3
une forme de projet normalisateur, et le centre de réhabilitation comme un milieu éducatif où
se développent principalement un « apprentissage du corps » et la « production d’un corps
nouveau » (Gardien, 2008). A travers l’appropriation de gestes de soin fortement normés
(Dufour, 2013) et de nouvelles formes de socialisation avec le personnel médical et les pairs,
des significations et une sémantisation inédites de l’expérience sont co-construites. Des parts
de l’expérience ainsi signifiées sont intégrées à l’auto-narration de la personne, au fil de
négociations sur son identité (Polkinghorne, 1988). Une identité de personne handicapée
succède à une identité de personne blessée (Gardien, 2008).
Cependant, les personnes paraplégiques rapportent fréquemment que bien que le corps et le
psychisme aient changé, elles restent néanmoins les mêmes. Le corps et le psychisme
subissent des changements irréversibles. Parmi les caractéristiques de l’irréversibilité, on
compte la possibilité de « déconstruire ce qui a été construit », mais il n’est pas aisé
« d’effacer les traces, matérielles ou immatérielles » du passé (Grossetti, 2010 ; p. 150).
Garder des traces du passé, c’est une manière de rester le/la même.
Cette entreprise de recomposition identitaire peut fortement influer sur la reprise d’une
trajectoire professionnelle. Les centres proposent aux patient-e-s, sous l’injonction de
l’Assurance-invalidité, l’élaboration d’un projet professionnel personnalisé, qui devrait
idéalement trouver son aboutissement dans un retour au travail formel dès la sortie du centre.
Des recherches montrent pourtant que les temporalités de la réhabilitation professionnelle, et
de la stabilisation durable de la trajectoire professionnelle dans un emploi, ne concordent pas :
les logiques économiques de l’institution médicale, qui prévoient une réhabilitation totale en
quelques mois par crainte d’une marginalisation des personnes handicapées, rencontrent la
résistance des processus de reconstruction biographique (Ville, 2005).
Afin que les patient-e-s aient la possibilité de réintégrer un emploi, il est nécessaire que soient
travaillés, dans l’élaboration de leur projet, la motivation, la puissance d’agir (le pouvoir de
s’émanciper de limitations et de s’engager dans l’action ; Shakespeare, 1996 ; Sheldon, 2009)
et l’autodétermination (le sentiment de compétence suffisant pour faire un choix ; Carré,
2001). La réussite du projet dépend de la mobilisation de ressources personnelles par les
patient-e-s, liée à la qualité de soutien prodigué par les professionnels de l’orientation. Or, les
manifestations explicites ou implicites de stéréotypes sur la division sexuelle du travail, ou sur
les emplois « possibles » pour les paraplégiques, peuvent être interprétées comme un manque
de soutien et menacer l’accomplissement du projet professionnel.
Afin de déjouer les limitations des normes de genre et de handicap, les apports de la
pédagogie féministe et des Disability Studies, notamment, peuvent être convoqués à des fins
formatrices. Les Disability Studies sont à la fois un mouvement militant et un courant de
recherche qui ont émergé dans le sillage des manifestations pour les droits civils dans les pays
anglo-saxons dès les années 1970. Le courant britannique des Etudes du handicap a amené à
la recherche sur le handicap une contribution majeure : la distinction entre le modèle médical
et le modèle social du handicap.
3.2. Les modèles médical et social du handicap dans les Disability Studies
Selon l’explication de la sociologie médicale, la réhabilitation véhicule l’idéologie de la
normalisation comme un but existentiel à atteindre par une surcompensation de la déficience
au moyen d’habiletés physiques et sociales. Parmi ces dernières, une réappropriation de la