controverses et enjeux recents sur la philosophie africaine a l`ere

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CONTROVERSES ET ENJEUX RECENTS SUR LA
PHILOSOPHIE AFRICAINE A L’ERE
POSTMODERNE
Marcel BIVEGHE MEZUI
Chercheur à l’IRSH (CENAREST)
Libreville (GABON)
Résumé :
D’un côté, cette réflexion porte sur la philosophie africaine.
L’idée d’une philosophie authentiquement africaine émerge à partir de
1945, quand le père Tempels, missionnaire belge écrit son ouvrage La
philosophie bantu. Il y démontre que les Noirs africains ont une pensée
comparable à ce que les Occidentaux ont appelé philosophie. Selon
Tempels, dans leur parler, les Bantu expriment la force vitale de leur
être. Ces propos de Tempels ont suscité un vif débat. Certains lui ont
fait grief d’appeler philosophie, cette pensée qui manque de dimension
critique, une pensée collective, une philosophie sans philosophe. Les
principaux critiques de l’auteur sont : Marcien Towa, Paulin
Hountondji, Eboussi Boulaga, Elungu PEA. Mais le débat sur la
philosophie africaine a connu un regain d’intérêt avec la postmodernité.
On est passé de la négation à la reconnaissance. La question qui
persiste pourtant porte sur sa particularité et son lien au discours
philosophique universel. Pourtant, à partir de ce débat est né l’objectif
d’une philosophie africaine originale mais participant au discours
philosophique universel.
Mots-clés :
Bantu, ethnophilosophie,
esprit
philosophique, force vitale, postmodernité.
critique,
être,
éveil
Abstract :
The present article deals with the african philosophy. The idea
of an authentic african philosophy appears by Year 1945, when father
Tempels, a Belgian missionary published his work, The Bantu
philosophy. In that book, he attempted to establish a similarity between
Negro Africans throught and what western people had called
philosophy. According to Tempels’analysis, Bantu people orally
express the living energy of their being. As a result, Tempels message
instigated an involved debate. Certain analysts harboured resentment
against that; because it was quite unacceptable to consider as a
philosophy that throught lacking any critical dimension; that is to say a
common throught, a philosophy without philosophers. Among them,
Marcien Towa, Paulin Hountondji, Eboussi Boulaga, Elungu PEA. But
the interest concerning the debate on the african philosophy was
renewed with the advent of the post-modernity era; thus from a mere
Annales de l’Université Omar Bongo, n° 13, 2007, pp.17-32
Marcel BIVEGHE MEZUI
negation of its existence, the african philosophy recovered a full
recognition. However, the persisting question concerns the specificity
of that philosophy and its relationship with the universal philosophical
concepts.
Yet, on the basis of the above mentioned debate, emerged the
objective of an original african philosophy participating in the universal
philosophical process.
Key Words:
Bantu, being, ethnophilosophy, living energy, negro-african,
post-modernity, rationality.
Introduction
En 1945, Le père Placide Tempels, missionnaire catholique
vivant au Congo Belge (actuelle R.D.C.) écrit un livre qu’il intitule La
philosophie bantu. Certes cet ouvrage n’est pas l’unique à s’intéresser à
la spiritualité négro-africaine. On songera notamment au livre de
Maurice Delafosse appelé Haut Sénégal, Niger Soudan français, publié
en 1912 et au livre sur Les Nuers du Soudan publié en 1937 par
l’ethnologue Evans-Prithcard. On pensera également à l’ouvrage
intitulé Dieu d’eau, publié en 1948 par l’ethnologue Marcel Griaule sur
les Dogons du Mali. Mais la publication de l’ouvrage de Tempels,
comme l’affirme Pierre Merlin, est un tournant décisif, dans la mesure
où elle suscite les premières controverses sur la philosophie africaine ?
Elles se rapportent à l’existence de celle-ci. La première question est :
existe-t-il une philosophie africaine ? Cette question se justifie d’une
part, par ce que souligne J. Howlett : « En Afrique traditionnelle, nous
ne trouvons rien de semblable à ce que l’Occident a appelé
philosophie, et singulièrement pas d’écrits philosophiques »1. Elle se
justifie aussi par le fait que ce que Tempels appelle philosophie à
propos des Bantu est un ensemble de croyances, de mythes, de rituels
d’un peuple : les Bantu (sing. Muntu). Or, la définition de la
philosophie comme vision du monde pêche à la fois par défaut de
précision et par excès d’extension. Voilà pourquoi un débat très riche
s’est préoccupé de réexaminer le statut de cette philosophie africaine.
Ce débat mené par des auteurs africains a semblé déboucher sur des
positions contradictoires : l’une d’entre elles avançant qu’il existe une
philosophie africaine mais qui est différente de celle décrétée par
Tempels. L’autre position estime qu’il n’y a pas de philosophie sans
dimension critique et que la philosophie africaine est à bâtir. Il faut
rappeler que l’idée d’une philosophie attribuée à un peuple non
occidental a toujours suscité de tels débats. Un exemple, au symposium
organisé par le Magazine Littéraire Bungakukai en juillet 1942 et qui
s’intitulait « Le dépassement de la modernité ». L’Ecole japonaise était
représentée par Nishutani Keiji. Cette Ecole qui prônait l’avènement
d’une nouvelle philosophie qui bouleverserait l’occidentale par une
1 J. HOWLETT J. : « La philosophie africaine en question » in Présence Africaine, n° 91, 1974, p. 19.
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Marcel BIVEGHE MEZUI
récente approche bouddhique et orientale du sujet, avait subi le
reproche de vouloir faire une philosophie à travers un langage obscur
dû à la traduction des termes occidentaux.
Mais la controverse qui porte sur l’existence d’une philosophie
africaine a été rendue caduque par l’ère postmoderne. L’âge
postmoderne est celui de la libération des diversités et l’affirmation des
différences. La postmodernité nous apprend, selon les mots de Gilbert
Hottois, que « tous les mythes, toutes les cultures ont leur valeur
propre : aucune préférence ne peut être universalisée et
universellement fondée, encore moins légitimement imposée »2. Ainsi,
l’ère postmoderne a entraîné un recentrement de la controverse sur la
philosophie africaine. Tout ce qui était désigné comme barbarie ayant
été considéré entre temps, comme originalité et même rajeunissement.
La question fondamentale est devenue, non plus celle concernant
l’existence de cette philosophie africaine, qui semble définitivement
réglée par M. Hegba, mais celle de son rôle et de ses nouvelles tâches.
Parmi ces tâches, il y a l’élucidation de notre actuel rapport au monde
(Towa), le retour à la pensée critique (Hountondji et Elungu PEA), la
prise en compte de l’histoire de l’Afrique depuis l’Egypte pharaonique
(Hegba). Certaines de ces missions semblent dépasser les capacités de
la philosophie, d’autres déborder son champ de compétence. Cet article
laisse apparoir que ce n’est pas la philosophie africaine qui est en
question, comme l’ont posé certains auteurs, c’est plutôt le philosophe
africain. Le débat sur la philosophie africaine a connu donc un regain
d’intérêt à l’aune de la postmodernité.
Sur la base de ces considérations, notre hypothèse de travail est
la suivante : montrer les enjeux récents du débat sur la philosophie
africaine c’est préciser sa matière et sa manière. La matière sur laquelle
s’applique la philosophie africaine, est aussi bien l’existence de
l’homme africain que ses traditions. En ce qui concerne sa manière, la
philosophie étant un discours critique, elle implique un risque. Le
contenu de cet article est fondé sur un réexamen des textes écrits sur le
sujet.
Notre réflexion se déploie en deux temps : l’idée de philosophie
africaine et sa critique d’une part, les enjeux récents du débat à son
sujet d’autre part.
I. La controverse sur l'ethnophilosophie et ses enjeux
I. 1. La philosophie bantu selon Placide Tempels et Alexis Kagame
Tempels s’intéresse aux Bantu. Mais qui sont les Bantu ? Le
peuple bantu regroupe plus de 150 millions d’hommes. L’homme,
Muntu a essayé de comprendre la vie, le destin, la société, la nature, la
mort, l’univers. Il a ainsi une conception globale de l’univers et des
forces qui l’orientent et le sous-tendent. Le père Tempels a travaillé sur
les Baluba du Katanga au Congo et il a reconnu que les peuples
2 HOTTOIS, De la Renaissance à la postmodernité, Bruxelles, De Boeck, 1998. p. 445.
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Marcel BIVEGHE MEZUI
africains avaient une pensée que l’on pouvait assimiler à la philosophie.
Il soutient que les Bantu, dans leur parler, expriment la vérité ultime de
leur vision du monde : « Leur langage n ‘est pas comme le nôtre, ils
parlent de manière tellement concrète, en des mots qui se rapportent
immédiatement
aux
choses
mêmes,
ces
peuples
parlent
ontologiquement »3. Selon Tempels, la langue bantu exprime la force
vitale. Elle exprime l’état de celle-ci. Souleymane Bachir Diagne
rappelle que cette remarque du Père Tempels « se rapporte à la façon
dont les diverses manières de désigner un homme indiquent, de façon
très concrète, l’état de la force vitale qui constitue son être, depuis le
degré de force proche de zéro, chez celui qui est alors dit mort (mufu),
jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère un chef (mfumu), par la
puissance qu’il est »4. Il y a donc ici ce que S. B. Diagne appelle une
échelle ontologique de l’intensité de la force vitale qui constitue l’être.
Cette force peut diminuer ou croître. Dans ce cas, c’est l’être qui
diminue ou croît. Le muntu, l’être humain, n’a pas la puissance, il l’est.
Il est ce qu’il a, parce que « ce qu’il possède ne lui est pas extérieur,
mais s’incorpore véritablement à ce qu’il est ». La conception bantu du
monde est anthropocentrique, c’est-à-dire que tout est considéré en
termes de relation avec l’être humain (Muntu). Les Bantu, nous dit
Tempels, ont une pensée qui pèse sur eux comme « une force
déterminante » 5. Cette force les « domine et oriente leur
comportement »6
Les catégories essentielles de cette vision anthropocentrique du
monde sont : d’abord Dieu, explication ultime de l’origine de la
substance de l’homme et de toute chose ; ensuite les esprits : faits
d’êtres humains et des esprits des hommes morts auparavant ; puis
l’homme comprenant les vivants et ceux qui sont sur le point de naître ;
puis encore les animaux et les plantes ou le reste de la vie biologique ;
enfin les phénomènes et objets qui ne participent pas à la vie.
Ainsi, l’homme n’est pas exilé dans le monde : « En termes
anthropocentriques, Dieu est le créateur et celui qui nourrit l’homme ».
Les esprits expliquent la destinée de l’homme ; l’homme est le centre.
Les animaux, les plantes, les phénomènes et les objets constituent le
milieu où il vit, et lui procurent les moyens d’exister. L’homme n’est
pas quoi que ce soit, il vit en union du divers dans l’univers concret. Il
a des rapports distincts et solidaires avec chaque être de l’univers. Cela
va dans le même sens que ce que dit Alexis Kagame « Ainsi le
préexistant a fait surgir les commençant-à-exister, les a créés y
compris les Ancêtres reculés. Ces derniers, à leur tour ont fait surgir
les membres de la société ».
Ici le fondement, le subsistant, dans le système des natures et
l’ordre des choses, c’est l’homme. Il établit des rapports de
3 P. TEMPELS, La philosophie bantu, Paris, Présence Africaine, 1949, p. 101.
4 S. B. DIAGNE, « Revisiter la philosophie bantu », Revue Politique Africaine, n° 77, mars 2000, p. 46.
5 P. TEMPELS, op. cit., p. 6.
6 Ibid., p. 9.
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Marcel BIVEGHE MEZUI
communauté et de communion avec chaque plan de la création. Il existe
chez le Muntu une parenté de l’homme et des choses. Dieu est l’Ancêtre
lointain, le plus haut en dignité et le plus ancien. Il est la source
permise de toute vie. Ce Dieu unique qui a créé toute chose reste tout
de même assez distant dans la vie quotidienne. Aucun acte de culte en
conséquence ne lui est vraiment rendu. Dieu dépasse l’homme en
intelligence et en puissance. Après Dieu, il y a les esprits. Ce sont des
êtres surhumains, des Ancêtres reculés du commencement. Ce monde
des esprits et des ancêtres est plus proche de la société humaine que de
l’univers proprement divin. Il y a de bons et de mauvais esprits des
Ancêtres primordiaux. Le bien et le mal apparaissent visiblement à ce
niveau dans la cosmogonie bantu. Les Ancêtres lointains, tels les dieux
grecs, restent sujets aux passions, à la colère, à la rancune, à la haine, à
la vengeance, à l’amour, à la générosité. Il existe des rites et
cérémonies pour apaiser leur colère et demander leur bénédiction.
Dans le monde des vivants, il existe des hommes peu ordinaires,
capables d’avoir des relations mystiques avec le monde des esprits et
avec celui des morts. Ce sont des maîtres, des initiés, des sorciers, des
tradi-praticiens, des guérisseurs. Tout est en relation avec l’homme :
Dieu, par l’intermédiaire de la vie qu’il donne, les Esprits et Ancêtres
primordiaux parce qu’ils agissent constamment dans le monde des
vivants. La vision bantu du monde, non seulement tourne autour de
l’homme, mais encore fait de celui-ci, en tant que tel, toute une
communauté. L’être humain en vie a la vie. Il possède un esprit qui
rejoint l’univers des génies et des morts. De ce fait, il connaît
l’immortalité.
L’année 1945 est significative. Ce que Tempels a voulu
montrer, à une époque où la rationalité occidentale montre ses limites,
est que, malgré la diversité des cultures, l’esprit humain est identique.
L’un des premiers à faire une critique scientifique de l’œuvre de
Tempels est un autre ethnophilosophe, le Rwandais Alexis Kagame.
Elungu PEA rappellera plus tard que Placide Tempels s’appuie sur la
tradition scolastique et Alexis Kagame sur la métaphysique
aristotélicienne et thomiste. Etant d’origine africaine, Kagame
connaissait mieux que le missionnaire belge le contexte culturel et
surtout la langue du peuple qu’il étudie. Ce qui en soi, ne constitue pas
un avantage. Il conteste les principes fondamentaux de Tempels,
notamment l’identité que le Belge pose entre l’être et la force vitale.
Kagame fait grief à Tempels de «Parler en généralisant d’une manière
indue, sans preuves ». Selon le Rwandais, ce que Tempels appelle
philosophie bantu est l’exposition de ses propres idées. Il écrit
ceci dans La philosophie bantu comparée : « Nous ne disons pas que le
livre du père Tempels ne renferme pas une certaine philosophie. Mais
elle aurait gagné à être présentée comme cogitations personnelles ».
21
Marcel BIVEGHE MEZUI
I. 2. La critique de l’ethnophilosophie par Marcien Towa, Eboussi
Boulaga, Paulin Hountondji et Elungu PEA
La critique de la philosophie bantu ou de l’ethnophilosophie est
presqu’aussi ancienne que l’annonce de cette philosophie. Il semble
néanmoins que, revendiquer une telle critique, c’est s’exposer au
reproche de discrimination en faveur de la philosophie occidentale.
Point n’est besoin ici, d’examiner en détail les objections formulées
contre cette philosophie négro-africaine. Revenons tant soit peu au père
Tempels. Il affirme que la langue bantu est une langue concrète, dans
laquelle les mots représentent les choses, par opposition aux langues
abstraites des sociétés qui ont atteint un haut degré de sophistication. A
ce niveau, l’auteur a préparé pour ses adversaires un angle d’attaque.
Deux principaux reproches ont été faits à Tempels : on lui a fait grief
non seulement de reproduire le schéma de l’ethnologie traditionnelle
qu’il a voulu combattre, mais également d’identifier une philosophie
sans philosopher, et de faire de la philosophie, une vision du monde
collective. Le vrai sujet de cette philosophie n’est personne en
particulier, mais l’ethnie. C’est à cause de cette démarche, affirme S. B.
Diagne, que la philosophie africaine a été critiquée, mais au nom de ce
qu’est véritablement la philosophie, c’est-à-dire un acte conscient et
une activité critique, et non la transmission d’un ensemble de préjugés
par une collectivité. Sur ce débat, Théoplile Obenga qui semble insister
plus sur l’expression vision du monde que sur le terme philosophie,
nous dit qu’il s’agit d’un débat caduc et peu substantiel.
Il y a néanmoins une nécessité, au moins académique, de
revenir aux reproches adressés à la philosophie africaine. Nous allons
nous appuyer essentiellement sur les critiques faites par quatre
philosophes : Marcien Towa, Eboussi Boulaga, Paulin Hountondji et
Elungu PEA
Marcien Towa. Selon lui, la philosophie est « la seule discipline
qui a le courage et la force de soumettre ouvertement l’Absolu à la
discussion. On entrevoit ici la critique adressée à l’ethnophilosophie.
Pour Marcien Towa : « L’ethnophilosophie trahit la philosophie ». Ce
qui motive la critique de Marcien Towa est cette idée que la
philosophie est avant tout, une analyse, une pensée critique. Il expose
cet aspect dans son ouvrage principal sur le sujet, Essai sur la
problématique philosophique dans l’Afrique Actuelle. Il y écrit ceci :
« Pour ouvrir la voie à un développement philosophique en Afrique, il
faut que, résolument, nous nous détournions de l’ethno-philosophie,
aussi bien de sa problématique que de ses méthodes (…). La
redécouverte d’une telle philosophie ne saurait résoudre notre
problème philosophique actuel, à savoir, l’effort d’élucidation de notre
actuel rapport au monde. Notre monde n’étant plus celui de nos
7
Ancêtres » .
7 M. Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique Actuelle, Yaoundé, éd. Clé, 1981, p. 35.
22
Marcel BIVEGHE MEZUI
Les objections adressées à l’ethnophilosophie portent d’abord
sur la méthode. La démarche de cette philosophie n’est ni purement
philosophique ni purement ethnologique: « L’ethnophilosophie expose
objectivement les croyances, les mythes, les rituels, puis brusquement,
cet exposé se mue en profession de foi métaphysique, sans se soucier, ni
de réfuter la philosophie occidentale, ni de fonder en raison son
adhésion à la pensée africaine»8. Si au niveau de la méthode,
l’ethnophilosophie trahit la philosophie, c’est parce que, nous dit Towa,
l’ethnologue décrit sans s’engager. Or, l’ethnophilosophie s’engage. Ce
qui ne veut pas dire qu’il s’agit pour cela, d’une philosophie au sens
strict du terme. Car le choix entre les opinions ici et l’adhésion à telle
ou telle position ne sont pas motivés par la force des arguments mais
l’appartenance ou la non-appartenance à la tradition africaine 9.
L’ethnophilosophie ne doit plus consister à célébrer un âge doré
africain, ni à magnifier les valeurs et la grandeur de l'Afrique. De
l’enthousiasme téméraire qu’elle était, la pensée doit devenir
hypercritique et désenchantement, « Elle doit permettre le diagnostic
d’un mal à guérir, la délimitation d’une lacune à combler ; la nouvelle
finalité est de trouver le point de départ d’un mouvement et non plus
des raisons d’autosatisfaction et de conservation »10.
La pensée de Marcien Towa repose sur cette conviction qu’il
existe entre les hommes une identité générique. Ici paradoxalement, la
défense de l’identité aboutit à l’universalisme, à la tolérance, à
l’ouverture à autrui. Dans Identité et Transcendance, Towa montre que
les différences raciales sont inessentielles et ne déterminent pas les
différences culturelles. L’humanité n’est pas génériquement identique
malgré la diversité culturelle, mais précisément en raison de la
multiplicité des cultures. La pensée philosophique de Marcien Towa
débouche sur une pensée politique, un appel à la prise de conscience
des peuples africains, mais aussi à l’universalisme et même à
l’humanisme.
Contre l’ethnophilosophie, nous pouvons retenir ensuite la
critique de Fabien Eboussi Boulaga. Il est né en 1934 et est de
nationalité camerounaise. Il fait partie, avec Marcien Towa, de ceux qui
ont formulé les critiques les plus sévères contre Placide Tempels et
l’ethnophilosophie. Cette dernière ne serait rien d’autre qu’une
déformation, une construction en forme de philosophie des matériaux
de l’ethnologie traditionnelle. Pour Eboussi Boulaga, dont la critique
rejoint ici un peu celle de Towa qui l’approuve, l’ethnophilosophie
n’est pas une philosophie mais la description d’une culture négroafricaine qui présente une unité : « Nous ne prétendons certes pas, nous
dit Eboussi Boulaga, que les Bantous soient à même de nous présenter
un traité philosophique, exposé dans un vocabulaire adéquat »11.
8 S. AZOMBO-MENDA et M. ENOBO KOSSO , Les philosophes africains par les textes, Paris, Fernand Nathan, 1978, p. 99.
9 Il convient de nuancer ici ce que dit Towa dans la mesure où cela ne s’applique que partiellement au cas de Tempels.
4 Ibid., pp. 53-54.
11 F. EBOUSSI BOULAGA , « Le Bantu problématique » in Présence Africaine, n°66, 1968, pp. 9-10.
23
Marcel BIVEGHE MEZUI
A ce niveau, on a bien l’impression qu’Eboussi Boulaga nous
conduit, non vers un dilemme mais plutôt vers une impasse. Il critique à
la fois l’ethnophilosophie et ce qu’il appelle la conception des serviles
imitateurs des philosophes occidentaux. Mais cette impasse ne signifie
pas que nous sommes sur une fausse route, car la critique montre la
nécessité pour l’Africain de s’engager sur le chemin de la philosophie,
en se fondant sur ses propres valeurs et visions. La particularité
africaine peut ainsi enrichir le discours philosophique.
Le troisième critique de l’ethnophilosophie est Paulin
Hountondji. Son argument principal est qu’il n’existe pas de
philosophie collective comme le prétendent les ethnophilosophes. Sa
critique rejoint celle d’Eboussi Boulaga en ceci que, pour Hountondji,
l’ethnophilosophie est « Une philosophie qui, plutôt que de fournir ses
propres justifications rationnelles, se réfugie paresseusement derrière
l’autorité d’une tradition, et projette dans ses propres thèses, ses
12
propres croyances » .
L’erreur des anthropologues et ethnophilosophes est cette
volonté de projeter leur propre vision. La philosophie comme la
science, repose sur un débat libre et des positions soumises à
l’appréciation de tous. Tout cela suppose une liberté de pensée,
d’expression, celle qui est confisquée aujourd’hui par les régimes
politiques africains. L’un des obstacles principaux à l’essor de la
pensée philosophique dans l’Afrique actuelle, est l’absence de liberté
politique. La philosophie est un discours rationnel qui se réalise dans
une libre discussion. Elle n’est pas la célébration d’un héritage culturel.
Selon l’auteur, l’ethnophilosophie a joué un rôle inhibiteur en
empêchant les penseurs africains d’exercer leur talent d’analystes sur la
pensée, la culture et les expériences africaines. Hountondji affirme que
Placide Tempels a commis une erreur en comparant une sagesse à une
philosophie : « S’il faut comparer la sagesse africaine à quelque chose,
nous dit cet auteur, ce n’est pas à la philosophie mais à la sagesse
13
européenne » .
D’autre part, précise l’auteur, la philosophie attribuée aux
Bantu n’est pas la leur, mais celle de Tempels, même si, dans sa
construction, se trouvent des éléments de la culture africaine.
Hountondji critique ici ce qu’il appelle « la philosophie à la troisième
personne » ; c’est-à-dire celle dans laquelle le sujet philosophique se
réfugie derrière la pensée du groupe. Ce que récuse Hountondji est cette
mystification de l’ethnophilosophie. Qu’est pour lui, la philosophie ?
Ce sont les textes. Et, la philosophie africaine ne peut être qu’un
ensemble de textes écrits par des Africains eux-mêmes. L’auteur le
souligne dans un exposé qu’il a fait à Copenhague en 1970 : « S’appelle
philosophie africaine, un ensemble de textes : l’ensemble, précisément,
12 P. HOUNTONDJI, Sur la philosophie africaine, Paris, Maspero, 1977, pp. 55-66.
13 P. HOUNTONDJI, Combats pour le sens, Cotonou, éd. du Flamboyant, 1997, p. 99. Mais nous n’assumons pas la distinction
que l’auteur fait ici entre philosophie et sagesse.
24
Marcel BIVEGHE MEZUI
des textes écrits par des Africains et qualifiés par leurs auteurs eux14
mêmes de philosophiques » .
Hountondji revient sur une idée répandue à savoir que ce qui
pose justement le problème est l’appellation « philosophie africaine »
qui désigne un ensemble de croyances. Mais on peut aller plus loin dans
le sens de la critique initiée par Hountondji. La philosophie africaine
est une philosophie dans laquelle le questionnement et l’étonnement ne
sont pas des données fondamentales ; une philosophie qui proscrit toute
remise en cause et tout dépassement de la tradition, une philosophie
dépourvue de son aspect dialogique. Ici la philosophie est soumission à
la tradition. On peut reconnaître tout de même que cette critique de
l’ethnophilosophie par Hountondji se veut réaliste. Réaliste parce que,
tout en dégageant la responsabilité de l’Occident dans le mal africain,
son analyse aboutit à un rejet de la récrimination de l’autre, et pose
cette idée qui apparaît dans Les savoirs endogènes : « Les hommes sont
15
toujours un peu responsables de ce qui leur arrive » .
Enfin, parmi les critiques de l’ethnophilosophie, il y a Elungu
PEA. Il reproche à celle-ci de manquer d’esprit critique. Selon lui, cette
philosophie ignore « une forme de pensée qui, suscitée par le doute, se
16
trouverait constamment alimentée par lui » . L’auteur montre que
cette philosophie est incapable de douter d’elle-même. Or, toute
philosophie doit commencer justement par ce doute qui tient la pensée
éveillée. La philosophie s’oppose, avant tout à la naïveté infantile.
Comme les autres auteurs que nous avons déjà cités, Elungu PEA, qui
rejette également l’idée d’une philosophie bantu, va jusqu’à affirmer
que la mentalité africaine est antiphilosophique. S’appuyant sur
l’analyse de Franz Grahay qui s’oppose à Tempels, il définit la
philosophie comme un discours rationnel et critique. Or,
l’ethnophilosophie ignore sa spécificité parmi les sciences.
II. Les nouveaux enjeux du débat sur la philosophie africaine
II. 1. L’ère postmoderne : un nouvel âge
Le débat sur la philosophie africaine a connu un recentrement à
l’âge postmoderne. La postmodernité repose sur quelques idées
fondamentales. La première est celle de l’incrédulité à l’égard des
métarécits, et parmi eux, on note justement la croyance en la raison. On
entend par métarécits, selon G. Hottois reprenant Lyotard, « des
histoires et représentations les plus générales et les plus fondamentales
dont on admet qu’elles détiennent le sens ultime et la justification
dernière de ce à quoi les hommes adhèrent et de ce qu’ils
entreprennent »17. Selon Lyotard, ces métarécits étaient « des
14 I b i d ., p. 108. Mais l’auteur reviendra sur cette définition un peu péremptoire de la philosophie africaine, pour prendre en
compte les textes oraux.
15 P. HOUNTONDJI, Les savoirs endogènes, Paris, Karthala, 1994, p. 5.
16 ELUNGU PEA, Eveil philosophique africain, Paris, L’Harmattan, 1984, p. 52.
17 HOTTOIS, De la Renaissance à la postmodernité, Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 448.
25
Marcel BIVEGHE MEZUI
narrations à fonction légitimante »18 Ce sont eux qui ont servi à
légitimer la civilisation occidentale. Les autres idées fondamentales sur
lesquelles repose la postmodernité dérivent de la fin des métarécits.
Celle-ci entraîne l’évolution vers les micro-récits. Cette évolution
montre que toute vérité n’est que partielle. On assiste à la dissolution
de la vérité absolue au profit des vérités différentes.
La postmodernité repose ensuite sur l’hyperculture, la
promotion du différentialisme et l’éclectisme. Ce mouvement
s’accompagne de la libération des diversités et de l’affirmation des
différences. C’est aussi l’aspect que met en lumière Giannie Vattimo.
Le monde éclate en des mondes. C’est ce phénomène que Lyotard
appelle l’éclectisme. On revient donc à la notion havélienne de l’égalité
des différences. Ce différentialisme conduit à une destandardisation des
critères de la vérité, celle-ci cède la place aux vérités. La postmodernité
lutte contre l’académisme. Elle refuse des différences hiérarchisantes.
Richard Rorty, un partisan du néo-pragmatisme, est allé jusqu’à
affirmer qu’aucune pratique humaine, telle la science, ne peut être
privilégiée par rapport à toutes les autres. Il soutient que la science doit
être considérée comme une pratique sociale parmi d’autres. La
postmodernité a été la critique de la science et de la pensée occidentale
comme valeurs suprêmes. A l’ère postmoderne, chacun se rend compte
que son interprétation de la vérité et sa culture sont aussi valables que
celles qui lui ont été imposées. C’est l’ère de la reconnaissance des
particularités parmi lesquelles s’inscrit la philosophie africaine. Il reste
à dégager sa singularité.
II.2. La philosophie africaine comme analyse des structures du langage
Depuis une décennie, et en partie grâce à l’époque postmoderne,
la querelle entre philosophie et ethnophilosophie semble dépassée.
Nombreux sont les auteurs qui reconnaissent que la philosophie
africaine existe. C’est la position adoptée au colloque organisé en
septembre 2004 à Porto Novo, qui avait pour thème « La rencontre des
rationalités ». A ce colloque dirigé par Hountondji, des philosophes tels
que M. Hebga affirment que la philosophie africaine existe comme un
particulier universel. Cet auteur attire l’attention sur le fait que « tout
universel attribué à un individu ou à une aire culturelle donnée n’est
qu’un particulier porté à l’infini par une induction audacieuse et
téméraire ». Selon Hebga, auteur de Rationalité d’un discours africain
sur les phénomènes paranormaux, la rationalité est nécessairement
particulière et n’est nulle part donnée, exposée à la vénération des
esprits. L’auteur cite Hegel, Nietzsche, Heidegger et bien d’autres
philosophes qu’on peut soupçonner de traiter philosophiquement les
problèmes humains à travers le prisme de la culture occidentale. Nous
pouvons ajouter à l’appui de sa thèse cette idée que la philosophie
grecque naît d’une certaine manière des mythes indo-européens. Selon
Hegba, la philosophie africaine doit prendre en compte toute l’histoire
1 8 J.-F. LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, éd. Galilée, 1986, p. 34
.
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de l’Afrique depuis l’Egypte pharaonique. Il évoque le moment où
l’Egypte était l’un des centres spirituels du monde et où les grands
fondateurs de la science et de la philosophie grecques allaient s’y initier
à la connaissance. C’est ce moment que Cheikh Anta Diop présente
18
comme celui de « l’origine égyptienne de la civilisation » .
De son côté, P. Hountondji insiste déjà sur ce qui fait la
différence entre Placide Tempels et Alexis Kagame est que le premier
expose une vision du monde ; au lieu que le second, derrière la tournure
syntaxique des langues bantus, essaie d’identifier des universaux. Selon
Hountondji, la philosophie africaine doit se dégager des structures du
langage. C’est aussi la position du philosophe Maniragaba Balisbutsa.
Dans son livre, Eléments de nomographie africaine, il montre d’abord
que la philosophie grecque est l’œuvre d’individus historiquement
connus que la société a marginalisés. S’appuyant sur le fait que la
philosophie grecque elle-même a pris essor à partir des données
linguistiques, il se propose, à son tour, d’identifier une philosophie
authentiquement africaine à partir de l’unité des structures
grammaticales. Ainsi, l’auteur applique l’herméneutique philosophique
et l’analyse philologique aux données linguistiques et littéraires. Selon
Maniragaba, l’erreur des critiques tels que Towa a été de clamer
l’abandon de l’ethnophilosophie, et de rejeter toute réévaluation
critique du passé africain. Il s’oppose à cette idée que la philosophie est
uniquement un discours critique. Pour lui, la philosophie africaine est
l’analyse des systèmes conceptuels les plus caractéristiques de la
19
pensée africaine qui est « incrustée dans les structures du langage » .
Quelle est la tâche d’une telle philosophie ? L’auteur, pour répondre à
cette question, reprend des anciens critiques tel Towa, cette idée que la
philosophie doit jouer un rôle catalyseur dans la renaissance spirituelle
en Afrique. Elle doit aussi prendre en charge, de façon critique, le
patrimoine culturel et servir d’espace au dialogue des cultures. Cette
philosophie a une mission : aider l’Afrique à sortir du sousdéveloppement grâce à l’élaboration des projets auto-centrés. Sa
position est que, la véritable philosophie africaine doit se dégager des
corpus littéraires et linguistiques des cultures africaines. Mais il est un
fait notable : souvent des penseurs se sont trompés en attribuant à la
philosophie africaine des tâches qui de nos jours, ne peuvent plus
relever des compétences habituelles de la philosophie. C’est une
méprise qui à notre avis, est reprise par Maniragaba Balisbutsa. Si on
considère sa position, elle se résume à cette idée que la philosophie
africaine, dégagée des structures du langage doit jouer un rôle dans la
renaissance spirituelle de l’Afrique ; et participer au développement et
à la libération de ce continent. Cette idée se retrouve chez Kwame
Nkrumah, Marcien Towa, Paulin Hountondji, etc. La méprise vient de
ce qu’on parle des tâches de la philosophie africaine et non du
philosophe africain. Tout se passe comme si les philosophes18 C. A Diop, Nations nègres et culture, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 400.
19 MANIRAGABA BALISBUTSA, Eléments de monographie africaine, Libreville, Editions du GRSHS, 2003,
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fonctionnaires africains étaient incapables de jouer un rôle et se
cachaient derrière la philosophie. Voilà pourquoi nous voulons à
nouveau recentrer le débat et dire que doit être le philosophe africain.
II. 3. La philosophie africaine redéfinie comme séjour et risque
Il semble que les missions dévolues à la philosophie par
Maniragaba et d’autres auteurs ne relèvent pas des compétences de
cette discipline. Certes l’idéal aurait été que la philosophie africaine se
mette au service de la promotion et de la libération de ce continent dans
tous les domaines. Dans quelle mesure la philosophie peut permettre la
renaissance spirituelle de l’Afrique ? Il y a des précisions à faire au
sujet des compétences de la philosophie pour éviter des confusions. La
philosophie qui, à sa naissance en Grèce, est une attitude théorétique
qui est par définition non pratique. Les Grecs, nous dit Edmund
20
Husserl, « produisent la theoria et rien que la theoria » . D’autre part,
il existe originellement une rupture entre le monde du philosophe et la
société dans laquelle il vit. Ce qui singularise le questionnement
philosophique est une sorte de décalage vers ce qui n’est pas à l’ordre
du jour. Heidegger par exemple, définit la philosophie comme
renoncement à tout séjour dans les domaines courants de l’étant. La
philosophie est ce séjour dans l’ailleurs et dans l’autrement. La mort de
Socrate est l’illustration de cette incompréhension permanente. Le vrai
philosophe est toujours en exil, il vit dans l’asseulement. C’est cet exil
qui justifie l’inutilité du philosophe. Mais, cette inutilité trouve son
origine dans le fait que les hommes ne veulent pas s’en servir. Mais,
c’est grâce à cette inutilité que le questionnement philosophique est
libre de toute cause et de toute idéologie. C’est grâce à son non usage
qu’il résiste à l’usure. La rupture entre la société et le philosophe révèle
un fait : l’activité philosophique n’a pas la prétention de répondre aux
préoccupations de la société, notamment celles qui sont d’ordre
pratique. La philosophie africaine ne peut pas, à notre avis, réaliser
directement les missions qu’on lui donne : la libération du continent et
son développement économique. Mais il apparaît que l’exil du
philosophe nous offre une piste. Socrate avait déjà signalé que si le
philosophe est inutile, ce n’est pas parce qu’il ne sert à rien, mais parce
qu’on ne veut pas le rendre utile. La pensée philosophique occidentale
ou africaine nous met face à une nouvelle forme de praxis : celle de la
critique universelle de toute vie et de tous les buts de la vie. C’est la
critique de l’humanité et des valeurs qui la guident. La philosophie est
inquiétude, elle est lutte contre l’adhérence naïve et l’inhérence
infantile. Socrate est, à ce sujet le prototype du philosophe
démystificateur. Son image est celle du taon qui aiguillonne. Le
philosophe a la force d’âme qui permet de mettre en question la réalité
présente. La réflexion philosophique peut aider à renverser les cadres
d’interprétations habituels de la réalité africaine. L’Afrique noire qui
se caractérise aujourd’hui par le sous-développement économique et
20 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gall., 1976, p . 359.
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l’insuffisance de liberté politique, révèle une situation dans laquelle
l’homme s’est rendu obscur à lui-même. Il n’est plus de sol qui le porte.
Aujourd’hui, c’est l’Africain qui lui-même, est devenu une question.
Or, la philosophie comme orientation de notre être a pour tâche,
l’élucidation de notre existence. L’interrogation philosophique peut
aider l’Africain à se saisir de ses possibilités fondamentales pour, non
résoudre les problèmes, mais s’interroger. Or, nous dit Heidegger,
éprouver un manque est un atout. Le rôle du philosophe n’est pas de
changer la société mais de la repenser et de concevoir les modèles
d’existence et de gestion sur fond d’une recherche perpétuelle du sens.
Aujourd’hui par exemple, l’Afrique noire traverse une période de crise
politique avec des autocratismes. Cette crise naît d’une part de la
conception traditionnelle du pouvoir politique ; d’autre part du fait que
le modèle d’organisation des pays aujourd’hui fédérés dans l’O.C.D.E.
a été exporté en Afrique en quelques décennies, d’abord sous la forme
de l’administration coloniale, ensuite sous la forme des idéologies
démocratiques (sur fond de rivalité entre puissances occidentales et
démocraties populaires). Or en Occident, il a fallu quatre siècles pour
que, aussi bien société civile et institutions politiques se réajustent face
aux transformations historiques en traversant une certain nombre de
crises (Révolutions française et américaine, mise en place des Etats
nationaux modernes, guerres entre Etats). Il en est résulté en Afrique
une juxtaposition explosive des structures politiques importées et des
traditions en porte à faux avec ce qui, de toute façon s’impose sous la
forme de la rationalité et dans une moindre mesure technicienne.
Comment passer de cette juxtaposition multipliant les tensions et les
contradictions à une coexistence de deux modes de vie liés à des
normalités et des systèmes de repères dont la traduction en termes de
relations avec la nature fournit une expression emblématique. C’est une
tâche qui interpelle les philosophes du continent noir. Les philosophes
et penseurs africains, dans la mesure où ils sont à cheval sur deux
mondes sans être trop impliqués dans la gestion des problèmes
quotidiens ont leur responsabilité dans cette tâche ; et leur dialogue
avec l’idéalité occidentale est essentiel. Le philosophe africain doit
dénoncer l’impérialisme, la dictature. Il doit élaborer de nouvelles
représentations. C’est donc le philosophe africain qui doit jouer son
rôle de dénonciation et de critique. L’analyse des structures du langage
ou la présentation d’une vision du monde ne peuvent pas, en tant que
telles, libérer un continent. Une pensée qui pense comme la pensée
philosophique est séjour et risque. Risque, parce qu’il n’y a pas de
philosophie sans deuil. Le philosophe africain doit apprendre à faire des
deuils. En disant cela, nous ne définissons pas la philosophie africaine
par analogie à la philosophie occidentale, mais par rapport à ce que doit
être, avant tout, toute philosophie. La philosophie est une pensée libre.
A sa naissance en Grèce, il y a eu autant de livres brûlés que de
penseurs mis en accusation. Ce fut le cas d’Anaxagore, Diagoras,
Socrate, sûrement Protagoras et peut-être Euripide. La philosophie est
redescente dans les profondeurs de l’Être. C’est cette redescente qui
offre à l’homme la saisie de ses possibilités fondamentales. En Grèce,
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la philosophie était une manière de vivre. Il faut que le philosophe
africain garde le courage de soumettre l’Absolu à la discussion et de
renverser les cadres d’interprétation traditionnels. Il doit avoir pour
tâche, la vérité. C’est aussi cela l’assimilation du secret de la puissance
matérielle des Occidentaux que réclame Towa. La philosophie africaine
doit éviter deux écueils : le repli dans un particulier fermé, et la glose
érudite des penseurs occidentaux. Nous allons insister sur le risque de
repli qui guette les penseurs africains. Ceux-ci se laissent déterminer
par la recherche de l’originalité africaine. Or la volonté d’enfermement
a souvent été à l’origine de la ruine des peuples. Il y a une illustration
historique à cela : ce qui a causé le déclin du peuple arabe est
l’enfermement. Au Moyen Âge, pendant que l’Europe s’ouvrait à la
culture, les Arabes s’enfermaient sans s’enquérir sur ce qui se passait
dans les universités européennes. Or, ce qui a permis à l’Europe de
bâtir sa puissance, c’est son ouverture. Ce qu’on appelle aujourd’hui la
civilisation occidentale, n’est composé en grande partie que des dettes
intellectuelles et culturelles contractées auprès d’autres peuples comme
le souligne l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop. Ce qui caractérise,
l’idéalité occidentale est un pouvoir d’abstraction et de
conceptualisation issu de sa dimension logique.
Conclusion
Après une telle étude, il appert d’une part que ce qui doit
caractériser une philosophie authentiquement africaine n’est pas tant la
recherche de l’originalité mais la réalisation d’une tâche. Elle se
distingue de la pensée mythique qui unit l’homme à l’ensemble de
l’étant. Très tôt, la philosophie occidentale née de cette idéalité, avait
compris que la vérité est quelque chose que l’on ne peut appréhender
définitivement. Elle est une chose qui s’échappe, qui, en étant pourtant
est absente, tient la pensée en éveil. C’est cette présence-absence qui
nourrit la pensée rationnelle, car le sage doit rechercher la vérité. Dès
lors, celle-ci n’est plus une propriété qui donne un statut, elle est une
tâche que le sage doit accomplir. L’idéalité grecque donne naissance à
une nouvelle spiritualité. Une philosophie africaine n’est donc possible
que si les Africains arrivent à se défaire du raisonnement de type
régressif, qui les condamne à l’imitation des ancêtres. Comme l’établit
D. Zahan dans son livre Religion, spiritualité et pensée africaine. Il faut
donc que le langage, comme système, cesse de servir seulement à la
communication, qu’en établissant la différence sujet/objet, il soit un
instrument de conceptualisation et d’idéalisation. Ce projet n’implique
pas l’abandon du mythe mais une lecture autre de celui-ci que celle qui
a prévalu jusque là. Un autre lien entre mythe et raison qui s’établit
chez Cassirer et J.-P.Vernant peut nous guider dans ce propos. Ce débat
sur l’ethnophilosophie a, au moins le mérite de dessiner une pensée
philosophique assumée par les Africains eux-mêmes, même si la
question de savoir à quel point cette philosophie est libre vis-à-vis des
pensées et des concepts occidentaux persiste. Rien n’empêche d’ailleurs
de penser qu’il s’agit là, d’un faux débat, sauf à considérer d’une part
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que l’Occident est le seul héritier légitime des Grecs et que le message
d’universalité issu de la Grèce s’adresse uniquement à l’homme
occidental. Or justement, cette considération est encore en discussion.
Si l’appellation philosophie africaine pose problème, Ce n’est pas tant
parce que quelques philosophes africains sont incapables d’exercer une
pensée critique assimilable à la philosophie, mais plutôt parce que la
philosophie est rebelle à tout genre de confiscation. La philosophie
africaine ne peut être définie hors du grand champ de la philosophie
universelle, au contraire cette philosophie n’existera que pour autant
qu’elle sera ouverture à l’autre.
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