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Le savoir philosophique
Partons à présent à la recherche du savoir philosophi-
que. Nous avons quelques éléments. Nous savons que nous
savons. Nous avons déjà saisi la nature de ce que nous
cherchons, nous en avons même, sans doute, déjà survo
le contenu. Nous avons tous faire, quelque jour, une
reconnaissance aérienne du pays de la philosophie. Savoir
que nous pouvons nous y poser, et comment, est peut-être
ce qui reste à comprendre. Le savoir philosophique est
donc de nature singulière. Il nest pas fait de contenus à
assimiler, de notions nouvelles à couvrir, mais d’un ter-
rain à investir, d’un lieu à atteindre pour sy allonger de
tout son long. C’est par ailleurs un savoir discret. Il nous
habite sans se faire remarquer, ce qui peut paraître haute-
ment paradoxal. Il sagit en fait dun savoir qui ne sactive
pas facilement comme savoir ; il reste dans une pénombre
et on ne songe guère à len déloger.
Nous sommes aux abords d’une possibilité et nous ne
savons pas en faire usage, nous disposons dune chance
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et il ne nous vient pas à lesprit de la saisir. Soit dit en
passant, cette discrétion du savoir philosophique a permis
dinstaurer le règne du secret en philosophie. Les philo-
sophes ont pu cacher la source qui les inspirait parce que
lidée ne venait à personne quil y eût une source, quil eût
cette source en tout cas. Ils allaient donc sy abreuver en
catimini. Ils buvaient en vrais alcooliques, cest-à-dire en
cachette. Titubants, évreux, ils revenaient pour noircir
des pages. Ils tentaient de cacher leur ivresse, de donner le
change, de donner lillusion d’une haute et sérieuse activi
intellectuelle. Mais leur ivresse même les trahissait. Ils ne
pouvaient éviter de parler à mots couverts, et à mots décou-
verts parfois, de leur équipée divrognes au pays de la
philosophie.
Nous avons un autre élément : nous savons que le savoir
philosophique brille. Cette brillance explique le désir quest
la philosophie. Nous éprouvons le désir den savoir un peu
plus sur un savoir susceptible de briller au cœur de toute
nuit. Nous savons aussi que la philosophie est une destina-
tion, au bout de laquelle surgit un pays à visiter. Nous avons
compris, enn, limportance fondamentale de la perplexité.
Le savoir philosophique gît au cœur de la perplexité.
Il ne sagit pas dêtre perpétuellement perplexe, ou de
lêtre de manière atone ou paralysante. Il sagit de trou-
ver la porte de sortie. Sortir de la perplexité avec juste une
idée solide, juste un grain de savoir assuré. Pas de bous-
sole qui nous donnerait une orientation, plutôt un point qui
nous servira daxe. Pas de nouveaux territoires, plutôt un
lieu familier, ancien, un lieu que lon couvre soudain
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habitable et explorable. Et si ce que lon recueille dans la
perplexité redouble la perplexité ? Peu importe : on la
recueilli, on a trouvé quelque chose. Une énigme nest pas
à résoudre, mais à concentrer, à tenir au creux de la main.
On ne peut pas la défaire : on peut juste la faire briller.
Trouver la façon de la faire briller : cest la philosophie.
Lorsque Socrate aborde Alcibiade, il lui annonce quil
peut laider à devenir un homme politique accompli. Il
est clair que son aide ne peut consister dans la seule per-
plexité quil provoque chez lui. Il lui fait pressentir quil y
a une réponse à la question : comment devient-on un bon
conseiller et un bon guide du peuple ? Il y a une porte de
sortie. Sinon Socrate ne serait pas Socrate, et il n’y aurait
pas de philosophie. Pourtant, dans beaucoup de dialogues
Platon met en scène Socrate, un blanc apparaît à un
certain moment. Quand linterlocuteur est plongé dans
lembarras, on observe quil ne va jamais plus loin. Platon
ne nous fait pas assister au savoir quil pourrait produire
au sein de sa perplexité. De même, Socrate, celui qui a
produit cet état par ses questions renouvelées, ne va pas
plus loin non plus. Il se retranche derrière le fameux :
« Je ne sais qu’une chose, cest que je ne sais rien. »
Lau-de de la perplexité, Platon lindique par un blanc.
C’est un point de fuite, une zone trouée, qui apparaît. C’est
la notice manquante du guide. Quel vieux savoir est ici
dissimulé ?
La philosophie des livres et des auteurs est une vieille
demeure. Ambiance bourgeoise, non dépourvue dun
cachet aristocratique. Mais quelle vieille poussière cache-
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t-elle sous ses tapis ? Ce quelle cache nest pas à son
honneur. Du moins, c’est le sentiment quon ressent. On le
ressent à cause de cette ambiance de gêne, à cause de ces
silences, de ces blancs. Pourtant, cela même qui gêne la
vieille philosophie pourrait être à son honneur. Mais des
préjugés de caste, lobsession dune étiquette, le besoin de
prestige, lempêchent d’accepter des vérités qui feraient plé-
béien. Le secret de la philosophie est un secret de famille.
Quelle mésalliance, quelle grossesse honteuse, cache cette
pensée qui se veut si élevée ? Pourquoi le plébéien Socrate
nest-il plus qu’un buste de cheminée ? Pourquoi son savoir
ne s’est-il pas transmis ? Parce quil était lourd à porter.
Il sest donc transmis comme secret, comme nébreuse
affaire de famille. Son secret pèse lourd à la philosophie.
Une grande partie delle-même a été destinée au silence.
Les penseurs en sont parfois gênés. Comment concilier
leur image damoureux de la vérité et leur devoir de garder
le secret ?
Mais ce vieux savoir philosophique a beau être réduit
au silence, il est . Comme la lettre de la nouvelle, il est
là, jeté négligemment dans un coin. La description de Poe
évoque un objet obscène. Cette obscénité est une des clés
du mystère. La lettre était placée avec une telle insolence
sous la vue quelle a ni par sy dérober. Cela met sur une
piste. Ce blanc dans les textes philosophiques est un cache
sur une obscénité. Le « Bien » de Platon, l« Être » de
Heidegger, la « chose inniment simple » de Bergson, la
« différance » de Derrida, sont des obscénités, plus exac-
tement des obscénités qui voudraient se faire discrètes. Le
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secret de la philosophie nest évidemment pas obscène en
soi, il lest à cause de lattitude de dénégation que les pen-
seurs ont adope à son égard. Un sexe à découvert nest
pas toujours indécent. Quand on accepte lidée quil peut
soffrir à la vue comme nimporte quelle autre partie du
corps, il nest plus obscène. Il le devient à cause d’une
attitude qui en fait un objet à dissimuler. Lesprit de notre
culture est sans aucun doute indépassable sur ce point.
Notre corps doit comporter des zones aveugles. Le dévoi-
lement de ces zones est strictement codié. Tout le monde
sait quand la nudiest possible et quand elle est obscène.
Les mœurs peuvent évoluer, lobscène faire place au mon-
trable. Une jeune lle anorexique a posé nue en septembre
2007 dans le journal La Repubblica, dans le cadre d’une
campagne contre lanorexie. Elle a franchi un tabou. Ce
franchissement nest rien d’autre quun déplacement des
codes. Il nest désormais plus obscène dexposer un corps
danorexique.
Dans le cas de la philosophie, les codes qui se sont mis
en place depuis Platon nont rien non plus dimmuable.
Mieux : sil est clair que nous avons besoin de codes dans
la vie sociale, nous nen avons aucun besoin pour penser. Il
faut sen libérer si l’on veut penser vraiment. Il faut même
se libérer de tous les « il faut » si lon veut voyager en
philosophie. La Tour Eiffel napparaît dans toute sa vérité,
et ne délivre le message quelle garde exclusivement pour
moi, quà la condition que je ne de pas à linjonction
touristique de mextasier devant elle. De même en phi-
losophie, il faut rompre le mauvais charme des discours
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