Christophe Perrin
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être amant ainsi que ces mots de Diderot nous le soufflent, aimer est-ce seulement
être amoureux? Et notre adverbe de pouvoir s’entendre doublement, au sens
restrictif : aimer, est-ce n’être qu’amoureux?, comme au sens interrogatif : aimer,
est-ce même être amoureux? Drôle de question d’emblée. Aimer manifestement,
c’est être amoureux, car être amoureux c’est aimer, du moins s’énamourer,
s’éprendre, se prendre d’amour comme on se prend les pieds dans le tapis puisque
l’on ‘tombe amoureux,’ ‘ravi,’ ‘conquis,’ ‘transi’ que l’on est alors ou encore, selon
d’autres métaphores, ‘pincé,’ ‘mordu,’ ‘féru’ – c’est-à-dire frappé. Reste que si
l’amour fait mouche, si l’amour nous touche quand il décoche ses flèches, à le
ressentir, nous n’en sommes pas encore à en porter, ce qu’est aussi, sinon surtout,
aimer. Réflexion faite, et on ne le dira jamais assez, l’amour est le fait d’aimer,
verbe d’action et verbe transitif de surcroît, tandis qu’être amoureux désigne un
état qui renvoie à une passion subie et se rapporte à soi. On en déduira qu’aimer
ne consiste peut-être pas tant à éprouver subjectivement des émotions et des
sentiments qu’à les prouver effectivement, à en ‘témoigner’ comme le suggère
Diderot, autrement dit à les traduire en acte, à en attester par des actes. Cocteau y
insistait: “il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour” – mais il s’agit
plutôt de Pierre Reverdy, à moins que ce ne soit Roger Vailland
… En ce sens,
aimer serait d’abord faire, faire preuve d’amour et, par là même, faire l’amour.
Osons dès lors le demander: qu’est-ce donc que faire l’amour?
D’abord une expression répondra-t-on avec raison, populaire dans notre
langue sans être pour autant vernaculaire
et qui, rebattue, n’en est pas moins
ambiguë. Certes, sous la plume des grands auteurs classiques, ‘faire l’amour’
signifie le plus souvent ‘faire la cour,’
ce qui pourrait vouloir dire qu’avant même
d’y parvenir, qui fait montre d’un intérêt déférent envers autrui pour le conquérir
fait finalement déjà l’amour. Mais à lire les exemples proposés par Furetière à la
suite de la définition qu’il donne de l’amour, “cette violente paſſion que la nature
inſpire aux jeunes gens de divers ſexes pour ſe joindre, afin de perpetuer l’eſpece,”
on comprend que le tour ne s’entend d’ordinaire guère autrement que dans le
contexte de la chair. Ainsi, si l’“on dit, qu’un jeune homme fait l’amour à une fille,
quand il la cherche en mariage,” “on le dit auſſi odieuſement, quand il taſche de la
ſuborner,” et puisqu’“on dit, qu’une femme fait l’amour, quand elle ſe laiſſe aller à
quelque galanterie illicite,” “on dit auſſi, Faire la bête à deux dos, pour dire, Faire
Jean Cocteau a bien ce mot mais le prête à Pierre Reverdy (Touzot 1990, 339). Mais Élisabeth
Badinter (Badinter 1980, 10) comme Margarita Xanthakou (Xanthakou 2005, 171) disent, elles,
l’emprunter à Roger Vailland.
‘Liebe machen,’ ‘to make love,’ ‘hacer el amor,’ ‘fare l’amore’… existent bien en allemand, anglais,
espagnol ou italien.
Ainsi lorsque Corneille écrit de Jason qu’il “fit l’amour” à la reine Hypsipile “et lui donna parole
de l’épouser à son retour ” lorsque ses hommes et lui “prirent terre à Lemnos” où ils “tardèrent
deux ans” (Corneille 1950, 616) ou lorsque Voltaire évoque ces “jeunes gens connus par leurs
débauches” qui, en France, “élevés à la prélature par des intrigues de femmes, font
publiquement l’amour, s’égaient à composer des chansons tendres” et “donnent tous les jours
des soupers délicats et longs” (Voltaire 1961, 16).