Monnaie marchande, monnaie sociale : examen critique de leurs oppositions dans un cadre institutionnaliste Louis Larue - Assistant et Doctorant, Université Catholique de Louvain, Chaire Hoover d‟éthique économique et sociale (Belgique) Cette version : Le 29 avril 2016 Contact : [email protected] Article préparé pour le colloque “Institutionnalismes Monétaires Francophones: Bilan et Perspectives”, Lyon, France, 1-3 juin 2016 *** Résumé : Les monnaies sociales, ou complémentaires, sont le sujet d‟une vaste littérature, tant académique que militante. Les particularités de ces monnaies, et leurs avantages, y sont souvent présentés comme autant d‟oppositions par rapport à « l‟argent », « la monnaie capitaliste » ou la « monnaie marchande », terme retenu ici. Le but de cette recherche est de clarifier ces oppositions et de montrer comment monnaie marchande et monnaie sociale peuvent être distinguées, d‟une manière qui laisse la place à toute la diversité que connaissent les monnaies sociales. Pour ce faire, sont utilisés des concepts venus de l‟institutionnalisme monétaire, singulièrement de l‟œuvre de Michel Aglietta, André Orléan, Jérome Blanc et Jean-Michel Servet. Mots-Clés : Monnaie marchande, Monnaie sociale, Complémentarité, Décentralisation, Pluralité, Séparation marchande. *** Introduction La monnaie joue un rôle crucial dans la société marchande : elle est l'instrument nécessaire pour toute transaction, pour tout échange marchand. Pour autant, de plus en plus, de nouveaux dispositifs monétaires viennent questionner à la fois le rôle de la monnaie dans l‟échange, et la catégorie d‟échange marchand elle-même (Blanc, 2007). Cette brève étude se propose, d‟une part, de décomposer le rôle de la monnaie dans la transaction marchande. D‟autre part, elle entend se pencher sur les nouveaux dispositifs monétaires, et principalement les monnaies complémentaires, ou monnaies sociales. Ces monnaies sont le sujet d‟une vaste littérature, tant académique (Blanc, 2000; Servet, 1999), que militante(Douthwaite, 2000; Greco, 2001, 2009). Les particularités de ces monnaies, et leurs avantages, y sont souvent présentés comme autant d‟oppositions par rapport à « l‟argent », « la monnaie capitaliste » ou la « monnaie marchande », terme retenu ici. Le but de cette recherche est de clarifier ces oppositions 1 et de montrer comment monnaie marchande et monnaie sociale peuvent être distinguées, sans pour autant renoncer à la diversité du fait monétaire. Dans cet objectif, je procéderai en deux étapes. D‟abord, définir les concepts de monnaie marchande et de monnaie sociale de façon claire. Ensuite, procéder à une comparaison entre ces deux concepts. Ma démarche est donc avant tout théorique. Ainsi, dans la première section, je propose une définition de l‟échange marchand et de la monnaie marchande, tel qu‟ils ont été étudiés dans la théorie institutionnaliste en France, notamment par André Orléan et Michel Aglietta. Dans la deuxième section, je présente une brève classificationdes monnaies « complémentaires ».En effet, de nombreux termes ont été proposés pour dénommer ces monnaies.À des fins de clarification, j‟introduistrois catégoriesqui permettent de distinguer trois types de monnaies : les monnaies complémentaires, les monnaies communautaires et les monnaies sociales. Ces trois catégories font chacune appel à un concept central dans l‟étude de ces monnaies : la complémentarité, la décentralisation, et la pluralité. La suite de ce travail se concentre sur la catégorie des monnaies sociales. La troisième sectiontente de dégager une comparaison entre monnaies sociales, d‟une part,et monnaie marchande, d‟autre part. J‟utilise trois critères pour les différencier : premièrement, la forme des liens entre individus ; deuxièmement, la forme des liens entre individus et choses ; et troisièmement, laforme de la coordination et le sens qu'elle véhicule (ou non). Cette comparaison met en lumière une opposition forte entre le type de projet social porté par chaque type monétaire. D‟un côté, l‟utopie libérale d‟une société où chacun est séparé des autres ; de l‟autre, le projet d‟échanges fondés avant tout sur le lien social, notamment la solidarité et la responsabilité. Ainsi, dans la conclusion, je montre que tout projet monétaire est porteur d‟un projet social, lui-même soutenu par un projet éthique. Et j‟esquisse deux arguments en faveur du projet porté par les monnaies sociales. 1. La monnaie et l’échange marchand La définition de la monnaie marchande est intimement liée à celle de l‟échange marchand. C‟est pourquoi j‟étudie ces deux concepts en parallèle. Seule la monnaie marchande est donc considérée dans ce paragraphe : la possibilité de l'existence conjointe d'autres monnaies n'est pas discutée pour l‟instant. Il existe une multitude de formes de l‟échange, depuis le don jusqu‟au vol, qui en est l‟exact contraire. Pour autant, cette section ne s‟intéresse qu‟à un type particulier de l‟échange : l‟échange marchand. Comment se distingue-t-il des autres formes d'échange? Je proposetrois caractéristiques propres à l‟échange marchand. Ces trois caractéristiques permettent de définir un archétype (ou un idéaltype) qui n‟est certes pas conforme à la réalité des échanges, mais qui permettra d‟étudier avec rigueur, dans la troisième section, l‟opposition en monnaie marchande et monnaie sociale. Tout d'abord, l‟échange marchand a lieu entre des personnes aux intérêts, aux buts, voire aux vies séparées et bien distinctes. Dans une telle société, chacun est libre de ses liens avec les autres, chacun est 2 « quitte de tous les autres » (Léon Walras, cité par Dupuy, 1992). Les liens propres à la famille, à la tribu, à la classe sociale ou à la communauté s'effacent à l‟instant de l‟échange et n'y interviennent pas.1Autrement dit, la « part marchande » de la société est celle où il n‟existe aucune forme d‟obligation traditionnelle, morale ou communautaire de solidarité (Dumouchel, 1979; Orléan, 2011; Polanyi, 2001), où la norme de l‟individualisme moderne a triomphé (Dumont, 1978), et où « les individus sont isolés, coupés les uns des autres » (Aglietta et Orléan, 2002, p. 49).Seules demeurent les obligations fixées par contrat. Appelons cette première caractéristique, à l‟exemple de Michel Aglietta et André Orléan(2002, p. 51), la « séparation marchande ». Cela constitue pour certain un idéal, celui de Walras et des économistes néo-classiques poursuivant le projet d'une société régulée uniquement par les prix. Mais c'est un idéal qui a progressé à grand pas depuis la révolution industrielle et qui constitue indéniablement une part de la réalité de l'échange dans notre société. En deuxième lieu, la chose reçue dans l‟échange marchand est parfaitement aliénable : elle ne conserve nul lien avec son précédent propriétaire. Aucune trace du précédent, ou des précédents propriétaires, n‟est gardée dans l‟objet échangé. Comme le notent Michel Aglietta et André Orléan (2002, p. 43), « dans la relation marchande, (…) la marchandise est un objet anonyme, librement transférable parce que radicalement détaché des individus qui l‟achètent et la vendent ».Ceci contraste fortement avec les monnaies archaïques (Lantz, 1985), notamment étudiées par Jean-Michel Servet (2012), et avant lui par Marcel Mauss (1969, 2012). Dans les sociétés « primitives » étudiées par ces auteurs, particulièrement celles des îles mélanésiennes, les choses échangées, et singulièrement les monnaies, gardent un lien avec leur propriétaire originel. Comme l‟affirme Marcel Mauss(2012, p. 126‑ 127) : « [Les choses échangées] ne sont jamais complétement détachées de leurs échangistes ; la communion et l‟alliance qu‟elles établissent sont relativement indissociables ». L‟esprit du donateur, le hau, reste attaché à l‟objet offert. En troisième lieu, l'échange marchand, bien qu‟il lie brièvement les individus les uns aux autres, n'a pas pour objectif d'être « vecteur de sens », ni d‟atteindre une certaine forme de coordination. Il est seulement une occasion, un instant éphémère, où les individus se rencontrent en vue de tirer avantage de l'échange, et « d‟accroître leur utilité » (Aglietta et Orléan, 2002, p. 43). Il ne contient aucune « intention » en vue d‟un but ou d‟un résultat particulier. Il n'a pas lieu afin d'assurer, par exemple, une certaine forme de cohésion sociale (comme le don chez Mauss). Cette dernière, si elle a lieu, est le produit bienvenu mais non voulu de la coordination décentralisée et non planifiée des échanges. En poussant la logique de l‟argument encore plus loin, je dirais que l‟échange marchand n‟ajoute rien de plus au sens que chaque personne peut donner aux objets de l‟échange. L‟objet, dans l‟échange, ne 1La transaction marchande peut même être considérée comme une « injure » lorsqu‟elle intervient dans le cadre de liens communautaires ou familiaux. Il est souvent « mal vu » qu‟un parent fasse payer les membres de sa famille pour un service rendu. 3 gagne pas un surplus de sens, du fait, par exemple, que c‟est telle personne (un parent) et non telle autre (une inconnue) qui l‟a proposé. Ceci contraste à nouveau avec d‟autres formes d‟échange, comme la dynamique du don, qui mélange échange, religion, magie et morale dans un même geste (Mauss, 2012).Dans les sociétés décrites par Marcel Mauss, l‟objet acquiert une signification religieuse, magique ou sociale, par le fait même d‟être donné. Et tous les participants au don en sont affectés. Quelle conclusion peut-on donner, après cette analyse, au sujet de la monnaie marchande ? D‟une part, la monnaie marchande est l‟instrument de l‟échange marchand.Elle y remplit une fonction de compte,une fonction de paiement, et une fonction de réserve. Ces fonctions sont généralement reconnues par tous les courants de la pensée économique, y compris l‟institutionnalisme monétaire (Aglietta et Orléan, 2002, p. 106‑ 115). Toutes trois sontnécessaires au bon fonctionnement de l‟échange marchand. Premièrement, la monnaie est l‟unité de compte qui permet l‟évaluation des biens échangés. Deuxièmement, elle est le moyen de paiementqui garantit la circulation des marchandises. Enfin, elle est une réserve de valeur qui prolonge la possibilité de l‟échange dans le temps. Mais la monnaie n‟est pas seulement l‟instrument de l‟échange marchand. Elle est également liée à l‟existence même de la société marchande et en constitue l‟institution« fondatrice » (Aglietta et Orléan, 2002, p. 98). Sans elle, pas d‟échange marchand. Sans unité de compte commune, sans moyen de paiement, l‟échange ne peut avoir lieu. Mais il existe une explication plus complexede cette dépendance entre monnaie et société marchandes, que suggèrent les paragraphes précédents. En effet, la relation marchande est bien plus une relation entre objets, entre marchandises, qu‟une relation entre personnes. Ces dernières, dans la société marchande, sont séparées et isolées les unes des autres. En conséquence, les relations entre personnes sont « transposées »,et confinées, dans les relations entre les marchandises qu‟elles échangent, et entre la valeur de ces marchandises. 2 Ainsi, la monnaie marchanden‟est pas seulement l‟intermédiaire entre deux marchandises. Bien plus, à travers cette relation entre marchandises, elle médiatise les relations entre personnes. On peut donc parler d‟une véritable institution, fondatrice pour la société marchande.La monnaie marchande en porte toutes les caractéristiques présentées plus haut : elle consacre la séparation entre personnes, entre personnes et choses, et est neutre et sans influence vis-à-vis des buts poursuivis dans l‟échange. Afin de mieux comprendre ces deux conceptions de la monnaie marchande, qui est à la fois instrument et institution constitutive de l‟échange marchand, il peut être utile d‟utiliser ici la distinction de Searle entre une règle régulative et une règle constitutive(Searle, 2005, p. 9). Une règle régulative est celle qui donne des règles de conduite utiles au fonctionnement d‟une société. Par exemple, le code de Cette transposition d‟une relation entre personne vers une relation entre marchandises, qui peut paraître abstraite, n‟inspire pas moins de nombreux économistes. George Stigler et Gary Becker(1977), par exemple, considèrent que pour étudier diverses formes de relations sociales entre personnes, depuis la discrimination jusqu‟à la famille, le mieux est d‟étudier les rapports de prix (mêmes fictifs) entre différentes situations possibles. 2 4 la route coordonne la circulation automobile, mais la circulation automobile peut bien se passer de code de la route. Une règle constitutive est celle qui constitue une société, qui lui donne naissance en quelque sorte. Par exemple, la grammaire rend possible le langage. Sans grammaire, pas de langage. S‟il est permis de tenter une telle analogie, je dirais que la monnaie est à la fois régulatrice et constitutive de la société marchande, même si la monnaie ne peut, au sens strict, être considérée comme une règle au sens de Searle. D‟une part, elle est instrument de l‟échange, et a, dans la société marchande, au moins une fonction de compte, de paiement et de réserve. En ce sens, elle régule la manière dont l‟échange marchand se déroule. C‟est donc une institution régulative. Mais elle est également une institution constitutive. Sans monnaie marchande, pas d‟échange marchand. Elle est donc essentielle à l‟existence et la constitution de la société marchande. Cette première partie a détaillé les concepts d‟échange marchand et de monnaie marchande. La section suivante présente un classement permettant de distinguer trois types de dispositifs monétaires : monnaies complémentaires, communautaires et sociales. Ceci permettra, dans la troisième section, de comparer monnaie marchande et monnaie sociale. 2. Monnaies complémentaires, monnaies communautaires, monnaies sociales Les monnaies « complémentaires » sont un type particulier de monnaie. Leur dénomination est d‟ailleurs sujette à débat. Monnaies sociales(Blanc, 2006a, 2012) ou parallèle (Blanc, 1998, 2000), monnaies complémentaires ou communautaires(Kalinowski, 2014; Lietaer, Arnsperger, Goerner et Brunnhuber, 2012; Seyfang et Longhurst, 2013), le terme qui ferait consensus dans la communauté des chercheurs n‟est pas encore trouvé. Le choix du terme dépend en fait des monnaies que l‟on inclut ou que l‟on exclut de la typologie (Blanc, 2011). Toutes les monnaies complémentaires ne sont pas « sociales », dans ce sens où toutes n‟ont pas un objectif éthique de justice sociale ou de transition écologique et sociale. Les monnaies électroniques, ou crypto-monnaies, comme le bitcoin, ne trouvent par exemple par leur place dans de nombreuses typologies, bien qu‟elles aient de nombreux traits en commun avec les monnaies dites sociales. Avant d‟approfondir la distinction entre monnaie marchande et monnaie sociale, je présente cidessous trois critères qui permettent de distinguer trois catégories : les monnaies complémentaires, les monnaies communautaires, et les monnaies sociales. La particularité de ces trois définitions est qu‟elles s‟emboitent les unes dans les autres. Les monnaies complémentaires, définissant la catégorie la plus générale, comprennent les monnaies communautaires et sociales. Les monnaies sociales sont, à quelques exceptions près, également communautaires. Elles définissent également la catégorie de monnaies qui se distingue le plus de la monnaie marchande. C‟est pourquoi, cette catégorie sera étudiée plus profondément dans la section suivante. La première catégorie, la plus large, est celle de monnaie complémentaire. Une monnaie est dite 5 complémentaire si elle circule en parallèle du système monétaire « officiel », sans avoir (nécessairement)la vocation de s‟y substituer. Ainsi, les monnaies complémentaires remplissent de nombreuses fonctions similaires aux monnaies officielles (ou marchandes), en complément de ces dernières. Elles peuvent être intermédiaire dans l‟échange, ou servir d‟unité de compte, entre autres possibilités. Les monnaies locales, par exemple, comme le Bristol Pound (Bristol Pound, 2015), remplissent ces deux rôles.Dans la catégorie de monnaie complémentaire, entrent donc toutes les monnaies non-officielles circulant en parallèle du système monétaire principal, depuis les Systèmes d‟échange local (SEL) jusqu‟aux crypto-monnaies (bitcoin, faircoin, ethereum, etc) et aux monnaies commerciales (Air Miles), en passant par les monnaies de type banque de temps (Time Banks), Ithaca Hours, Regio Geld ou les monnaies carbones et celles créées en collaboration avec les pouvoirs publics, comme le SOL(Voir Fare, 2012 pour une présentation succincte de ces différentes monnaies). Les seules monnaies exclues sont les monnaies officielles, l‟euro, le dollar ou le franc suisse, qui ne peuvent, bien évidemment, circuler en parallèle d‟elles-mêmes. La seconde catégorie est celle de monnaie communautaire, qui se définit par le concept de décentralisation. Une monnaie communautaire est une monnaie créée et gérée par une communauté d‟utilisateurs, sans avoir recours à une autorité centralisée.Une multitude de communautés peut ainsi être à l‟origine d‟une multitude de monnaies communautaires différentes. Ces monnaies ne sont donc pas créées par des banques, ou par un état, mais directement par leurs utilisateurs, ou par une association ou une communauté d‟utilisateurs. Les SEL et les monnaies locales sont de bons exemples de monnaies communautaires.Cependant, bien que la plupart des monnaies complémentaires soient également communautaires, cette seconde catégorie exclut, par exemple, certaines propositions de monnaie-carbones, qui seraient gérées par les états (Rousseaux, 2010; Seyfang, 2009). Enfin, la troisième catégorie est celle de monnaies sociales. Cette catégorie puise dans un concept central de l‟analyse qui suivra dans la troisième partie de cet article : la pluralité des buts. Le point central qui constitue l‟essence des monnaies sociales est qu‟elles sont créées pour servir un (ou plusieurs) but défini en fonction de la volonté de ses créateurs et de ses utilisateurs. Ces buts peuvent être très divers. Ils peuvent être socio-économiques : certaines monnaies, comme les monnaies locales, visent à aider l‟économie locale (Bristol Pound, Eusko) ; d‟autres, comme les monnaies fondantes ou le WIR, visent à relancer l‟économie d‟une région donnée (Fisher, 1933; Gesell, 1948; Stodder, 1998, 2009) ; d‟autres encore sont censées être favorables à l‟emploi (comme les SEL, selon Williams, 1996). Ces buts peuvent être écologiques : localiser l‟économie, ou favoriser la transition écologique, à l‟aide de monnaies locales ou de monnaies-carbonespar exemple (Blanc, 2007; Brooks, 2015; Fare, 2011; Kalinowski, 2012; Lietaer et al., 2012; Seyfang et Longhurst, 2013). La pluralité des monnaies est donc double : pluralité des objectifs conscients inscrits dans chaque monnaie ; et pluralité des monnaies elles-mêmes. On le voit, la plupart de monnaies sociales citées ci-dessus sont également communautaires : les SEL, les monnaies 6 locales, le WIR… Certaines font cependant exception, comme les monnaies-carbones. Généralement, les nouvelles formes de monnaies, qu‟on les nomme« complémentaires », « communautaires » ou « sociales », sont uniquement classées selon le type de projet qu‟elles revendiquent, à l‟intérieur donc de la troisième catégorie définie dans le paragraphe précédent. Marie Fare (2012) les classent en cinq générations, selon leur évolution historique. Jérôme Blanc (2011) distingue trois classes, selon le type de projets qu‟elles portent : territorial, communautaire ou économique. La classification que je propose n‟est pas incompatible avec ces précédentes propositions. Mais elle diffère de celles-ci en deux endroits : premièrement, les trois catégories proposées s‟emboitent les unes dans les autres. La catégorie supérieure inclut les catégories inférieures. Deuxièmement, les catégories ne sont pas définies en fonction du type de projets défendus, mais en fonction de principes plus étendus : complémentarité (première catégorie), décentralisation (deuxième catégorie) et pluralité des buts (troisième catégorie). Ainsi, j‟inclus beaucoup plus de monnaies dans ces catégories que les classifications habituelles (notamment les crypto-monnaies ou les monnaies « commerciales » de type Air Miles). Pourquoi avoir opté pour une telle classification ? Certes, les monnaies sociales sontles plus intéressantes et les plus représentatives de ce qu‟on entend, et de ce qu‟on attend, des monnaies « nonmarchandes ».En effet, elles obéissent (à l‟exception des monnaies-carbones) aux trois caractéristiquesclés que sont la complémentarité, la décentralisation et le pluralisme des buts inscrits dans chaque monnaie.Par ailleurs, elles constituent généralement les monnaies les plus « contestataires ». Étudier séparément ces monnaies a donc du sens, et c‟est ce que je ferai dans la section suivante. Cependant, deux raisons justifient un classement plus ouvert, plus large. Premièrement, cela permet d‟opérer des distinctions claires entre différents types de dispositifs monétaires, et de définir précisément quels principes séparent chaque type de monnaie. Deuxièmement, il me semble important d‟inclure, dans les catégories supérieures (monnaies complémentaires et monnaies communautaires), des monnaies qui sont habituellement rejetées de tels classements, comme le bitcoin ou les monnaies commerciales (Air Miles). D‟une part, ces monnaies font partie du paysage monétaire, et il n‟y a donc pas lieu de les ignorer. D‟autre part, elles jouent un rôle non négligeable dans la promotion des monnaies alternatives. Le bitcoin notamment a révélé l‟existence de ce monde monétaire « alternatif » à de nombreuses personnes. Mais surtout, elles mettent en lumière les possibles dérives et les probables problèmes auxquels doit faire face tout projet monétaire, et que l‟on ne peut ignorer. Le bitcoin connaît par exemple des problèmes de fraude, de légalité et de justice sociale (European Banking Authority, 2013) qui ne sont pas étrangers à d‟autres monnaies, aux objectifs plus « sociaux ».Ainsi, le site internet de la Minuto, une monnaie locale de Braine-le-Comte, en Belgique, avance comme argument en faveur des monnaies locales que les échanges en Minuto permettent aux entreprises d‟éviter l‟impôt(Réseau Minuto, 2016). 7 3. Comment distinguer clairement monnaie marchande et monnaies sociales ? Dans les deux sections précédentes, j‟ai précisé quelques éléments clés concernant le concept de monnaie marchande et j‟ai proposé une classification qui permet de distinguer monnaies complémentaires, communautaires et sociales. J‟essaie ici de comparer deux archétypes de monnaie dans un cadre institutionnaliste : monnaie marchande et monnaie sociale. J‟ai choisi la catégorie de monnaie sociale car elle s‟oppose le plus clairement, dans son fonctionnement et dans les principes qui la sous-tendent, à la catégorie de monnaie marchande. J‟opère trois distinctions similaires aux trois caractères de l‟échange marchand. La première distinction concerne le type de lien existant entre les personnes qui utilisent la monnaie, et donc la forme de la communauté de l‟échange. L‟échange marchand, comme il a été montré plus haut, consacre la séparation des personnes : le paiement en monnaie marchande signifie la fin de toute relation (Aglietta et Orléan, 2002). Les relations entre personnes sont donc purement contractuelles : la véritable relation marchande est en fait une relation aux objets, plutôt qu‟entre personnes (Aglietta et Orléan, 2002, p. 22). A l‟inverse, les monnaies sociales visent précisément à maintenir le lien social entre individus, sous diverses formes. Prenons l‟exemple des SEL (systèmes d‟échange local). Les SEL, ou LETS en anglais (Local Exchange Trading System) sont un système d‟échange par crédit mutuel, créé fin des années 1970 au Canada (Linton et Soutar, 1994). Une unité de compte (par exemple, le Radis, dans le SEL de Braine-leComte, en Belgique) est utilisée pour échanger des services, et plus rarement des biens, entre les membres du SEL. Chaque fois qu‟un échange a lieu entre deux membres, un certain nombre d‟unités de compte sont créées : celui qui reçoit le service ou le bien verse un certain nombre d‟unités à celui qui lui rend ce service. Cette monnaie ainsi créée est une forme de reconnaissance de dette. Mais cette dette n‟est pas une dette bilatérale : la personne qui reçoit le service ne doit pas rendre spécifiquement à la personne qui lui donne au départ, mais à n‟importe quel membre de la communauté du SEL. Elle s‟endette donc, en quelque sorte, vis-à-vis de la communauté tout entière. Comme l‟affirment en une formule synthétique Jean-Michel Servet et al. (1999, p. 24) : « Un SEL repose donc sur la multilatéralisation des dettes et des créances de chacun à partir d‟échanges bilatéraux. » Le système d‟échange est basé sur la confiance mutuelle entre tous les membres : chacun est appelé à rendre des services aux autres, selon ses capacités, afin que l‟endettement général ne soit pas excessif, et que le système ne s‟écroule pas(Blanc, 2000, p. 236‑ 244). La constitution d‟un SEL implique une série de formes de liens sociaux forts entre personnes, qui s‟opposent tous au prétendu anonymat de la société de marché. D‟abord, les SEL sont des systèmes de proximité, qui ont lieu généralement au sein de territoires restreints bien délimités, à l‟échelle locale(Servet, 1999, p. 239 et sv). Cette proximité est un premier facteur important de lien social. A cela s‟ajoute la velléité d‟une autre forme d‟échange, en lien avec une plus forte « personnalisation de 8 l‟échange » (Servet, 1999, p. 136), à l‟encontre de l‟anonymat du marché. Au-delà de la proximité et de la volonté d‟une meilleure forme d‟échange et de lien social, deux mécanismes favorisent la constitution de liens sociaux forts au sein des SEL. D‟abord, tout SEL nécessite la confiance entre tous, et donc la responsabilisation des membres du SEL. Chacun s‟engage à participer activement, du moins à rendre et à recevoir des services, afin d‟éviter que l‟un ou l‟autre membre n‟accumule une dette excessive. Cela implique, comme le notent Servet et al. (1999, p. 31) « un regard collectif dans la vie personnelle de chacun : circulation des numéros de téléphones, adresses, états d‟éléments de son patrimoine,… ». Ainsi, « cette responsabilité personnelle dans les échanges se double d‟une responsabilité partagée dans le contrôle des échanges du groupe » (Servet, 1999, p. 31). En effet, chaque SEL est aussi un lieu de parole, où se prennent les décisions collectives, sur la nature des biens et des services échangés, les gammes de « prix », etc. Ensuite, les SEL « constituent un cercle, un espace commun, une communauté associative » qui peut « être source d‟appartenance, de sécurité » (Servet, 1999, p. 109). Ce n‟est donc pas seulement un lieu de responsabilité individuelle et collective, mais aussi de solidarité. Cette relation forte au groupe naît généralement, nous l‟avons vu, de la volonté des membres de briser l‟anonymat du marché, et de favoriser la relation entre personnes plutôt qu‟entre biens. Mais elle est renforcée par le système de dette mutuelle qu‟institue le SEL. En ce sens, le SEL se situe entre don et marché. Il n‟est pas don pur et désintéressé ; il n‟est pas non plus échange marchand. Le système de dette mutuelle, qui définit tout SEL, peut être interprété comme une triple obligation de recevoir, donner et rendre, telle qu‟identifiée par Marcel Mauss (2012)dans son Essai sur le don. C‟est la thèse de Jean-Michel Servet et ses coauteurs (1999, chap. 5). Le lien entre les personnes et avec le groupe est renforcé par cette triple obligation. Chacun est obligé de donner un service ; et chacun est obligé de recevoir, donc d‟accepter de s‟endetter, sinon, pas d‟échange. En retour, chacun est obligé de rendre, non pas à une personne particulière, mais au groupe tout entier. Cette réciprocité multilatérale institue des liens forts entre personnes, au-delà même de leur simple bonne volonté. D‟autres formes de monnaies sociales soutiennent de diverses manières un « retour » au lien social fort. Par exemple, les monnaies locales, comme le Bristol Pound (Bristol, Angleterre) ou le Valeureux (Liège, Belgique). Ces monnaies, comme les SEL, sont des monnaies de proximité, qui résultent de la volonté de ses membres de s‟unir pour « transformer la nature des échanges » (Blanc, 2007, p. 37). Elles ne sont pas basées sur l‟endettement mutuel, comme les SEL, mais sur une équivalence avec la Livre Sterling ou l‟euro. Et sont destinées aux échanges locaux (Bristol Pound, 2015). Comme les SEL, elles visent à créer des liens de solidarité et de responsabilité entre ses membres. La promotion des monnaies sociales comme constructrices de lien social (ou de « social capital ») est d‟ailleurs au cœur du discours des partisans de ces monnaies (Lietaer et al., 2012, p. 109‑ 115). Comme l‟écrit Jérôme Blanc (2007, p. 40) : « Ce qui est recherché [dans les dispositifs de monnaies sociales] est la « ré-immersion » (au sens 9 polanyien) de la transaction dans une relation humaine qui la dépasse et lui donne sens. (…) La localisation monétaire doit ici permettre le déploiement dans le temps des relations entre les contractants ». Par ailleurs, l‟absence de la constitution de tels liens, ou l‟absence préalable de tels liens, est souvent un facteur d‟échec d‟expériences de monnaies sociales (Aldridge et Patterson, 2002). La deuxième distinction entre monnaie sociale et monnaie marchande porte sur le lien entre les personnes et les choses échangées. Dans la relation marchande,comme l‟ont souligné Michel Aglietta et André Orléan (2002), les choses échangées perdent toute relation avec les personnes à qui elles ont appartenu. Sans revenir aux conceptions magiques ou spirituelles des peuples primitifs étudiés par Marcel Mauss (1969, 2012), les monnaies sociales tendent au contraire à donner à la chose échangée une valeur, une signification particulière, qui conserve quelque chose du moment de l‟échange et des personnes qui ont échangé.Il ne s‟agit certes plus de l‟ « esprit du donateur » : j‟émets plutôt l‟hypothèse que la valeur d‟un service (ou d‟un bien) est marquée par la forme particulière que prend l‟échange dans la communauté constituée autour d‟une monnaie sociale. Si l‟on prend l‟exemple des SEL, on observe, à l‟exemple de Servet et al. (1999, p. 151), que « dans la pratique, plusieurs réactions [de membres de SEL] montrent que la valeur d‟une certaine partie des échanges est mesurée plus en fonction du lien créé que de l‟utilité du service procuré ou du bien transmis, ou de sa valeur d‟échange ». De plus, (p. 152) « la valeur d‟un bien ou d‟un service dépendant étroitement du rapport entretenu par les deux personnes, la valeur du lien prime sur la valeur du bien. » Les monnaies locales (comme le Bristol Pound, le Totnes Pound ou le Valeureux liégeois) sont un autre exemple de la persistance du lien dans l‟objet échangé, ou du moins dans la valeur qui lui est donnée. On n‟achète pas des tomates en Valeureux, mais des tomates produites par un membre du réseau, habitant la ville de Liège. Cette relation donne de la valeur (voire du sens) à l‟objet échangé. Ce lien persistant dans l‟échange, et qui intervient dans la détermination de la valeur du bien, n‟est certes pas présent dans toutes les monnaies sociales. Ainsi, certaines monnaies locales se diffusent dans un réseau si large, que les liens entre membres du réseaun‟interviennent sans doute que fort peu dans la valorisation du bien échangé (ex : l‟Ithaca Hour). L‟opposition entre monnaie marchande et monnaie sociale est certainement moins forte à la lumière de cette deuxième distinction, et nécessiterait une étude empirique plus poussée. Ce n‟est cependant pas l‟objectif du présent travail. La troisième distinction porte sur le sens et la forme de la coordination des échanges. La monnaie marchande est a priori dépourvue de but propre. Si elle est agent de coordination, elle ne contient pas en elle-même de but coordinateur, d‟intention d‟assurer la cohésion sociale. Ce n‟est que par « accident » que le monde marchand acquiert une cohérence, au contenu a priori indéterminé. A l‟inverse, les monnaies sociales sont porteuses des projets, des buts, que leur instillent leurs initiateurs. Elles ont inscrites en elles certains objectifs particuliers. 10 Chaque monnaie sociale est un exemple de ce principe. Comme noté précédemment, certaines monnaies visent à aider l‟économie locale, en recentrant les échanges sur un territoire et en dynamisant ces échanges. D‟autres, comme les monnaies fondantes ou le WIR, visent à relancer l‟économie d‟une région donnée. Ces buts peuvent aussi être « écologiques » : localiser l‟économie, favoriser la transition écologique ou encore réduire l‟empreinte carbone. Je présente ci-dessous quelques exemples, parmi d‟autres, sans revenir aux SEL, déjà abondamment cités. Ainsi, la charte du Valeureux, une monnaie locale liégeoise, en Belgique, affirme : « Le Valeureux soutient les entrepreneurs locaux, renforce les circuits courts, retient et fait circuler la richesse créée dans la région. » (ASBL Le Valeureux, 2016) Le réseau WIR quant à lui vise le « soutien aux petites et moyennes entreprises. » (www.wir.ch/fr, consulté le 13/04/2016). Enfin, les monnaies carbones « aim at limiting and reducing carbon emissions » (Seyfang, 2009, p. 3). Je pourrais multiplier les exemples de ce genre, mais je pense que mon argument est clair. Contrairement à la monnaie marchande, qui n‟est pas chargée d‟un but propre, et qui « peut servir à tout », les monnaies sociales sont investies par leurs créateurs d‟un objectif particulier. Ceci ne veut certainement pas dire qu‟elles le servent efficacement, ou même qu‟elles ne peuvent mener à des conséquences inverses à celles recherchées. Mais elles sont chargées d‟une certaine intention, d‟un but propre. Les deux concepts dégagés jusqu‟à présent, monnaie marchande et monnaie sociale, sont bien sûr deux concepts abstraits, qui ne correspondentparfaitement ni à la réalité ni même toujours aux intentions des acteurs. Mais clarifier la nature de ces deux concepts m‟a semblé essentiel afin de comprendre clairement les enjeux et les possibilités des monnaies sociales, et les oppositions qu‟elles entretiennent par rapport à la monnaie marchande. 4. Conclusion : une question éthique Cet article a d‟abord brièvement étudié les traits de la société marchande et de la monnaie marchande. Ensuite, trois catégories ont été proposées afin de distinguer monnaies complémentaires, monnaies communautaires et monnaies sociales. Ces deux parties préliminaires avaient pour objectif de permettre une comparaison entre monnaie marchande, d‟une part, et monnaie sociale, d‟autre part.La troisième section a ainsi analysé leurs différences, dans un cadre institutionnaliste. Trois critères ont été dégagés : la forme des liens entre personnes, la forme des liens entre personnes et choses, et la forme de la coordination des agents. L‟élément-clé qui ressort de ces trois distinctions est la présence ou l‟absence d‟un lien social fort et conscient dans ce qui constitue la monnaie. Les monnaies sociales, bien plus que les monnaies marchandes, sont des monnaies de lien (Servet, 2012), qui tissent le lien social et s‟en nourrissent en retour. La monnaie marchande au contraire réduit les liens et les solidarités à peau de chagrin, et laisse le marché réguler tous les échanges entre les hommes. 11 Ces deux conceptions sont des conceptions éthiques, c‟est-à-dire des conceptions normatives sur ce que devrait être le type de liens présents dans l‟échange. Le projet éthique présent à travers ce que j‟ai appelé la « monnaie marchande » est l‟utopie libérale d‟un monde d‟hommes et de femmes séparés, où chacun mène son projet propre, selon ses propres valeurs, et où nul ne se voit imposer un certain type de relation avec les autres dans l‟échange. Selon cette vision, la société ne doit pas poursuivre un but précis, commun à tous, mais permettre à chacun de poursuivre son propre but, à condition que cela ne contreviennent pas à la liberté des autres. Après tout, rien n‟empêche que des liens naissent dans l‟échange marchand, mais rien ne l‟encourage non plus, et rien ne laisse présager quelle sorte de liens pourra naître. Au contraire, les monnaies sociales sont porteuses de projets précis, et sont les promotrices d‟une forme « forte » de lien social, du moins dans l‟esprit de leurs créateurs et de leurs usagers. Participer à l‟échange via des monnaies sociales, c‟est s‟obliger à la transparence des liens sociaux, à la responsabilité envers le groupe, à la solidarité envers tous, voire à une forme consentie de contrôle social. Bien sûr, rien n‟oblige à adopter ces monnaies. Et les projets attachés aux monnaies sociales n‟ont rien d‟autoritaire. Les valeurs défendues par les membres de chaque réseau sont généralement définies en commun par tous les membres de celui-ci dans un processus démocratique (Blanc, 2006b; Hart, 2006). Il n‟empêche : la démocratie ne suffit pas. Si les monnaies sociales sont amenées à prendre de l‟ampleur et à s‟étendre, comme l‟appellent de leurs vœux les promoteurs de la transition écologique notamment, une justification éthique, autrement dit normative, de la promotion par ces monnaies d‟un certain type de lien social fort est requise. J‟esquisse ci-dessous deux arguments favorables à ce projet. Le premier argument est celui des penseurs communautariens, tels que Charles Taylor ou Michael Sandel.Selon eux, l‟individu ne peut être pensé comme isolé de ses « attachements constitutifs » (Sandel, 1984, p. 90), autrement dit, des liens sociaux préexistants à sa personne et qui constituent en partie qui il est. L‟homme n‟est rien sans la société ou la communauté qui l‟entoure. Comme le note Michael Sandel (1984, p. 90): « To imagine a person incapable of constitutive attachments (…) is not to conceive an ideally free and rational agent, but to imagine a person wholly without character, without moral depth. » J‟ajouterais qu‟un des acquis de la modernité est que la tradition n‟est plus la seule dépositaire de ce qui doit constituer le lien social. La délibération rationnelle et démocratique en a tout autant la force, et peut dès lors donner lieu à des projets cohérents de monnaies complémentaires tentant de fonder de nouveaux liens sociaux. Le deuxième argument, qui provient de Hannah Arendt, est le suivant : le lien social a une valeur en soi qu‟il faut promouvoir. Une société d‟hommes et de femmes isolésest profondément néfaste et stérile, et même profondément dangereuse. Hannah Arendt, dans les dernières lignes du Système totalitaire(2002, p. 304 et sv), montre comment l‟isolement, et plus encore ce qu‟elle appelle la désolation, peuvent être néfaste à l‟être humain. « L‟isolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère 12 politique de leur vie […] est détruite. […] Lorsque la forme la plus élémentaire de la créativité humaine – c‟est-à-dire le pouvoir d‟ajouter quelque chose de soi au monde commun – est détruite, l‟isolement devient absolument insupportable. […] L‟homme isolé qui a perdu sa place dans le domaine politique de l‟action est tout autant exclu du monde des choses. » Ainsi, non seulement, lorsqu‟il est séparé des autres, l‟homme perd-t-il tout pouvoir, car « le pouvoir provient toujours d‟hommes qui agissent ensemble » (Arendt, p.304) ; mais il se retrouve exclu du monde commun des hommes et des femmes, et donc du sens et de la valeur des choses. Séparer les hommes les uns des autres, afin de les rendre libres et sans violence, c‟est, suggère Arendt, les exclure de ce monde commun qui fait sens, et qui rend possible l‟exercice de l‟action politique, du pouvoir, et donc de la liberté. Cette discussion éthique est bien sûr trop brève. Une étude plus approfondie de ces questions est nécessaires, si l‟on désire débattre sereinement de la désirabilité des monnaies sociales. Néanmoins, deux conclusions peuvent être tirées de cet article. Premièrement, une des caractéristiques premières des monnaies sociales est qu‟elles sont les promotrices de formes fortes de liens sociaux, en opposition claire à la monnaie marchande. La solidarité et la responsabilité, par exemple, sont à la fois les conditions de la bonne tenue de toute monnaie sociale, et un des buts poursuivis par celles-ci. Deuxièmement, ces formes fortes de liens sociaux constituent un projet social particulier, qui nécessite une justification normative. J‟ai proposé deux esquisses d‟arguments en ce sens. Le premier insiste sur l‟impossibilité, à la fois morale et factuelle, d‟une société sans lien social. Le second dénonce le caractère néfaste d‟une société d‟hommes et de femmes anonymes et séparés les uns des autres.Ces deux arguments sont cependant purement négatifs, et ne permettent pas d‟établir quel monde commun, ou quelle sorte de liens sociaux, doit être promu. C‟est peut-être une des tâches des réseaux et des communautés réunies autour des monnaies sociales de débattre et de proposer une pluralité d‟alternatives au monde anonyme de la société marchande. Bibliographie Aglietta, M. et Orléan, A. (2002). La monnaie: entre violence et confiance. Paris : Odile Jacob. Aldridge, T. J. et Patterson, A. (2002). LETS get real: constraints on the development of Local Exchange Trading Schemes. Area, 34(4), 370‑ 381. Arendt, H. (2002). Le Système totalitaire: Les origines du totalitarisme. Paris : Éditions du Seuil. ASBL Le Valeureux. 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