De quelles connaissances manquons-nous pour la « cuisine note à

l’actualité chimique - mars 2011 - n° 350
Chimie des aliments et du goût
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De quelles connaissances
manquons-nous pour
la « cuisine note à note » ?
Hervé This
ilitant, après Louis Pasteur, Antoine-Laurent de
Lavoisier et bien d’autres, pour que l’on ne confonde
pas la science et la technologie, et donc que l’on n’assimile
pas la science chimique, d’une part, et d’autre part, les « arts
chimiques » que sont la pharmacie, la cosmétique, la
parfumerie, etc., je m’efforce toujours, dans cette rubrique
de L’Actualité Chimique, de n’évoquer que des questions de
chimie. Pour autant, je ne dis pas qu’il n’y a pas de relations
entre la science et la technologie (ce serait idiot), et je ne vois
pas la science au-dessus de la technologie, mais à côté.
Bien sûr, de l’innovation technologique et technique peut
(doit ?) résulter de l’utilisation des connaissances nouvelles
produites par la science chimique, mais ne peut-on
également penser que de la science chimique peut (doit ?) se
faire à partir de questions venues des champs techniques et
technologiques ? Je ne crois pas que cette science-là serait
une « science de l’ingénieur », mais cela est encore une autre
affaire.
Ce mois-ci, je propose d’examiner un cas remarquable,
parce qu’il est à cheval sur les domaines de la science, de la
technologie, de la technique, de l’art et de l’enseignement :
la « cuisine note à note ». Il s’agit d’une forme d’application
de la science, mais avec des conséquences qui justifient,
me semble-t-il, sa présentation ici.
Après la cuisine moléculaire :
la cuisine note à note
Commençons par quelques définitions que je sais
indispensables, notamment parce qu’il existe une confusion
entre cuisine et gastronomie. Je serai bref, toutefois, car je
donne plus de précisions dans le numéro de juin [1].
La gastronomie moléculaire, pour commencer, est une
branche de la chimie physique qui explore les phénomènes
survenant lors des transformations culinaires. À la limite,
cette discipline scientifique ne s’intéresse pas à l’activité
culinaire et cherche seulement, dans cet « art chimique »,
des « découvertes » : phénomènes ou mécanismes.
La « cuisine moléculaire », elle, est une tendance culinaire
définie ainsi : « utilisation en pratique culinaire de nouveaux
ustensiles, ingrédients, méthodes ». Par « nouveau », on
entend « ce qui n’était pas présent dans la cuisine d’un Paul
Bocuse », par exemple, et l’on se souviendra que, dans cette
même revue, il y a plusieurs années, nous avons fait la
proposition de transposer en cuisine l’ensemble (ou presque)
des matériels présents dans les laboratoires de chimie :
évaporateurs rotatifs, sondes à ultrasons, azote liquide,
ampoules à décanter, filtres, trompes à vide...
Cette tendance culinaire qu’est la cuisine moléculaire
est aujourd’hui « mondiale », en ce sens que pas un jour
ne s’écoule sans que les alertes Google ne montrent un
nouveau cuisinier conquis par l’indispensable rénovation
technique que nous avons proposée dès 1980. Ici, on le voit,
il s’agit d’une application de la science à la technique. Et il
faut sans doute préciser que nous espérons depuis
longtemps que la cuisine moléculaire mourra bientôt (pas la
gastronomie moléculaire, bien sûr !) : ce sera en effet la
preuve que la transition technique est faite, que l’activité
culinaire est enfin modernisée.
La « cuisine note à note », maintenant ? Elle fut initiale-
ment proposée en 1994, dans un article publié dans la revue
Scientific American avec mon vieil ami Nicholas Kurti. Alors
que nous présentions la gastronomie moléculaire, j’avais
trouvé très audacieux de faire figurer le paragraphe suivant
en conclusion : « La loi interdit aux fabricants de vins et de spi-
ritueux d’améliorer le goût de leurs produits en ajoutant des
composés chimiques, mais le consommateur est libre de
s’amuser à utiliser des résultats scientifiques pour transformer
les produits qu’il consomme. Il peut, notamment, ajouter des
extraits de vanille liquide dans les alcools trop jeunes (deux ou
trois gouttes par bouteille suffisent). Ce type d’expériences
pourrait être généralisé à de nombreuses boissons ou plats
préparés à domicile. Les livres de cuisine du futur contien-
dront-ils des instructions telles que « Ajoutez à votre bouillon
deux gouttes d’une solution dans l’alcool de benzylmercaptan
à 0,001 % » ? La proposition n’est pas insensée : depuis tou-
jours, les cuisiniers et cuisinières modifient le goût de leur plat
en ajoutant des épices et des herbes aromatiques, qui ne sont
en fait que des conditionnements particuliers de mélanges
de molécules aromatiques. »
Kurti avait accepté ce paragraphe, mais je peux assurer
que nous considérions alors ma proposition comme une
audace exorbitante. Quoi ? Des « composés chimiques »
dans les aliments !
M
Mille-feuilles de chèvre frais au siphon : ici, il y a, quand même, du
chèvre frais, et des composés purs, notamment des agents foisonnants,
qui s'ajoutent à du vrai fromage. Photo : H. This.
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Aujourd’hui, je n’écrirais évidemment pas la chose
comme alors, d’abord parce que j’ai montré ailleurs que
l’expression « composés chimiques » est fautive : un
composé est un composé, et il est extrait d’un produit
naturel ou synthétisé ; il ne devient « chimique » que s’il est
utilisé ou étudié par un chimiste. L’eau, par exemple, n’est
pas un « composé chimique », sauf si elle fait l’objet d’études
de chimie, pas quand nous la buvons.
D’autre part, j’avais écrit « s’amuser à utiliser », mais il ne
s’agit pas seulement d’un amusement : oui, quelques
gouttes de vanilline – de synthèse ou d’origine naturelle, peu
importe : c’est bien la même molécule, avec les mêmes
effets sur les récepteurs sensoriels – donnent de la rondeur
à des alcools jeunes, pour des raisons inconnues à ma
connaissance. Cette proposition, il faut le préciser, est
fondée sur le fait que, lors du vieillissement des eaux-de-vie,
la lignine du bois qui réagit avec l’éthanol produit, à l’issue
d’une chaîne de réactions, divers composés tels que le
syringaldéhyde et les aldéhydes sinapique ou vanillique. Il
est donc « évident » pour un amateur d’eaux-de-vie de faire
de tels ajouts quand il n’a pas les moyens de payer des
produits ayant été immobilisés pendant de longues années,
dans un chai. Enfin, je crois que même si le benzylmercaptan
est un bon choix du point de vue physiologique – en
solution, à faible concentration, il a des notes d’oignon, d’ail,
de raifort, de menthe et de café –, il risque d’effrayer nombre
de collègues qui savent que les mercaptans sont des
composés... sulfureux.
Quoi qu’il en soit, en 1999, j’ai considéré que la
proposition d’ajouter des composés à des aliments était très
insuffisante : pourquoi ne pas plutôt constituer les aliments
à partir de composés ? C’est cela la « cuisine note à note ».
Son principe s’apparente à celui de la musique par synthéti-
seur : par compositions d’ondes sonores élémentaires, on
peut produire n’importe quel son. En cuisine, l’ordonnance-
ment de composés bien choisis permet de produire
n’importe quel aliment possible, ce qui impose de construire
la forme générale, l’aspect, les couleurs, la microstructure
des parties constitutives, leurs odeurs, saveurs, actions
trigéminales (le piquant, le frais...), etc.
Certes, on peut penser qu’une telle cuisine est « plus
difficile » que celle qui fait usage de produits végétaux ou
animaux, mais cette même observation qui avait été faite
pour la musique – on avait dit qu’il serait très compliqué de
ne pas utiliser des instruments ayant un timbre déjà formé –
n’a pas tenu face à l’imagination des compositeurs et des
musiciens modernes. Oui, la construction complète, note à
note, d’un mets risque d’être longue, mais pourquoi ne pas
trouver des « raccourcis » qui ne soient pas les aliments
classiques ? Après tout, les parfums sont précisément cela,
tout comme les compositions et extraits variés (huiles
essentielles, résinoïdes, extraits au dioxyde de carbone
supercritique...) de l’« industrie des arômes ».
Des questions
La cuisine note à note fait peur : et la nutrition ? Et la
toxicité ? Et la consistance ? Et la production agricole ? Tous
les arguments sont bons pour justifier que nous conservions
notre « cuisine traditionnelle », faite de cassoulet, de pot-
au-feu, de choucroute... aliments auxquels on prête des
« vertus » nutritionnelles avec beaucoup de mauvaise foi,
pour peu qu’on les aime ! Ne va-t-on pas jusqu’à observer
la présence de quelques milligrammes de potassium dans
le chocolat, alors qu’il est majoritairement composé de
graisses et de saccharose, pas nécessairement réputés pour
leur intérêt nutritionnel ? Ne va-t-on pas jusqu’à cuire les
viandes au barbecue, ce qui les charge de 2 000 fois plus de
benzopyrènes qu’il n’en est admis dans les produits fumés
par l’industrie, alors que ces composés sont notoirement
cancérogènes ?
Bref, notre « néophobie alimentaire » nous conduit à
décréter comme « bons » les aliments que nous avons
consommés dans notre enfance et à craindre les aliments
nouveaux. Et notre cerveau humain, non content de rejeter
les aliments nouveaux comme le feraient simplement des
primates non humains, nous pousse même à parer les
aliments anciens de toutes les vertus qu’ils n’ont pas, et à
dénigrer les aliments nouveaux. Pour les aliments anciens,
notre mauvaise foi nous conduit à des comportements très
critiquables. Alors même que leurs qualités ne sont pas
établies, nous les disons sûrs sous prétexte qu’ils n’ont pas
tué nos ancêtres. Mauvais argument : les produits fumés ont
été légitimés par le temps, mais les épidémiologistes voient
bien aujourd’hui leur danger, par l’incidence des cancers du
tractus digestif chez les peuples du nord de l’Europe, qui en
consomment beaucoup.
Toutefois notre mauvaise foi fondée sur la néophobie
alimentaire n’est pas une raison suffisante pour ne pas nous
interroger sur l’intérêt de la cuisine note à note. Pourquoi
abandonner la cuisine traditionnelle pour la cuisine note à
note ? Pourquoi adopter la cuisine note à note ? D’ailleurs, il
faut aussi se demander si l’alternative proposée – abandon-
ner la cuisine traditionnelle ou rejeter la cuisine note à note –
est bien juste : ne pourrions-nous, comme pour la cuisine
moléculaire, ajouter la cuisine note à note à la cuisine tradi-
tionnelle ? Conserver la cuisine traditionnelle, ajouter la
cuisine note à note, et produire des hybrides ?
La question technique
La première des questions à se poser ici est la nature des
composés utilisables. Le monde culinaire utilise déjà des
« composés » très purs, tels l’eau, le chlorure de sodium, le
saccharose, la gélatine... Le public ignore souvent que ces
composés ont fait l’objet de préparations industrielles :
extraction, purification, modifications technologiques variées
(des agents antimottants* pour les poudres par exemple)…
Bien d’autres composés pourraient être préparés – divers
Royale de sous-bois, blanc-manger au parfum de truffe et bouillon
légèrement mousseux : il y a des albumines pour la coagulation de la
royale, du 1-octèn-3-ol pour l’odeur de sous-bois et sept composés
dissous dans l’huile pour le parfum de truffe. Photo : H. This.
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saccharides, acides aminés, glycé-
rides... –, notamment parce que
l’industrie alimentaire les prépare
déjà pour les introduire dans des
formulations. Par exemple, l’indus-
trie des additifs alimentaires produit
des colorants, des vitamines, des
agents de conservation, des poly-
saccharides gélifiants ou épaissis-
sants... Certes les additifs ne sont
pas réglementés comme des ingré-
dients alimentaires pour l’instant,
mais ne pourraient-ils pas l’être
dans un futur proche ?
D’autre part, la question de la
pureté des composés utilisables
incite – comme cela a été signalé
pour la musique par synthétiseur
à élargir la palette des produits
utilisables à des mélanges sim-
ples, ce que fait déjà l’industrie,
notamment avec le craquage du blé
ou du lait. La « gélatine », par
exemple, n’est pas « pure », au sens
de « formée de molécules d’une
sorte », car il y a une forte
dispersion en masse des chaînes
polypeptidiques provenant de l’extraction du collagène des
tissus animaux. De même, l’amidon n’est pas pur, puisqu’il
est fait de deux composés majoritaires : l’amylopectine et
l’amylose (on devrait dire les amyloses, puisqu’ici encore, il
n’y a pas d’homogénéité moléculaire absolue). En passant,
n’oublions pas que, puisque l’amidon tombe ainsi dans la
liste des produits utilisables pour la cuisine note à note, les
techniques de la pâtisserie sont récupérables pour la
composition des mets note à note.
Revenons toutefois à la question du craquage des
produits végétaux ou animaux, ce que l’on pourrait aussi
nommer pour partie du fractionnement. Du blé, l’industrie
extrait des polysaccharides, des protéines et acides aminés,
des tensioactifs... Du lait, elle récupère des acides aminés,
des peptides, des protéines, des glycérides... Ne pourrait-on
faire de même à partir des tissus végétaux et animaux ? Ne
pourrait-on de même utiliser des procédés de séparation, à
l’aide d’osmose inverse, de distillation sous vide, etc., pour
obtenir des fractions « raisonnablement » pures, utilisables
ensuite pour la cuisine note à note ?
De nombreux groupes de recherche technologique
s’activent autour de cette idée, et des collègues de l’INRA de
Montpellier ont ainsi mis au point une technique à base
d’osmose inverse pour récupérer la fraction phénolique
totale du jus de raisin. Il est intéressant de signaler à ce
propos que cette fraction diffère (évidemment) du tout au
tout selon que le produit de départ est un jus de raisin de
type Syrah ou Pinot par exemple : la diversité des ingrédients
initiaux n’est pas plus gommée par le procédé que la cuisson
n’oblitère l’origine des viandes que fait griller le cuisinier.
Cette question des « ingrédients » ayant été évoquée,
il faut considérer celle de leur « assemblage ». Cette fois,
on n’oubliera pas que les aliments classiques sont des
systèmes matériels majoritairement colloïdaux, avec souvent
une proportion d’eau prépondérante. Or de nombreux
composés ont une solubilité réduite dans un tel milieu :
l’émulsification doit dont être considérée comme la première
des opérations nécessaires à la constitution des mets note
à note, mais ce n’est pas la seule, et
toutes les techniques de dispersion
trouveront leur usage.
Lors de cet assemblage, les
diverses propriétés biologiques des
aliments devront être considérées ;
certes le contenu nutritif est impor-
tant, mais ce serait une erreur
d’oublier que les aliments doivent
stimuler des récepteurs sensoriels
variés : visuels, olfactifs, sapictifs,
trigéminaux, tactiles, thermiques...
Se posent là d’innombrables ques-
tions sans réponse aujourd’hui. Par
exemple, si l’on sait déterminer le
spectre d’absorption lumineux d’un
mélange de pigments dont on connaît
les spectres individuels, on ne sait pas
prévoir la couleur exacte du mélange.
Quand on mélange des composés
odorants en des proportions voisines
de leur limite de perception, des
odeurs imprévisibles sont obtenues.
Pis encore, le mélange de seulement
deux composés odorants n’est pas
une affaire réglée : engendrent-ils
un accord, ou une fusion ?
Du point de vue des saveurs, la chose est encore plus
grave, parce que l’on ignore même les récepteurs et leurs
substrats, et que l’on connaît depuis une petite décennie
seulement l’existence de récepteurs des acides gras
insaturés à longue chaîne dans les papilles, ce qui laisse
présager d’autres découvertes d’importance capitale pour le
champ gustatif. En attendant, on n’hésitera pas à utiliser des
acides citrique, tartrique, malique, acétique... ou encore des
saccharides comme le glucose et le fructose, à côté de ce
saccharose qui est notre quotidien ancien.
Pour les effets trigéminaux, quelques composés frais ou
piquants sont connus, tels l’eugénol (composé odorant du
clou de girofle, mais également avec une action trigéminale),
le menthol (un de ses énantiomères seulement est frais), la
pipérine (un des piquants du poivre), la capsaïcine (un des
nombreux composés piquants des piments), l’éthanol, le
bicarbonate de sodium...
Du point de vue des consistances, là encore des travaux
technologiques passionnants sont à effectuer, car la
réalisation de matières colloïdales, « molles », reste très
insuffisamment étudiée. La réalisation de « simples »
émulsions multiples est réputée difficile, mais plus
généralement, il serait bien abusif de penser que la question
de la texturation des produits formulés a été résolue par la
mise au point des surimis et autres systèmes analogues. Qui
réalisera une consistance analogue à celle d’une pomme ou
d’une poire ? Non seulement la question d’un prototype
n’est pas réglée, mais celle d’une production régulière reste
très éloignée.
Bref, il y a beaucoup à faire, beaucoup à étudier, pour la
science et la technologie. Terminons toutefois ce paragraphe
sur une observation importante, à savoir qu’il serait bien peu
intéressant de « reproduire » des ingrédients alimentaires qui
existent déjà. De même que le synthétiseur peut faire des
sons de piano ou de violon, la cuisine note à note pourrait
évidemment reproduire des vins, des vins cuits, des
carottes, de la viande, mais à quoi bon, à part pour des
applications particulières, telle la composition de mets à
Profondeur iodée de poulpe et saint-pierre, écume et
transparence de spaghettis aux cèpes : dans ce plat,
il y a de la poudre d’eau de mer, de l’agar-agar, de
l’amylopectine... et hélas un vrai cèpe. Photo : H. This.
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connotation familière pour des astronautes qui voyageraient
longtemps ? Non, il vaut bien mieux explorer cet immense
continent de mets qui n’ont jamais été réalisés.
Un simple calcul montre que le terme « immense
continent » n’est pas usurpé. Supposons que le nombre
d’ingrédients alimentaires classiques soit de l’ordre de 1 000
et qu’une recette classique fasse usage de dix ingrédients
classiques : le nombre de combinaisons possibles est alors
1 000 à la puissance 10, soit 10 à la puissance 30. En
revanche, si l’on suppose que le nombre de composés
différents présents dans les aliments est de l’ordre de 1 000,
et que le nombre de composés qui seront utilisés dans un
plat note à note est de l’ordre de 1 000, alors le nombre de
possibilités est de l’ordre de 10 à la puissance 3 000... sans
compter que, dans ce dernier cas, la concentration de
chaque composé peut varier, ce qui signifie en réalité que le
nouveau continent est infiniment plus grand que l’ancien.
À quoi bon alors reproduire notre petit monde ?
La question nutritionnelle
Ici, il faut commencer par signaler que l’alimentation
classique n’est pas une garantie de bonne santé : la preuve
en est dans la pandémie actuelle d’obésité ! Évidemment,
quelques-uns observeront que c’est le régime alimentaire
moderne, déséquilibré, qui est responsable de ces maux,
mais il serait sans doute plus juste de penser que c’est plutôt
l’abondance alimentaire, inédite dans nos générations
actuelles, qui met l’être humain dans une position alimentaire
pour laquelle il n’est pas préparé. En effet, l’espèce humaine
a surtout dû faire face à des alternances d’abondance et de
pénurie, et la nutrigénétique ne cesse de découvrir les
mécanismes physiologiques qui ont assuré la survie et la
propagation de l’espèce, tel par exemple le fait qu’un apport
excessif conduit non pas à l’élimination augmentée, comme
on pourrait le souhaiter dans une société d’excès
alimentaire, mais au contraire à un meilleur stockage des
graisses (en vue d’une pénurie prochaine).
La question de la cuisine traditionnelle étant ainsi réglée,
passons à celle de l’intérêt nutritionnel de la cuisine note à
note. Cette question s’apparente à celle de l’allégement,
posée par l’industrie alimentaire depuis quelques décennies.
L’utilisation d’édulcorants intenses conduit-elle à la sur-
consommation compensatrice ? La consommation d’ali-
ments allégés (par de l’air, de l’eau) provoque-t-elle des
compensations ? Les travaux déjà effectués seront un bon
départ pour l’étude de l’influence à long terme de la cuisine
note à note.
Évidemment, il y a aussi la question des vitamines, des
oligo-éléments et de tous les nutriments en général, bien
explorée par la science de la nutrition. Ce serait naïf de croire
qu’elle est résolue, car une étude européenne prospective de
supplémentation en vitamine E (le nom par lequel on désigne
collectivement un groupe de composés hydrophobes ayant
des activités antioxydantes particulières), par exemple, a été
arrêtée en raison d’une incidence supérieure de décès dans
le groupe supplémenté (chez les fumeurs, certes). Là encore,
des études scientifiques et technologiques sont nécessaires.
La question toxicologique
Ce qui nous conduit à la question toxicologique. Oui, nous
ne connaissons pas bien les mécanismes des composés dans
l’organisme, et la nutrition découvre régulièrement des effets
extraordinaires, tel le polymorphisme des cytochromes P 450
ou, tout récemment, le transfert de gènes de bactéries qui
colonisent les algues vers les bactéries intestinales des
personnes qui consomment ces mêmes algues. Sans
compter qu’on ne comprend pas pourquoi l’estragole
(ou para-allyl-anisole) est un composé toxique (par son dérivé
hydroxylé), alors qu’on ne dépiste pas de surmortalité chez
les populations qui consomment beaucoup de basilic (où
l’estragole est abondant).
Pour autant, la cuisine note à note ne fera pas
différemment de la cuisine classique, laquelle emploie des
ingrédients végétaux ou animaux dont on n’a pas testé
l’innocuité. Car c’est un des paradoxes de l’alimentation
moderne que les aliments nouveaux fassent l’objet d’une
réglementation bien plus stricte que les aliments anciens,
dont beaucoup seraient interdits à la vente s’ils ne
bénéficiaient pas de leur ancienneté.
La cuisine note à note pourra, elle, très simplement, éviter
les benzopyrènes... en ne les ajoutant pas. Elle évitera la
myristicine toxique de la noix de muscade, l’estragole de
l’estragon et du basilic, les glycoalcaloïdes des pommes de
terre et des tomates, certains glucosinolates des choux,
certains composés phénoliques des tissus végétaux, etc. en
ne les utilisant pas, ce qui nécessitera des études, au moins
si cette cuisine est destinée à la vente puisque le public, lui,
peut faire ce qu’il veut (des barbecues, fumer...).
La question de la réglementation des ventes de produits
alimentaires sera ainsi analogue à celle de la vente d’azote
liquide aux cuisiniers « moléculaires », à la vente de sondes
à ultrasons, à l’emploi de résistances chauffantes à
circulation d’eau pour la cuisson à basse température...
L’évolution des pratiques imposera des réglementations
spécifiques, tout comme l’introduction du gaz ou de
l’électricité à tous les étages ont imposé des normes de
sécurité spéciales. Et il faut sans doute s’attendre à des
accidents, non pas que la cuisine note à note soit plus
dangereuse que l’usage d’un couteau de cuisine, mais
surtout parce que le monde culinaire (domestique,
commercial) contient sa proportion habituelle d’inconscients
et d’imprudents qui sauront, comme un jeune Allemand
avant l’été, négliger les précautions et se faire exploser les
mains et le bas du ventre à l’aide d’azote liquide conservé
dans une bouteille thermos hermétiquement fermée !
Surtout, ce que je propose de retenir pour ce paragraphe,
c’est que la question scientifique et technologique est à
nouveau posée. Nous devrons mieux apprendre l’effet des
composés sur l’organisme. Il serait temps !
Une framboise véritable dépare (!) ce dessert note à note... Photo :
H. This.
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Chimie des aliments et du goût
La question artistique
La notion d’art est complexe, mais je propose, pour faire
bref, que l’on admette ici que l’art culinaire, comme la
peinture, la musique, la sculpture et les autres arts, vise la
création d’émotions. Les artistes n’ont cessé d’introduire du
nouveau dans leurs œuvres, et les gourmands sont en quête
de sensations nouvelles. La cuisine note à note à de quoi
satisfaire ces groupes, en raison du nombre considérable
de possibilités nouvelles qu’elle permet.
En revanche, la production d’œuvres note à note s’est
déjà révélée difficile, parce que les cuisiniers qui s’y sont
livrés, ne connaissant pas l’alphabet gustatif des composés,
ont dû l’apprendre avant de former des mots qui aient du
sens. Car la cuisine note à note est déjà en route. J’ai voulu
que le cuisinier français Pierre Gagnaire (qui a des
restaurants à Paris, Londres, Tokyo, Dubaï, Hong Kong,
Moscou, Courchevel, Berlin, Las Vegas et Séoul) soit le
premier de l’histoire de la cuisine à produire un plat
entièrement note à note, et après plusieurs mois de travail, il
a présenté un tel plat lors d’un repas de presse à Hong Kong.
Puis lors de l’été 2010, les cuisiniers alsaciens Hubert Maetz
et Aline Kuentz ont réalisé un plat qu’ils ont montré lors des
journées scientifiques franco-japonaises à Strasbourg. Plus
récemment, des professeurs de cuisine de l’école Le Cordon
Bleu, à Paris, ont créé un menu note à note pour un groupe
restreint. Enfin, la veille du lancement à l’UNESCO de
l’Année internationale de la chimie, Jean-Pierre Biffi et son
équipe de la société de traiteur Potel et Chabot ont réalisé un
repas note à note pour plus d’une centaine de personnes.
Dans chaque cas, les cuisiniers se sont procuré des
produits qu’ils ne connaissaient pas, et ils ont appris à
composer ces produits afin de réaliser des œuvres parfois
remarquables, aux goûts inédits, pour les convives et pour
eux-mêmes.
Un mot pour ceux qui craignent de voir disparaître leur
pot-au-feu, cassoulet ou choucroute natals : en matière
d’art, il n’y a pas de remplacement, mais il y a ajout et choix
augmenté. Debussy n’a pas fait disparaître Mozart ni Bach ;
Picasso ou Buffet ne nous ont pas empêchés de continuer
à admirer Rembrandt ou Brueghel. De même, la cuisine
moléculaire n’a pas fait disparaître la nouvelle cuisine, ni la
cuisine fusion, ni la cuisine classique, haute ou de terroir... et
la cuisine note à note sera seulement un ajout artistique.
La question économique
À combien reviendra la cuisine note à note ? Sera-t-elle
plus coûteuse que la cuisine actuelle ? Cette fois, la question
énergétique doit être prise en compte, parce que
l’augmentation attendue du coût de l’énergie sera peut-être
la clé du succès de la cuisine note à note. Aujourd’hui, pour
réduire du vin ou du bouillon en vue de produire une sauce,
il faut principalement évaporer de l’eau. En supposant une
réduction telle que les professionnels la pratiquent (par
exemple des deux tiers), on calcule une quantité d’énergie
de 0,417 kWh, soit un coût de 0,05 euros par sauce.
Plus généralement, la question de l’énergie a été très peu
posée par la cuisine classique, qui n’hésite pas à porter des
viandes à des températures atteignant 200 °C afin de
produire des composés qui pourraient être immédiatement
accessibles par la cuisine note à note, quitte à être produits
en masse, à des coûts bien inférieurs aux coûts individuels
(cela revient au même coût de rôtir dix poulets ou un seul
dans un four !).
D’autre part, il ne sera pas nécessaire de synthétiser les
composés utilisés, et, bien souvent, il sera préférable de les
extraire de produits végétaux. Les chimistes savent bien qu’il
a fallu des centaines de chimistes-ans pour synthétiser
la vitamine B12, de sorte qu’en l’absence d’une synthèse
efficace, l’agriculture et l’extraction restent des procédés
économiquement privilégiés. Cette observation conduit à
signaler que la cuisine note à note n’a pas vocation d’utiliser
simplement des produits de synthèse, mais seulement des
composés. Ce qui nous conduit à...
La question politique et sociale
Les premiers essais de cuisine note à note ont
immanquablement suscité la crainte, fondée sur l’idée
fantasmatique que cette cuisine ferait « manger de la
chimie ». Là, comme pour les OGM par exemple, des idées
politiques se mêlent confusément à des idées variées, et
la cuisine note à note ne s’imposera que si des
éclaircissements sont bien donnés et si l’argument d’autorité
est mis en œuvre, comme l’avait bien compris Augustin
Parmentier quand il fit manger des pommes de terre au roi.
Cela étant, au-delà de la volonté d’imposer la cuisine
note à note, pour toutes les raisons préalablement évoquées,
ne doit-on pas craindre, comme pour les OGM, des
conséquences pour les systèmes classiques d’organisation
humaine ? Que deviendraient les agriculteurs dans
l’hypothèse bien improbable où toute la cuisine serait note à
note ? Ce sont là des questions qui dépassent de beaucoup
le cadre de L’Actualité Chimique (quoi que...), mais qui
appellent notamment la réponse suivante : de même que les
vignerons gagnent de la valeur en produisant du vin plutôt
que du raisin, des individus – et pas seulement des
industries – peuvent s’enrichir en produisant des fractions
à partir des produits végétaux ou animaux classiques,
aujourd’hui trop bon marchés pour qu’ils puissent en vivre,
parfois.
Finalement, au terme de cet examen des questions
posées par la proposition de la cuisine note à note, il reste
la question scientifique. Nous avons vu plusieurs fois que
la cuisine note à note pose à la science des questions
nouvelles. Cela n’est pas nouveau dans l’histoire de la
chimie, laquelle s’est souvent développée à partir des
« arts chimiques ». Une nouvelle occasion se présente.
* Les agents antimottants évitent la formation d’agglomérats dus à
l’humidité. Par exemple, pour rester sous forme de poudre fine et
dispersée, le sucre glace est additionné de quelques pourcents d’amidon
de pomme de terre ou de maïs.
[1] This H., Dix ans de gastronomie moléculaire, L’Act. Chim., 2011, 353-
354, numéro spécial « La chimie prépare votre avenir - Volume 2 »
à paraître.
[2] This H., La gastronomie moléculaire, L’Act. Chim., juin-juillet 1995, p. 42.
Hervé This
est physico-chimiste INRA* et directeur
scientifique de la Fondation « Science et culture
alimentaire » de l’Académie des sciences.
*Équipe de gastronomie moléculaire, UMR 1145,
INRA/Institut des sciences et industries du vivant et
de l’environnement (AgroParisTech), 16 rue Claude
Bernard, F-75005 Paris.
http://sites.google.com/site/travauxdehervethis
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