
Les isomorphismes sémantiques et la reconstruction des langues
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Cette question soulève deux types de difficultés. D'une part, il faut d'abord invalider,
quand c'est possible, les deux autres explications concurrentes : celle de la simple
convergence, et celle de la diffusion par contact. Ainsi, l'originalité typologique de la
structure entrera en ligne de compte pour évaluer la probabilité d'une convergence de
hasard (cf. Wilkins 1996) : plus une configuration sémantique sera idiosyncrasique, plus
sa récurrence dans deux langues proches aura des chances d'être due à une histoire
commune – que celle-ci remonte à un ancêtre commun, ou bien à une situation de
contact. Quant à départager ces deux dernières hypothèses, j'en reparlerai plus loin
(§2.4).
L'autre difficulté que soulève cette problématique est de savoir s'il est concevable de
faire du comparatisme en travaillant sur des valeurs, plutôt que des formes. La question
est paradoxale, tant il est vrai que la linguistique comparée est profondément enracinée
dans la phonétique historique. Ce que recherche le comparatiste, c'est avant tout la
récurrence des mêmes formes, ou plutôt celle de couples signifiant-signifié. Et bien
entendu, cette démarche est indispensable pour établir les apparentements entre les
langues et l'histoire précise de chaque terme.
Pourtant, cet article propose de discuter un cas de figure particulier. Il s'agit d'un
groupe de langues dont on sait déjà – précisément en appliquant la méthode comparative
classique – qu'elles sont étroitement apparentées. Or, à côté des diverses proto-formes
que l'on peut reconstruire, il arrive parfois que l'on achoppe sur une difficulté : c'est
lorsque les langues modernes s'accordent parfaitement sur une même structure
sémantique, alors qu'elles divergent sur le plan formel. Dans ce cas, et selon certaines
conditions que je discuterai, il peut être légitime de reconstruire une proto-forme *X, à
signifiant provisoirement indéterminé, et caractérisée par sa configuration sémantique.
En somme, si une structure sémantique donnée se retrouve en plusieurs langues d'un
même groupe génétique, et qu'il est possible d'écarter les hypothèses du hasard ou de la
diffusion aréale, alors cette configuration doit être reconstruite au niveau de l'ancêtre de
ce groupe. En émettant ce type d'hypothèse, on ne fait que transférer, sur le plan de la
structuration du sens, la rigueur logique qui a déjà fait ses preuves dans le domaine de la
comparaison des formes et de la morphosyntaxe.
2 Diversité des formes, concordance des valeurs au nord Vanuatu
Ces questionnements concernant la reconstruction des structures sémantiques trouvent
leur origine dans le travail d'observation et de description linguistique que j'ai entrepris
en Mélanésie, plus précisément au nord du Vanuatu.