Revue Philosophique de Louvain , 2009
4
tout comme d’autres, j’avais négligé dans mes longues recherches métaphysiques, et qui constitue, en fait,
la clé de tout le mystère, celui de la métaphysique jusqu’ici encore cachée à elle-même. Je me demandai,
en effet, sur quel fondement repose le rapport de ce qu’on nomme en nous représentation à l’objet. Si la
représentation ne contient que la façon dont le sujet est affecté par l’objet, il est facile de voir comment
elle lui correspond comme un effet à une cause, et comment cette détermination de notre esprit peut
représenter quelque chose, à savoir un objet. Ainsi les représentations passives ou sensibles ont un rapport
concevable à des objets, et les principes qui dérivent de la nature de notre âme ont une validité concevable
pour toutes les choses, en tant qu’elles doivent être objets des sens. De même, si ce qu’on appelle en nous
représentation était actif vis-à-vis de l’objet, c’est-à-dire si par là même l’objet pouvait être produit,
comme l’on se représente la connaissance divine, en tant qu’archétype des choses, alors la conformité de
ces représentations aux objets serait aussi intelligible. On peut ainsi au moins comprendre la possibilité de
l’intellectus archetypus, sur l’intuition duquel les choses elles-mêmes se fondent, comme celle de
l’intellectus ectypus qui tire les data de sa démarche logique de l’intuition sensible des choses. Mais notre
entendement, n’est pas, par ses représentations, la cause de l’objet (à l’exception des fins bonnes, en
morale) pas plus que l’objet n’est cause des représentations de l’entendement. Les concepts purs de
l’entendement ne doivent donc ni être abstraits des impressions des sens, ni exprimer la réceptivité des
représentations par les sens, mais à la vérité avoir leur source dans la nature de l’âme sans pour autant être
causés par l’objet, ni produire eux-mêmes l’objet. <…> Ces questions entraînent toujours une obscurité
concernant la faculté de notre entendement : d’où lui vient cet accord avec les choses mêmes ? Platon
prenait, comme source originelle des concepts purs de l’entendement, une ancienne intuition spirituelle de
la divinité, Malebranche une intuition permanente et encore actuelle de cet être originel. Différents
moralistes firent justement de même en ce qui concerne les premières lois morales. Crusius admit
certaines règles innées de jugement, et certains concepts que Dieu a déjà implantés dans l’âme humaine
sous la forme qu’ils doivent avoir pour se trouver en harmonie avec les choses. <…> Pourtant le deus ex
machina est, dans la détermination de l’origine et de la validité de nos connaissances, ce qu’on peut
choisir de plus extravagant, et il comporte, outre le cercle vicieux dans la série logique de nos
connaissances, l’inconvénient de favoriser tout caprice, toute pieuse ou creuse chimère.
10
Remarquable introduction, riche d’enseignements, au problème de la déduction transcendantale
des concepts purs de l’entendement. Il y a deux cas où le problème de la déduction ne se pose pas :
pour les objets de la sensibilité (il n’y a pas de déduction des concepts mathématiques, puisqu’ils sont
directement construits dans l’intuition sensible) et pour les objets de l’intellect divin, puisque c’est de
sa pure activité que l’intellectus archetypus tire la possibilité de ses objets. Le problème de la portée
objective des concepts a priori de la métaphysique, et ainsi de la possibilité de la métaphysique
comme science, se ramène ainsi à cette difficulté fondamentale que l’entendement humain n’est ni
passif, ni actif – que les concepts de l’entendement pur « doivent avoir leur source dans la nature de
l’âme sans pour autant être causés par l’objet, ni produire eux-mêmes l’objet ». Toute la théorie
transcendantale vise à résoudre cette difficulté, toute la critique du dogmatisme s’y résume. Le
dogmatisme considère en effet que les concepts premiers de la métaphysique, qui sont en réalité de
simples concepts logiques, ont directement, par cette fonction logique universelle, une portée
ontologique. C’est ignorer que l’entendement humain n’est pas directement constitutif de ses objets ;
c’est en quelque sorte lui préter une puissance comparable à celle d’un intellect divin, celle de
produire directement les objets à partir de leur pure pensée. La suite du texte confirme largement le
rôle de ces questions dans la genèse de la théorie critique. On y voit Kant signaler l’importance
historique du modèle platonicien, y critiquer l’exemplarisme de Malebranche et l’innéisme de Crusius.
C’est bien la détermination du rapport entre la pensée humaine et la pensée divine qui conduit Kant à
formuler cette thèse centrale du criticisme, à savoir l’impossibilité d’un entendement humain intuitif.
Or cette manière de poser la question des fondements de la science et de la connaissance est très
ancienne et classique. Poser la question de l’origine des vérités a priori, des vérités universelles et
indubitables qui doivent fonder la science, à partir de la question de la nature de la pensée humaine,
dans son rapport à la pensée divine, est une approche à ce point ancrée dans la philosophie et la
théologie, qu’elle constitue assurément l’un des fils directeurs les plus solides pour suivre l’histoire de
la métaphysique. Dieu n’est-il pas le fondement ultime de toute vérité ? Et si tel est le cas, comment
cette vérité ultime se transmet-elle à la pensée humaine ? Est-ce par une illumination directe
(Malebranche, Henri de Gand) ? Ou bien est-ce parce que Dieu a créé les vérités universelles qui
gouvernent notre monde, au même titre que toute autre créature de ce monde (Descartes) ? A moins
10
Lettre à M. Herz du 21 Février 1772 (I, p. 691-693)