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149 | LA RÉGULATION DU CAPITALISME VUE PAR L’ÉCOLOGIE POLITIQUE
volontaire, mouvement pour la décroissance...). D’une manière ou
d’une autre, ils mettent en avant le développement d’une sphère
autonome par rapport au marché ou à l’Etat. Cette sphère serait
susceptible - mais c’est une question empirique - d’être bien plus
frugale en ressources rares tout en étant à de nombreux égards plus
épanouissante pour l’individu. Elle pourrait aussi offrir des répon-
ses à des demandes de sens et de sécurité que le renforcement des
pressions concurrentielles dans tous les domaines de l’existence
laissent largement insatisfaites, notamment grâce aux logiques de
reconnaissance, de gratuité et de réciprocité qui sont davantage
susceptibles de s’y développer. Ce (re)déploiement de la sphère
autonome va de la mise en place de « banques du temps » au succès
des logiciels libres et d’autres formes de production collaboratives
largement dématérialisées se développant en parallèle du marché
ou de l’Etat en tant qu’acteur économique.
Ce mouvement n’empêche pas que le marché et l’Etat continuent
d’occuper une place importante dans l’économie et donc que leur
régulation demeure un enjeu politique essentiel qui nécessite des
acteurs collectifs. De plus, pour autonome qu’elle soit, cette sphè-
re n’en est pas moins traversée de part en part de règles de toutes
sortes, de telle manière qu’elle constitue elle-même un objet con-
cret d’attention pour le pouvoir politique et le débat démocratique.
Cela va de la prise en compte ou non de revenus et de productions
non-monétaires par les systèmes fiscaux à l’architecture technique
et légale que l’on désire donner au développement du web. Mais
cette sphère autonome repose à certains égards sur une logique
concurrente, potentiellement déstabilisatrice pour le régime ac-
tuel du capitalisme, ne fût-ce que parce qu’elle réduit le champ des
interactions sociales susceptibles de donner lieu à des échanges
monétaires et des possibilités d’accumulation. Si ces deux niveaux
d’argumentation ne sont pas forcément incompatibles, leur arti-
culation théorique mérite cependant d’être réfléchie ainsi que leur
place respective dans l’action d’un mouvement politique.
Au plan de l’exercice du gouvernement tout d’abord. Alors que
le (re)déploiement de la sphère autonome se nourrit largement
d’une critique, à l’occasion quelque peu rhétorique, de l’écono-
misme et du scientisme, les tenants de l’efficience écologique sont
pour leur part à bien des égards les héritiers de ceux qui, au 19ème
siècle, partageaient la foi dans le Progrès avec un P majuscule. Le
monde idéal de ces derniers est l’internalisation parfaite de toutes
les externalités produites par l’activité humaine. Pour ce faire, ils
essaient de placer une mesure univoque, souvent monétaire, sur
toute chose, depuis la qualité de vie jusqu’à la dette écologique que
nous léguerons aux générations futures. C’est en particulier le cas
lorsqu’ils s’emploient à substituer la véritable « valeur » des choses
et le « coût vérité » aux approximations trompeuses du système
marchand, dans un retour ironique de l’histoire où la teneur en
ressources non renouvelables, la quantité des émissions induites
de gaz à effets de serre ou, mieux encore, la valeur agrégée de la
ponction sur l’écosystème incorporée dans les biens et services mis
sur le marché ressemblent curieusement à la valeur-travail de la
tradition marxiste. Ils tentent ensuite d’en déduire des dispositifs
technologiques et organisationnels afin de modifier les comporte-
ments dans le sens approprié. Pour ce faire, la tentation est grande
de recourir aux techniques de contrôle les plus évoluées afin de
répercuter le coût réel de toute activité humaine sur l’ensemble de
ses bénéficiaires et d’éviter tout gaspillage.
Les critiques voient dans cette orientation « technocratique » le
risque, soit de ne pas être à la hauteur des enjeux, soit de ne pouvoir
l’être qu’au prix d’un contrôle excessivement intrusif dans la sphère
individuelle. La critique de l’expertise et des dérives technocratiques
ne peut pourtant conduire à s’opposer à informer l’action publique
et privée en développant des outils de mesure et des instruments de
pilotage de la machine sociale qui permettent de relever les défis con-
temporains. Mais il y a bien un enjeu crucial à ce que ces outils de
régulation soient eux-mêmes soumis à l’investigation démocratique