INTELLECTUELS À LA SYNAGOGUE. LA PRODUCTION DE
L'AUTORITÉ DANS LE JUDAÏSME NON ORTHODOXE EN FRANCE
Béatrice de Gasquet
Belin | « Genèses »
2012/3 n° 88 | pages 46 à 67
ISSN 1155-3219
ISBN 9782701162485
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-geneses-2012-3-page-46.htm
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!Pour citer cet article :
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Béatrice de Gasquet, « Intellectuels à la synagogue. La production de l'autorité dans le judaïsme
non orthodoxe en France », Genèses 2012/3 (n° 88), p. 46-67.
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Béatrice de Gasquet Intellectuels à la synagogue
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Longtemps dominé par le Consistoire, une institution héritée du concordat
napoléonien, le judaïsme français a connu depuis la Seconde Guerre mon-
diale une forte différenciation interne (Podselver 2004) et une intégration
croissante au judaïsme mondial. Ces deux évolutions inversent la centralisation
religieuse et l’homogénéisation nationale précédemment imposées par le Consis-
toire. À côté des synagogues consistoriales se sont ainsi développées, à partir des
années 1960, de nombreuses synagogues et écoles se revendiquant « traditiona-
listes » ou « orthodoxes », dont certaines sont affi liées à des mouvements religieux
transnationaux comme les Loubavitch. Quant au judaïsme consistorial, alors qu’il
s’était depuis le XIXe siècle constitué comme une synthèse spécifi quement française
(par opposition au clivage qui émergeait en Europe entre tenants d’une réforme
du judaïsme et opposants orthodoxes), il s’est progressivement aligné, à l’échelle
internationale, sur le judaïsme orthodoxe, notamment pour les circuits de valida-
tion de la viande casher, les conversions, la formation des rabbins (Nizard 1998 ;
Allouche-Benayoun et Podselver 2003 ; Tank 2003 ; Endelstein 2006). Enfi n, en
réaction à ce déplacement vers l’orthodoxie, les courants libéral puis massorti (ou
conservateur1), deux mouvements transnationaux principalement représentés aux
États-Unis, se sont plus récemment organisés en France (Allouche-Benayoun
2004 ; Archives juives 2007). Alors qu’il n’y avait qu’une synagogue libérale de 1907
à 1977 (rue Copernic, à Paris), ces deux courants en regroupaient une vingtaine
dans les années 2000. Au-delà de nettes différences historiques, institutionnelles
et théologiques, ils ont notamment en commun, par opposition aux synagogues
orthodoxes, la mixité et l’égalité des sexes dans la participation aux offi ces religieux
(les femmes peuvent monter à la Torah, diriger la prière, présider la synagogue,
devenir rabbin), l’usage du français en plus de l’hébreu pour certaines parties
de l’offi ce et une politique d’accueil des démarches de conversions au judaïsme.
Intellectuels à la synagogue.
La production de l’autorité dans le judaïsme
non orthodoxe en France
Béatrice de Gasquet
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DOSSIER
Dans ce contexte de pluralisation religieuse, cet article s’intéresse plus par-
ticulièrement à ces deux derniers courants, regroupés ici sous le terme de « non
orthodoxes » du fait de leur commune opposition à la domination institution-
nelle du judaïsme consistorial en France2 et à l’affi liation religieuse de ce dernier
à un judaïsme orthodoxe accusé de défendre une vision fi gée de la loi juive. La
construction de l’autorité religieuse prend en effet nécessairement des formes par-
ticulières dans ces synagogues où l’on revendique, avec des nuances suivant le
courant, la pluralité des interprétations possibles des textes religieux, la nécessité
d’interpréter la loi juive au regard du contexte social et historique et l’importance
du libre arbitre individuel face aux commandements divins (Krygier 1995 ; Farhi
et Lentschner 1997 ; Bebe 2006). L’émergence et la légitimité de leaders religieux
y sont aussi compliquées par les spécifi cités du recrutement. Du fait de leur carac-
tère récent, elles sont principalement constituées de nouveaux entrants qui, soit
ont l’habitude de synagogues consistoriales ou orthodoxes, soit en fréquentent une
pour la première fois et n’ont pas l’habitude de suivre des normes religieuses. Parce
que ces synagogues sont largement minoritaires en France, leur pérennité est en
même temps conditionnée par l’émergence de cadres aptes à faire reconnaître leur
légitimité à l’extérieur, ainsi qu’à déterminer et stabiliser en interne les normes
propres à ces nouveaux mouvements.
Les rabbins ne sont pas les seuls à pouvoir diriger le rituel, à décider des usages
rituels locaux, ni à enseigner et commenter les textes religieux. S’appuyant sur
une enquête ethnographique menée dans les années 2000 dans des synagogues
non orthodoxes françaises (voir encadré 1), cet article met de côté la question de
l’autorité rabbinique pour s’intéresser à l’autorité religieuse telle qu’elle est pro-
duite par les interactions entre fi dèles. Dans ces synagogues nouvelles, comment
accède-t-on à un statut d’autorité ? Comment la construction de l’autorité reli-
gieuse y sert-elle les stratégies de distinction à l’égard du judaïsme orthodoxe,
ou au contraire y est-elle présentée comme une réinterprétation des usages tra-
ditionnels ? Quelles pratiques produisent l’admiration et la déférence de leurs
membres envers les plus virtuoses ? Admire-t-on les mêmes qualités d’une syna-
gogue à l’autre ? Certains plutôt que d’autres accèdent ainsi à des statuts locaux de
prestige, notamment pour leur connaissance des textes religieux. Régulièrement
célébrés ou félicités publiquement, ces femmes et ces hommes sont sollicités par
les fi dèles pour des participations publiques (dans le cadre des offi ces religieux, de
conférences ou de cours réguliers) ou pour la formation religieuse des adultes et
des adolescents. Leur statut n’est pas nécessairement formalisé par un titre offi -
ciel3. Pour autant, ces experts détiennent une autorité en ce qu’ils participent à
la défi nition des normes locales du judaïsme, que ce soit par des enseignements
explicitement normatifs (par exemple sur ce que dit le judaïsme libéral sur le shab-
bat, ce que dit le judaïsme massorti sur l’homosexualité, etc.) ou en contribuant à la
routinisation d’usages propres à chaque synagogue (mélodies utilisées, discipline
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des corps pendant l’offi ce, etc.). Ces experts affectent ainsi l’expérience religieuse
de l’ensemble des membres de la synagogue.
L’hypothèse développée ici est que la construction de l’autorité religieuse ne
dépend pas seulement des caractéristiques initiales des personnes, mais aussi de
paramètres locaux que sont le recrutement, les pratiques propres à chaque syna-
gogue et sa position dans le champ religieux. L’article développe plus précisément
la comparaison de deux synagogues où les « intellectuels » de profession, ensei-
gnants et/ou chercheurs, sont prédominants dans cette position d’expertise reli-
gieuse. Dans la première, les personnes les plus admirées sont principalement des
hommes, « virtuoses » capables à la fois de dominer les discussions sur les textes
religieux et de maîtriser la direction du rituel, et ce sont des universitaires non
spécialisés dans des thématiques liées au judaïsme. Dans la seconde synagogue,
on admire tant des hommes que des femmes pour une érudition sur les textes qui,
pour les femmes notamment, est liée à une spécialisation universitaire en études
juives. Cette comparaison semble illustrer une conversion de capitaux universi-
taires en capitaux religieux, mais le fait que les personnes sélectionnées ne sont pas
les mêmes d’une synagogue à l’autre indique que cette conversion est loin d’être
automatique. De même, la prédominance des hommes suggère que sont à l’œuvre
des mécanismes de reproduction de la domination masculine dans ces deux syna-
gogues pourtant en principe égalitaires, mais la différence entre elles deux pointe
un effet du contexte local sur la valorisation des femmes.
Dans un premier temps, nous présenterons les deux synagogues observées et
la manière dont les pratiques d’étude des textes y sont inséparables de la construc-
tion d’un judaïsme non orthodoxe. Nous montrerons ensuite comment les qualités
Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique
menée entre janvier 2004 et juin 2009 dans deux
synagogues non orthodoxes parisiennes, et à partir
d’une position d’observatrice non pratiquante : dans
les interactions, je présentais ma situation d’étudiante
en sociologie, non juive et ne pratiquant pas de reli-
gion. Cette position fut facilitée par le fait que ces
synagogues (du fait notamment de leur ouverture
aux demandes de conversion et de leur engagement
dans le dialogue interreligieux) sont particulièrement
habituées à la présence de non-juifs à leurs offi ces.
La position d’étudiante observatrice y était également
rendue possible par la familiarité avec le monde de la
recherche (non seulement les rabbins, mais la majorité
des fi dèles rencontrés avait un niveau d'étude au moins
égal au master, et un nombre non négligeable d'entre
eux un doctorat).
J’ai ainsi pu assister dans chaque synagogue aux offi ces
de shabbat du vendredi et du samedi (présence heb-
domadaire pendant six mois environ dans chacune
d’elles, ponctuelle ensuite), à une activité hebdoma-
daire d’enseignement (suivie sur une année), ainsi qu’à
d’autres événements plus ponctuels (fêtes, conférences).
Les observations, interactions et discussions informelles,
consignées dans un journal de terrain, ont été com-
plétées par des entretiens non directifs enregistrés. La
recherche s’est également appuyée sur la consultation
approfondie des productions écrites juridico-religieuses
des mouvements religieux concernés, et le positionne-
ment de ces deux synagogues dans le judaïsme français
a été précisé par l’observation de la participation de leurs
porte-parole respectifs à des événements communau-
taires extérieurs, et par l’analyse du traitement qu’il en
était fait dans la presse juive française.
Encadré 1. L’enquête
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DOSSIER
valorisées par les fi dèles chez celles et ceux qu’ils estiment pour leur expertise
varient d’une synagogue à l’autre, car elles sont produites par les pratiques locales
d’étude collective des textes. Nous reviendrons en conclusion sur la manière dont
ces dispositifs de socialisation et de construction de l’autorité sont liés à la position
occupée par chaque synagogue dans le champ religieux, et notamment à l’intérêt
accordé par les membres à la concurrence avec le judaïsme orthodoxe.
Usages de « l’étude » et légitimation religieuse
dans deux synagogues non orthodoxes
« On est une communauté qui réfl échit » : Laurent, offi ciant ponctuel à la
synagogue Kehila Hadasha4 et par ailleurs enseignant-chercheur, justifi e ainsi en
entretien la présence de nombreuses professions intellectuelles. Ethnographe sur
un terrain qui m’était religieusement étranger, j’ai été rapidement frappée par la
forte visibilité des enseignants et des chercheurs dans ces deux synagogues pari-
siennes, qui devenaient ainsi pour une doctorante un terrain socialement plus
familier. Cette visibilité est liée non seulement à un recrutement particulier, mais
aussi à des dispositifs qui, en valorisant la critique des textes comme une attitude
spécifi quement non orthodoxe, favorisent les personnes qui ont acquis des com-
pétences en matière d’exégèse publique d’un texte, que ces compétences soient
issues d’une socialisation religieuse, universitaire ou professionnelle (professions
culturelles, professions libérales).
Un rapport critique au judaïsme orthodoxe
Kehila Hadasha et la Communauté juive moderne (CJM) ont en commun
d’être des synagogues relativement connues dans le judaïsme français (forte pré-
sence sur internet, sollicitations fréquentes de leurs rabbins pour des conférences).
On les rejoint toutes deux pour leur appartenance à des courants non orthodoxes,
beaucoup plus que par proximité géographique, d’autant que ces courants auto-
risent l’utilisation des transports à shabbat pour aller à la synagogue. Cette quête
de synagogues non orthodoxes peut obéir à différents motifs. Celles-ci consti-
tuent notamment un point d’entrée dans le judaïsme pour des individus ne fré-
quentant pas habituellement de synagogue, mais en demande d’un rite de passage.
Il s’agit alors de personnes pour qui la pratique religieuse, voire l’identifi cation
au judaïsme ne vont pas nécessairement de soi ; elles sont souvent insérées dans
des sociabilités juives séculières aujourd’hui en déclin, liées notamment au com-
munisme ou au sionisme socialiste. Parmi elles, certaines recherchent pour leur
enfant un enseignement religieux n’imposant pas aux parents les normes de pra-
tique orthodoxes et permettant aux fi lles d’accéder à une cérémonie équivalente de
la bar-mitsva (majorité religieuse des garçons). D’autres encore, peu familières de
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