
4 Éric Boulanger
Confronté à la puissance économique et militaire de l’Occident, le Japon s’est
donné, dès la Restauration de Meiji en 1868, un objectif national à long terme:
« rejoindre l’Occident ». Après la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale, cet
objectif est renouvelé sous la forme cette fois-ci d’un « dépassement de
l’Occident », sans les accents militaro-impérialistes des années trente et quarante.
Le système japonais fonctionne en grande partie grâce à la création d’objectifs
économiques nationaux sur une base continuelle. Cette affirmation laisse entrevoir
deux choses. Premièrement, la différence entre la réussite économique du Japon et
la misère de certains pays d’Amérique du Sud et d’Afrique tient à l’élaboration
d’objectifs nationaux qui, d’une part, dépassent dans le temps des buts immédiats
comme la conquête de l’indépendance, le retrait de traités imposés de force ou
l’expulsion des étrangers, et d’autre part, sont beaucoup plus que la simple
représentation politique des fantasmes et démesures d’un dictateur. Deuxièmement,
l’existence d’objectifs nationaux sépare la pensée et la pratique économiques
nipponnes du libéralisme anglo-saxon dans la mesure où ce dernier s’appuie sur la
recherche du profit – une notion jamais véritablement implantée au Japon – tandis
que le nationalisme économique japonais exige, lui, des objectifs qui offrent une
image future de la nation et qui, acceptés tacitement par la population, prennent la
forme d’une solidarité nationale reliant les différentes forces sociales, politiques et
économiques dans la construction d’un pays puissant et prospère. C’est justement
par rapport à ces objectifs nationaux que s’est formulée la pensée économique du
Japon, et ce, avant et après 1945, dans une remarquable continuité de pragmatisme
et de particularisme à l’égard des théories étrangères et de leur interprétation dans
le contexte historique de l’archipel.
Dans cette étude nous aborderons la question du nationalisme économique dans
les politiques publiques et la pensée économique du Japon. Notre objet n’est pas
d’offrir une définition exhaustive du nationalisme économique ou de participer au
débat sur la nature libérale ou non de l’économie japonaise, mais de voir comment
le nationalisme économique s’est implanté au Japon, puis comment il a évolué pour
s’adapter à la réalité changeante de l’économie internationale depuis la
Restauration de Meiji. Cette analyse se base sur l’hypothèse que le nationalisme
économique s’est développé sous l’influence d’une constante interaction, voire
d’une hybridation, entre les politiques publiques et les idées économiques avec
comme catalyseur l’État japonais.
Comme l’indique le titre de cette étude, le nationalisme économique japonais
possède trois caractéristiques: particularisme, pragmatisme et puissance. Lorsque le
Japon s’est ouvert au monde au 19ème siècle, les théoriciens et praticiens de
l’économie ont particularisé la pensée universelle occidentale afin de l’ajuster au
contexte historique du pays. L’universalisme ou le cosmopolitisme ont tôt fait
d’être rejetés et remplacés par une perspective dans laquelle les théories
économiques occidentales ont été modifiées considérablement, tant dans les
ouvrages que dans les politiques publiques, pour respecter les objectifs nationaux