Santé mentale et religion

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Quadrimed 2012
P. Huguelet
Dr Philippe Huguelet
Service de psychiatrie générale
Département de santé mentale
et de psychiatrie
Consultation des Eaux-Vives
Rue du 31 Décembre 36
1207 Genève
[email protected]
Rev Med Suisse 2012 ; 8 : 198-9
présentation clinique
1. Une patiente de 37 ans souffre d’une
schizophrénie paranoïde depuis une quin­
zaine d’années. Elle présente des idées
de culpabilité qui lui font pratiquer des ri­
tuels de prière, à l’insu de ses proches,
pour se laver de ses fautes passées. Il y
a quelques années, elle dit avoir commis
une tentative de suicide, encouragée par
le diable. Actuellement toutefois, elle ex­
plique que Dieu l’empêche de faire du
mal aux autres. Elle discute souvent avec
son pasteur qui l’a convaincue que Dieu
souhaitait qu’elle vive.
2. Un patient taïwanais de 54 ans souf­
fre d’un cancer invasif de l’œsophage.
En proie à d’importantes douleurs thora­
ciques, il demande l’aide de l’aumônier
bouddhiste, qu’il avait jusque-là refusée.
Celui-ci l’initie aux rituels de passage vers
Bouddha. Il parle alors de l’angoisse qu’il
éprouve lorsqu’il sent cette masse tumo­
rale pulser en lui. L’aumônier argumente
que cette tumeur est vivante, qu’elle n’a
d’autres lieux où aller. Il dit en outre au
patient qu’il va forcément l’emporter avec
lui et qu’il devrait l’aider à trouver un re­
fuge auprès de Bouddha… Sa mort sur­
vient dans un contexte plus cohérent,
apaisé.
commentaire
Depuis l’aube des temps, la religion a eu
pour fonction de fournir de l’aide aux per­
sonnes en souffrance. La médecine a peu
à peu complété (et même parfois remplacé)
ces apports. Aujourd’hui, selon les cul­tu­
res, médecine et religion se complètent,
s’opposent ou s’exercent en parallèle. Il en
découle parfois des situations complexes,
illustrées brièvement par ces vignettes.
Les chercheurs se sont assez récemment
penchés sur la question du religieux en mé­
decine.1 En particulier le concept de coping
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religieux a été développé. Il décrit l’aide –
positive ou négative – que la religion peut
offrir en cas de difficulté.2
Dans le domaine de la psychiatrie, la re­
cherche a montré que la religion peut aider
à soulager les symptômes et à trouver du
sens, même dans le cas de psychoses sé­
vères comme par exemple, la schizophré­
nie.3 Cependant, les symptômes psycho­
tiques s’expriment parfois par des thèmes
religieux. Dans les délires de grandeur ou
de persécution par exemple, le patient peut
se prendre pour Dieu ou le diable, ou se
sentir persécuté par des forces occultes.
La dimension spirituelle peut également être
utilisée pour interpréter des expériences
hallucinatoires («Dieu me parle…»). Cette
inclusion de thèmes religieux dans la symp­
tomatologie psychotique mène à des con­
séquences diverses : acceptation ou refus
des traitements, souffrance spirituelle ou
aggravation des symptômes.
D’autres travaux, d’essence essentiellement
anthropologique, portent sur les modèles
explicatifs. Ils nous montrent que, à l’instar
des personnes souffrant d’autres patholo­
gies, les patients psychotiques se créent
une représentation de leur trouble qui peut
avoir des composantes scientifique, cultu­
relle et/ou religieuse.4 Ce champ de re­
cherche est particulièrement important dès
lors qu’il met en évidence que certains pa­
tients acceptent – ou pas – de prendre
leurs traitements, selon les modèles expli­
catifs qu’ils ont des causes et de la nature
de leur(s) maladie(s).
Globalement, la recherche en psychiatrie a
pu mettre en évidence le rôle positif ou né­
gatif du coping religieux par rapport à la
dépression, les risques suicidaires y rela­
tifs, les addictions, et même les troubles
psychotiques.5
La religion peut également jouer un rôle im­
portant en cas de douleurs chroniques, lors
de situations de fin de vie ou de deuil.5 Dans
ces circonstances, les patients, parfois jus­
que-là immergés dans un environnement
matériel (pour ne pas dire matérialiste), sont
inévitablement amenés à se poser des ques­
tions nouvelles, relatives à leur vie, ses li­
mites et son sens. Le praticien peut être
amené à composer avec cette dimension,
notamment du fait des répercussions qu’elle
peut avoir sur le soin et l’accompagnement
demandé.
Enfin, selon les cultures, différentes techni­
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ques inspirées de la religion (par exemple :
méditation) ont intégré et complémenté la
médecine, parfois de manière positive.5
quel rôle pour le praticien ?
Les médecins sont plus souvent non croyants
en comparaison à la population générale.
Ils sont en outre parfois peu informés sur la
manière de prendre en compte cette dimen­
sion. Cela, comme nous l’avons illustré,
alors que les patients en souffrance utili­
sent la religion pour le meilleur ou le pire (et
parfois les deux en même temps !). Notre
intervention est par conséquent souvent dif­
ficile à délimiter : il s’agit en effet de n’être ni
directif (par exemple : en prescrivant ou au
contraire en désapprouvant la religion), ni
jugeant, donc de rester dans notre rôle de
professionnels de la santé.
Pour le praticien, l’essentiel doit être de con­
duire une évaluation spirituelle auprès des
patients dont la pathologie paraît influencée
par leur religion (tableau 1).6 Cette évalua­
tion, facilement réalisée à l’aide de questions
simples, nous permettra le cas échéant, de
mettre en évidence le rôle positif ou négatif
exercé par la religion, et d’éventuellement
soutenir l’appui qu’elle fournit. L’évaluation
spirituelle nous permettra également de
discuter puis de reprendre les modèles ex­
Tableau 1. Evaluation spirituelle
•
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•
•
Affiliation religieuse
Evolution de la spiritualité sur la vie
(en particulier influence du trouble psychiatrique
ou de la maladie sur la religiosité)
Croyance religieuse du patient (pas forcément
superposable à ce qu’on connaît de l’Eglise en
question !)
Pratiques religieuses communautaires
Pratiques religieuses individuelles
Importance subjective de la religion dans la vie
Ces questions de base doivent permettre d’identifier des patients pour lesquels la religion est
importante. Pour ces patients, l’évaluation devrait
rentrer ensuite dans plus de détails :
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Interprétation spirituelle du trouble psychiatrique/de la maladie (par exemple : punition,
épreuves infligées par Dieu, origine démoniaque…)
Utilisation de la religion pour faire face au stress
Utilisation de la religion pour faire face aux
symptômes
Synergie ou antagonisme de la religion par
rapport aux soins et, le cas échéant, au
traitement médicamenteux
Bénéfice potentiel de l’envoi vers un aumônier
ou un religieux de sa confession
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plicatifs que les patients se sont forgés par
rapport à leur(s) maladie(s). Au terme de
cette évaluation, il sera donc possible de
discuter avec le patient ce qui est de notre
ressort, puis si nécessaire de l’orienter vers
la personne de choix (aumônier, membre
de sa communauté religieuse…).
Implications pratiques
E Les patients recourent fréquemment à la religion pour faire face à leurs souffrances. Cet
apport peut être positif, négatif, et aussi parfois les deux simultanément
E Les représentations qu’ont les patients de leur(s) maladie(s) et de leurs traitements peuvent être influencées par le modèle explicatif qu’ils ont à ce sujet, qui inclut parfois une
dimension religieuse
E Afin d’aider au mieux les patients et d’éviter un éventuel refus de traitement, par ailleurs
pas forcément avoué au cabinet, il est important de pouvoir discuter ces thématiques
E Cette évaluation se fait sans risque pour autant qu’on s’en tienne à une attitude neutre
et non jugeante
Bibliographie
1 Koenig HG, McCullough ME, Larson DB. Handbook
of religion and health. Oxford : Oxford University Press,
2001.
2 Pargament KI, Koenig HG, Perez LM. The many me­
thods of religious coping : Development and initial validation of the RCOPE. J Clin Psychol 2000;56:519-43.
3 Mohr S, Brandt PY, Borras L, Gillieron C, Huguelet P.
0
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4 Huguelet P, Mohr S, Gilliéron C, Brandt PY, Borras L.
Religious explanatory models in patients with psychosis :
A three-year follow-up study. Psychopathology 2010;43:
230-9.
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5 Huguelet P, Koenig HH. (eds.). Religion and spiritua­
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2009.
6 Huguelet P, Mohr S, Betrisey C, Borras L, et al. A randomized trial of spiritual assessment of outpatients with
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