Le récit de vie comme instrument innovant d`émancipation des

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Elena Pont, Université de Genève, Suisse
Le récit de vie comme instrument innovant d’émancipation des
représentations de genre et de handicap dans la réhabilitation
professionnelle des personnes paraplégiques
1. Les normes de genre et de handicap dans la réhabilitation professionnelle des
personnes handicapées en Suisse
La loi suisse sur l’Assurance-invalidité (LAI) est intégrée dans le premier pilier de la
prévoyance sociale en Suisse. Cette loi règle notamment les mesures de retour à l’emploi pour
les personnes ayant acquis une déficience physique. La loi préconise « la réadaptation avant la
rente », que ce soit pour les hommes ou pour les femmes handicapé-e-s. Cependant, les
statistiques 2011 de l’Office fédéral suisse des assurances sociales, montrent un octroi plus
large de rentes à des femmes qu’à des hommes handicapés, dans les mêmes catégories d’âge
de la vie active. Les chiffres reflétant l’offre de mesures professionnelles sont également bas
et, à nouveau, plus limités pour les femmes. Dans des tranches d’âges significatives de la vie
active, les pourcentages des formations vers le travail formel accordées aux femmes, sont
nettement inférieurs à ceux relatifs aux formations à destination des hommes. En effet, dans la
tranche d’âge ddes 25-29 ans, 26% des « mesures individuelles » concernent des formations
octroyées à des hommes, alors que les femmes du même âge bénéficient de 18% de ces
mesures ; entre 35 et 39 ans, les hommes se voient accorder des mesures individuelles à
hauteur de 14%, tandis que seulement 6% de femmes y accèdent.
Or, l’octroi de la rente représente un abandon des chances d’être réintégré dans le monde du
travail après une évaluation équitable des possibilités personnelles qui tienne compte de la
personne en interaction avec son milieu social. Un soutien restreint à la réorientation
professionnelle, de la part de l’institution de prévoyance, constitue une limitation à la
participation sociale.
Après avoir remarqué ce traitement inégalitaire du point de vue du sexe, nous nous sommes
questionnée sur les représentations entretenues, sur le genre et sur le handicap, au cours du
travail préalable de réhabilitation professionnelle dans le milieu hospitalier : ce milieu
éducatif est-il plus soutenant que l’institution de prévoyance et aide-t-il à une projection de
soi dans un projet professionnel ?
Cette communication s’inscrit dans un travail de thèse en cours, ancré au croisement de la
sociologie du handicap, des études sur le genre et de la formation des adultes, à un moment de
rupture biographique. Notre objet de recherche est la reconstruction de la trajectoire
professionnelle, en centre de réhabilitation, de femmes et d’hommes devenus paraplégiques.
2. Pertinence des récits de vie dans la réhabilitation professionnelle
Les deux objectifs de notre communication rejoignent un des axes de réflexion proposés par
cette Conférence : envisager le potentiel régénérateur de la pratique des récits de vie sur
l’action publique et les politiques institutionnelles. Alors qu’une analogie d’ordre
praxéologique relie les moyens curatifs et normalisateurs de la réhabilitation à la méthode des
récits de vie (celle-ci visant précisément des formes de réhabilitation éducative et
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professionnelle), la recherche sur les récits de vie dans le contexte médical demeure quasi-
inexistante.
Notre premier objectif est de montrer que dans le milieu de la réhabilitation professionnelle
des personnes devenues paraplégiques, la pratique des récits de vie aurait toute sa pertinence.
Les entretiens qui sont actuellement menés entre orienteur-e-s et patient-e-s ne prennent pas la
forme de récits : ils ressemblent à des entretiens d’anamnèse appliqués à la vie
professionnelle. Le/la patient-e répond à un protocole de questions sans avoir une réelle
possibilité de se percevoir, de son propre point de vue, comme l’acteur-trice de l’ensemble de
son parcours professionnel, c’est-à-dire comme un sujet qui a pu, ou non, formuler des choix
au cours de sa trajectoire.
Deuxièmement, nous voulons montrer que la pratique des récits de vie peut devenir un
instrument non seulement réhabilitant, mais émancipatoire, par l’opportuniqu’elle offre aux
orienteurs et aux patient-e-s de conscientiser l’auto-direction, ou les limitations (notamment
imposées par les normes de genre), qui ont marqué la trajectoire professionnelle du/de la
patient-e. Par le processus de conscientisation, les récits de vie permettent de dépasser les
normes de genre et les représentations sur le travail des personnes handicapées, qui pourraient
limiter l’autodétermination du/de la patient-e dans son projet de réorientation.
3. Vers la construction d’un projet professionnel personnalisé et émancipatoire
Notre recherche emprunte ses références théoriques aux Disability Studies (ou Etudes du
handicap) ; aux recherches sur les rapports sociaux de sexe ; aux pédagogies de libération
(Freire, 1980), et féministe (Solar, 1998) ; et à la recherche biographique en sciences de
l’éducation (Dominicé, 2002 ; Pineau et Le Grand, 2002 ; Baudouin, 2013).
3.1 Bifurcation, identi et temporalité : des déterminants du projet professionnel en
réhabilitation
Selon Négroni (2010), un accident biographique est transformé en « événement » par
l’attribution, par l’agent, d’un sens à cet accident. Pour Zarifian (in Négroni, 2010), les
événements ont une face objective, qui s’impose à l’agent et une face subjective, c’est-à-dire
un sens qu’attribue l’agent aux événements. Ce sens subjectif est la « contre-effectuation »,
d’après le terme de Deleuze, qu’oppose l’agent à l’objectivité de l’événement.
Au prisme de leur subjectivité, les personnes paraplégiques transforment l’accident ou la
maladie incapacitant-e en « événement » (Négroni, 2010), qui les place à une véritable
bifurcation, qui n’est pas un moment unique. La bifurcation est au contraire constituée
d’événements simultanés ou successifs, enchâssés (Grossetti, 2010). La survenance de la
paraplégie provoque des combinaisons simultanées, ou successives, d’imprévisibilités et
d’irréversibilités le moment de bifurcation - qui imposent un temps de « latence » (Négroni,
2010) dans la poursuite de la trajectoire biographique. Les choix et l’action sont suspendus.
Les identités sociale et individuelle de la personne se trouvent mises en tension par ces
relations de causalité prévisibles et imprévisibles, réversibles et irréversibles, avant que la
projection de soi et l’action ne puissent être réengagées dans un projet personnel.
Les irréversibilités de la paraplégie contraignent la personne à une réhabilitation complète :
physique, psychologique, sociale et professionnelle. Nous concevons la réhabilitation comme
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une forme de projet normalisateur, et le centre de réhabilitation comme un milieu éducatif
se développent principalement un « apprentissage du corps » et la « production d’un corps
nouveau » (Gardien, 2008). A travers l’appropriation de gestes de soin fortement normés
(Dufour, 2013) et de nouvelles formes de socialisation avec le personnel médical et les pairs,
des significations et une sémantisation inédites de l’expérience sont co-construites. Des parts
de l’expérience ainsi signifiées sont intégrées à l’auto-narration de la personne, au fil de
négociations sur son identité (Polkinghorne, 1988). Une identité de personne handicapée
succède à une identité de personne blessée (Gardien, 2008).
Cependant, les personnes paraplégiques rapportent fréquemment que bien que le corps et le
psychisme aient changé, elles restent néanmoins les mêmes. Le corps et le psychisme
subissent des changements irréversibles. Parmi les caractéristiques de l’irréversibilité, on
compte la possibili de « déconstruire ce qui a été construit », mais il n’est pas aisé
« d’effacer les traces, matérielles ou immatérielles » du passé (Grossetti, 2010 ; p. 150).
Garder des traces du passé, c’est une manière de rester le/la même.
Cette entreprise de recomposition identitaire peut fortement influer sur la reprise d’une
trajectoire professionnelle. Les centres proposent aux patient-e-s, sous l’injonction de
l’Assurance-invalidité, l’élaboration d’un projet professionnel personnalisé, qui devrait
idéalement trouver son aboutissement dans un retour au travail formel dès la sortie du centre.
Des recherches montrent pourtant que les temporalités de la réhabilitation professionnelle, et
de la stabilisation durable de la trajectoire professionnelle dans un emploi, ne concordent pas :
les logiques économiques de l’institution médicale, qui prévoient une réhabilitation totale en
quelques mois par crainte d’une marginalisation des personnes handicapées, rencontrent la
résistance des processus de reconstruction biographique (Ville, 2005).
Afin que les patient-e-s aient la possibilité de réintégrer un emploi, il est nécessaire que soient
travaillés, dans l’élaboration de leur projet, la motivation, la puissance d’agir (le pouvoir de
s’émanciper de limitations et de s’engager dans l’action ; Shakespeare, 1996 ; Sheldon, 2009)
et l’autodétermination (le sentiment de compétence suffisant pour faire un choix ; Carré,
2001). La réussite du projet dépend de la mobilisation de ressources personnelles par les
patient-e-s, liée à la qualide soutien prodigué par les professionnels de l’orientation. Or, les
manifestations explicites ou implicites de stéréotypes sur la division sexuelle du travail, ou sur
les emplois « possibles » pour les paraplégiques, peuvent être interprétées comme un manque
de soutien et menacer l’accomplissement du projet professionnel.
Afin de déjouer les limitations des normes de genre et de handicap, les apports de la
pédagogie féministe et des Disability Studies, notamment, peuvent être convoqués à des fins
formatrices. Les Disability Studies sont à la fois un mouvement militant et un courant de
recherche qui ont émergé dans le sillage des manifestations pour les droits civils dans les pays
anglo-saxons dès les années 1970. Le courant britannique des Etudes du handicap a amené à
la recherche sur le handicap une contribution majeure : la distinction entre le modèle médical
et le modèle social du handicap.
3.2. Les modèles médical et social du handicap dans les Disability Studies
Selon l’explication de la sociologie médicale, la réhabilitation véhicule l’idéologie de la
normalisation comme un but existentiel à atteindre par une surcompensation de la déficience
au moyen d’habiletés physiques et sociales. Parmi ces dernières, une réappropriation de la
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valeur-travail est suscitée avec insistance dans les protocoles de réhabilitation. Une lecture
plus critique des effets de la réhabilitation est pourtant proposée par les Disability Studies.
Les Disability Studies conçoivent la réhabilitation comme un contexte se construisent, se
reproduisent et se légitiment les pratiques du modèle médical – ou individuel – du handicap. Il
s’agit d’un modèle fondé sur une assimilation du handicap à la déficience individuelle. Ce
modèle est façonné par l’expertise médicale exercée envers les personnes déficientes, qui peut
être vécue comme une forme d’oppression. On identifie, comme caractéristiques de ce
modèle, la « théorie de la tragédie personnelle, la médicalisation individualisée visant à la
normalisation des patient-e-s, la nécessité pour les patient-e-s de s’intégrer à leur
environnement personnel », ainsi que le « contrôle » exercé par l’environnement médical et
social plutôt que le « choix » laissé aux patient-e-s de mener une existence autodirigée. Ce
modèle est un modèle qui dresse des « restrictions d’activités » (Oliver, 2009 ; p. 45) et
apparaît comme paternaliste.
Les Disability Studies ont pointé certains effets de la réhabilitation, y compris professionnelle,
sur les personnes. Dans des représentations courantes, le groupe des paraplégiques est
composé de personnes qui, pour certaines, n’ont pas réussi leur retour à une relative normalité
par le travail en particulier tandis que d’autres ont été capables de retourner le stigmate
(Goffman, 1964). Ces héros paraplégiques ont pu reconstruire leur vie sur un modèle
d’expériences biographiques de personnes valides, et acquérir une identité prétendument
solide et définitive.
Le héros paraplégique est un héros au « masculin neutre » (Mosconi, 1994), une figure
construite dans le modèle médical et la réhabilitation. Pourquoi neutre ? Les personnes
paraplégiques, durant la réhabilitation, sont l’objet d’injonctions traditionnellement utilisées
dans la définition de la masculinité, comme la combativité, le contrôle de soi ou l’auto-
direction. L’attente de ces qualités peut être un frein à l’autodétermination des femmes
paraplégiques dans leur réorientation professionnelle. Il se peut que ces femmes n’aient pas
été socialisées dans des contextes émettant de telles attentes et, de fait, peuvent s’auto-
percevoir à travers d’autres caractéristiques, plus limitantes.
A l’opposé, les Disability Studies proposent un autre modèle de l’expérience des personnes
déficientes : le modèle social. Ce modèle est construit sur une définition particulièrement
radicale du handicap : celui-ci n’est pas une propriété individuelle ; ce qui appartient à
l’individu, c’est sa déficience, « le manque du tout ou d’une partie d’un membre, ou un
membre, un organe ou un mécanisme du corps déficient » (déclaration d’UPIAS, Union of the
Physically Impaired against Segregation, in Thomas, 1999). Le handicap est au contraire
situé dans les obstacles, qu’ils soient matériels ou représentationnels, dressés par une société à
l’encontre des personnes porteuses d’une déficience. Le modèle social est construit sur la
« théorie de l’oppression sociale, l’action sociale, la responsabilité individuelle et collective,
la prise en compte de l’expérience des personnes déficientes par la société, l’affirmation par
les personnes déficientes de leurs choix autodéterminés » (Oliver, 2009 ; p. 45) ; le modèle
social est un outil de transformation visant l’élimination des barrières handicapantes,
matérielles et représentationnelles.
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3.3 La critique féministe du modèle social, l’embodiment et l’intersectionnalité des
discriminations
Les Disability Studies ont été critiquées en leur sein même. Des femmes porteuses de
déficiences physiques ont critiqué le modèle social sur plusieurs plans : d’abord, elles ont
relevé que la déficience est en réalité une interface entre le biologique et les socialisations
secondaires qui exposent inévitablement l’individu à des représentations dévalorisantes de son
corps ; un handicap socio-relationnel se construit, qui impose une internalisation de
limitations à sa puissance d’agir. Ensuite, il a été reproché au modèle social de répandre des
caractéristiques universalisantes de l’expérience du handicap, celles d’hommes physiquement
indépendants, blancs et hétérosexuels. Le modèle social a été critiqué pour sa transmission
d’un discours perçu comme hégémoniste et excluant de la publicisation les expériences de
groupes minoritaires à l’intérieur du groupe des personnes déficientes. Ces expériences ont
été identifiées comme étant imbriquées, c’est-à-dire vécues en même temps que d’autres
formes de discriminations comme le sexisme, le racisme, le classisme ou l’hétéronormativité.
Pour Thomas, les femmes ayant une déficience vivent une « oppression simultanée » (1999),
à l’intersection des pratiques sociales inégalitaires fondées sur des attributions stéréotypées de
sexe et de handicap. Tom Shakespeare parle quant à lui de représentations de « passivité » et
de « dépendance » attribuées aux femmes handicapées (1996).
Les tenants du modèle social ont continué d’affirmer que ce modèle est le seul vecteur de
transformation et d’émancipation personnelle et collective puisqu’il dépasse le
fonctionnement mécaniciste de groupes minoritaires réifiés, l’intrication démultipliée des
rapports sociaux, ou encore la tentation du fractionnement des identités individuelles.
3.4 La pédagogie de libération et la pédagogie féministe
Le projet d’émancipation de groupes minoritaires opprimés trouve un écho dans la pédagogie
de libération de Paolo Freire (1980). Cette pédagogie a essuyé des critiques féministes
similaires à celles émises à l’encontre du modèle social. Il a été reproché à cette théorie de ne
pas tenir compte des expériences de personnes qui, d’un contexte à un autre, peuvent passer
de la situation d’opprimé à celle d’oppresseur. Il en est ainsi de l’expérience d’hommes qui,
dans la sphère publique, se trouvent en position d’opprimé mais qui, dans la sphère privée,
occupent une position dominante. Aussi le formateur ou la formatrice doit-il/elle tenir compte
des identités sociales imbriquées des apprenant-e-s et valoriser la diversité des trajectoires
éducatives et professionnelles afin, comme le préconise Mezirow, de déconstruire les « unités
de signification » (1991) de l’expérience pour en construire de nouvelles, valorisantes.
La pédagogie féministe critique les contenus d’enseignement reconnus comme universels, la
séparation hiérarchisée entre les savoirs masculins et féminins, et l’occultation de rapports au
savoir différenciés entre les hommes et les femmes. Elle a un projet de justice sociale qui
prend en compte l’expérience des femmes comme point de vue valable dès lors qu’il s’agit d’
« interroger les dualismes stéréotypés traditionnels » (Ollagnier, 2014 ; p. 66). La pédagogie
féministe encourage la « subversion » (Ollagnier, 2014 ; p. 66) des apprenant-e-s, c’est-à-dire
le développement de leur pensée critique au sujet de la formation et des formateurs/trices, au
prisme des savoirs informels, expérientiels, construits dans leurs contextes de vie. De plus, les
émotions et l’intuition, généralement attribuées aux femmes, trouvent désormais leur place en
éducation des adultes.
Claudie Solar établit quatre axes fondateurs de la « toile de la pédagogie d’équité » (1998)
comme autant de médiations vers une formation les apprenantes deviennent des
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