Introduction l`École francophone de la communication et de l

Introduction
l'École francophone de la communication
et de l’information
En 2012, Gaëtan Tremblay prenait sa retraite, du moins institutionnellement. En
effet, il a poursuivi par la suite ses activités de recherche, comme en témoigne le
rapport Renouveler la vision des sociétés du savoir pour la paix et le développement
durable, di en collaboration avec Robin Mansell (2013). En mai 2012, pour ter ce
qui demeure tout deme une nouvelle étape dans sa vie, nous avions organisé un
colloque international à Montréal sur le thème (en) est la critique en
communication? (Kane, George, 2013). Michael Dorland faisait partie des colgues qui
avaient été invités à apporter leurs témoignages sur la carrre de Gaëtan et c’est à ce
moment-que l’idée nous est venue à tous les deux de proposer un numéro du
Canadian Journal of Communication dont la thématique traiterait de questions sur
lesquelles le chercheur qcois avait travail au cours de sa carrière. L’idée nous a
semblé dautant plus pertinente que Gaëtan Tremblay est incontestablement lun des
chercheurs québécois en communication qui a eu une activité et un rayonnement des
plus vastes, bien au-delà de nos frontières. Il est ouvert envers le reste du pays aussi—
alors que pourtant les « deux solitudes » (McLennan, 1945) ont longtemps perduré et,
dans une certaine mesure, perdurent encore—tel que démontré à titre dexemple par
le fait qu’il soit devenu le premier président de l’Association canadienne de
communication (ACC) en 1980. Mais son ouverture est ale aussi beaucoup plus loin,
ainsi qu’on peut le constater à la lecture de sa riche production intellectuelle et plus
spécifiquement à sa mtrise de quatre langues : le français, l’anglais, l’espagnol et le
portugais. D’ailleurs, cette dernière, il la apprise en quelques mois afin de pouvoir aller
donner un cours au Brésil dans la langue officielle du pays.
Cela dit, demeurant logiques avec nous-mes, Michael et moi avons entamé la
pparation de ce numéro en demandant à notre « nouveau retraité » de rédiger un
texte sur sa carrière, une proposition acceptée immédiatement mais qui, comme il
lexplique lui-même, nétait pas si simple à honorer. En effet, lui-même qualifie
lexercice de « striptease intellectuel ». Nous aurions plutôt tendance à y voir un
exercice bénéfique de exivité, organisé autour dun parcours de vie dans lequel
notre auteur met l’accent sur ses activités de chercheur (sans pour autant en exclure
dautres). Il considère ce parcours comme étant « toujours plus ou moins le résultat
dune conjonction d’un programme personnel de recherche et de sollicitations du
milieu dans lequel il évolue, de choix individuels et de contraintes socio-historiques ».
Mais sa présence dans ce numéro spécial ne s’arte pas à son article. En fait,
construire ce numéro autour de notre collègue a fourni l’occasion de proposer un bilan
sur plusieurs recherches effectuées notamment en langue fraaise. Et ce nest pas un
Canadian Journal of Communication Vol 39 (2014) 1–7
©2014 Canadian Journal of Communication Corporation
hasard si lensemble des contributeurs sont soit chercheurs réguliers, soit chercheurs
associés, du centre de recherche que Gaëtan a fon sous lacronyme GRICIS
(« Groupe de recherche sur les industries culturelles et l’informatisation sociale »),
devenu maintenant CRICIS (« Centre de recherche interuniversitaire sur la
communication, l’information et la société »). Et ce groupe comprend Evan Light, qui
a traduit l’ensemble des textes du français vers l’anglais et dont nous tenons ici à
remercier lexcellent travail, puisque nous savons toutes et tous combien lopération
de traduction constitue un exercice complexe, à commencer par le fait qu’il implique
souvent une explicitation de certains contenus initialement consirés comme clairs
par leurs auteurs mais qui peuvent s’arer plus obscurs dès que l’opération de
traduction doit être effecte. Cela dit, nous n’en dirons pas plus ici à propos du
CRICIS. Lectrices et lecteurs pourront en savoir plus à ce sujet en lisant larticle que
nous avons nous-même rédi.
En ce qui a trait aux articles de ce nuro, trois portent sur les industries
culturelles. Ce nombre part d’autant plus logique que les industries culturelles ont
occupé une bonne partie de la carrière de Gtan Tremblay. Notre propre texte vise à
revenir sur les travaux effectués en la matre depuis la n des anes 1970. On
constate à cette occasion que cest notamment grâce à une coopération entre équipes
de recherche française et québécoise qu’une « torie des industries culturelles » a pris
forme au l des anes, sans cessairement revendiquer son statut de théorie. Aps
avoirtail les origines, nous mettons laccent sur deux enjeux qui ont toujours fait
débat et qui continuent de le faire, à savoir en quoi consiste l’objet « industries
culturelles » et quelle est la place du concept de « modèles » (appes aussi « logiques
sociales ») dans cette torie. Ce second enjeu s’avère d’autant plus intéressant qu’il
s’agitritablement dune spécificité francophone qui s’est dévelope sur la base de
la coopération France-Québec mentionnée ci-dessus—coopération qui n’a pas été
sans débats anis à certains moments. L’un dentre eux, en mai 2013, portait sur la
pertinence de continuer de parler d« industries catives », lors d’un colloque tenu à
Paris ayant pour titre Industries créatives: un grand tournant?
Tel est justement le thème du texte de Philippe Bouquillion. Alors que Gtan
Tremblay a dévelop la thèse selon laquelle l’expression « industries créatives »
comprenait une forte dimension iologique (2008), le chercheur fraais tente
danalyser dans quelle mesure cette notion, ainsi que celle d’« économie créative »,
toutes deux originaires de travaux anglophones, peuvent être intéressantes pour des
chercheuses et chercheurs francophones alors que nous sommes dans un contexte
marq par limportance « des recherches critiques anciennes et très ancrées autour
du concept d’industries culturelles ». Et justement, Bouquillion y voit une originalité
francophone, à savoir le fait que les expressions mentiones ci-dessus ne peuvent
qu’être abordées d’un point de vue très critique de la part d’auteurs qui ont consacré
beaucoup de leur temps à penser la « théorie des industries culturelles ». Nous
devrions à ce titre peuttre dire «les théories », car sur ce point il y a divergence entre
nous. En effet, alors que nous considérons que le noyau dur de la théorie est
suffisamment parta dans les recherches effectuées des deux côtés de l’oan
Atlantique, Bouquillion estime que les contextes sont suffisamment différents pour
2Canadian Journal of Communication, Vol 39 (1)
en parler au pluriel. Pour notre part, autant nous reconnaissons que l’épistémologie
des sciences sociales et humaines pend beaucoup du contexte dans lequel la
production de connaissances s’effectue, autant il nous apparaît tout de me difficile
de parler de théories au pluriel.
Le triptyque consacré à ces industries est conclu avec un texte de Marcnard.
Celui-ci a consacré son propos à la notion de « filre industrielle ». Après avoir rappelé
que celle-ci provient des recherches en sciences économiques, il se donne pour
objectif de « caractériser lutilisation qui en a été faite dans le domaine de la culture, de
linformation et de la communication et [de] préciser dans quelle mesure elle
représente une spécificité francophone ». Il remarque en effet que ce concept, qui
selon lui est « comme un ensemble organisé de relations (c’est-dire un système doté
dune dynamique propre) et comme le champ d’action stratégique des acteurs », est
scique aux travaux effectués en langue française et qu’aucun terme en anglais ne
lui équivaut comptement (bien qu’il se rapproche de l’idée de value chain ou chne
de valeur comme au cima, en rapport avec l’ie de « filre du cima »). Cela dit,
Ménard conclut en considérant que le concept demeure pertinent tout en étant moins
heuristique qu’il ne la été par le passé :
[…] à des logiques en filières toujours présentes, mais plus aussi
dominantes qu’autrefois, il convient d’adjoindre les logiques des seaux
d’acteurs territorialisés (la concentration des entreprises et organismes
culturels dans les grands centres urbains, notamment) et des réseaux
intersectoriels déterritorialisés (la mondialisation des structures et des
relations entre acteurs impulsée par Apple, Amazon, Microsoft, Google,
Facebook, etc […]).
Comme on peut le constater, les recherches francophones sur les industries culturelles
ont don lieu à des questionnements et des analyses qui présentent une forte
pertinence et témoignent de certaines singularités tout en faisant partie intégrante des
travaux recens dans le cadre de l’économie politique de la communication.
Cela dit, dans sa carrre, Gaëtan Tremblay ne s’est pas uniquement intéressé aux
industries culturelles. Il s’est également penché sur l« espace public » (2007). Ce
dernier concept fait dailleurs partie de ceux qui ont connu un certain succès au l des
années, et ce notamment dans le cadre des études en communication. Ce succès
s’explique peuttre du fait que le concept comporte plusieurs acceptions, à
commencer par une tension qu’il porte en lui car il renvoie à la fois à une catégorie
philosophique, pen en tant qu’« ial-type » (au sens wérien du terme), et à une
notion à aborder, et donc à orationnaliser, dans le cadre des sciences sociales et
humainescelui des études en communication, en l’occurrence. Cette tension était
dailleurs présente dans l’ouvrage même de rgen Habermas, L’Espace public.
Archéologie de la publici comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962).
Pour sa part, France Aubin met l’accent sur le travail effectué sur le concept
despace public à partir de ce qui se passe dans la société « réellement existante » et
note au passage tout l’intérêt d’aller au-delà des travaux francophones en
mentionnant notamment ceux de Nancy Fraser. À ce sujet, il faut souligner
limportance des traductions, car si l’ouvrage dHabermas date de 1962 en langue
George Editorial 3
originale allemande, il a fallu attendre jusqu’en 1978 pour avoir une version fraaise
et, ce n’est pas un hasard, la majeure partie des travaux autour de la notion ont été
dévelops par la suite. Les critiques ont dès lors fusé alors que le contexte avait
beaucoup changé en seize ans. Notons enfin que France Aubin envisage aussi dans
son texte le « rapprochement (encore timide) sur la question de lespace public entre
des champs disciplinaires s’intéressant respectivement aux mouvements sociaux et à
la démocratie ».
Alors que la question des technologies de l’information et de la communication
(TIC)entendues de plus en plus souvent du point de vue du « numérique » ou du
« réseau »—prend de la place par rapport à l’espace public au moment France
Aubin traite du réseau Internet, celle-ci est au cœur des préoccupations de Fabien
Granjon, qui aborde ces technologies du point de vue des « usages sociaux ». En
France, ce champ de recherche a une histoire qui remonte maintenant au début des
années 1980, autour des recherches consacrées par exemple au magnétoscope et au
Minitel, lun des ancêtres du réseau Internet. Ces travaux francophones ont été
loccasion de mettre en lumière les pratiques des usagers alors qu’au même moment,
dans le monde anglophone, on portait son attention sur la réceptiondiatique, par
exemple dans le cadre des cultural studies. Les deux ensembles de travaux se sont
rejoints autour de la pensée de Michel de Certeau (1990), qui opposait « une
production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et
spectaculaire » à une « autre production, qualifiée de consommation » qu’il qualifiait
de « rusée », de « dispersée », de « silencieuse » et de « quasi-invisible », cette autre
production se signalant par les « manres demployer les produits imposés par un
ordre économique dominant » (1990, p. XXXVII). En conséquence, de Certeau a cherc
à étudier les manres de faire—titre dailleurs de lun de ses ouvrages essentielsqui
« constituent les mille pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient
lespace organisé par les techniques de la production socioculturelle » (ibid., p. XL). Et
c’est ici que les chercheuses et chercheurs qui se sont intéressés aux usages des TIC
ont puisé certaines des sources de leurs travaux en mobilisant notamment la notion
dautonomie (Jouët, 2000). Or, Gaëtan Tremblay, ayant travaillé dans les anes 1990
sur plusieurs stratégies industrielles dans le contexte de ce qu’on appelait jà à
lépoque la « convergence », a rappe que les travaux sur les industries culturelles
avaient plutôt considéré la question des usages sociaux en lien avec « les stratégies des
acteurs industriels » (Tremblay, 1997, p. 21). Il consirait donc que l’autonomie, si
souhaitable t-elle, ne pouvait être que relative. Dans son texte, Fabien Granjon
revient sur la néalogie des recherches effectes en France—ici, il importe de
mentionner aussi Serge Proulx, qui a initié bon nombre de recherches au Qbec
(Jauréguiberry et Proulx, 2011)—avant de nous proposer des pistes de réflexion
concernant la pertinence daborder ces usages du point de vue des perspectives
critiques. Là encore, il est important de relativiser l’autonomie des usagers. Proulx lui-
même a écrit à ce sujet que la possibilité de résistance du récepteur est loin d’être
illimitée : « il s’agit davantage de la capacité limitée de réaction du “sans-pouvoirdans
une socté la consommation constitue un espace cont de plus en plus par les
4Canadian Journal of Communication, Vol 39 (1)
grandes organisations à travers le déploiement de stratégies marketing et publicitaires
ts sophistiquées » (1996, p. 10).
Enfin, Oumar Kane nous sort des débats France/Québec et, au-delà,
Europe/Amérique du Nord, en nous invitant à une lecture de travaux en
communication d’origine africaine. En fait, il commence son texte en envisageant
limpossibilité de travailler à ce sujet à une échelle aussi vaste, et propose de se
concentrer sur l’Afrique de l’Ouest. En conquence de ce choix, si une attention
particulière a été portée à certains travaux en langue fraaise, il est également
question de recherches mees en anglais. À partir de son état des lieux, Kane
remarque qu’une orientation majeure des recherches africaines est la communication
en lien avec le développement tel que peu par l’Occident, et que ce bime
« communication et développement » renvoie encore à « un rôle dingénierie sociale
ts important à l’échelle du continent africain ». Mais il note également le
développement d’une pene critique veloppée par les philosophes africains de la
communication (Nyamnjoh, 2010), plus attentifs aux « alités socioculturelles qui
sont au cœur des formes de communication et de production du symbolique en
Afrique ». Kane nous rappelle ici combien, derrre la notion maintes fois mise de
lavant de luniversalité, c’est en fait celle de limposition des valeurs, des normes et des
fons de faire occidentales qui a été de mise au cours des siècles derniers. Pourrait-on
tout de me envisager de concilier universalité et diversité, ce à quoi Édouard
Glissant nous invite en formulant le mot « diversalité » (1997)? À la me époque,
Tremblay nous invitait à reconntre lexistence dialectique des « vertus respectives de
luniversel ou du particulier » en s’interrogeant en ces termes : « L’émancipation que
devrait procurer tout développement culturel ne passe-t-elle pas par laffirmation de
légalité fondamentale de tous, la reconnaissance des différences, individuelles comme
collectives, et la recherche des meilleures conditions permettant l’épanouissement de
tous et de chacun (des groupes comme des individus)? » (1996, p. 124).
Avant de vous laisser avec lensemble des textes, nous tenons à revenir quelques
instants sur une dimension qui les traverse tous, à savoir leur orientation critique.
Nous croyons ainsi rejoindre lune des qualités importantes de la carrière de notre
colgue Gaëtan Tremblay. En effet, dans leurs articles, les différents auteurs
développent systématiquement une pene critique. Effectivement, la critique est
toujours présente dans la dimension épistémologique de leurs propos. Il s’agit en fait
de prendre du recul et de porter un regard détac sur un état des lieux, quil soit
question de la théorie des industries culturelles (George), des rapports entre industries
culturelles, industries créatives et Web (Bouquillion), du concept de lière dans le
domaine de la culture (Ménard), du concept d’espace public (Aubin), de la sociologie
des usages des TIC (Granjon) ou des études en communication sur le continent
africain (Kane). Nous sommes bien ici dans le registre de la « critique de la “science
normale”, celle qui refuse de s’interroger sur elle-me, sur sa propre histoire, qui
s’isole dans ses pratiques et ne remet jamais en cause ce qui la fait agir dans telle ou
telle direction » (Beaud, 1997, p. 24). Nous sommes en présence dune critique
méticuleuse de la science—et, en même temps d’une critique du monde— « parce
qu’on ne peut vraiment entrer dans lavenir qu’en faisant à chaque instant la critique
George Editorial 5
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