to file
sharing », rapport préparé pour le
MIT Convergence Culture Consortium, Cambridge, 2006.
10 - Ian HACKING,The social construction of what?, Cambridge, Harvard University Press,
1999. Dans une savoureuse mais non exhaustive énumération qui rappelle l’encyclopé-
die chinoise de Borges, il indique 24 titres d’ouvrage qui portent sur la « construction
sociale de », depuis la construction sociale de l’auteur jusqu’à la construction sociale du
nationalisme zoulou.
11 - Didier FASSIN, « Le corps exposé. Une économie morale de l’illégitimité », in
D. FASSIN et D. MEMMI (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éd. de l’EHESS, 2004,
p. 237-266 ; Id., « Compassion and repression: The moral economy of immigration poli-
cies in France », Cultural Anthropology, 20-3, 2005, p. 362-387 ; Id., « Économie morale
du traumatisme », in D. FASSIN et R. RECHTMAN,L’empire du traumatisme. Enquête sur
la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007, p. 403-417 ; Id., « In the heart of humane-
ness: The moral economy of humanitarianism », in D. FASSIN et M. PANDOLFI (dir.),
Contemporary states of emergency: The politics of military and humanitarian intervention, New
York, Zone Books, 2009, sous presse.
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