Les isomorphismes sémantiques et la reconstruction des langues

DES VALEURS EN HÉRITAGE
Les isomorphismes sémantiques
et la reconstruction des langues
Alexandre FRANÇOIS
(CNRS, LACITO)
francois@vjf.cnrs.fr
1 Typologie, comparatisme et contact de langues
1.1 Les isomorphismes sémantiques
La typologie des langues consiste à observer la récurrence, d'une langue à l'autre, de faits
de structure linguistique. Il peut s'agit de structures morphosyntaxiques, mais aussi, par
exemple, de configurations sémantiques. Désignons, par ce terme, l'ensemble des
valeurs sémantiques propres à une forme particulière (morphème, lexème, phrasème),
autrement dit son signifié ou sémème. Une fois qu'une telle configuration a été mise à
jour par l'observation d'une forme dans une langue, elle peut devenir objet d'étude en soi,
indépendamment de son support formel, et comparée d'une langue à l'autre. Par exemple,
on observera qu'une langue L1 possède un terme X doté d'une certaine polysémie ; puis
l'on rencontrera la même polysémie dans une autre langue du monde L2, tout en
constatant son absence dans une langue L3. On dira alors que L1 et L2, mais pas L3,
partagent une même configuration sémantique, qu'elles sont localement (c'est-à-dire, sur
ce point précis) ―isomorphes‖.
Dans cette démarche, on ne compare pas le matériau phonologique, qui peut être
différent, mais les faits de structure sémantique : de ce point de vue, cette première
Alexandre FRANÇOIS
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phase d'observation relève davantage de la typologie que du comparatisme. Cependant,
dans un second temps, on peut chercher à interpréter les isomorphismes observés entre
les deux langues L1 et L2 ; c'est là que la linguistique historique peut entrer en jeu.
Globalement, si une même configuration sémantique se retrouve à l'identique dans
deux langues L1 et L2, trois types d'explications sont possibles :
explication typologique : cette similitude peut être le fruit du hasard ou pour être
plus précis, d'une convergence typologique, par innovation parallèle
explication aréale : il peut s'agir d'un fait de diffusion aréale, par contact de langues
explication génétique : une configuration sémantique identique entre deux langues
apparentées peut avoir été héritée de leur ancêtre commun.
Pour chaque cas observé, la question sera de savoir comment partager ces trois
explications. Un premier critère sidera dans la nature des relations entre les deux
langues que l'on compare. De toute évidence, l'explication aréale n'a de sens que si L1 et
L2 appartiennent en effet à une me aire linguistique, ou sont entrées en contact au
cours de leur histoire. De même, l'explication génétique ne fonctionne que si l'on sait par
ailleurs que L1 et L2 sont apparentées, et descendent d'un même ancêtre. Le Tableau 1
récapitule les différentes explications possibles, en fonction de la relation entre L1 et L2.
Tableau 1 Explications possibles d'une similitude structurale
entre deux langues L1 et L2, en fonction de leurs liens génétique et aréal
aire linguistique différente
même aire linguistique
langues génétiquement
non apparentées
convergence typologique
convergence typologique
diffusion aréale
langues génétiquement
apparentées
convergence typologique
héritage génétique
convergence typologique
diffusion aréale
héritage génétique
Comme on le voit, la situation la plus ambigest celle des langues à la fois apparentées
génétiquement, et coexistant dans la même aire linguistique. Or, c'est précisément sur un
tel cas de figure que nous allons nous pencher (section 2).
1.2 Structures sémantiques et reconstruction historique
Supposons donc que l'on observe, entre deux langues L1 et L2 apparentées et en contact,
une configuration sémantique identique que celle-ci soit portée, ou non, par des formes
apparentées. La question que souhaite poser cet article est de savoir dans quelle mesure
cette configuration sémantique peut être attribuée à un ancêtre commun.
Les isomorphismes sémantiques et la reconstruction des langues
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Cette question soulève deux types de difficultés. D'une part, il faut d'abord invalider,
quand c'est possible, les deux autres explications concurrentes : celle de la simple
convergence, et celle de la diffusion par contact. Ainsi, l'originalité typologique de la
structure entrera en ligne de compte pour évaluer la probabilité d'une convergence de
hasard (cf. Wilkins 1996) : plus une configuration sémantique sera idiosyncrasique, plus
sa récurrence dans deux langues proches aura des chances d'être due à une histoire
commune que celle-ci remonte à un ancêtre commun, ou bien à une situation de
contact. Quant à départager ces deux dernières hypothèses, j'en reparlerai plus loin
(§2.4).
L'autre difficulté que soulève cette problématique est de savoir s'il est concevable de
faire du comparatisme en travaillant sur des valeurs, plutôt que des formes. La question
est paradoxale, tant il est vrai que la linguistique comparée est profondément enracinée
dans la phonétique historique. Ce que recherche le comparatiste, c'est avant tout la
récurrence des mêmes formes, ou plutôt celle de couples signifiant-signifié. Et bien
entendu, cette démarche est indispensable pour établir les apparentements entre les
langues et l'histoire précise de chaque terme.
Pourtant, cet article propose de discuter un cas de figure particulier. Il s'agit d'un
groupe de langues dont on sait déjà précisément en appliquant la méthode comparative
classique qu'elles sont étroitement apparentées. Or, à côté des diverses proto-formes
que l'on peut reconstruire, il arrive parfois que l'on achoppe sur une difficulté : c'est
lorsque les langues modernes s'accordent parfaitement sur une même structure
sémantique, alors qu'elles divergent sur le plan formel. Dans ce cas, et selon certaines
conditions que je discuterai, il peut être légitime de reconstruire une proto-forme *X, à
signifiant provisoirement indéterminé, et caractérisée par sa configuration sémantique.
En somme, si une structure sémantique donnée se retrouve en plusieurs langues d'un
même groupe génétique, et qu'il est possible d'écarter les hypothèses du hasard ou de la
diffusion aréale, alors cette configuration doit être reconstruite au niveau de l'ancêtre de
ce groupe. En émettant ce type d'hypothèse, on ne fait que transférer, sur le plan de la
structuration du sens, la rigueur logique qui a déjà fait ses preuves dans le domaine de la
comparaison des formes et de la morphosyntaxe.
2 Diversité des formes, concordance des valeurs au nord Vanuatu
Ces questionnements concernant la reconstruction des structures sémantiques trouvent
leur origine dans le travail d'observation et de description linguistique que j'ai entrepris
en Mélanésie, plus précisément au nord du Vanuatu.
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2.1 Les dix-sept langues du nord Vanuatu
Cette région du monde se caractérise par un émiettement linguistique extrême, avec pas
moins de cent dix langues pour tout l'archipel du Vanuatu. Dans les seuls groupes des
îles Banks et Torres au nord du Vanuatu, j'ai pu recueillir des données sur dix-sept
langues distinctes, pour une population de 7500 habitants tout au plus (Figure 1).
Figure 1 Carte des dix-sept langues parlées au nord du Vanuatu
Malgré l'absence d'intercompréhension, ces dix-sept langues appartiennent clairement
à un même ensemble génétique : il s'agit de langues austronésiennes, appartenant toutes
au sous-groupe océanien, et plus précisément à un ensemble cohérent d'une centaine de
membres environ, nommé Nord-Centre Vanuatu‖ (NCV). Ces dix-sept langues
présentent tant de similitudes entre elles, que de futures recherches pourraient proposer
de les regrouper en un clade spécifique à l'intérieur du groupe NCV, le groupe ―Nord
Vanuatu‖ (François 2005). Ainsi, en fonction du degré de précision voulu et de l'ampleur
des comparaisons, ―l'ancêtre commun‖ à ces langues des Banks et Torres pourra être,
selon les cas, le ―proto Nord Vanuatu‖ (PNV, hypothétique), le ―proto Nord Centre
Vanuatu‖ (PNCV), ou encore le proto-océanien (POc). Par ailleurs, ces communautés
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ont toujours entretenu des relations de contact à travers leurs échanges économiques et
matrimoniaux, si bien que les exemples de diffusion linguistique sont nécessairement
nombreux (cf. §2.4).
2.2 Des langues à la fois diverses et isomorphes
Or, si l'on met de côté un bon nombre de morphèmes et de lexèmes dont l'apparentement
est évident, ces langues possèdent également toute une part de vocabulaire qui présente
une double propriété : d'un côté, une différenciation marquée du matériau formel ; de
l'autre, une extrême similarité des structures. Le Tableau 2 présente ainsi le même
énoncé traduit dans quelques-unes de ces langues
1
:
Tableau 2 Correspondances terme à terme pour un même énoncé,
dans quelques langues du nord Vanuatu
Non, je n'ai pas bien dormi.
NÉG.EXIST,
1sg
dormir
bien
NÉG2
hiw
təɣɔ,
nɔkə
mitiᶢʟ
wuᶢʟɔɣ
lo-toga
tatəɣɛ,
nɛkə
mətʉr
ʉrβɛ
lehali
tɛtɣɛ,
nɔ
mutuj
ɣalsɛ
mwotlap
tatɛh,
nɔk
mitij
ɣalsi
tɛ
lemerig
niβ,
miʔir
ʔørmaʔ
ʔæ
vera'a
ɣitaɣ,
nɔ
miʔir
mintɛɣ
rʊs
vurës
ɔdiaŋ,
nɔ
mʊβʊt
warɛɣ
mwesen
ɛnɛŋ,
na
mʊβʊt
maŋtɛ
mota
taɣai,
nau
matir
mantaɣ
nume
bɛk,
na
ŋɔrŋɔr
liŋliŋi
mi
dorig
ɔbɛk,
na
ŋɔr
taβul
tɪmɪ
olrat
taɣa,
na
ŋɔj
βɪlɪː
wʊs
lakon
ta,
na
ŋɔː
kɛrɛ
aβʊh
mwerlap
tɪɣɪ,
nɔ
mɞtʉr
mɪnmɪn
tɛ͡a
bislama
NOGAT,
MI
SLIP
GUT
Si l'on prête attention aux formes, ce tableau frappe plutôt par son hétérogénéité. En
dépit de diverses similitudes (pronom personnel, formes du verbe dormir‖…) qui
donnent à ces langues un air de famille certain, on observe une variation formelle parfois
radicale, d'une langue à l'autre, pour des termes fonctionnellement équivalents. Ainsi, les
1
Les transcriptions sont en API. L'ordre adopté est géographique, du nord-ouest au sud-est (cf.
Figure 1). Pour le cas du bislama (dernière ligne du tableau), voir la discussion infra.
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