l’occurrence, on a souvent rapproché Guyau et Nietzsche1 ; mais sans avoir précisément
marqué ce qui rapprochait ces deux auteurs, ni ce qui les séparait. Or, Guyau possède une
philosophie originale et irréductible à tout étiquetage en « isme ».
Certes, il est toujours possible de ranger telle ou telle doctrine dans des catégories
générales. Ainsi, la philosophie de Guyau peut bien être caractérisée comme un
évolutionnisme, puisque notre auteur se réclame de la théorie de l’évolution ; mais se
contenter de cette généralité reviendrait à négliger la place particulière que notre auteur se
donne au sein de ce courant de pensée, et donc à la redéfinition profonde qu’il propose de la
théorie de l’évolution. En d’autres termes, on peut bien classer et ranger les doctrines, mais on
se condamne alors à rater ce qui fait leur singularité.
En somme, nous demandons simplement ici à notre lecteur de bien vouloir accorder a
priori l’originalité de la philosophie de Guyau – charge à nous d’en démontrer l’unicité et
l’intérêt.
1.2 Présupposé méthodologique : une lecture aussi immanente que possible.
Notre second présupposé revient à affirmer que, pour comprendre une pensée, le
meilleur parti consiste à la prendre au sérieux. Qu’est-ce à dire ?
Qu’il faut éviter, dans la mesure du possible, de prêter à l’auteur étudié des thèses ou
des pensées que n’attesteraient pas clairement ses écrits. Aussi recourrons-nous, dans ce
travail, régulièrement et presque systématiquement au procédé de la citation, de manière
suffisamment contextualisée quand c’est possible, afin d’éviter toute ambiguïté.
Qu’il faut éviter de s’en tenir à la lettre de la doctrine pour essayer d’en retrouver
l’esprit qui l’a inspirée. Ainsi faut-il faire preuve d’empathie : afin non seulement de décrire
une pensée, mais encore de la comprendre. Or, pour la comprendre, il faut tenter de la vivre.
Prendre au sérieux un auteur ne consiste donc pas à rester à l’extérieur de sa doctrine car un
travail purement descriptif aurait alors moins de valeur que l’original : il convient au contraire
d’éprouver son système, voire de le critiquer quand il nous paraît contestable.
1 Par exemple Bergson, Revue de Paris, 15 mai 1915 « Moins célèbre que Nietzsche, Guyau avait soutenu avant le
philosophe allemand, en termes plus mesurés et sous une forme plus acceptable, que l’idéal moral doit être recherché dans la
plus haute expansion possible de la vie » ; ou encore Cappelleti, cité par Jordi Riba, La morale anomique de Jean-Marie
Guyau, page 363 : « il n’en est pas moins certain qu’après sa mort, Guyau a été désigné par des auteurs de provenances
diverses, comme le Nietzsche français » ; ou même V. Jankélévitch, « Cette belle et noble doctrine peut d’ailleurs être le
point de départ d’un assez grand nombre de rapprochements et de parallèles. Nietzsche, cela va de soi, est l’un des premiers
auxquels elle fasse penser, et c’est surtout la parenté de ces deux esprits qui semble, entre tant d’autres, avoir frappé Alfred
Fouillée », Deux philosophies de la vie, Bergson, Guyau, 1924, page 402.