INTELLECTUELS À LA SYNAGOGUE. LA PRODUCTION DE L'AUTORITÉ DANS LE JUDAÏSME NON ORTHODOXE EN FRANCE Béatrice de Gasquet 2012/3 n° 88 | pages 46 à 67 ISSN 1155-3219 ISBN 9782701162485 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-geneses-2012-3-page-46.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Béatrice de Gasquet, « Intellectuels à la synagogue. La production de l'autorité dans le judaïsme non orthodoxe en France », Genèses 2012/3 (n° 88), p. 46-67. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Belin | « Genèses » Intellectuels à la synagogue. La production de l’autorité dans le judaïsme Béatrice de Gasquet PP. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin L 46-67 ongtemps dominé par le Consistoire, une institution héritée du concordat napoléonien, le judaïsme français a connu depuis la Seconde Guerre mondiale une forte différenciation interne (Podselver 2004) et une intégration croissante au judaïsme mondial. Ces deux évolutions inversent la centralisation religieuse et l’homogénéisation nationale précédemment imposées par le Consistoire. À côté des synagogues consistoriales se sont ainsi développées, à partir des années 1960, de nombreuses synagogues et écoles se revendiquant « traditionalistes » ou « orthodoxes », dont certaines sont affiliées à des mouvements religieux transnationaux comme les Loubavitch. Quant au judaïsme consistorial, alors qu’il s’était depuis le XIXe siècle constitué comme une synthèse spécifiquement française (par opposition au clivage qui émergeait en Europe entre tenants d’une réforme du judaïsme et opposants orthodoxes), il s’est progressivement aligné, à l’échelle internationale, sur le judaïsme orthodoxe, notamment pour les circuits de validation de la viande casher, les conversions, la formation des rabbins (Nizard 1998 ; Allouche-Benayoun et Podselver 2003 ; Tank 2003 ; Endelstein 2006). Enfin, en réaction à ce déplacement vers l’orthodoxie, les courants libéral puis massorti (ou conservateur1), deux mouvements transnationaux principalement représentés aux États-Unis, se sont plus récemment organisés en France (Allouche-Benayoun 2004 ; Archives juives 2007). Alors qu’il n’y avait qu’une synagogue libérale de 1907 à 1977 (rue Copernic, à Paris), ces deux courants en regroupaient une vingtaine dans les années 2000. Au-delà de nettes différences historiques, institutionnelles et théologiques, ils ont notamment en commun, par opposition aux synagogues orthodoxes, la mixité et l’égalité des sexes dans la participation aux offices religieux (les femmes peuvent monter à la Torah, diriger la prière, présider la synagogue, devenir rabbin), l’usage du français en plus de l’hébreu pour certaines parties de l’office et une politique d’accueil des démarches de conversions au judaïsme. 46 6248_gen_88.indd 46 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin non orthodoxe en France Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 Genèses 88, septembre 2012 47 6248_gen_88.indd 47 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin D O S SI E R Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Dans ce contexte de pluralisation religieuse, cet article s’intéresse plus particulièrement à ces deux derniers courants, regroupés ici sous le terme de « non orthodoxes » du fait de leur commune opposition à la domination institutionnelle du judaïsme consistorial en France2 et à l’affiliation religieuse de ce dernier à un judaïsme orthodoxe accusé de défendre une vision figée de la loi juive. La construction de l’autorité religieuse prend en effet nécessairement des formes particulières dans ces synagogues où l’on revendique, avec des nuances suivant le courant, la pluralité des interprétations possibles des textes religieux, la nécessité d’interpréter la loi juive au regard du contexte social et historique et l’importance du libre arbitre individuel face aux commandements divins (Krygier 1995 ; Farhi et Lentschner 1997 ; Bebe 2006). L’émergence et la légitimité de leaders religieux y sont aussi compliquées par les spécificités du recrutement. Du fait de leur caractère récent, elles sont principalement constituées de nouveaux entrants qui, soit ont l’habitude de synagogues consistoriales ou orthodoxes, soit en fréquentent une pour la première fois et n’ont pas l’habitude de suivre des normes religieuses. Parce que ces synagogues sont largement minoritaires en France, leur pérennité est en même temps conditionnée par l’émergence de cadres aptes à faire reconnaître leur légitimité à l’extérieur, ainsi qu’à déterminer et stabiliser en interne les normes propres à ces nouveaux mouvements. Les rabbins ne sont pas les seuls à pouvoir diriger le rituel, à décider des usages rituels locaux, ni à enseigner et commenter les textes religieux. S’appuyant sur une enquête ethnographique menée dans les années 2000 dans des synagogues non orthodoxes françaises (voir encadré 1), cet article met de côté la question de l’autorité rabbinique pour s’intéresser à l’autorité religieuse telle qu’elle est produite par les interactions entre fidèles. Dans ces synagogues nouvelles, comment accède-t-on à un statut d’autorité ? Comment la construction de l’autorité religieuse y sert-elle les stratégies de distinction à l’égard du judaïsme orthodoxe, ou au contraire y est-elle présentée comme une réinterprétation des usages traditionnels ? Quelles pratiques produisent l’admiration et la déférence de leurs membres envers les plus virtuoses ? Admire-t-on les mêmes qualités d’une synagogue à l’autre ? Certains plutôt que d’autres accèdent ainsi à des statuts locaux de prestige, notamment pour leur connaissance des textes religieux. Régulièrement célébrés ou félicités publiquement, ces femmes et ces hommes sont sollicités par les fidèles pour des participations publiques (dans le cadre des offices religieux, de conférences ou de cours réguliers) ou pour la formation religieuse des adultes et des adolescents. Leur statut n’est pas nécessairement formalisé par un titre officiel3. Pour autant, ces experts détiennent une autorité en ce qu’ils participent à la définition des normes locales du judaïsme, que ce soit par des enseignements explicitement normatifs (par exemple sur ce que dit le judaïsme libéral sur le shabbat, ce que dit le judaïsme massorti sur l’homosexualité, etc.) ou en contribuant à la routinisation d’usages propres à chaque synagogue (mélodies utilisées, discipline 20/11/12 15:42 Encadré 1. L’enquête Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique menée entre janvier 2004 et juin 2009 dans deux synagogues non orthodoxes parisiennes, et à partir d’une position d’observatrice non pratiquante : dans les interactions, je présentais ma situation d’étudiante en sociologie, non juive et ne pratiquant pas de religion. Cette position fut facilitée par le fait que ces synagogues (du fait notamment de leur ouverture aux demandes de conversion et de leur engagement dans le dialogue interreligieux) sont particulièrement habituées à la présence de non-juifs à leurs offices. La position d’étudiante observatrice y était également rendue possible par la familiarité avec le monde de la recherche (non seulement les rabbins, mais la majorité des fidèles rencontrés avait un niveau d'étude au moins égal au master, et un nombre non négligeable d'entre eux un doctorat). 48 6248_gen_88.indd 48 J’ai ainsi pu assister dans chaque synagogue aux offices de shabbat du vendredi et du samedi (présence hebdomadaire pendant six mois environ dans chacune d’elles, ponctuelle ensuite), à une activité hebdomadaire d’enseignement (suivie sur une année), ainsi qu’à d’autres événements plus ponctuels (fêtes, conférences). Les observations, interactions et discussions informelles, consignées dans un journal de terrain, ont été complétées par des entretiens non directifs enregistrés. La recherche s’est également appuyée sur la consultation approfondie des productions écrites juridico-religieuses des mouvements religieux concernés, et le positionnement de ces deux synagogues dans le judaïsme français a été précisé par l’observation de la participation de leurs porte-parole respectifs à des événements communautaires extérieurs, et par l’analyse du traitement qu’il en était fait dans la presse juive française. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin des corps pendant l’office, etc.). Ces experts affectent ainsi l’expérience religieuse de l’ensemble des membres de la synagogue. L’hypothèse développée ici est que la construction de l’autorité religieuse ne dépend pas seulement des caractéristiques initiales des personnes, mais aussi de paramètres locaux que sont le recrutement, les pratiques propres à chaque synagogue et sa position dans le champ religieux. L’article développe plus précisément la comparaison de deux synagogues où les « intellectuels » de profession, enseignants et/ou chercheurs, sont prédominants dans cette position d’expertise religieuse. Dans la première, les personnes les plus admirées sont principalement des hommes, « virtuoses » capables à la fois de dominer les discussions sur les textes religieux et de maîtriser la direction du rituel, et ce sont des universitaires non spécialisés dans des thématiques liées au judaïsme. Dans la seconde synagogue, on admire tant des hommes que des femmes pour une érudition sur les textes qui, pour les femmes notamment, est liée à une spécialisation universitaire en études juives. Cette comparaison semble illustrer une conversion de capitaux universitaires en capitaux religieux, mais le fait que les personnes sélectionnées ne sont pas les mêmes d’une synagogue à l’autre indique que cette conversion est loin d’être automatique. De même, la prédominance des hommes suggère que sont à l’œuvre des mécanismes de reproduction de la domination masculine dans ces deux synagogues pourtant en principe égalitaires, mais la différence entre elles deux pointe un effet du contexte local sur la valorisation des femmes. Dans un premier temps, nous présenterons les deux synagogues observées et la manière dont les pratiques d’étude des textes y sont inséparables de la construction d’un judaïsme non orthodoxe. Nous montrerons ensuite comment les qualités Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin D O S SI E R valorisées par les fidèles chez celles et ceux qu’ils estiment pour leur expertise varient d’une synagogue à l’autre, car elles sont produites par les pratiques locales d’étude collective des textes. Nous reviendrons en conclusion sur la manière dont ces dispositifs de socialisation et de construction de l’autorité sont liés à la position occupée par chaque synagogue dans le champ religieux, et notamment à l’intérêt accordé par les membres à la concurrence avec le judaïsme orthodoxe. Usages de « l’étude » et légitimation religieuse dans deux synagogues non orthodoxes Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin « On est une communauté qui réfléchit » : Laurent, officiant ponctuel à la synagogue Kehila Hadasha4 et par ailleurs enseignant-chercheur, justifie ainsi en entretien la présence de nombreuses professions intellectuelles. Ethnographe sur un terrain qui m’était religieusement étranger, j’ai été rapidement frappée par la forte visibilité des enseignants et des chercheurs dans ces deux synagogues parisiennes, qui devenaient ainsi pour une doctorante un terrain socialement plus familier. Cette visibilité est liée non seulement à un recrutement particulier, mais aussi à des dispositifs qui, en valorisant la critique des textes comme une attitude spécifiquement non orthodoxe, favorisent les personnes qui ont acquis des compétences en matière d’exégèse publique d’un texte, que ces compétences soient issues d’une socialisation religieuse, universitaire ou professionnelle (professions culturelles, professions libérales). Un rapport critique au judaïsme orthodoxe Kehila Hadasha et la Communauté juive moderne (CJM) ont en commun d’être des synagogues relativement connues dans le judaïsme français (forte présence sur internet, sollicitations fréquentes de leurs rabbins pour des conférences). On les rejoint toutes deux pour leur appartenance à des courants non orthodoxes, beaucoup plus que par proximité géographique, d’autant que ces courants autorisent l’utilisation des transports à shabbat pour aller à la synagogue. Cette quête de synagogues non orthodoxes peut obéir à différents motifs. Celles-ci constituent notamment un point d’entrée dans le judaïsme pour des individus ne fréquentant pas habituellement de synagogue, mais en demande d’un rite de passage. Il s’agit alors de personnes pour qui la pratique religieuse, voire l’identification au judaïsme ne vont pas nécessairement de soi ; elles sont souvent insérées dans des sociabilités juives séculières aujourd’hui en déclin, liées notamment au communisme ou au sionisme socialiste. Parmi elles, certaines recherchent pour leur enfant un enseignement religieux n’imposant pas aux parents les normes de pratique orthodoxes et permettant aux filles d’accéder à une cérémonie équivalente de la bar-mitsva (majorité religieuse des garçons). D’autres encore, peu familières de Genèses 88, septembre 2012 6248_gen_88.indd 49 49 20/11/12 15:42 La construction historique de « l’étude » comme pratique juive C’est notamment à travers les pratiques de commentaire des textes, regroupées dans le judaïsme sous le terme générique d’« étude », que l’on peut observer les interactions qui construisent dans la durée à la fois l’expertise des uns et la déférence des autres. À la CJM et à Kehila Hadasha, comme dans la plupart des synagogues, ces usages représentent une part importante des activités régulières. Souvent présentée comme un invariant du patrimoine juif, l’« étude » (limoud en hébreu, lernen en yiddish) est un terme utilisé dans le judaïsme pour désigner un ensemble variable de pratiques qui ont en commun d’être reliées à l’un des commandements religieux les plus nobles, celui d’étudier la Torah – commandement réservé aux hommes suivant l’interprétation dominante dans le judaïsme orthodoxe. L’étude est source de prestige pour ceux qui la pratiquent, et plus encore pour ceux qui la maîtrisent et peuvent la diriger. Cependant, loin d’être intemporelle, elle prend des formes extrêmement diverses d’une synagogue à l’autre, 50 6248_gen_88.indd 50 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin l’hébreu ou de la pratique religieuse, cherchaient une synagogue accessible pour un mariage ou un enterrement, ou bien encore sont venues dans le cadre d’un projet de conversion au judaïsme (de soi-même ou d’un proche). Chez ceux qui fréquentaient auparavant une synagogue consistoriale ou orthodoxe, s’ajoute souvent à ces motifs un rejet de ce qui est perçu comme une « orthodoxisation » du judaïsme français, notamment consistorial5. Ces types de trajectoires sont dans les deux cas à l’origine d’un rapport critique au judaïsme orthodoxe, d’où une forte valorisation du « choix » et de la « réflexion » dans de ces synagogues où l’on se retrouve rarement par reproduction familiale. L’une des différences entre les deux synagogues est que si ces deux profils – nouveaux entrants dans la pratique du judaïsme et dissidents consistoriaux – sont présents dans l’un et l’autre cas, le premier est proportionnellement plus représenté à Kehila Hadasha et le second à la CJM. Ce recrutement différent va de pair avec un positionnement religieux distinct. Kehila Hadasha est plus nettement éloignée du judaïsme orthodoxe par ses usages rituels (présence plus importante du français dans le rituel, modifications du texte de la prière), ainsi que par un moindre statut normatif du droit religieux issu de l’exégèse talmudique. La CJM jouit quant à elle d’une légitimité plus élevée aux yeux des personnes familières des synagogues consistoriales, voire des rabbins consistoriaux et orthodoxes, notamment en raison de sa proximité plus grande par rapport aux usages rituels en vigueur dans ces dernières (hébreu, texte de la prière, absence d’instruments de musique pendant shabbat). Or c’est surtout à la CJM, la synagogue la plus proche du judaïsme consistorial, que des femmes sont citées et admirées pour leur expertise religieuse. Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 Genèses 88, septembre 2012 51 6248_gen_88.indd 51 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin D O S SI E R Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin qui sont le produit d’une construction historique complexe et qui déterminent la manière dont les fidèles conçoivent la pratique du judaïsme. L’étude varie d’abord en fonction des textes étudiés, l’opposition structurante étant celle entre le texte premier, celui de la Torah, et ses commentaires, dont le plus important est le Talmud. Pour l’essentiel constitué par la compilation de disputes entre rabbins destinées à fixer le droit hébraïque à partir de l’interprétation de la Torah, le Talmud a défini un modèle de l’étude comme activité d’exégèse à vocation juridique, modèle qui définit le rabbin comme un expert en droit hébraïque. De plus, dans le judaïsme orthodoxe, l’accès à l’étude est hiérarchisé en fonction des textes (ainsi, les femmes sont exclues de l’étude du raisonnement talmudique et n’ont accès qu’au commentaire de la Torah) et des approches (la discussion de la dimension juridique des textes, ou halakha, est généralement considérée comme plus prestigieuse et technique que celle de leur dimension narrative, non normative, ou aggada). L’étude varie aussi suivant les courants religieux. La réforme du judaïsme au XIXe siècle en Allemagne (Meyer 1988) remplaça l’idéal de la yeshiva (espace clos consacré à l’étude collective du Talmud sous la direction d’un maître) par celui du séminaire rabbinique (l’étude y est structurée sur le modèle des universités) et introduisit un nouvel idéal de mise en regard de la lecture des textes religieux et des savoirs séculiers (histoire, sciences). Parallèlement, dans le courant libéral, beaucoup plus que chez les précurseurs du judaïsme massorti, l’approche des textes changea : ils furent de moins en moins analysés comme une source de droit, et plutôt comme un témoignage de la révélation divine, un patrimoine historique, une inspiration éthique ou encore une métaphore de la destinée humaine. Cela inversait les hiérarchies antérieures entre Torah et Talmud et entre halakha et aggada. Dans le même temps, avec la sécularisation, l’accès des juifs à la citoyenneté réduisit la portée pratique du droit hébraïque à la portion congrue et la pratique religieuse diminua, ce qui conduisit à une régression des pratiques d’étude talmudique hors des cursus rabbiniques. Au XXe siècle, la pratique de l’étude juive a connu un changement d’échelle à partir des années 1960, aux États-Unis et en Israël (Heilman 2002), puis en France (Cohen 1990 ; Cohen 1991 ; Eskenazi et Waintrop 1991). Non seulement elle s’est renouvelée dans les milieux orthodoxes, mais elle s’est aussi beaucoup plus largement diffusée dans les courants non orthodoxes, ainsi que dans la contre-culture juive non religieuse et dans les associations culturelles juives ; partout, elle s’est ouverte aux femmes et, dans certains de ces contextes, aux non pratiquants. Depuis les années 1980 en particulier, s’est développé en France tout un marché de l’étude juive, sous des modalités extrêmement variables : « cours de pensée juive » ou « cercles d’étude talmudique » s’y sont notamment émancipés des rabbins et des synagogues. Ils peuvent être organisés par des associations culturelles juives à caractère non religieux, ou par des particuliers (et se tenir, par exemple, dans l’appartement d’un amateur de Talmud). Ces pratiques ont fabriqué ainsi la représentation de « l’étude » comme un continuum qui va de l’étude du Talmud dans une yeshiva ultra-orthodoxe à la réunion d’un groupe d’amis un samedi après-midi autour d’une page de Talmud 20/11/12 15:42 « Étude » et légitimité religieuse dans les synagogues non orthodoxes Si ce renouveau a été principalement étudié dans le cadre de l’orthodoxie (Boyarin 1989 ; El-Or 2002 ; Heilman 2002), il a tout autant concerné les courants non orthodoxes, avec des spécificités. La première, héritage historique de la réforme du judaïsme au XIXe siècle, est l’ouverture relativement plus grande à des registres séculiers de commentaire du texte religieux. La seconde est l’accès sans restriction des femmes à l’étude. Les pratiques associées à l’étude jouent un rôle central dans l’inculcation pratique d’un rapport critique à l’orthodoxie. Dans les synagogues non orthodoxes, les activités désignées comme « étude » sont en effet aussi présentées par opposition au registre de l’obligation et de l’obéissance religieuses censées caractériser l’étude dans le judaïsme orthodoxe (l’étude comme commandement et comme transmission d’une interprétation unique de la loi juive). Les enseignants et les participants valorisent ainsi particulièrement les pratiques mettant en scène une discussion collective et une pluralité d’interprétations – étude d’un passage talmudique sous la direction d’un enseignant, groupes de discussion sur une thématique juive. Ils mettent aussi en avant le rôle de l’étude dans la réflexivité individuelle par rapport à la pratique 52 6248_gen_88.indd 52 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin et d’une tasse de thé, en passant par un colloque sur homosexualité et judaïsme organisé un dimanche par une institution culturelle juive et faisant intervenir psychanalystes, rabbins et militants associatifs. Nombre des membres des synagogues étudiées, quel que soit leur parcours, ont ainsi déjà été exposés à des activités d’étude, indépendamment ou en parallèle d’une pratique religieuse. Liées à la démocratisation de l’enseignement supérieur (les étudiants ont joué un grand rôle dans ces changements), ces pratiques ne sont qu’en partie dans la continuité immédiate du champ scolaire ou universitaire. Certaines formes d’étude peuvent être vues comme proches d’une activité d’enseignement classique, comme les « cours » des rabbins en semaine, parfois payants, ou les cycles de conférences à thème religieux proposés à l’Alliance israélite universelle ou à l’institut Elie-Wiesel à Paris, qui requièrent une inscription et sont souvent dispensés par des universitaires. Mais la déclinaison de l’étude en une multiplicité de pratiques regroupées sous un même terme contribue, par familiarisation pratique progressive, à les associer à une sphère d’activité autonome, obéissant à des règles spécifiques (les hommes portent souvent une kippa pour une conférence qui a lieu dans un espace juif, les sexes peuvent être séparés pour un cours dans une synagogue orthodoxe, on n’écrit pas si l’étude a lieu à shabbat…). De plus, les finalités de ces pratiques d’étude ne sont pas d’ordre strictement intellectuel : il peut s’agir de remplir un commandement religieux (l’étude de la Torah le jour de shabbat), de mieux connaître les commandements religieux, ou bien avant tout d’une pratique de sociabilité juive (voire d’une stratégie endogame dans le cas des jeunes adultes), parfois dans un cadre thérapeutique (lorsque le cours à thème juif s’inscrit dans une quête des origines). Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 D O S SI E R Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin religieuse. Les pratiques les plus originales peuvent alors être présentées sous l’angle de la tradition. Ainsi, à Kehila Hadasha, l’interruption de l’office par une discussion semi-improvisée sur les textes est justifiée par le rabbin comme une manière d’intégrer les différentes dimensions de la synagogue dans la tradition juive (maison de prière, maison d’étude et maison de réunion). Elle est aussi interprétée, par le rabbin et de nombreux membres, comme un retour à une authenticité juive qui aurait été oubliée par le judaïsme orthodoxe (le débat pluraliste sur les textes étant considéré comme un élément fondateur du judaïsme, la synagogue étant vue comme une réactualisation ponctuelle de la yeshiva), ou qui distinguerait le judaïsme de la religion dominante en France qu’est le catholicisme (l’abolition de la séparation entre officiants et assistance étant associée à une critique de la passivité des fidèles dans d’autres contextes). Au-delà des justifications explicites, la comparaison des usages de l’étude dans les deux synagogues permet d’analyser en quoi ils contribuent à construire un style d’autorité religieuse distinct de l’orthodoxie, comment les participants y apprennent à apprécier le judaïsme et dans quelle mesure ils favorisent ou non directement les professions intellectuelles. De plus, en référence aux travaux qui suggèrent que les femmes seraient aujourd’hui avantagées quand l’accès à l’autorité se fait par le biais du diplôme (Bargel 2007), on se demandera si l’étude est une activité plus ouverte à la féminisation que la direction du rituel, dans un contexte où l’accès des femmes (et des jeunes filles) au rituel synagogal est extrêmement récent. L’étude à la synagogue et la naturalisation des compétences rituelles À Kehila Hadasha, l’un des usages spécifiques à la synagogue est, comme on l’a vu, l’organisation régulière d’une discussion collective de la Torah pendant l’office du shabbat matin. Ce dispositif de socialisation particulier contribue pour le public à l’incorporation progressive des normes tant idéologiques qu’interactionnelles de la synagogue (« ouverture », « diversité », « communauté », alliance de la « tradition » et de la « modernité ») et peut produire un rapport enchanté au judaïsme non orthodoxe6. Ce dispositif est en même temps inégal et producteur de rapports d’autorité. On a reproduit dans l’encadré 2 le résumé d’une discussion tout à fait représentative de la vingtaine observée sur six mois pour ce qui concerne la répartition de la parole et le type de registres mobilisés. On y notera d’emblée la diversité des savoirs mobilisés et la mobilisation de savoirs scolaires ou universitaires séculiers. Inégalités de parole et invisibilisation des hiérarchies sexuées Malgré la spontanéité apparente, la répartition de la parole dans ce dispositif est systématiquement inégale. Certains, comme Jean, Laurent, Samuel, Noam ou Monique, s’expriment ainsi très régulièrement. Beaucoup n’interviennent que ponctuellement, pour une remarque brève ou pour une question (comme Carine, pourtant une habituée de longue date) et un grand nombre des assistants aux offices ne Genèses 88, septembre 2012 6248_gen_88.indd 53 53 20/11/12 15:42 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin « Ce samedi matin à Kehila Hadasha, le déroulement usuel de l’office s’interrompt un moment pour une discussion collective de la parasha (passage de la Torah) de cette semaine. Il s’agit de la parasha “Bo (Exode 10 : 1–13 : 16)”, qui retrace la fuite des Hébreux hors d’Égypte. Après la séquence des chants en hébreu qui célèbrent le don de la Torah au peuple hébreu, chacun se rassoit, ouvre un exemplaire bilingue de la Torah. Le rabbin propose en particulier de commenter le verset où, la nuit précédant l’envoi de la dixième plaie (la mort des premiers-nés égyptiens), Dieu dit à Moïse : “que chacun ait à demander (veyish’alu) à son voisin égyptien, et chacune à sa voisine, des vases d’argent et des vases d’or”. La question posée est alors : “pourquoi cette demande ?” Dans un premier temps, la discussion porte sur le sens de la racine sha’al dans ce verset7 : emprunt, rétribution (en paiement des torts subis durant l’esclavage), exigence ? Le rabbin donne d’abord la parole à Laurent, un universitaire qui prépare les adolescents à la bar-mitsva et qui a fait la veille au soir une drasha (homélie) sur ce même texte. Tous deux s’appuient sur les commentaires traditionnels de ce verset, comme ceux de Rashi8, qui s’interrogent sur la légitimité de cette demande (s’agissait-il d’un vol ?). Samuel, un homme plus âgé qui a grandi dans une famille peu pratiquante avant de s’investir dans le chant traditionnel, s’interpose : mais est-ce que sha’al, en hébreu moderne, ce n’est pas “demander” tout simplement ? Jean, qui dirige généralement une grande partie de l’office (il a l’expérience des synagogues depuis l’enfance), explique alors que sha’al c’est aussi l’interrogation, la réflexivité, comme dans l’expression she’ela veteshouva (“questions et réponses”) qui désigne dans le judaïsme la littérature jurisprudentielle. Pour lui, le verset suggère une interrogation métaphysique, un peu comme si Dieu disait aux Égyptiens, entre la neuvième et la dixième plaie : “interrogez-vous sur ce qui vous arrive”. Monique, une artiste âgée, se tourne vers Jean en lui disant qu’elle est tout à fait d’accord avec lui. Pour elle, le verset dit en fait aux Hébreux de demander aux Égyptiens s’ils approuvent les persécutions que Pharaon fait subir au peuple juif ; elle développe ensuite un commen- taire d’inspiration psychanalytique des termes du verset. Personne ne répondant à Monique, Carine, une employée de banque à la retraite, habituée de la synagogue, l’interrompt presque pour poser une question plus concrète : mais pourquoi demander des vases en argent, et pas de la monnaie ? Le rabbin relance la discussion sur les usages des Égyptiens, mentionnant une visite au Louvre avec ses enfants, et suggère à Laurent, par ailleurs enseignant, d’en dire plus sur les monnaies égyptiennes, ce qu’il fait. La discussion évolue brièvement vers les différentes plaies d’Égypte et la difficulté de rendre compte rationnellement de ce qui est présenté comme miracles (quelqu’un mentionne à ce sujet un documentaire à la Géode sur les catastrophes naturelles), et moralement de la cruauté divine à l’égard des Égyptiens. Puis la discussion se relance sur la réparation : ces objets précieux ne sont-ils pas une forme de légitime réparation des torts subis ? Un homme relance la discussion sur les réparations après la Seconde Guerre mondiale, et en particulier sur les restitutions des biens juifs spoliés. Le rabbin évoque les débats qui opposèrent Ben Gourion et Begin à ce sujet. Hélène, une femme qui fréquente depuis peu la synagogue, témoigne à partir de son histoire personnelle : ce débat s’est aussi déroulé dans les familles de survivants de la Shoah, où certains étaient pour des réparations, et d’autres ne voulaient pas en entendre parler. Reprenant la référence à la Shoah, le rabbin relance la question de la responsabilité collective (tous les Allemands étaient-ils responsables collectivement de ce qui avait été fait aux juifs ?). Noam, enseignant au Talmud-Torah d’une quarantaine d’années, prend la parole. Dans le cas de la Première Guerre mondiale, le montant excessif des réparations exigées de l’Allemagne fut une des causes de la Seconde Guerre mondiale. Noam fait une différence entre la réparation individuelle, qui est juste moralement, et la responsabilité collective, qui peut poser beaucoup plus de problèmes et être source d’amertume. Tourné vers Jean pour parler, il débat avec lui de la question du dosage de la punition ». (Journal de terrain, 31 janvier 2004) participent jamais. À ancienneté égale dans la synagogue, les hommes prennent plus facilement et plus longuement la parole dans ces échanges, qui durent généralement une vingtaine de minutes. La discussion rapportée à l’instant (encadré 2) est représentative de la répartition usuelle9 : sur les dix femmes et onze hommes présents, quatre femmes et cinq hommes ont parlé, mais, en dehors de Monique, une 54 6248_gen_88.indd 54 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Encadré 2. Une discussion collective de la Torah pendant l’office Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 D O S SI E R Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin habituée âgée, ce sont surtout des hommes qui ont pris la parole de manière répétée et développée. Elle est de plus systématiquement dominée par un groupe d’hommes qui partagent des caractéristiques similaires. Les « intellectuels de la synagogue » que sont ici Laurent, Jean, Samuel et Noam sont tous enseignants et/ou chercheurs de profession. Quadragénaires, ils ont grandi, sauf l’un d’entre eux, dans des familles pas ou peu pratiquantes, mais se sont investis à Kehila Hadasha dans l’apprentissage des compétences spécifiquement religieuses (hébreu, textes, liturgie) et sont devenus enseignants bénévoles au Talmud-Torah (éducation religieuse des enfants) ou officiants réguliers. Ainsi, le jour de la discussion citée, Jean et Samuel ont partagé avec le rabbin la direction des chants, de la lecture de la Torah et des différentes prières en hébreu et guidé les autres participants dans l’accomplissement du rituel – en indiquant à telle personne comment dire une bénédiction, ou en montrant à telle autre comment mettre un châle de prière. S’il existe également à la synagogue des femmes exerçant des professions intellectuelles ou culturelles, comme Monique, une artiste qui suit des cours d’hébreu et de pensée juive depuis une trentaine d’années, elles se sont surtout investies dans d’autres modalités de la vie à la synagogue que le domaine rituel : activités culturelles plus que directement religieuses, sociabilités amicales, bénévolat ponctuel. Si les différences entre les femmes et les hommes qui participent à la discussion sont en partie antérieures à leur arrivée à Kehila Hadasha (carrière professionnelle, socialisation juive initiale), d’autres s’y sont creusées (apprentissage du rituel), et l’on peut se demander dans quelle mesure des interactions locales comme la discussion publique et collective des textes y ont participé. Cette inégale répartition est très rarement aperçue et commentée. Au contraire, la plupart des habitués, comme Laurent ou Sasha, citent la discussion de la Torah comme la preuve de l’égalitarisme de leur synagogue. Cette invisibilité du rapport de pouvoir tient en partie au dispositif lui-même. De manière similaire aux techniques de démocratie participative ou délibérative (Gaxie 2004 ; Blatrix 2009), l’ouverture formelle et la spontanéité apparente du dispositif rendent invisible son inégale appropriation en fonction de la maîtrise préalable des règles du jeu. Quelles sont ici ces « règles du jeu » qui conduisent à l’exclusion des uns et qui favorisent les autres ? Pourquoi les commentaires de Monique ne donnent-ils lieu à aucune réponse, quand Laurent est encouragé par le rabbin à prendre la parole, et quand Noam et Jean peuvent transformer la fin de la discussion en un débat bilatéral ? Un dispositif producteur d’autorité Ce dispositif produit en effet de l’autorité religieuse locale, sous le contrôle du rabbin. Dans la discussion citée, le rabbin contribue ainsi par ses sollicitations à construire la légitimité de Laurent, qui commence tout juste cette année-là à prendre des responsabilités dans le rituel. D’autres que le rabbin y acquièrent ainsi un statut d’expertise religieuse, comme ici Jean, et l’ascendant que le rabbin les laisse prendre dans la discussion peut ensuite engendrer un sentiment d’infériorité pour les membres de l’assistance. Genèses 88, septembre 2012 6248_gen_88.indd 55 55 20/11/12 15:42 « Le commentaire de la parasha pendant l’office est ce jour-là dominé par les interventions de Jean et Laurent. En discutant ensuite pendant le kiddoush (buffet qui suit l’office), Carine (qui n’a pas fait d’études supérieures) les mentionne tous deux en les appelant “les hauts intellectuels” ». 10 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Les participants apprennent ainsi à écouter, poser des questions à ceux qui interviennent le plus souvent (j’ai plusieurs fois entendu des voisines se murmurer entre elles qu’elles ne comprenaient pas tout ce que disaient Jean ou Monique), parfois à se mesurer à leur savoir. Il est ainsi arrivé qu’une nouvelle venue vienne demander à Jean après l’office s’il donnait des cours par ailleurs, parce qu’elle avait admiré ses commentaires pendant la discussion. D’autres membres de la synagogue sollicitent parfois ces virtuoses (au sens wébérien) pour un complément de formation en matière liturgique, par exemple pour préparer une bar-mitsva ou une bat-mitsva. Cette autorité masculine informelle qu’ils acquièrent par leur performance dans la discussion est aussi incorporée physiquement – ainsi, il arrive à Jean, Samuel ou Noam de se lever, spontanément, pour prendre la parole pendant la discussion ou débattre entre eux. C’est aussi que par ailleurs, ils sont beaucoup plus à l’aise physiquement dans l’espace de la synagogue, comme officiants habitués à se tenir debout face à la salle, et comme enseignants bénévoles passant une bonne demi-journée par semaine dans la synagogue en sus des offices. On peut alors se demander si ce ne sont pas plus leurs compétences rituelles que leur compétence professionnelle d’enseignants qui expliquent leur statut local. Naturels dans le rituel : la capacité à incarner physiquement la communauté Dans la mesure où l’autorité des uns n’existe pas sans des interactions par lesquelles d’autres leur reconnaissent une légitimité, il est important de s’intéresser plus précisément au discours et aux dispositions de celles et ceux qui citent spontanément de tels hommes comme des références (Kalinowski 2005). Chez plusieurs personnes pour qui la pratique religieuse ne va pas encore de soi, l’apprentissage du goût pour la synagogue est médiatisé par la figure de ces hommes. C’est ainsi le cas de Sasha, qui, athée et encore réticente à la pratique religieuse, recherche surtout à la synagogue le fait de « se sentir bien » dans une communauté juive. Politiquement engagée à l’extrême-gauche, ayant grandi dans une famille ashkénaze non pratiquante dont plusieurs membres ont été assassinés au cours de la Shoah, Sasha a longtemps limité sa fréquentation de la synagogue à la célébration de Kippour en mémoire de la Shoah. C’est moins directement les compétences religieuses de ces hommes qu’elle valorise que le naturel qu’elle perçoit dans leurs échanges improvisés et qu’elle met sur le même plan que la (relative) diversité sociale de la synagogue. « J’en ai pas encore parlé, mais ce que j’aime bien dans cette communauté, c’est que j’ai l’impression qu’il y a le plus de “tout”, tu vois ? Le plus de tordus, le plus… et plus qu’ailleurs. Il n’y a pas longtemps, j’avais été à (une autre synagogue), et il y avait ce 56 6248_gen_88.indd 56 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin (Journal de terrain, 8 octobre 2005) Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 D O S SI E R côté froid, guindé, je rajouterais bourgeois… (…) Et je me suis dit : “Oh la la, ça ne me va pas !” Et donc nous dans la nôtre… Par exemple Noam, l’autre jour Jean lui disait : “j’ai rien compris à ce que tu disais !”… C’est vrai que Noam, des fois (…) tu ne comprends rien, et en même temps, ça me plaît, que ce ne soit pas tout bien carré (…) Il y a les cas sociaux, il y a par exemple Yvonne, qu’on ne voit plus trop, et de temps en temps, avec son CAP [certificat d’aptitude professionnelle], elle dit au rabbin (Sasha imite un ton bourru) « alors ça va rabbin ? » et ça passe… C’est ça la vie, et c’est ça le mélange… Donc ça, je trouve que ça aide à ce qu’on s’y sente bien ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin (Entretien avec Sasha, 2005) Mentionnant quant à elle ces mêmes hommes pour évoquer la « communion » qu’elle apprécie à la synagogue, Carine ne mentionne pas non plus les connaissances religieuses dont ils font preuve dans les discussions, mais plutôt leurs compétences rituelles, qu’elle admire d’autant plus qu’elle-même n’a commencé à pratiquer le judaïsme (à Kehila Hadasha) qu’à un âge tardif. « — C’est quoi les moments dans l’office qui comptent le plus pour toi ? Carine. — C’est-à-dire que tous les moments sont bien, dans la mesure où il y a une communion entre les fidèles, tu vois ?… C’est vrai que j’apprécie des gens comme Jean et Samuel, et puis… Il y a (parmi ceux qui dirigent parfois la prière) un jeune qui veut être rabbin… c’est pareil. Si tu veux, c’est cette foi avec laquelle ils prient, et vraiment je voudrais comprendre plus pour pouvoir apprécier encore plus ». (Entretien avec Carine, 2004) Ce qu’admire ici Carine, ce sont moins les savoirs de ces hommes que leur capacité à incarner une communauté qui prie. S’ils peuvent rendre visible à autrui « la foi avec laquelle ils prient », c’est qu’ils maîtrisent suffisamment le rituel, et s’y sentent suffisamment à l’aise, pour que leurs voix dominent l’assemblée pendant les chants, ou pour que leurs gestes marqués pendant la prière guident ceux et celles qui ne maîtrisent pas encore le rituel en hébreu. Sasha et Carine évoquent ainsi moins ces hommes pour ce qu’ils savent (et qui est notamment lié à leur capital scolaire ou universitaire) que pour leur capacité à incarner physiquement le collectif. Cette capacité provient essentiellement de leur aisance dans le rituel, acquise par une longue pratique dès leur enfance ou par un apprentissage intensif à Kehila Hadasha. Cela les sépare de personnes comme Monique, par exemple, qui expliquent en entretien avoir un engagement spirituel intense dans le rituel, nourri par une riche culture juive, mais qui ne maîtrisent pas la technique du rituel (les gestes associés aux différents moments, la technique vocale des chants, etc.). La valorisation de cette capacité à représenter la communauté, et la manière dont elle naturalise des compétences rituelles acquises, est surtout présente chez une catégorie particulière de personnes, les plus récemment entrées dans le judaïsme, qui sont plus spectatrices qu’actrices de la pratique religieuse : je n’ai jamais entendu Sasha prendre part à la discussion des textes, et si les interventions de Carine sont fréquentes, elles sont généralement brèves, souvent limitées à des questions. Genèses 88, septembre 2012 6248_gen_88.indd 57 57 20/11/12 15:42 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Si c’est avant tout l’aisance dans le rituel que les nouveaux entrants apprécient, on peut se demander pourquoi ce sont plus particulièrement des universitaires qui émergent dans ce rôle. L’analyse du contenu des discussions offre ici des pistes. Par différence avec le format des drashot (commentaire de la Torah pendant l’office, homélie), dans de nombreuses synagogues, ces discussions sont ouvertes à une grande variété de registres, ce qui contribue à l’impression que « tout le monde » peut participer. On y trouve certes des références à un savoir spécifiquement juif : analyse interne du texte, partant souvent du commentaire étymologique d’un terme hébreu (la Torah est lue en hébreu à la synagogue, même si l’on suit dans des exemplaires bilingues, et la plupart des habitués ont appris un minimum d’hébreu, à la synagogue ou ailleurs), références aux commentateurs de la tradition juive (du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle). Mais on trouve aussi des croisements fréquents avec les connaissances scientifiques séculières (histoire, sciences naturelles), des références culturelles (citations de Woody Allen, débats sur La passion du Christ de Mel Gibson), des parallèles avec l’actualité politique (une discussion en 2004 établissait un parallèle entre le choix du grand prêtre dans la Torah et l’élection du président des États-Unis) et avec l’expérience juive contemporaine (Shoah, antisémitisme en France, conflit israélo-palestinien). Cet éclectisme des références entre en résonance avec la proportion relativement importante de personnes opérant un « retour » ou plutôt une entrée dans le judaïsme, comme Sasha. Elles apprécient ainsi d’autant plus les officiants qui rendent le rituel accessible en ne le séparant pas radicalement de l’univers séculier. La forme adoptée, celle d’une juxtaposition de points de vue, permet aussi de placer le commentaire des textes sur un registre non explicitement normatif qui facilite l’entrée dans le judaïsme d’un public éventuellement rétif à la pratique religieuse. Ainsi, dans la discussion citée (encadré 2), aucune solution n’est proposée aux problèmes éthiques qui sont soulevés, et aucun lien n’est fait avec des commandements religieux que l’assemblée serait incitée à respecter ou méditer. Cela n’empêche pas que la discussion véhicule implicitement un ensemble de normes, ne serait-ce que celle selon laquelle tout texte biblique, même obscur, peut être rattaché à l’expérience juive contemporaine, qu’il s’agisse de la mémoire de la Shoah à l’échelle individuelle (voir l’intervention d’Hélène dans la discussion, sur laquelle le rabbin rebondit) ou de la politique israélienne (voir le rappel sur l’histoire d’Israël). L’aisance dans ce dispositif est cependant inégalement accessible, notamment suivant la socialisation juive préalable et le milieu social. Dans une synagogue qui, pour beaucoup est, sinon l’entrée dans le judaïsme, du moins la première synagogue fréquentée à titre régulier, les croisements entre savoirs séculiers et tradition juive et la possibilité de prendre librement la parole sont à la fois rassurants et intimidants. Tous et toutes n’ont pas la même habitude de la prise de parole en public (surtout improvisée, sans notes), la même aisance à se mouvoir dans une synagogue, la même 58 6248_gen_88.indd 58 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin La double valorisation des compétences rituelles et des savoirs non religieux dans une synagogue centrée sur « le retour » au judaïsme Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 D O S SI E R Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin familiarité avec la discussion intellectuelle et l’exégèse, les mêmes connaissances en matière religieuse, et toutes et tous ne se sentent pas au même degré habilités à exprimer une opinion sur le texte sacré. Le dispositif avantage ceux qui cumulent ces dispositions, et qui sont ici des hommes ayant à la fois l’habitude de la prise de parole en public (comme enseignants), une vaste culture générale et scientifique (par leur haut niveau d’étude) et une ancienneté dans la synagogue ou dans la pratique religieuse (c’est le cas de Jean et Samuel, qui ont fait leur bar-mitsva dans l’enfance) plus importantes que la moyenne. Ces caractéristiques ne se traduisent cependant en autorité que dans la durée, par la participation régulière à des discussions qui les rendent visibles pour l’ensemble de la synagogue, et où le rabbin et les « intellectuels » déjà établis localement les valident en les sollicitant comme interlocuteurs. Ce n’est donc pas directement parce qu’intellectuels dans le champ scolaire que ces hommes gagnent un prestige d’intellectuels à la synagogue : le cas de la seconde synagogue étudiée, la CJM, montre combien la valorisation relative des savoirs non religieux dépend des pratiques locales. L’étude et la valorisation des capitaux propres au champ religieux « Des femmes compétentes » D’une synagogue à l’autre, les dispositifs de commentaire des textes varient fortement. À la CJM, où les membres ont plus souvent qu’à Kehila Hadasha déjà fréquenté une synagogue consistoriale, le dispositif est plus classique : drashot pendant l’office, cours et conférence en semaine et parfois étude de passages talmudiques ou bibliques l’après-midi de shabbat. Or les « intellectuels » de la synagogue qui émergent par ces activités n’ont pas le même profil. Outre le rabbin, les quelque cinq ou six personnes dont les habitués vantent les qualités d’exégèse en entretien, dont les drashot sont reproduites sur le site de la synagogue, voire dont on recommande les cours et conférences (à la synagogue ou ailleurs), sont surtout des femmes, spécialisées en études juives. Bien plus, leurs interprétations peuvent avoir un statut équivalent à celles du rabbin : « Ce samedi après l’office, Nicole (enseignante à la retraite) cherche à parler au rabbin de la drasha qu’il vient de faire. En effet, Florence, universitaire spécialisée en études juives, a fait la veille sur le même thème une drasha que Nicole a beaucoup appréciée. Or Florence a proposé une interprétation différente de celle du rabbin, que Nicole trouve beaucoup plus séduisante, et Nicole veut savoir ce qu’en pense le rabbin ». (Journal de terrain, décembre 2005) Nicole n’est pas la seule à valoriser des femmes comme Florence. François, un membre du conseil d’administration de la synagogue, enseignant de profession, commente ainsi l’investissement des femmes dans les activités de la synagogue, et notamment aux drashot : Genèses 88, septembre 2012 6248_gen_88.indd 59 59 20/11/12 15:42 « Les femmes qu’on a (ici) sont relativement plus instruites que les hommes du point de vue religieux, peut-être plus pratiquantes, donc en l’occurrence elles ne sont pas sur la défensive, elles n’ont pas à prouver leurs compétences ou leur bonne volonté, puisqu’elles sont plus compétentes et de meilleure volonté globalement que les hommes du même milieu ! ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Son propos contraste avec les discours habituels tenus à Kehila Hadasha sur l’absence de hiérarchie, la diversité, la communauté, et suggère des normes d’évaluation très différentes. Ce lexique de la « compétence », de la « bonne volonté » et même du degré de pratique religieuse serait en effet presque déviant à Kehila Hadasha, du fait de l’insistance du rabbin et des habitués placée sur la liberté individuelle et sur l’importance de laisser chacun trouver son rythme dans l’entrée dans la pratique religieuse. Il témoigne d’une valorisation forte des qualités spécifiques au champ religieux – à la fois connaissance des textes, investissement dans la vie de la synagogue et pratique religieuse personnelle. Cette valorisation n’est pas propre à François et aux responsables, mais elle est partagée par la majorité des habitués de la synagogue, quelle que soit leur performance perçue en la matière. Notre hypothèse est que la présence et la valorisation de femmes spécialisées en études juives à la CJM s’explique en grande partie par la manière dont l’« étude » et le commentaire des textes y sont pratiqués : elle ne conduit pas les habitués à admirer les mêmes qualités qu’à Kehila Hadasha et elle n’amène pas les mêmes types d’intellectuels à s’y investir. La présence dans une synagogue non orthodoxe de femmes comme Nicole, qui ont acquis hors de la synagogue un savoir spécialisé en études juives, professionnel ou amateur, peut se justifier par le fait qu’elles ne peuvent prendre la parole dans une synagogue consistoriale ou orthodoxe. Mais entre deux synagogues non orthodoxes, si elles s’investissent plus à la CJM que dans une synagogue comme Kehila Hadasha, c’est que dans la première, leur expertise est pleinement mise en valeur par la manière dont s’y pratique « l’étude », alors que dans la seconde, le registre des études juives est mis sur le même plan que les registres de commentaire séculiers. L’imbrication de l’étude et de la pratique religieuse dans une synagogue plus proche de l’orthodoxie Cette intériorisation d’un haut degré d’exigence en matière de savoir et de pratique religieux, qui est l’une des conditions de possibilité de l’admiration pour les expertes, ne va pas de soi, en particulier chez ceux qui découvrent le judaïsme, mais elle est produite par une pratique de l’étude spécifique. « Nous sommes ce samedi après-midi assis en cercle à la synagogue autour de Jonathan, qui est là dans le cadre d’un stage de fin d’études rabbiniques. Nous sommes une douzaine, en me comptant : outre Jonathan, quatre hommes et six femmes, la plupart célibataires, ayant entre vingt et soixante-dix ans. Le plus jeune, Benjamin, est 60 6248_gen_88.indd 60 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin (Entretien avec François, 2005) Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 D O S SI E R Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin étudiant et se destine aussi au rabbinat. Les plus âgés du groupe, deux femmes et un homme, sont à la retraite, et parmi les plus assidus aux offices. Avant de commencer, les conversations portent sur la fête de Pourim qui a eu lieu la semaine dernière, sorte de debriefing des offices de la synagogue. À la fin de l’étude, il y aura un tour de table pour préparer la fête de Pessah, pour savoir qui compte participer au repas communautaire organisé par la synagogue le deuxième soir de la fête et qui sera seul le premier soir (où la fête est célébrée chez soi). Léa, qui a une quarantaine d’années et fréquente la synagogue depuis peu (depuis que son fils y prépare sa bar-mitsva), en profite pour demander pourquoi il y a deux célébrations, ce que Jonathan explique. L’étude commence. Jonathan commence par rappeler où nous en étions la fois dernière. Nous étudions depuis deux semaines un passage du Talmud, dans le traité Baba Metsi’a, à partir de photocopies de l’édition française du Talmud d’Adin Steinsaltz, qui comprend le texte hébreu, une traduction française littérale et une traduction expliquée. Comme le passage étudié aujourd’hui fait une allusion à un épisode biblique, Jonathan a aussi apporté des photocopies des passages de la Torah correspondants (hébreu et français). L’étude est linéaire : Jonathan lit à chaque fois deux à trois phrases en hébreu (seules deux femmes ne parviennent pas à suivre dans le texte hébreu), l’un d’entre nous lit ensuite le passage correspondant en français, puis on passe à la discussion. La semaine dernière, Céline, une jeune professeure en collège qui venait pour la première fois, avait pris quelques notes, mais François, l’un des responsables de la synagogue, l’avait ensuite prise à part gentiment pour lui dire que l’on ne doit pas écrire à shabbat ; elle n’écrit pas aujourd’hui ». (Journal de terrain, 26 mars 2005) L’étude, ici menée en l’absence du rabbin de la synagogue, est beaucoup plus imbriquée qu’à Kehila Hadasha dans l’apprentissage des normes de la pratique religieuse, comme on le voit avec la discussion sur les fêtes, et avec le rappel des règles de shabbat. Surtout, on note l’absence de références extérieures au judaïsme pendant le temps de l’étude : c’est une lecture formellement interne du Talmud et de la Torah qui est systématiquement privilégiée à la CJM, ce qu’accentue le dispositif matériel des jeux de photocopies destinés à mettre en regard différentes strates de commentaire (voir illustration p. 63). Cela correspond à un usage général à la CJM, où textes et sources non juives ne sont que rarement mis en regard, mais où la dynamique des commentaires est généralement tirée d’un dialogue entre textes juifs. L’étude, les femmes et les frontières avec le judaïsme orthodoxe La CJM n’est cependant pas une synagogue orthodoxe : ses membres doivent y apprendre et y démontrer un rapport critique aux commentaires de la tradition tels qu’ils sont transmis dans le judaïsme orthodoxe. Le cas de Jonathan semble suggérer que, dans ce contexte, l’autorité peine à s’établir précisément quand ce rapport critique n’est pas assez clairement marqué. Jeune rabbin en stage de fin d’études, il a ce jour-là échoué à s’imposer au groupe dans la discussion suivante. Sa préparation du texte n’a visiblement pas anticipé les réflexes critiques de son public à l’égard du sexisme des rabbins du Talmud. Genèses 88, septembre 2012 6248_gen_88.indd 61 61 20/11/12 15:42 (Journal de terrain, 26 mars 2005) S’il n’est pas publiquement critiqué par les participants – tout se passe par le biais du texte – il n’est pas non plus écouté avec révérence et admiration et il ne sera pas réinvité par la synagogue au-delà de son stage. Cela tient en grande partie au fait qu’il n’a pas su déplacer la discussion sur le terrain de la critique du biais misogyne du texte du Talmud. Or il s’agit d’une synagogue où la dénonciation du sexisme des textes est une pratique courante, en ce qu’elle permet à la fois de se poser en critique du judaïsme orthodoxe (en proposant des réinterprétations égalitaristes de la loi juive), tout en démontrant sa maîtrise des textes et méthodes traditionnelles (en débusquant les biais sexistes des raisonnements talmudiques, sans remettre en cause la légitimité d’ensemble de cette construction du droit). C’est notamment pour leur capacité à défendre des positions égalitaristes à partir d’un cadre traditionnel que tant le rabbin que les intellectuelles de la synagogue sont admirés. Le statut dans la synagogue ne se gagne pas seulement par un savoir sur les textes, mais aussi par un rapport au champ religieux. Dans une synagogue où une proportion des habitués plus importante qu’à Kehila Hadasha est constituée de dissidents de synagogues orthodoxes, et où c’est notamment sur la question des femmes qu’est perçue la différence avec le judaïsme orthodoxe, l’échec de Jonathan à s’imposer ne tient pas à son absence de connaissances religieuses, mais au fait qu’il ne situe pas son usage des textes dans les luttes de légitimité pertinentes 62 6248_gen_88.indd 62 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin « Le texte que nous avions étudié la semaine dernière rapporte une discussion talmudique sur le fait que faire pâlir de honte une personne en public est aussi grave que verser son sang. Dans le passage lu aujourd’hui, il est fait à ce propos référence à l’adultère du roi David avec Bethsabée, la femme de l’un de ses soldats, Urie. Le Talmud cite un midrash (ajout à la Torah transmis par tradition orale) selon lequel David aurait répondu à des contradicteurs qui mentionnaient publiquement son adultère que sa faute était moins grave que la leur, puisqu’ils l’humiliaient en public. L’aspect “pro-David” des rabbins du Talmud dans ce passage choque la majorité de l’assemblée, et le fait de relire ensemble les passages de la Torah correspondants n’arrange rien. Simon, qui s’est converti au judaïsme il y a quelques années, souligne que David se préoccupe peu de l’humiliation d’Urie, mais qu’il est de toute façon choquant que Bethsabée soit vue comme une propriété des hommes. Jacqueline, une enseignante à la retraite, très respectée dans la synagogue, notamment parce qu’elle pratique l’étude depuis sa jeunesse11, explique que cet épisode, “j’ai beau faire, je ne peux pas l’avaler”. Elle est très choquée quand Jonathan mentionne des interprétations qui cherchent à justifier l’adultère de David, et quand il semble lui-même le justifier. Il explique qu’en Israël, les soldats donnent toujours un acte de divorce préventif à leur femme12 quand ils partent au combat, pour qu’elles puissent se remarier si l’on ne retrouvait pas leur corps, et que c’était probablement le cas pour Urie (Bethsabée était en fait divorcée selon cette interprétation). La rébellion collective contre le sexisme des rabbins du Talmud, et de manière plus voilée contre Jonathan, ne s’arrange pas avec la lecture de la suite de la discussion talmudique, qui enchaîne sur des remarques paternalistes à l’égard des femmes ou misogynes ». Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin D O S SI E R Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin Extrait d’un passage talmudique discuté à la Communauté juive moderne lors d’une étude shabbatique (d’après photocopies distribuées aux participants) : Le Talmud. L’Édition Steinsaltz, Paris, Ramsay, 2000, t. XIV. Baba Metsi’a 3, p. 141 (chap. 4, f° 58b-59a). L’édition choisie est la version française de l’édition du Talmud de Babylone entreprise par le rabbin israélien Adin Steinsaltz depuis les années 1960. « L’édition Steinsaltz » comporte, au centre le texte araméen original, à droite une traduction littérale, et se caractérise par l’ajout à gauche d’une traduction plus largement commentée (l’allusion à David, Bethsabée et Urie, implicite dans le texte original, n’est ainsi explicitée que dans la traduction assistée). En hébreu, ont été reproduits les commentaires de ce passage par le rabbin médiéval Rachi, quelques gloses additionnelles issues de générations rabbiniques antérieures (« Études »), ainsi qu’une rubrique halakha (loi juive) qui indique le commandement religieux qui a été tiré de ce passage (le Choul’han ’Aroukh est une compilation de la loi juive réalisée au XVIe siècle par le rabbin Joseph Caro). Genèses 88, septembre 2012 6248_gen_88.indd 63 63 20/11/12 15:42 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin « En sortant de l’étude shabbatique, je discute avec deux participants, Simon et Jo ; Simon me félicite pour mes commentaires pendant l’étude (“tu sais mieux la Torah que moi !”) et m’explique qu’il suit le cours de Talmud hebdomadaire d’un rabbin orthodoxe parisien, cours réservé aux hommes. Il est très choqué de la position de ce rabbin sur les femmes. Jo, qui a grandi aux États-Unis dans une synagogue Conservative, recommande d’aller un peu partout. Il va plutôt aux cours du rabbin Rivon Krygier (figure de proue du judaïsme massorti en France) et à ceux du rabbin Gilles Bernheim, rabbin consistorial plus modéré (élu en 2008 grand rabbin de France). Mais il lui arrive aussi d’aller, au Centre communautaire juif de Paris13, aux cours du rabbin Philippe Haddad (un ancien rabbin du Consistoire, perçu comme proche des libéraux) et à ceux du rabbin libéral Tom Cohen dans sa communauté franco-américaine de Saint-Germain-en-Laye. » (Journal de terrain, 26 mars 2005) La fréquentation des cours offerts par la concurrence construit une habitude de la confrontation des points de vue qui implique que pour quelqu’un comme Jo, les discussions entre rabbins du Talmud ne sont finalement pas si éloignées des discussions internes au judaïsme français contemporain (les rabbins consistoriaux qu’il cite ont la particularité d’accepter la discussion avec les rabbins des courants non orthodoxes). De son côté, Simon justifie sa fréquentation de l’ennemi orthodoxe par l’entretien d’une indignation contre le machisme orthodoxe. La même tradition, la discussion talmudique, est ainsi appropriée différemment dans les deux synagogues. À Kehila Hadasha, on apprend à apprécier la joute oratoire pour elle-même, la confrontation semi-improvisée de points de vue, pour le plaisir esthétique et pour le sentiment de communauté authentique qu’ils procurent, et la capacité à faire des liens entre des textes de statut hétérogène (par exemple, entre midrash et psychanalyse). Ce goût est à relier à un recrutement en moyenne plus débutant dans la pratique religieuse. À la CJM, on valorise beaucoup plus l’exégèse de type juridique, c’est-à-dire la capacité à argumenter une position normative précise, qui peut éventuellement devenir la règle commune dans la synagogue (peuton prendre le métro pour aller à la synagogue le shabbat ? Une femme peut-elle lire dans la Torah ? Une personne non juive peut-elle participer à la célébration de Pessah ? Le texte de la prière peut-il être modifié en un sens moins sexiste ?). Et si, comme à Kehila Hadasha, les positions défendues doivent être « modernes », l’argumentaire doit s’appuyer sur des références internes à la tradition juive, partagées et recevables par tout le champ religieux (et notamment par un rabbin orthodoxe), ce qui est à relier à la plus forte présence de dissidents consistoriaux à la synagogue. Ces normes ne sont pas enseignées de manière abstraite aux nouvelles et nouveaux venus (ainsi Sasha à Kehila Hadasha ou Céline à la CJM), mais construites et incorporées dans la durée par des pratiques comme l’étude shabbatique, et ce sont ces pratiques qui construisent la valorisation des femmes lettrées, qui incarnent non seulement 64 6248_gen_88.indd 64 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin pour cette synagogue – alors que la conversation qui suit montre comment l’étude est perçue par ces habitués comme un jeu de relations entre les différentes tendances du judaïsme parisien. Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue 20/11/12 15:42 * Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin * L’étude des textes dans le judaïsme n’est donc pas, en elle-même, une pratique qui privilégie une catégorie de sexe plutôt qu’une autre, et elle ne favorise pas, en elle-même, les détenteurs d’un capital universitaire. Si elle peut s’appuyer sur des répertoires d’autorité séculiers, ceux du professorat ou du militantisme, c’est de façon imbriquée avec les répertoires spécifiques au champ religieux. On n’admire pas dans ces synagogues des professeurs, mais, dans un cas, l’aisance à circuler du registre rituel à des registres séculiers, et, dans l’autre, la capacité à produire une exégèse engagée contre le judaïsme orthodoxe. Les processus repérés ici ne sont pas spécifiquement religieux. Ils tiennent à l’existence d’un champ relativement autonome où, au sein de chaque organisation, la construction de l’autorité est liée au degré d’engagement dans les luttes spécifiques au champ. Ici, la synagogue la moins « établie » et engagée dans le champ religieux est aussi celle où les compétences extérieures au champ sont les plus reconnues, mais cela ne favorise pas nécessairement les femmes. La question de l'accès des femmes à l'autorité religieuse est donc inséparable de la manière dont cette autorité était construite par des pratiques locales, liées à chaque organisation (Guillaume et Pochic 2007). Si, dans chaque synagogue, ce sont des catégories de personnes différentes qui accèdent, plus ou moins régulièrement, à la capacité de formuler le discours public de l’organisation, et à un statut d’autorité locale qui bénéficie de marques de déférence publiques, ce n’est pas mécaniquement parce que les synagogues ont un recrutement différent, ou parce que les rabbins font des choix différents. Cela passe, dans la durée, par des pratiques qui font d’abord que ces personnes restent, puis qu’elles gagnent une légitimité croissante. Certaines n’acquièrent un statut local d’autorité que parce que des pratiques fabriquent, pour tous, le goût pour des manières d’être et l’habitude d’écouter, de solliciter l’avis, de commenter et d’admirer ceux et celles qui manifestent ces qualités. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin * D O S SI E R par leur érudition et par leur pratique religieuse, mais par leur sexe même, cet engagement collectif dans les concurrences religieuses. Ouvrages cités ARCHIVES JUIVES. 2007. VOL. 40, n° 2, Laura Hobson Faure (éd.), « Le judaïsme libéral en France des origines aux années 1960 ». ALLOUCHE-BENAYOUN, Joëlle. 2004. « Les communautés libérales et conservatives », Bulletin de l’Observatoire du monde juif, n° 10-11: 37-59. — et Laurence PODSELVER. 2003. Les Mutations de la fonction rabbinique. Paris, Observatoire du monde juif. BARGEL, Lucie. 2007. « La résistible ascension des femmes à la direction du Mouvement des jeunes socialistes », Genèses, n° 67 : 45-65. BEBE, Pauline. 2006. Qu’est-ce que le judaïsme libéral ? Paris, Calmann-Lévy. BENGUIGUI, Lucien-Gilles. 2009. « L’École Gilbert Bloch. Témoignage sur un lieu de rencontre entre jeunes séfarades et ashkénazes dans la France Genèses 88, septembre 2012 6248_gen_88.indd 65 65 20/11/12 15:42 BLATRIX, Cécile. 2009. « La démocratie participative en représentation », Sociétés contemporaines, vol. 2, n° 74 : 97-119. BOYARIN, Jonathan. 1989. « Voices Around the Text : The Ethnography of Reading at Mesivta Tifereth Jerusalem », Cultural Anthropology, vol. 4, n° 4 : 399-421. COHEN, Erik. 1991. L’étude et l’éducation juive en France ou l’avenir d’une communauté. Paris, Cerf (Toledot-judaïsmes). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin COHEN, Martine. 1990. « Sociologie des études juives 1968-1988 », in Franck Alvarez-Pereyre et Jean Baumgarten (éd.), Les études juives en France. Situation et perspectives. Paris, CNRS : 47-62. EL-OR, Tamar. 2002. Next Year I Will Know More. Literacy and Identity among Young Orthodox Women in Israel. 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Même si elle peut l’être dans les conversations locales, où certains peuvent être appelés « reb », « rabbi » (traditionnellement, le titre de rabbin peut être informellement donné à une personne reconnue pour son savoir religieux). 4. « Communauté nouvelle en hébreu ». Par souci d’anonymat, les noms des deux synagogues (Kehila Hadasha et Communauté juive moderne) et les prénoms de mes interlocuteurs ont été modifiés. 5. Ces dissidents dénoncent suivant les cas la centralité religieuse croissante d’Israël (où un nombre grandissant de rabbins consistoriaux complètent leur formation dans des yeshivot orthodoxes), la diminution de la place des savoirs séculiers dans la formation des rabbins, le recul de la mixité dans les activités religieuses ou encore la hausse des exigences en matière de pratique de la casherout, qui complique les relations avec les non-juifs et avec les juifs non pratiquants. 6. Laurent, un participant régulier à ces discussions, m’explique ainsi en entretien que « la hiérarchie est… quasiment inexistante dans cette synagogue… », en faisant référence notamment à cet usage. 7. La discussion classique de cet épisode, d’origine très ancienne, porte plutôt sur le verbe « dépouiller » (« et vous dépouillerez l’Égypte », Exode, 3 : 22, d’après la traduction du rabbinat français). 8. Rabbin français du Moyen Âge, son commentaire verset par verset de la Torah est reproduit sur de nombreuses éditions de celle-ci. 9. Sur un échantillon de dix-huit discussions retranscrites exhaustivement pendant la période principale du terrain, vingt-trois hommes et treize femmes (sur une assistance généralement paritaire) ont pris la parole au moins une fois ; et cinq personnes, des hommes uniquement, plus d’une fois sur deux. 10. Quelques mois plus tôt, comme je lui proposais de faire un entretien sur son parcours, Carine m’avait suggéré de faire plutôt un entretien avec Jean, Laurent ou Samuel. 11. Pendant ses études, elle a notamment participé à l’école Gilbert-Bloch d’Orsay (Benguigui 2009), qui, à l’initiative des Éclaireurs israélites de France, avait pour but de former les futurs cadres du judaïsme de l’après-guerre. Il s’agissait d’offrir, tant aux femmes qu’aux hommes (fait nouveau à l’époque), un enseignement de haut niveau en complément de leur cursus universitaire, en établissant des ponts entre savoirs scientifiques, critique biblique et pratique religieuse. Le rabbin Léon Askénazi et le biologiste Henri Atlan y ont notamment enseigné. 12. Les modalités du divorce religieux dans le judaïsme orthodoxe sont fréquemment critiquées à la CJM, comme par les féministes juives orthodoxes (Lipsyc : 2008 : 147 et suiv.). 13. Institution culturelle indépendante des différents mouvements religieux, qui propose de nombreux cours et conférences sur le judaïsme, assurés par des personnalités médiatiques, des universitaires ou des rabbins (orthodoxes essentiellement). Genèses 88, septembre 2012 6248_gen_88.indd 67 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université catholique de l'Ouest - - 193.49.1.10 - 04/11/2015 08h38. © Belin 1. « Massorti » (traditionaliste) est le terme hébreu employé en Israël, mais aussi en France, pour traduire le nom du courant Conservative, qui s’est institutionnalisé aux États-Unis à la fin du XIXe siècle autour du Jewish Theological Seminary de New York. En français, le terme « traditionaliste » est quant à lui plutôt utilisé pour décrire la pratique religieuse de personnes fréquentant des synagogues orthodoxes et surtout consistoriales, mais ne s’identifiant pas elles-mêmes comme orthodoxes. D O S SI E R NOTES 67 20/11/12 15:42