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serait-ce que celle qui envisage l’administration de la preuve. « De quel ton Socrate
expliquerait-il la géométrie au petit esclave, s’il n’était assuré de trouver en cette
forme humaine la même raison qu’il a sauvée en lui-même ? » (ibid.). De la même
façon, « la justice n’existe point » (1970, p. 280), elle n’est pas un fait observable
que l’on pourrait décrire et quantifier, c’est-à-dire un « objet de savoir », mais, en
tant qu’idée ou idéal, « je dois la vouloir ». Donc y croire ! En fait, Alain reprend à
son propre compte la distinction kantienne entre « deux ordres de choses », celui de
l’être et celui du devoir-être ou du vouloir-être. Le premier est celui de la
connaissance phénoménale, objet de savoir ; le second, celui de la foi morale, objet
de la volonté bonne. Ainsi, si la justice n’est pas stricto sensu, il faut néanmoins la
vouloir. Or « comment vouloir sans croire ? » demande le philosophe (ibid.). Bref,
dans l’univers de la morale, seule la croyance importe, faute de connaissance. Telle
est donc illustrée la limite évoquée plus haut, en l’occurrence, celle par laquelle la
croyance doit se substituer au savoir
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.
La perspective savante et la perspective morale se trouvent donc réunies au
sein de l’univers de la croyance. Et, en vérité, bien avant Kant, dans la tradition
cartésienne elle-même. On se souvient que Malebranche, par exemple, voulant
prouver l’existence d’une raison universelle partagée par tous les hommes, suppose
(« croit ») que tout homme, quel qu’il soit, voit nécessairement « que deux fois
deux font quatre et qu’il faut préférer son ami à son chien » !
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Il y aurait par
conséquent une même légitimité de la croyance (rationnelle, raisonnable ?,
raisonnée en tout cas) aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans celui
de l’action. Ainsi, la croyance (comme foi) est-elle doublement justifiée : du point
de vue de la connaissance et du point de vue moral. Dans les deux cas, elle exerce
un rôle fondamental : préalable pour le premier, fondateur pour le second.
L’argument des « esprits forts », ceux qui, dit-on, ne croient en rien, se retourne
donc contre eux. Alain en souligne la faiblesse fondamentale, laquelle réside
justement dans leur manque de foi : « Il ne manque pas d’esprits sans foi. Ce sont
des esprits faibles » (1951, p. 77). Ces esprits soi-disant « forts » sont faibles en ce
qu’ils « cherchent un appui au dehors » (ibid., p. 78), dans l’expérience commune.
Pour Alain, c’est s’empêcher de penser, c’est dormir et tricher, manifestation d’une
paresse de l’esprit. Car la libre volonté ne peut s’exercer qu’à partir de la foi en soi-
même
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. « Ainsi l’usage commun nous rappelle que la foi habite aussi cette terre, et
que le plus humble travail l’enferme toute » (1960, p. 186). Curieuse surprise,
donc, chez un philosophe rationaliste : la foi se trouve ainsi érigée non seulement
au rang de vertu, mais elle est même « la première » (ibid., p. 187) de toutes !
Pourquoi ? Parce qu’elle va de pair avec l’espérance sans laquelle on ne peut rien,
3 Pour la référence kantienne, se reporter à la Préface à la seconde édition de la Critique de la raison
pure.
4 MALEBRANCHE, Œuvres complètes, tome III : De la Recherche de la Vérité. Éclaircissements,
Paris : Éd. Vrin, 1976, p. 129.
5 La pensée d’Alain est en accord avec l’idée de générosité telle que l’entendait Descartes (Les
passions de l’âme, § 153).