Contact de langues et conceptualisations spatiales

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Contact de langues et conceptualisations spatiales
Aspects de la sémantique et de la grammaire
de la référence spatiale en sursilvan, vallader et surmiran1
1. Introduction
La coexistence des dialectes du romanche avec l’allemand durant de nombreux
siècles (cf. Liver 2000)2 a laissé d’importantes traces dans les usages linguistiques
des locuteurs romanchophones, à tel point que le romanche est aujourd’hui considéré par beaucoup de ses locuteurs comme une langue mixte – bien que cela soit
souvent avoué avec une certaine gêne.
Deux langues en contact font souvent apparaître des ressemblances à tous les
niveaux structurels. Selon Thomason/Kaufmann 1988: 50, les emprunts lexicaux
peuvent être distingués des emprunts structurels, le lexique et la structure morphosyntaxique étant affectés différemment en fonction du type de contact linguistique. En ce qui concerne les emprunts lexicaux, il va sans dire que le romanche a adopté beaucoup de mots allemands, et ce dans pratiquement tous les
domaines du lexique. L’exemple 1, tiré du corpus analysé dans cette contribution
(cf. p. 61 ci-dessous pour de plus amples détails au sujet de ce corpus), illustre à
quel point il est usuel et facile pour un locuteur d’intégrer du matériau lexical allemand dans des énoncés en romanche:
(1) e lu ei quella tscharva halt vegnida in tec verruckta (sursilvan)
et puis est ce cerf tout simplement venu un peu fâché
Les dialectes du romanche sont également affectés par des influences considérées
parfois comme plus fondamentales, parce qu’elles agissent sur la structure syntaxique de la langue. Un exemple souvent cité est celui de l’adjectif épithète qui,
depuis un certain temps, peut précéder le substantif, comme en allemand (Carigiet 2000: 239).
Toutefois, comme l’a fait remarquer Weinreich en 1953 déjà, le contact linguistique n’induit pas uniquement le transfert de formes et de structures, mais également celui de contenus sémantiques (cf. Weinreich 81974: 48). Selon Muysken
2006: 161, les mécanismes de contact dans le domaine de la sémantique lexicale
1 Je remercie Franziska Heyna, Didier Maillat et Amelia Lambelet pour leurs précieuses
remarques concernant des versions antérieures de cet article.
2 Ce n’est pas le lieu ici de décrire la situation plutôt précaire du romanche en Suisse
aujourd’hui.
Vox Romanica 66 (2007): 60-71
Contact de langues et conceptualisations spatiales
A n’est pas «génétiquement»
TRANSFERT
61
emprunt
présent en langue 1
Caractéristique
développement/
A de la langue 1
correspond
(ressemble, est
identique) à
amplification (par la
A est «génétiquement»
langue source)
présent a langue 1
caractéristique
convergence non
B de la langue 2
(exclusivement) motivée
A et B apparaissent
par une langue source,
en langue 1 et 2
Sprachbund
Fig. 1: Taxinomie des ressemblances linguistiques entre langue-source et langue-cible
restent pourtant largement inexplorés. Nous allons discuter un tel cas d’emprunt
sémantique au chapitre 2.
Malgré ce qui vient d’être dit, il importe, dans l’observation des éventuels transferts d’une langue d’adstrat à une langue-cible, de ne pas invoquer a priori le
contact linguistique comme la seule cause diachronique d’une ressemblance observable en synchronie. Dans la figure 1, nous essayons donc de distinguer, de
façon très schématique, différents types et différents degrés d’impact de la part
d’une langue-source.
La langue-cible peut développer des caractéristiques déjà présentes dans la langue-source, même si cette présence est discrète, voire ignorée par les linguistes
s’intéressant à une typologie synchronique. Il existe aussi des cas du type «Sprachbund» (Trubetzkoy 1930), c’est-à-dire des cas de coexistence durable de plusieurs
langues avec des affiliations génétiques bien distinctes sur un même territoire.
Dans de tels cas, il s’avère souvent difficile d’identifier les donneurs et les récepteurs linguistiques, bien que l’on observe de nombreuses convergences.
Dans cet article, nous nous intéresserons aux phénomènes de cette nature dans
le cadre du contact entre les dialectes romanches et l’allemand, et ce, en particulier, dans le domaine de la conceptualisation spatiale. Nos données ont été collectées au moyen de deux instruments bien connus dans la recherche linguistique
consacrée à l’expression de la spacialité: pour éliciter des expressions qui désignent des objets animés situés dans un espace déterminé, les informateurs ont été
priés de raconter une histoire à base d’images («frog story», Mayer 1969). De
même, pour éliciter des expressions de nature statique, nous avons utilisé une série de 71 dessins contenant chacune un objet cible et un ou plusieurs repères dans
différentes configurations spatiales (pour de plus amples détails, cf. Berthele 2004
62
Raphael Berthele
et 2006). La fig. 2 contient plusieurs exemples de cette série de dessins (cf.
Bowerman 1996) qui permettent de faire le tour des principales catégories spatiales
exprimées dans les langues du monde. Le tableau n° 1 indique le nombre d’informateurs par variété linguistique.
Tableau n° 1: nombre d’informateurs par langue
sigle
romanche surmiran
romanche sursilvan
ROM
romanche vallader
static topological relations
frog story
7
10
8
10
4
10
italien
IT
6
–
français
FR
13
16
allemand standard
DE
5
19
Muotathal suisse alémanique
MU
6
26
2. Les trois principales prépositions spatiales
Dans un premier temps, nous avons comparé les trois prépositions spatiales les
plus utilisées dans les réponses «statiques». Dans toutes les langues de notre corpus, il y a trois prépositions (FR: dans/à/sur) qui couvrent environ trois quarts de
toutes les configurations statiques représentées dans les 71 dessins. La figure 2
montre une partie de l’espace sémantique qui est couvert par ces trois prépositions. Comme nous allons le voir, la répartition entre à et sur est particulièrement
intéressante.
Les configurations qui ont été majoritairement décrites au moyen d’une même
préposition sont encerclées. Les lignes pointillées représentent les réponses françaises et italiennes; l’espace entouré par des lignes pleines représente les catégories qui correspondent aux réponses allemandes3 et romanches.
La fig. 2 montre clairement que les trois langues romanes ne présentent pas la
même distribution des prépositions spatiales. Alors que le français et l’italien partagent la même catégorisation avec deux paires de prépositions (à/a et sur/su) –
apparentées aux niveaux étymologique et sémantique – le romanche se rapproche
de l’allemand. Il est vrai que la préposition vid4 est issue de différentes racines la3 Dans la distribution de ces prépositions, il n’y a pas de différences entre les dialectes
alémaniques et l’allemand standard.
4 Variantes: vida, vi da, ved.
Contact de langues et conceptualisations spatiales
63
Fig. 2: Extrait de l’espace sémantique attribué aux prépositions sur et à pour l’allemand standard
(DE) et le dialecte alémanique de Muotathal (MU), le français (FR), l’italien (IT) et le romanche (ROM; vallader, surmiran et sursilvan confondus)
tines (vi lat. viam; da lat. [de + ad] ou [de + ab]); son matériau lexical n’est
donc pas rattaché à l’allemand. Mais le sémantisme de cette unité lexicale semble
avoir été modifiée de telle sorte qu’elle correspond actuellement à la catégorie
spatiale couverte par la préposition allemande an.
La fig. 2 représente toutefois une image simplifiée, car nous avons rencontré une
certaine variation dans le choix des prépositions. Par exemple, bien que la préposition sur soit dominante dans les descriptions françaises du dessin montrant les
insectes sur un mur (cf. l’exemple 2 ci-dessous), nous avons également recueilli des
réponses avec à, surtout en combinaison avec un participe passé (exemple 3). De
même, comme le montrent les exemples 4 et 5 du surmiran, la variation dans le
choix des prépositions existe aussi du côté romanche.
(2) il y a de la vermine se promenant sur un mur
(3) des insectes sont accrochés au mur
(4) igls animals èn ve digl meir (surmiran)
les animaux sont au mur
(5) las filunzas en sen la parè (surmiran)
les araignées sont sur le mur
64
Raphael Berthele
Du fait de ces variations, nous avons dû procéder à une analyse multidimensionnelle (multidimensional scaling, MDS, cf. Kruskal/Wish 1991) pour pouvoir
déterminer le degré de concordance effectif entre les différentes langues de notre
échantillon, ce qui signifie que chaque préposition a été traitée comme une variable à 71 cas, correspondant aux 71 dessins. Pour chaque cas, chacune des prépositions s’est vu attribuer la valeur entre 0 (jamais utilisée pour ce dessin) et 1
(systématiquement utilisée). À partir des 12 variables (3 par langue), l’analyse
multidimensionnelle calcule la distance entre les variables dans un espace bidimensionnel. Les représentations graphiques basées sur les distances MDS permettent ainsi de découvrir des structures qui ne sont pas forcément perceptibles
lorsqu’on regarde simplement la valeur des variables.
Ce que montre la fig. 3 n’est guère surprenant: il y a trois «clusters» différents
qui correspondent plus ou moins aux trois prépositions. Dans le cas de la préposition qui représente la catégorie dans, il n’y a pas de différence significative entre
les trois langues. Dans le cas du français/italien à/a et l’allemand an, il apparaît de
nouveau que la préposition allemande est utilisée dans des contextes légèrement
différents de à/a. Ce qui est intéressant, c’est que le point pour vid se rapproche
de an, ce qui confirme notre hypothèse selon laquelle cette préposition représente un emprunt sémantique à l’allemand, emprunt qui a supplanté la préposition
«romane» a dans les parlers du romanche. Cette introduction de la catégorie
Dimension 2
Derived Stimulus Configuration
Euclidean distance model
Dimension 1
Fig. 3: Analyse multidimensionnelle des trois prépositions les plus fréquentes
Contact de langues et conceptualisations spatiales
65
vid/an en romanche ne reste pas sans effet sur la catégorie qui correspond à sur/su
en français et italien. Malgré l’existence d’une préposition apparentée à su en romanche, celle-ci est également plus proche de l’allemand auf, comme le montre
aussi son usage plus restreint (tableau n° 2).
Tableau n° 2: sémantique des prépositions spatiales sin, vid, sur, à, auf, an
support horizontal
la tasse est sur la table
la tazza sta sülla maisa
die Tasse steht auf dem Tisch
support vertical, avec activité
du repéré/du repère
les insectes sont sur le mur
ils insects sun vi da la paraid
(sursilvan)
die Insekten sind an der Wand
support vertical, avec
adhérence et support du
repère
le tableau est sur le mur
il purtret picha vi da la
paraid (vallader)
das Bild hängt an der Wand
support vertical avec fixation
la lampe est au plafond
la glüm picha vi dal plafuond
(vallader)
die Lampe hängt an der
Decke
Le tableau n° 2 essaie de délimiter les nuances sémantiques qui correspondent aux
différents choix des prépositions dans les langues de notre échantillon. Il y a des
cas clairs, prototypiques, de support horizontal, où toutes les langues sont d’accord
sur le choix d’une préposition de type sur/auf. Il y a aussi, à l’autre bout de l’échelle graduée, une situation prototypique qui est couverte par l’autre préposition, de
type à/an. Entre ces deux types de situation, nous trouvons un champ plus ou
moins gradué en ce qui concerne le degré de support de la part du repère, son
orientation, etc. Tandis que l’allemand et le romanche possèdent une grande catégorie an/vid qui recouvre la plupart des situations intermédiaires, les langues romanes semblent étendre l’usage de sur/su – bien sûr pas de façon systématique,
comme on vient de le constater.
Il n’est pas possible de discuter ces nuances en détail ici5, mais les quelques
indications présentées ont permis d’illustrer assez clairement un exemple de
convergence entre les catégories spatiales fondamentales observables dans les
dialectes du romanche et celles de l’allemand. Il s’agit ici d’une convergence assez
discrète qui n’est pas visible à la surface de l’usage linguistique, étant donné que
la préposition du romanche – du point de vue de son étymologie et de sa forme
morphophonologique – a un air parfaitement latin.
5
Pour une comparaison détaillée du français et de l’allemand cf. Becker 1994.
66
Raphael Berthele
3. Verbes de déplacement
Nous avons choisi ci-dessus le domaine des expressions spatiales parce que, selon
un avis répandu, les langues romanes et les langues germaniques expriment de
manière très différente les concepts spatiaux (Tesnière 1969, Malblanc 1968,
Talmy 2000, Slobin 1996). Les principes de lexicalisation sont particulièrement
différents dans le domaine de ce que Tesnière 1969: 308s. appelle déplacement (vs.
mouvement) et ce que Talmy 2000 appelle path. Les langues dites «satellite-framed», par exemple, ont tendance à exprimer le déplacement au moyen d’une
particule (adverbe, préfixe) en position sœur du verbe (ex. all. hinein-gehen, rausschlüpfen), tandis que les langues dites «verb-framed» ont tendance à exprimer
le déplacement par le verbe (fr. sortir, entrer, monter, descendre). Puisque les
langues dites «satellite-framed» n’occupent pas la position du verbe pour l’expression du déplacement, elles ont tendance à exprimer par le verbe ce que Tesnière 1969: 308 appelle le mouvement («manner of motion» chez Talmy 2000).
Ainsi, la catégorie des verbes de mouvement comprend, très globalement, tous les
verbes qui spécifient la manière dont le déplacement s’effectue (courir, marcher,
voler, etc.). Malheureusement, nous ne pourrons pas élaborer davantage ici cette
typologie des verbes du mouvement6.
Il est toutefois intéressant d’observer de quelle manière une langue romane,
c’est-à-dire une langue qualifiée de «génétiquement verb-framed» par Talmy
2000: 213, se comporte dans une situation de contact avec l’allemand. Nous avons
donc catégorisé tous les verbes évoquant une situation dynamique en fonction de
leur contenu sémantique. Avant de procéder à une évaluation statistique de l’emploi des verbes de mouvement/déplacement, trois exemples devraient permettre
d’illustrer la différence entre ces deux types de verbes:
(6) e tut ils aviuls ein vegni ora (sursilvan)
et toutes les abeilles sont venues dehors
(7) und d bieli sind usse cho (alémanique, Muotathal)
et les abeilles sont dehors venues
(8) et les abeilles sortent du nid
Ces exemples correspondent tous à un même dessin du questionnaire: un chien a
fait tomber un guêpier (habituellement appelé nid d’abeilles par les informateurs) et les guêpes, furieuses, sortent du nid. Les trois exemples confirment la distinction typologique que l’on vient d’esquisser brièvement: tandis que le français
exprime le path, donc le déplacement, par le verbe (sortir), l’allemand se sert d’un
adverbe (MU: usse; DE: hin/her-aus ou raus). Ainsi, l’allemand est en mesure
d’utiliser le verbe pour exprimer d’autres concepts, en l’occurrence un aspect déictique du déplacement. Le romanche suit ici l’exemple de l’allemand. Il reste à déterminer s’il s’agit là d’une exception ou d’une tendance générale.
6
Pour une discussion plus détaillée, cf. Slobin 1996, Talmy 2000, Berthele (2004, 2006).
Contact de langues et conceptualisations spatiales
67
V sans déplacement
non-cardinal
SUPER
EX
DE
AD
AB
1.0
0.8
moyenne
0.6
0.4
0.2
0.0
DE
MU
FR
ROM
Fig. 4: Verbes de déplacement (path verbs) en allemand standard (DE), alémanique du Muotathal (MU), français (FR) et romanche (ROM; vallader, surmiran et sursilvan confondus)
La figure 4 illustre une analyse quantitative de l’usage des verbes de déplacement (dans le sens de Tesnière 1969: 308s., ce qui correspond aux «path-verbs» de
Talmy). La somme des parties hachurées des colonnes représente la proportion
des verbes de déplacement. Les différentes hachures représentent les différents types de déplacements selon Wälchli 20017.
La figure 4 montre clairement que les locuteurs francophones utilisent en effet
un nombre beaucoup plus important de verbes de déplacement que les locuteurs
des autres langues de notre échantillon, le dialecte du Muotathal présentant la pro7 Les 6 directions de déplacement «canoniques» sont les suivantes (F = figure ‘repéré’; G =
ground ‘repère’): AD: «figure go to ground»; IN: «F go into G»; SUPER: «F go onto G»; AB: «F
come from G»; EX: «F come out of G»; DE: «F come down from G».
68
Raphael Berthele
portion la plus petite de verbes de déplacement. Le romanche présente une proportion de ces verbes proche de celle de l’alémanique; de plus, même la distribution des différentes catégories y est assez semblable.
Une grande partie des verbes de déplacement dans les récits en français sont du
type «de» (p. ex. tomber) ou bien du type «ex» (p. ex. sortir; entrer n’est pas
représenté dans l’histoire). Or, même si le verbe sortir est bien attesté dans les dictionnaires de certains dialectes du romanche, il n’est pas du tout utilisé par les locuteurs romanchophones. Seule une analyse en diachronie pourrait permettre de
déterminer si les verbes du type sortir/entrer ont été utilisés à un moment donné
de l’histoire du romanche. Toutefois, selon Clau Solèr (communication personnelle), ces entrées de dictionnaires semblent plutôt correspondre à un désir de «romaniser» le romanche qu’à une réelle pratique linguistique des romanchophones.
L’usage restreint (par rapport au français) des verbes de déplacement en romanche est évidemment compensé par des adverbes de déplacement et des groupes
prépositionnels.C’est ainsi que nous retrouvons des constructions comme celles des
exemples 6-8, parfois avec plusieurs particules exprimant des aspects de la trajectoire du repéré.
(9) Aber quei ei buc pusseivel ch’ella mondi si ad ault (sursilvan)
mais ceci est pas possible qu’elle aille dessus en-haut
(10) El ei revius siado cheu sigl emprem rom (sursilvan)
il est grimpé en-haut ici sur-la première branche
(11) ed el vo sur la cresta ve (surmiran)
et il va par-dessus la crête là-bas
(12) ed our da la foura dal bös-ch vain oura ün püf, üna tschuetta (vallader)
et dehors de l’ouverture de-l’ arbre vient dehors un hibou, une chouette
Comme nous l’avons montré ailleurs (Berthele 2006: 173s.), l’accumulation des
particules de déplacement (ou d’emplacement) est particulièrement caractéristique pour l’alémanique, contrairement à l’allemand standard où elle est beaucoup
moins accentuée. La richesse de l’expression spatiale de l’alémanique – en particulier de l’alémanique montagnard, celui des Walser – a déjà été décrite par Zinsli
1945; elle se trouve également dans les dictionnaires de divers dialectes alémaniques; par ailleurs, elle est parfaitement caractéristique pour les dialectes francoprovençaux valaisans et valdôtains. On pourrait même se demander si l’alémanique montagnard a été influencé par son substrat roman8. Même s’il n’est donc pas
exclu que le contact linguistique entre le romanche et les dialectes alémaniques ait
joué un rôle, une fois de plus, dans la genèse de ces constructions, il est fort probable qu’il s’agisse là en même temps d’un phénomène lié à un autre facteur, à
savoir l’oralité conceptionnelle qui caractérise aussi bien le romanche que les parlers alémaniques (cf. à ce sujet Koch/Oesterreicher 1985 et la discussion au chapitre 4). Ce lien est encore plus plausible si nous considérons le fait que des
8
Je remercie Andres Kristol pour la remarque concernant les variétés du francoprovençal.
Contact de langues et conceptualisations spatiales
69
constructions comparables existent bel et bien en français régional et dans le français des enfants (parfois de manière redondante, comme dans monter en haut,
descendre en bas, formes stigmatisées par l’usage normatif; cf. Dupré 1972: 1644).
Ce type de constructions est pourtant complètement inexistant dans notre corpus
français, bien que celui-ci contienne également des récits d’informateurs issus de
couches sociales relativement basses ou peu scolarisées. Il semble donc que la tradition prescriptive du français ait réussi à inhiber ce genre de constructions avec
des verbes tels que monter, descendre, entrer et sortir.
Le romanche ressemble donc fortement à l’alémanique, en ce qui concerne
l’usage des verbes de déplacement. En effet, la majorité des verbes utilisés pour
décrire un mouvement dans l’espace sont des verbes autres que des verbes de
déplacement. Nous trouvons premièrement des verbes génériques du type ir (aller), qui ne spécifient ni le déplacement ni la nature du mouvement. L’usage des
verbes de mouvement dans le sens de Tesnière, c’est-à-dire des verbes qui spécifient la manière de se déplacer (p. ex. sauter, grimper, etc.) varie beaucoup dans
notre corpus. Si nous comparons la fréquence moyenne de ce type de «manner
verbs» avec les autres langues du corpus, il s’avère que le romanche, avec 24%, se
trouve au milieu entre l’allemand standard, très riche, avec 49%, et le français, très
pauvre, avec 18%9. Et une fois de plus, il y a une certaine ressemblance entre l’alémanique du Muotathal (33%) et le romanche.
À partir de la typologie introduite par Talmy 2000, on se serait attendu à ce que
l’alémanique et l’allemand standard se groupent tous les deux du côté de la «manner-saliency» (Slobin 1996), puisqu’il n’y a pas la moindre différence structurelle
entre les deux en ce qui concerne leur capacité d’utiliser des satellites pour exprimer le déplacement. Or, ce n’est manifestement pas le cas. En revanche, les données
recueillies pour la présente étude permettent d’observer une proximité réelle du
romanche et de l’alémanique, ce qui pourrait être dû à leur longue coexistence.
4. Discussion
Au chapitre 2, nous avons d’abord montré un cas évident de transfert – plus précisément un cas d’emprunt sémantique – qui nous a permis d’illustrer de quelle
manière des catégories spatiales tout à fait élémentaires ont tendance à converger
dans un contexte de contact linguistique intense. Dans la deuxième partie de notre recherche, focalisée sur la comparaison des verbes de déplacement et de mouvement, la situation semble plus compliquée. En effet, nous sommes obligé de nous
demander si nous avons réellement affaire ici à un cas de transfert d’une certaine
syntaxe verbale entre l’alémanique et le romanche – ou bien si le romanche a tout
simplement préservé un modèle de syntaxe romane, ayant recours à des construc9 Cette expression minimale de la nature du mouvement n’est du reste pas compensée par des
gérondifs ou d’autres structures participiales du type «en sautillant».
70
Raphael Berthele
tions verbales avec des particules, ce qui correspond par ailleurs à une syntaxe également attestée à un stade antérieur à la formation du français standardisé. Une
hypothèse analogue a été avancée par Mair 1984: 418:
Dieses Paradoxon löst sich indessen auf, wenn man nicht auf dem germanischen Einfluss insistiert, sondern in Rechnung stellt, dass es sich bei den romanischen Partikelverben um eine
bevorzugte Ausdrucksweise der gesprochenen bzw. der populären Sprache handelt, welche
sich durch eine starke Tendenz zum pleonastischen und expressiven Sprechen auszeichnet.
Il nous semble donc fort probable que nous avons ici affaire à un phénomène qui
n’est que faiblement lié au transfert linguistique (cf. figure 1). L’alémanique et le
romanche sont des langues qui – pour des raisons bien différentes – sont caractérisées par une nette dominance de l’oral. Par ailleurs, à bien des égards, le romanche
se trouve dans une situation diglossique comparable à celle du suisse alémanique
par rapport à l’allemand standard: ce dernier est en effet souvent préféré comme
langue écrite par la communauté romanche10. Cette oralité intrinsèque (selon la
terminologie de Koch/Oesterreicher 1985) de l’alémanique et du romanche pourrait être responsable de la relative pauvreté de l’expression verbale dans ces deux
langues: ainsi la type-token ratio (log ttr) calculée pour tous les verbes utilisés dans
l’échantillon y est relativement basse (MU: 0.779, ROM: 0.759) en comparaison
avec le français et l’allemand standard (FR: 0.844; DE: 0.836). Le fait que le romanche, dans le domaine des verbes de mouvement (et dans celui des particules
qui entourent le verbe), ressemble au suisse allemand, serait donc au moins autant
le résultat de sa faible tradition scripturaire que de son contact avec ce dernier.
Bien que nos théories, méthodes, données et résultats n’aient pu être esquissées
ici que de manière extrêmement superficielle, nous croyons qu’il est possible d’en
tirer certaines conclusions générales dignes d’être retenues. La convergence des
catégories spatiales du romanche avec celles de l’alémanique telle que nous
l’avons observée ici nous apparaît comme un exemple particulièrement parlant
d’un changement linguistique «en dessous de la surface», c’est-à-dire au niveau sémantique et conceptuel, qui est dû au contact persistant entre les langues. Quant
à la deuxième conclusion, plus importante encore, c’est bien sûr la mise en garde
contre toute explication simpliste des ressemblances entre différentes langues que
l’on découvre en synchronie. Bien que le romanche subisse depuis longtemps une
énorme pression de la part de l’allemand, nous ne pouvons ni ne devons exclure
des causalités bien plus générales, situées profondément dans la nature de l’usage
linguistique (comme c’est le cas ici de son oralité conceptionnelle), lorsqu’il s’agit
d’en expliquer certaines particularités.
Fribourg (Suisse)
Raphaël Berthele
10 Ceci encore plus dans l’écrit que dans l’oralité, qui est déjà souvent caractérisé par des
alternances codiques vers l’allemand même entre romanchophones de différentes régions (cf.
Solèr 1983: 103).
Contact de langues et conceptualisations spatiales
71
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