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l’actualité chimique - mars 2011 - n° 350
Chimie des aliments et du goût
saccharides, acides aminés, glycé-
rides... –, notamment parce que
l’industrie alimentaire les prépare
déjà pour les introduire dans des
formulations. Par exemple, l’indus-
trie des additifs alimentaires produit
des colorants, des vitamines, des
agents de conservation, des poly-
saccharides gélifiants ou épaissis-
sants... Certes les additifs ne sont
pas réglementés comme des ingré-
dients alimentaires pour l’instant,
mais ne pourraient-ils pas l’être
dans un futur proche ?
D’autre part, la question de la
pureté des composés utilisables
incite – comme cela a été signalé
pour la musique par synthétiseur –
à élargir la palette des produits
utilisables à des mélanges sim-
ples, ce que fait déjà l’industrie,
notamment avec le craquage du blé
ou du lait. La « gélatine », par
exemple, n’est pas « pure », au sens
de « formée de molécules d’une
sorte », car il y a une forte
dispersion en masse des chaînes
polypeptidiques provenant de l’extraction du collagène des
tissus animaux. De même, l’amidon n’est pas pur, puisqu’il
est fait de deux composés majoritaires : l’amylopectine et
l’amylose (on devrait dire les amyloses, puisqu’ici encore, il
n’y a pas d’homogénéité moléculaire absolue). En passant,
n’oublions pas que, puisque l’amidon tombe ainsi dans la
liste des produits utilisables pour la cuisine note à note, les
techniques de la pâtisserie sont récupérables pour la
composition des mets note à note.
Revenons toutefois à la question du craquage des
produits végétaux ou animaux, ce que l’on pourrait aussi
nommer pour partie du fractionnement. Du blé, l’industrie
extrait des polysaccharides, des protéines et acides aminés,
des tensioactifs... Du lait, elle récupère des acides aminés,
des peptides, des protéines, des glycérides... Ne pourrait-on
faire de même à partir des tissus végétaux et animaux ? Ne
pourrait-on de même utiliser des procédés de séparation, à
l’aide d’osmose inverse, de distillation sous vide, etc., pour
obtenir des fractions « raisonnablement » pures, utilisables
ensuite pour la cuisine note à note ?
De nombreux groupes de recherche technologique
s’activent autour de cette idée, et des collègues de l’INRA de
Montpellier ont ainsi mis au point une technique à base
d’osmose inverse pour récupérer la fraction phénolique
totale du jus de raisin. Il est intéressant de signaler à ce
propos que cette fraction diffère (évidemment) du tout au
tout selon que le produit de départ est un jus de raisin de
type Syrah ou Pinot par exemple : la diversité des ingrédients
initiaux n’est pas plus gommée par le procédé que la cuisson
n’oblitère l’origine des viandes que fait griller le cuisinier.
Cette question des « ingrédients » ayant été évoquée,
il faut considérer celle de leur « assemblage ». Cette fois,
on n’oubliera pas que les aliments classiques sont des
systèmes matériels majoritairement colloïdaux, avec souvent
une proportion d’eau prépondérante. Or de nombreux
composés ont une solubilité réduite dans un tel milieu :
l’émulsification doit dont être considérée comme la première
des opérations nécessaires à la constitution des mets note
à note, mais ce n’est pas la seule, et
toutes les techniques de dispersion
trouveront leur usage.
Lors de cet assemblage, les
diverses propriétés biologiques des
aliments devront être considérées ;
certes le contenu nutritif est impor-
tant, mais ce serait une erreur
d’oublier que les aliments doivent
stimuler des récepteurs sensoriels
variés : visuels, olfactifs, sapictifs,
trigéminaux, tactiles, thermiques...
Se posent là d’innombrables ques-
tions sans réponse aujourd’hui. Par
exemple, si l’on sait déterminer le
spectre d’absorption lumineux d’un
mélange de pigments dont on connaît
les spectres individuels, on ne sait pas
prévoir la couleur exacte du mélange.
Quand on mélange des composés
odorants en des proportions voisines
de leur limite de perception, des
odeurs imprévisibles sont obtenues.
Pis encore, le mélange de seulement
deux composés odorants n’est pas
une affaire réglée : engendrent-ils
un accord, ou une fusion ?
Du point de vue des saveurs, la chose est encore plus
grave, parce que l’on ignore même les récepteurs et leurs
substrats, et que l’on connaît depuis une petite décennie
seulement l’existence de récepteurs des acides gras
insaturés à longue chaîne dans les papilles, ce qui laisse
présager d’autres découvertes d’importance capitale pour le
champ gustatif. En attendant, on n’hésitera pas à utiliser des
acides citrique, tartrique, malique, acétique... ou encore des
saccharides comme le glucose et le fructose, à côté de ce
saccharose qui est notre quotidien ancien.
Pour les effets trigéminaux, quelques composés frais ou
piquants sont connus, tels l’eugénol (composé odorant du
clou de girofle, mais également avec une action trigéminale),
le menthol (un de ses énantiomères seulement est frais), la
pipérine (un des piquants du poivre), la capsaïcine (un des
nombreux composés piquants des piments), l’éthanol, le
bicarbonate de sodium...
Du point de vue des consistances, là encore des travaux
technologiques passionnants sont à effectuer, car la
réalisation de matières colloïdales, « molles », reste très
insuffisamment étudiée. La réalisation de « simples »
émulsions multiples est réputée difficile, mais plus
généralement, il serait bien abusif de penser que la question
de la texturation des produits formulés a été résolue par la
mise au point des surimis et autres systèmes analogues. Qui
réalisera une consistance analogue à celle d’une pomme ou
d’une poire ? Non seulement la question d’un prototype
n’est pas réglée, mais celle d’une production régulière reste
très éloignée.
Bref, il y a beaucoup à faire, beaucoup à étudier, pour la
science et la technologie. Terminons toutefois ce paragraphe
sur une observation importante, à savoir qu’il serait bien peu
intéressant de « reproduire » des ingrédients alimentaires qui
existent déjà. De même que le synthétiseur peut faire des
sons de piano ou de violon, la cuisine note à note pourrait
évidemment reproduire des vins, des vins cuits, des
carottes, de la viande, mais à quoi bon, à part pour des
applications particulières, telle la composition de mets à
Profondeur iodée de poulpe et saint-pierre, écume et
transparence de spaghettis aux cèpes : dans ce plat,
il y a de la poudre d’eau de mer, de l’agar-agar, de
l’amylopectine... et hélas un vrai cèpe. Photo : H. This.