controverses et enjeux recents sur la philosophie africaine a l`ere

Annales de l’Université Omar Bongo, n° 13, 2007, pp.17-32
CONTROVERSES ET ENJEUX RECENTS SUR LA
PHILOSOPHIE AFRICAINE A L’ERE
POSTMODERNE
Marcel BIVEGHE MEZUI
Chercheur à l’IRSH (CENAREST)
Libreville (GABON)
Résumé :
D’un côté, cette réflexion porte sur la philosophie africaine.
L’ie d’une philosophie authentiquement africaine émerge à partir de
1945, quand le père Tempels, missionnaire belge écrit son ouvrage La
philosophie bantu. Il y démontre que les Noirs africains ont une pensée
comparable à ce que les Occidentaux ont appelé philosophie. Selon
Tempels, dans leur parler, les Bantu expriment la force vitale de leur
être. Ces propos de Tempels ont suscité un vif débat. Certains lui ont
fait grief d’appeler philosophie, cette pensée qui manque de dimension
critique, une pensée collective, une philosophie sans philosophe. Les
principaux critiques de l’auteur sont : Marcien Towa, Paulin
Hountondji, Eboussi Boulaga, Elungu PEA. Mais le débat sur la
philosophie africaine a connu un regain dintérêt avec la postmodernité.
On est passé de la négation à la reconnaissance. La question qui
persiste pourtant porte sur sa particularité et son lien au discours
philosophique universel. Pourtant, à partir de ce débat est né lobjectif
d’une philosophie africaine originale mais participant au discours
philosophique universel.
Mots-clés :
Bantu, ethnophilosophie, esprit critique, être, éveil
philosophique, force vitale, postmodernité.
Abstract :
The present article deals with the african philosophy. The idea
of an authentic african philosophy appears by Year 1945, when father
Tempels, a Belgian missionary published his work, The Bantu
philosophy. In that book, he attempted to establish a similarity between
Negro Africans throught and what western people had called
philosophy. According to Tempelsanalysis, Bantu people orally
express the living energy of their being. As a result, Tempels message
instigated an involved debate. Certain analysts harboured resentment
against that; because it was quite unacceptable to consider as a
philosophy that throught lacking any critical dimension; that is to say a
common throught, a philosophy without philosophers. Among them,
Marcien Towa, Paulin Hountondji, Eboussi Boulaga, Elungu PEA. But
the interest concerning the debate on the african philosophy was
renewed with the advent of the post-modernity era; thus from a mere
Marcel BIVEGHE MEZUI
18
negation of its existence, the african philosophy recovered a full
recognition. However, the persisting question concerns the specificity
of that philosophy and its relationship with the universal philosophical
concepts.
Yet, on the basis of the above mentioned debate, emerged the
objective of an original african philosophy participating in the universal
philosophical process.
Key Words:
Bantu, being, ethnophilosophy, living energy, negro-african,
post-modernity, rationality.
Introduction
En 1945, Le père Placide Tempels, missionnaire catholique
vivant au Congo Belge (actuelle R.D.C.) écrit un livre quil intitule La
philosophie bantu. Certes cet ouvrage nest pas l’unique à sintéresser à
la spiritualité gro-africaine. On songera notamment au livre de
Maurice Delafosse appelé Haut Sénégal, Niger Soudan français, publié
en 1912 et au livre sur Les Nuers du Soudan publié en 1937 par
l’ethnologue Evans-Prithcard. On pensera également à louvrage
intitulé Dieu deau, publié en 1948 par lethnologue Marcel Griaule sur
les Dogons du Mali. Mais la publication de l’ouvrage de Tempels,
comme l’affirme Pierre Merlin, est un tournant cisif, dans la mesure
elle suscite les premières controverses sur la philosophie africaine ?
Elles se rapportent à l’existence de celle-ci. La première question est :
existe-t-il une philosophie africaine ? Cette question se justifie d’une
part, par ce que souligne J. Howlett : « En Afrique traditionnelle, nous
ne trouvons rien de semblable à ce que lOccident a appelé
philosophie, et singulièrement pas d’écrits philosophiques »1. Elle se
justifie aussi par le fait que ce que Tempels appelle philosophie à
propos des Bantu est un ensemble de croyances, de mythes, de rituels
d’un peuple : les Bantu (sing. Muntu). Or, la définition de la
philosophie comme vision du monde pêche à la fois par défaut de
précision et par excès dextension. Voi pourquoi un débat très riche
sest préoccupé de réexaminer le statut de cette philosophie africaine.
Ce bat mené par des auteurs africains a semblé déboucher sur des
positions contradictoires : l’une d’entre elles avançant quil existe une
philosophie africaine mais qui est différente de celle décrétée par
Tempels. L’autre position estime quil ny a pas de philosophie sans
dimension critique et que la philosophie africaine est à tir. Il faut
rappeler que l’ie dune philosophie attribuée à un peuple non
occidental a toujours suscité de tels bats. Un exemple, au symposium
organisé par le Magazine Littéraire Bungakukai en juillet 1942 et qui
sintitulait « Le dépassement de la modernité ». LEcole japonaise était
représentée par Nishutani Keiji. Cette Ecole qui prônait l’avènement
d’une nouvelle philosophie qui bouleverserait loccidentale par une
1 J. HOWLETT J. : « La philosophie africaine en question » in Présence Africaine, n° 91, 1974, p. 19.
Marcel BIVEGHE MEZUI
19
récente approche bouddhique et orientale du sujet, avait subi le
reproche de vouloir faire une philosophie à travers un langage obscur
à la traduction des termes occidentaux.
Mais la controverse qui porte sur l’existence d’une philosophie
africaine a été rendue caduque par lère postmoderne. L’âge
postmoderne est celui de la libération des diversités et l’affirmation des
différences. La postmodernité nous apprend, selon les mots de Gilbert
Hottois, que « tous les mythes, toutes les cultures ont leur valeur
propre : aucune préférence ne peut être universalisée et
universellement fondée, encore moins légitimement imposée »2. Ainsi,
l’ère postmoderne a entraîné un recentrement de la controverse sur la
philosophie africaine. Tout ce qui était désig comme barbarie ayant
été considéré entre temps, comme originalité et même rajeunissement.
La question fondamentale est devenue, non plus celle concernant
l’existence de cette philosophie africaine, qui semble définitivement
réglée par M. Hegba, mais celle de son rôle et de ses nouvelles tâches.
Parmi ces tâches, il y a lélucidation de notre actuel rapport au monde
(Towa), le retour à la pensée critique (Hountondji et Elungu PEA), la
prise en compte de l’histoire de lAfrique depuis l’Egypte pharaonique
(Hegba). Certaines de ces missions semblent dépasser les capacités de
la philosophie, d’autres déborder son champ de compétence. Cet article
laisse apparoir que ce nest pas la philosophie africaine qui est en
question, comme lont posé certains auteurs, c’est plutôt le philosophe
africain. Le bat sur la philosophie africaine a connu donc un regain
d’intérêt à l’aune de la postmodernité.
Sur la base de ces considérations, notre hypothèse de travail est
la suivante : montrer les enjeux récents du bat sur la philosophie
africaine c’est préciser sa matière et sa manière. La matière sur laquelle
s’applique la philosophie africaine, est aussi bien lexistence de
l’homme africain que ses traditions. En ce qui concerne sa manière, la
philosophie étant un discours critique, elle implique un risque. Le
contenu de cet article est fondé sur un réexamen des textes écrits sur le
sujet.
Notre réflexion se déploie en deux temps : l’ie de philosophie
africaine et sa critique d’une part, les enjeux récents du débat à son
sujet d’autre part.
I. La controverse sur l'ethnophilosophie et ses enjeux
I. 1. La philosophie bantu selon Placide Tempels et Alexis Kagame
Tempels s’intéresse aux Bantu. Mais qui sont les Bantu ? Le
peuple bantu regroupe plus de 150 millions dhommes. Lhomme,
Muntu a essa de comprendre la vie, le destin, la société, la nature, la
mort, lunivers. Il a ainsi une conception globale de l’univers et des
forces qui l’orientent et le sous-tendent. Le père Tempels a travaillé sur
les Baluba du Katanga au Congo et il a reconnu que les peuples
2 HOTTOIS, De la Renaissance à la postmodernité, Bruxelles, De Boeck, 1998. p. 445.
Marcel BIVEGHE MEZUI
20
africains avaient une pensée que l’on pouvait assimiler à la philosophie.
Il soutient que les Bantu, dans leur parler, expriment la vérité ultime de
leur vision du monde : « Leur langage n est pas comme le nôtre, ils
parlent de manière tellement concrète, en des mots qui se rapportent
immédiatement aux choses mes, ces peuples parlent
ontologiquement »3. Selon Tempels, la langue bantu exprime la force
vitale. Elle exprime l’état de celle-ci. Souleymane Bachir Diagne
rappelle que cette remarque du Père Tempels « se rapporte à la fon
dont les diverses manres de désigner un homme indiquent, de fon
très concrète, létat de la force vitale qui constitue son être, depuis le
degré de force proche de zéro, chez celui qui est alors dit mort (mufu),
jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère un chef (mfumu), par la
puissance quil est »4. Il y a donc ici ce que S. B. Diagne appelle une
échelle ontologique de lintensité de la force vitale qui constitue lêtre.
Cette force peut diminuer ou crtre. Dans ce cas, cest lêtre qui
diminue ou croît. Le muntu, lêtre humain, na pas la puissance, il lest.
Il est ce quil a, parce que « ce qu’il possède ne lui est pas extérieur,
mais s’incorpore véritablement à ce quil est ». La conception bantu du
monde est anthropocentrique, cest-dire que tout est considéré en
termes de relation avec l’être humain (Muntu). Les Bantu, nous dit
Tempels, ont une pensée qui pèse sur eux comme « une force
terminante » 5. Cette force les « domine et oriente leur
comportement »6
Les catégories essentielles de cette vision anthropocentrique du
monde sont : d’abord Dieu, explication ultime de l’origine de la
substance de l’homme et de toute chose ; ensuite les esprits : faits
d’êtres humains et des esprits des hommes morts auparavant ; puis
l’homme comprenant les vivants et ceux qui sont sur le point de naître ;
puis encore les animaux et les plantes ou le reste de la vie biologique ;
enfin les phénomènes et objets qui ne participent pas à la vie.
Ainsi, l’homme n’est pas exilé dans le monde : « En termes
anthropocentriques, Dieu est le créateur et celui qui nourrit lhomme ».
Les esprits expliquent la destinée de l’homme ; lhomme est le centre.
Les animaux, les plantes, les phénomènes et les objets constituent le
milieu il vit, et lui procurent les moyens dexister. Lhomme nest
pas quoi que ce soit, il vit en union du divers dans lunivers concret. Il
a des rapports distincts et solidaires avec chaque être de l’univers. Cela
va dans le même sens que ce que dit Alexis Kagame « Ainsi le
préexistant a fait surgir les commençant-à-exister, les a créés y
compris les Ancêtres reculés. Ces derniers, à leur tour ont fait surgir
les membres de la société ».
Ici le fondement, le subsistant, dans le système des natures et
l’ordre des choses, c’est l’homme. Il établit des rapports de
3 P. TEMPELS, La philosophie bantu, Paris, Présence Africaine, 1949, p. 101.
4 S. B. DIAGNE, « Revisiter la philosophie bantu », Revue Politique Africaine, n° 77, mars 2000, p. 46.
5 P. TEMPELS, op. cit., p. 6.
6 Ibid., p. 9.
Marcel BIVEGHE MEZUI
21
communauté et de communion avec chaque plan de la création. Il existe
chez le Muntu une parenté de lhomme et des choses. Dieu est lAncêtre
lointain, le plus haut en dignité et le plus ancien. Il est la source
permise de toute vie. Ce Dieu unique qui a créé toute chose reste tout
de même assez distant dans la vie quotidienne. Aucun acte de culte en
conséquence ne lui est vraiment rendu. Dieu dépasse l’homme en
intelligence et en puissance. Après Dieu, il y a les esprits. Ce sont des
êtres surhumains, des Ancêtres reculés du commencement. Ce monde
des esprits et des ancêtres est plus proche de la société humaine que de
l’univers proprement divin. Il y a de bons et de mauvais esprits des
Ancêtres primordiaux. Le bien et le mal apparaissent visiblement à ce
niveau dans la cosmogonie bantu. Les Ancêtres lointains, tels les dieux
grecs, restent sujets aux passions, à la colère, à la rancune, à la haine, à
la vengeance, à l’amour, à la générosité. Il existe des rites et
cérémonies pour apaiser leur colère et demander leur bénédiction.
Dans le monde des vivants, il existe des hommes peu ordinaires,
capables d’avoir des relations mystiques avec le monde des esprits et
avec celui des morts. Ce sont des maîtres, des initiés, des sorciers, des
tradi-praticiens, des guérisseurs. Tout est en relation avec l’homme :
Dieu, par lintermédiaire de la vie quil donne, les Esprits et Ancêtres
primordiaux parce quils agissent constamment dans le monde des
vivants. La vision bantu du monde, non seulement tourne autour de
l’homme, mais encore fait de celui-ci, en tant que tel, toute une
communauté. Lêtre humain en vie a la vie. Il possède un esprit qui
rejoint l’univers des génies et des morts. De ce fait, il connaît
l’immortalité.
L’ane 1945 est significative. Ce que Tempels a voulu
montrer, à une époque la rationalité occidentale montre ses limites,
est que, malgré la diversité des cultures, lesprit humain est identique.
L’un des premiers à faire une critique scientifique de l’œuvre de
Tempels est un autre ethnophilosophe, le Rwandais Alexis Kagame.
Elungu PEA rappellera plus tard que Placide Tempels sappuie sur la
tradition scolastique et Alexis Kagame sur la métaphysique
aristotélicienne et thomiste. Etant dorigine africaine, Kagame
connaissait mieux que le missionnaire belge le contexte culturel et
surtout la langue du peuple quil étudie. Ce qui en soi, ne constitue pas
un avantage. Il conteste les principes fondamentaux de Tempels,
notamment lidentité que le Belge pose entre lêtre et la force vitale.
Kagame fait grief à Tempels de «Parler en généralisant d’une manière
indue, sans preuves ». Selon le Rwandais, ce que Tempels appelle
philosophie bantu est l’exposition de ses propres idées. Il écrit
ceci dans La philosophie bantu comparée : « Nous ne disons pas que le
livre du père Tempels ne renferme pas une certaine philosophie. Mais
elle aurait gagné à être présentée comme cogitations personnelles ».
1 / 17 100%

controverses et enjeux recents sur la philosophie africaine a l`ere

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !