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Monnaie marchande, monnaie sociale : examen critique de
leurs oppositions dans un cadre institutionnaliste
Louis Larue - Assistant et Doctorant, Université Catholique de Louvain, Chaire Hoover d‟éthique
économique et sociale (Belgique)
Cette version : Le 29 avril 2016
Contact : louis.larue@uclouvain.be
Article préparé pour le colloque “Institutionnalismes Monétaires Francophones: Bilan et Perspectives”,
Lyon, France, 1-3 juin 2016
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Résumé : Les monnaies sociales, ou complémentaires, sont le sujet d‟une vaste littérature, tant
académique que militante. Les particularités de ces monnaies, et leurs avantages, y sont souvent
présentés comme autant d‟oppositions par rapport à « l‟argent », « la monnaie capitaliste » ou la
« monnaie marchande », terme retenu ici. Le but de cette recherche est de clarifier ces oppositions et de
montrer comment monnaie marchande et monnaie sociale peuvent être distinguées, d‟une manière qui
laisse la place à toute la diversité que connaissent les monnaies sociales. Pour ce faire, sont utilisés des
concepts venus de l‟institutionnalisme monétaire, singulièrement de l‟œuvre de Michel Aglietta, André
Orléan, Jérome Blanc et Jean-Michel Servet.
Mots-Clés : Monnaie marchande, Monnaie sociale, Complémentarité, Décentralisation, Pluralité,
Séparation marchande.
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Introduction
La monnaie joue un rôle crucial dans la société marchande : elle est l'instrument nécessaire pour
toute transaction, pour tout échange marchand. Pour autant, de plus en plus, de nouveaux dispositifs
monétaires viennent questionner à la fois le rôle de la monnaie dans l‟échange, et la catégorie d‟échange
marchand elle-même (Blanc, 2007). Cette brève étude se propose, d‟une part, de décomposer le rôle de
la monnaie dans la transaction marchande. D‟autre part, elle entend se pencher sur les nouveaux
dispositifs monétaires, et principalement les monnaies complémentaires, ou monnaies sociales. Ces
monnaies sont le sujet d‟une vaste littérature, tant académique (Blanc, 2000; Servet, 1999), que
militante(Douthwaite, 2000; Greco, 2001, 2009). Les particularités de ces monnaies, et leurs avantages, y
sont souvent présentés comme autant d‟oppositions par rapport à « l‟argent », « la monnaie capitaliste »
ou la « monnaie marchande », terme retenu ici. Le but de cette recherche est de clarifier ces oppositions
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et de montrer comment monnaie marchande et monnaie sociale peuvent être distinguées, sans pour
autant renoncer à la diversité du fait monétaire.
Dans cet objectif, je procéderai en deux étapes. D‟abord, définir les concepts de monnaie marchande
et de monnaie sociale de façon claire. Ensuite, procéder à une comparaison entre ces deux concepts. Ma
démarche est donc avant tout théorique.
Ainsi, dans la première section, je propose une définition de l‟échange marchand et de la monnaie
marchande, tel qu‟ils ont été étudiés dans la théorie institutionnaliste en France, notamment par André
Orléan et Michel Aglietta. Dans la deuxième section, je présente une brève classificationdes monnaies
« complémentaires ».En effet, de nombreux termes ont été proposés pour dénommer ces monnaies.À
des fins de clarification, j‟introduistrois catégoriesqui permettent de distinguer trois types de monnaies :
les monnaies complémentaires, les monnaies communautaires et les monnaies sociales. Ces trois
catégories font chacune appel à un concept central dans l‟étude de ces monnaies : la complémentarité,
la décentralisation, et la pluralité. La suite de ce travail se concentre sur la catégorie des monnaies
sociales. La troisième sectiontente de dégager une comparaison entre monnaies sociales, d‟une part,et
monnaie marchande, d‟autre part. J‟utilise trois critères pour les différencier : premièrement, la forme
des liens entre individus ; deuxièmement, la forme des liens entre individus et choses ; et troisièmement,
laforme de la coordination et le sens qu'elle véhicule (ou non). Cette comparaison met en lumière une
opposition forte entre le type de projet social porté par chaque type monétaire. D‟un côté, l‟utopie
libérale d‟une société chacun est séparé des autres ; de l‟autre, le projet d‟échanges fondés avant tout
sur le lien social, notamment la solidarité et la responsabilité. Ainsi, dans la conclusion, je montre que
tout projet monétaire est porteur d‟un projet social, lui-même soutenu par un projet éthique. Et
j‟esquisse deux arguments en faveur du projet porté par les monnaies sociales.
1. La monnaie et l’échange marchand
La définition de la monnaie marchande est intimement liée à celle de l‟échange marchand. C‟est
pourquoi j‟étudie ces deux concepts en parallèle. Seule la monnaie marchande est donc considérée dans
ce paragraphe : la possibilité de l'existence conjointe d'autres monnaies n'est pas discutée pour l‟instant.
Il existe une multitude de formes de l‟échange, depuis le don jusqu‟au vol, qui en est l‟exact contraire.
Pour autant, cette section ne s‟intéresse qu‟à un type particulier de l‟échange : l‟échange marchand.
Comment se distingue-t-il des autres formes d'échange? Je proposetrois caractéristiques propres à
l‟échange marchand. Ces trois caractéristiques permettent de définir un archétype (ou un idéaltype) qui
n‟est certes pas conforme à la réalité des échanges, mais qui permettra d‟étudier avec rigueur, dans la
troisième section, l‟opposition en monnaie marchande et monnaie sociale.
Tout d'abord, l‟échange marchand a lieu entre des personnes aux intérêts, aux buts, voire aux vies
séparées et bien distinctes. Dans une telle société, chacun est libre de ses liens avec les autres, chacun est
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« quitte de tous les autres » (Léon Walras, cité par Dupuy, 1992). Les liens propres à la famille, à la tribu,
à la classe sociale ou à la communauté s'effacent à l‟instant de l‟échange et n'y interviennent
pas.1Autrement dit, la « part marchande » de la société est celle il n‟existe aucune forme d‟obligation
traditionnelle, morale ou communautaire de solidarité (Dumouchel, 1979; Orléan, 2011; Polanyi, 2001),
la norme de l‟individualisme moderne a triomphé (Dumont, 1978), et « les individus sont isolés,
coupés les uns des autres » (Aglietta et Orléan, 2002, p. 49).Seules demeurent les obligations fixées par
contrat. Appelons cette première caractéristique, à l‟exemple de Michel Aglietta et André Orléan(2002,
p. 51), la « séparation marchande ». Cela constitue pour certain un idéal, celui de Walras et des
économistes néo-classiques poursuivant le projet d'une société régulée uniquement par les prix. Mais
c'est un idéal qui a progressé à grand pas depuis la révolution industrielle et qui constitue
indéniablement une part de la réalité de l'échange dans notre société.
En deuxième lieu, la chose reçue dans l‟échange marchand est parfaitement aliénable : elle ne
conserve nul lien avec son précédent propriétaire. Aucune trace du précédent, ou des précédents
propriétaires, n‟est gardée dans l‟objet échangé. Comme le notent Michel Aglietta et André Orléan
(2002, p. 43), « dans la relation marchande, (…) la marchandise est un objet anonyme, librement
transférable parce que radicalement détaché des individus qui l‟achètent et la vendent ».Ceci contraste
fortement avec les monnaies archaïques (Lantz, 1985), notamment étudiées par Jean-Michel Servet
(2012), et avant lui par Marcel Mauss (1969, 2012). Dans les sociétés « primitives » étudiées par ces
auteurs, particulièrement celles des îles mélanésiennes, les choses échangées, et singulièrement les
monnaies, gardent un lien avec leur propriétaire originel. Comme l‟affirme Marcel Mauss(2012, p.
126127) : « [Les choses échangées] ne sont jamais complétement détachées de leurs échangistes ; la
communion et l‟alliance qu‟elles établissent sont relativement indissociables ». L‟esprit du donateur, le
hau, reste attaché à l‟objet offert.
En troisième lieu, l'échange marchand, bien qu‟il lie brièvement les individus les uns aux autres, n'a
pas pour objectif d'être « vecteur de sens », ni d‟atteindre une certaine forme de coordination. Il est
seulement une occasion, un instant éphémère, les individus se rencontrent en vue de tirer avantage
de l'échange, et « d‟accroître leur utilité » (Aglietta et Orléan, 2002, p. 43). Il ne contient aucune
« intention » en vue d‟un but ou d‟un résultat particulier. Il n'a pas lieu afin d'assurer, par exemple, une
certaine forme de cohésion sociale (comme le don chez Mauss). Cette dernière, si elle a lieu, est le
produit bienvenu mais non voulu de la coordination décentralisée et non planifiée des échanges.
En poussant la logique de l‟argument encore plus loin, je dirais que l‟échange marchand n‟ajoute rien
de plus au sens que chaque personne peut donner aux objets de l‟échange. L‟objet, dans l‟échange, ne
1La transaction marchande peut même être considérée comme une « injure » lorsqu‟elle intervient dans le cadre de liens
communautaires ou familiaux. Il est souvent « mal vu » qu‟un parent fasse payer les membres de sa famille pour un service
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gagne pas un surplus de sens, du fait, par exemple, que c‟est telle personne (un parent) et non telle autre
(une inconnue) qui l‟a proposé. Ceci contraste à nouveau avec d‟autres formes d‟échange, comme la
dynamique du don, qui mélange échange, religion, magie et morale dans un même geste (Mauss,
2012).Dans les sociétés décrites par Marcel Mauss, l‟objet acquiert une signification religieuse, magique
ou sociale, par le fait même d‟être donné. Et tous les participants au don en sont affectés.
Quelle conclusion peut-on donner, après cette analyse, au sujet de la monnaie marchande ? D‟une
part, la monnaie marchande est l‟instrument de l‟échange marchand.Elle y remplit une fonction de
compte,une fonction de paiement, et une fonction de réserve. Ces fonctions sontnéralement
reconnues par tous les courants de la pensée économique, y compris l‟institutionnalisme monétaire
(Aglietta et Orléan, 2002, p. 106115). Toutes trois sontnécessaires au bon fonctionnement de
l‟échange marchand. Premièrement, la monnaie est l‟unité de compte qui permet l‟évaluation des biens
échangés. Deuxièmement, elle est le moyen de paiementqui garantit la circulation des marchandises.
Enfin, elle est une réserve de valeur qui prolonge la possibilité de l‟échange dans le temps.
Mais la monnaie n‟est pas seulement l‟instrument de l‟échange marchand. Elle est également liée à
l‟existence même de la société marchande et en constitue l‟institution« fondatrice » (Aglietta et Orléan,
2002, p. 98). Sans elle, pas d‟échange marchand. Sans unité de compte commune, sans moyen de
paiement, l‟échange ne peut avoir lieu. Mais il existe une explication plus complexede cette dépendance
entre monnaie et société marchandes, que suggèrent les paragraphes précédents. En effet, la relation
marchande est bien plus une relation entre objets, entre marchandises, qu‟une relation entre personnes.
Ces dernières, dans la société marchande, sont séparées et isolées les unes des autres. En conséquence,
les relations entre personnes sont « transposées »,et confinées, dans les relations entre les marchandises
qu‟elles échangent, et entre la valeur de ces marchandises.2Ainsi, la monnaie marchanden‟est pas
seulement l‟intermédiaire entre deux marchandises. Bien plus, à travers cette relation entre marchandises,
elle médiatise les relations entre personnes. On peut donc parler d‟une véritable institution, fondatrice
pour la société marchande.La monnaie marchande en porte toutes les caractéristiques présentées plus
haut : elle consacre la séparation entre personnes, entre personnes et choses, et est neutre et sans
influence vis-à-vis des buts poursuivis dans l‟échange.
Afin de mieux comprendre ces deux conceptions de la monnaie marchande, qui est à la fois
instrument et institution constitutive de l‟échange marchand, il peut être utile d‟utiliser ici la distinction
de Searle entre une règle régulative et une règle constitutive(Searle, 2005, p. 9). Une règle régulative est
celle qui donne des règles de conduite utiles au fonctionnement d‟une société. Par exemple, le code de
2 Cette transposition d‟une relation entre personne vers une relation entre marchandises, qui peut paraître abstraite, n‟inspire
pas moins de nombreux économistes. George Stigler et Gary Becker(1977), par exemple, considèrent que pour étudier
diverses formes de relations sociales entre personnes, depuis la discrimination jusqu‟à la famille, le mieux est d‟étudier les
rapports de prix (mêmes fictifs) entre différentes situations possibles.
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la route coordonne la circulation automobile, mais la circulation automobile peut bien se passer de code
de la route. Une règle constitutive est celle qui constitue une société, qui lui donne naissance en quelque
sorte. Par exemple, la grammaire rend possible le langage. Sans grammaire, pas de langage. S‟il est
permis de tenter une telle analogie, je dirais que la monnaie est à la fois régulatrice et constitutive de la
société marchande, même si la monnaie ne peut, au sens strict, être considérée comme une règle au sens
de Searle. D‟une part, elle est instrument de l‟échange, et a, dans la société marchande, au moins une
fonction de compte, de paiement et de réserve. En ce sens, elle régule la manière dont l‟échange
marchand se déroule. C‟est donc une institution régulative. Mais elle est également une institution
constitutive. Sans monnaie marchande, pas d‟échange marchand. Elle est donc essentielle à l‟existence
et la constitution de la société marchande.
Cette première partie a détaillé les concepts d‟échange marchand et de monnaie marchande. La
section suivante présente un classement permettant de distinguer trois types de dispositifs monétaires :
monnaies complémentaires, communautaires et sociales. Ceci permettra, dans la troisième section, de
comparer monnaie marchande et monnaie sociale.
2. Monnaies complémentaires, monnaies communautaires, monnaies sociales
Les monnaies « complémentaires » sont un type particulier de monnaie. Leur dénomination est
d‟ailleurs sujette à débat. Monnaies sociales(Blanc, 2006a, 2012) ou parallèle (Blanc, 1998, 2000),
monnaies complémentaires ou communautaires(Kalinowski, 2014; Lietaer, Arnsperger, Goerner et
Brunnhuber, 2012; Seyfang et Longhurst, 2013), le terme qui ferait consensus dans la communauté des
chercheurs n‟est pas encore trouvé. Le choix du terme pend en fait des monnaies que l‟on inclut ou
que l‟on exclut de la typologie (Blanc, 2011). Toutes les monnaies complémentaires ne sont pas
« sociales », dans ce sens toutes n‟ont pas un objectif éthique de justice sociale ou de transition
écologique et sociale. Les monnaies électroniques, ou crypto-monnaies, comme le bitcoin, ne trouvent
par exemple par leur place dans de nombreuses typologies, bien qu‟elles aient de nombreux traits en
commun avec les monnaies dites sociales.
Avant d‟approfondir la distinction entre monnaie marchande et monnaie sociale, je présente ci-
dessous trois critères qui permettent de distinguer trois catégories : les monnaies complémentaires, les
monnaies communautaires, et les monnaies sociales. La particularité de ces trois définitions est qu‟elles
s‟emboitent les unes dans les autres. Les monnaies complémentaires, finissant la catégorie la plus
générale, comprennent les monnaies communautaires et sociales. Les monnaies sociales sont, à
quelques exceptions près, également communautaires. Elles définissent également la catégorie de
monnaies qui se distingue le plus de la monnaie marchande. C‟est pourquoi, cette catégorie sera étudiée
plus profondément dans la section suivante.
La première catégorie, la plus large, est celle de monnaie complémentaire. Une monnaie est dite
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