Neuroéthique Un concept en émergence ou une discipline nouvelle ? DIU Éthique de la santé 14 janvier 2011 Bref historique 2002. Roskies A. Neuroethics for the new millenium. Neuron, 35:21-23 Farah M. Emerging ethical issues in neuroscience. Nature Neuroscience, 5;1123-1129 2003. Damasio A. Spinoza avait raison Odile Jacob éd. 2006. Chneiweiss H. Neurosciences et Neuroéthique Alvik éd. 2009. Evers K. Neuroéthique. Quand la matière s’éveille. Odile Jacob éd. Baertschi B. La neuroéthique. Ce que les neurosciences font à nos conceptions morales. Ed. La Découverte Damasio (2003) Antonio Damasio - est médecin neurologue, - professeur et directeur du département de neurologie à l’Université de l’Iowa (USA) 1. Et voici les sentiments 2. Des appétits et des émotions 3. Les sentiments 4. Depuis qu’il y a des sentiments 5. Le corps, le cerveau et l’esprit 6. Visite à Spinoza 7. Qui est là ? 285 pages Chneiweiss (2006) Hervé Chneiweiss - est médecin neurologue, - Directeur de Recherche CNRS Directeur de l‘Unité 752 « Plasticité gliale » de l’INSERM 1. Forte dépression en mer de Chine et du Japon (introduction aux neurosciences) 2. La poursuite du bonheur 3. Une écologie du comportement 4. Émotion n’est pas déraison 5. Ce que le cerveau veut 6. Le temps de cerveau disponible 223 pages Evers Kathinka Evers - est philosophe, - professeur au Center for Research Ethics & Bioethics Université d’Uppsala Suède 1. Quand la matière s’éveille 2. Le cerveau responsable : libre-arbitre et responsabilité individuelle à la lumière des neurosciences 3. Les bases neurales de la moralité : la pertinence normative des neurosciences 4. La responsabilité naturaliste : vers une philosophie pour la neuroéthique 209 pages Baertschi Bernard Baertschi -est philosophe, - Maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’éthique biomédicale et au département de philosophie de l’Université de Genève 1. Le rôle et la place des émotions dans l’éthique 2. La responsabilité et la liberté à l’épreuve du neurodéterminisme 3. Lire dans l’esprit 4. Les médicaments du cerveau et la neuroamélioration 160 pages La neuroéthique Définition • Continent inexploré qui s’étend entre les deux rivages peuplés de l’éthique et des neurosciences…, nouvelle ère du discours intellectuel et social, Roskies, 2002 • Discipline que « embrasse les implications éthiques des avancées en neurosciences et en neuropsychiatrie. » L. Kass, 2004 La neuroéthique Définition • Interface entre les sciences empiriques du cerveau, la philosophie de l’esprit, la philosophie morale, l’éthique et les sciences sociales, • elle étudie des questions qui surviennent lorsqu’on étend les découvertes scientifiques sur le cerveau à des analyses philosophiques, à la pratique médicale, aux interprétations légales, aux politiques sociales et de santé. • Elle peut être considérée,…, comme une sous-discipline des neurosciences, de la philosophie ou de la bioéthique, selon la perspective que l’on souhaite privilégier. K. Evers, p. 29 La neuroéthique A chaque siècle son éthique ? • Selon Baertschi, - le XVIIIème siècle (les Lumières) a vu la naissance du déontologisme kantien, qui fait du devoir l’alpha et l’oméga de la morale, - le XIXème, celle de l’utilitarisme, qui prescrit d’agir pour maximiser le bonheur du plus grand nombre, - le XXème siècle, celle de la bioéthique. • Le XXIème sera-t-il celui de la neuroéthique ? Neil Levy. Neuroethics. Challenges for the 21st century, Cambridge University Press, Cambridge, 2007 La neuroéthique Ses deux composantes • « L’éthique de la neurobiologie » (H. Chneiweiss) ou « éthique des neurosciences » (B. Baertschi) ou « neuroéthique appliquée » (K. Evers) - Elle s’inscrit dans le cadre des questions éthiques posées par le progrès des connaissances biologiques (de la bioéthique), - avec une spécificité liée à celle des neurosciences par rapport aux autres sciences biologiques. • « La neurobiologie de l’éthique » (H. Chneiweiss) ou « neurosciences de l’éthique » (B. Baertschi) ou «neuroéthique fondamentale » (K. Evers) - Elle s’inscrit dans le cadre de la réflexion philosophique avec un présupposé matérialiste - c’est le point de vue adopté prioritairement par K. Ever La neuroéthique Le lien entre les deux NE • « Dans la mesure où la responsabilité scientifique ne peut s’exercer en l’absence d’adéquation scientifique, la neuroéthique appliquée doit être menée au sein de cadres théoriques plausibles, développés par la neuroéthique fondamentale. Je suggère alors qu’une conception du cerveau selon les lignes du matérialisme éclairé peut constituer un point de départ scientifiquement adéquat et philosophiquement fructueux en vue d’atteindre un tel objectif. » K. Ever, p. 75 • Que pensez-vous de cette suggestion ? 1. Les neurosciences cognitives Elles se sont formées, dans la 2ème moitié du XXème siècle, par l’interaction progressive de plusieurs disciplines, et, surtout, par la réunion 2 courants parallèles : • la psychologie cognitive - Interaction de la psychologie et l’informatique, elle est née à la fin des années 40, sur la base de la théorie de l’information (Shannon, 1948) et se poursuit avec l’intelligence artificielle • les neurosciences biologiques - Intégration des approches anatomique, physiologique, biophysique et biochimiques du système nerveux, elle a créé les notions de neurone, d’influx nerveux, de neurotransmission, d’excitation et d’inhibition, de circuits nerveux • grâce à l’imagerie fonctionnelle cérébrale 1.1. Les neurosciences cognitives L’imagerie fonctionnelle cérébrale • En 1971, J. Olesen visualise l’activation des aires motrices • Les techniques spatiales - la tomographie par émission de positons (TEP ou PET) - l’IRMf (effet bold) • Les techniques temporelles - l’EEG (les potentiels évoqués - la MEG Modalités d’imagerie: IRMf / PET / EEG / MEG 10 EEG / MEG 8 résolution spatiale 6 (mm) TEP IRMf 4 2 IRMa 1 ms 1 seconde 1 min 10 min résolution temporelle 1.1. Les neurosciences cognitives Le paradigme d’activation Iréf. Tréf. I1 T1 I2 T2 In Tn Iréf. Tréf. I1 – Iréf. Iréf. – I1 I1 – I2 I2 – I1 etc… 1.1. Les neurosciences cognitives Le paradigme d’activation Ses objectifs : - les localisations, - la chronologie, - les connexions. Les modèles Modèles connexionnistes Modèles symboliques 2. Les neurosciences de l’éthique • Les neurosciences modernes permettent d’étudier les relations entre le fonctionnement du cerveau et les activités mentales. Elles ont déjà fourni de très nombreuses données cohérentes qui ont fait progresser notre compréhension des mécanismes de la vision et de l’audition, du langage et de la mémoire. • Elles ont également fait progresser la physiopathologie et le diagnostic de nombreuses affections cérébrales • Elles permettent d’éclairer d’un jour nouveau quelques grandes questions philosophiques, comme celles du libre-arbitre et du bonheur 2. Les neurosciences de l’éthique La prudence scientifique « Du fait de la puissance des nouveaux moyens d’investigation de la complexité de nos processus de pensée et de nos comportements, la communauté scientifique en neurosciences est responsable d’une explication nuancée, précise et modeste des résultats actuellement disponibles et des conclusions qu’il ne faut pas en tirer en termes de catégorisation sociale des personnes. » Chneiweiss, p.125 2. Les neurosciences de l’éthique Idéologie & pseudo science Influence des préjugés sociaux et des idéologies « Toutes choses égales par ailleurs, il y a un rapport remarquable entre le développement de l’intelligence et volume du cerveau… En moyenne, la masse de l’encéphale est plus considérable chez l’adulte que chez le vieillard, chez l’homme que chez la femme, chez les hommes éminents que chez les hommes médiocres, et chez les races supérieures que chez les races inférieures. » Paul Broca, 1861 2. Les neurosciences de l’éthique La réserve philosophique Henri Bergson. L'énergie spirituelle. Essais et Conférences, 1919 : « Celui qui pourrait regarder à l’intérieur d’un cerveau en pleine activité, suivre le va-et-vient des atomes et interpréter tout ce qu’ils font, celui-là saurait sans doute quelque chose de ce qui se passe dans l’esprit, mais il n’en saurait que peu de chose. Il en connaîtrait tout juste ce qui est exprimable en gestes, attitudes et mouvements du corps, ce que l’état d’âme contient d’action en voie d’accomplissement, ou simplement naissante : le reste lui échapperait. … 2. Les neurosciences de l’éthique Bergson (suite) « Il serait, vis-à-vis des pensées et des sentiments qui se déroulent à l’intérieur de la conscience, dans la situation du spectateur qui voit distinctement tout ce que les acteurs font sur la scène, mais n’entend pas un mot de ce qu’ils disent. Sans doute, le va-et-vient des acteurs, leurs gestes et leurs attitudes, ont leur raison d’être dans la pièce qu’ils jouent ; et si nous connaissons le texte, nous pouvons prévoir à peu près le geste ; mais la réciproque n’est pas vraie, et la connaissance des gestes ne nous renseigne que fort peu sur la pièce, parce qu’il y a beaucoup plus dans une fine comédie que les mouvements par lesquels on la scande. … 2. Les neurosciences de l’éthique Bergson (fin) « Ainsi, je crois que si notre science du mécanisme cérébral était parfaite, et parfaite aussi notre psychologie, nous pourrions deviner ce qui se passe dans le cerveau pour un état d’âme déterminé ; mais l’opération inverse serait impossible, parce que nous aurions le choix, pour un même état du cerveau, entre une foule d’états d’âme différents, également appropriés. » Henri Bergson. L'énergie spirituelle. Essais et Conférences, 1919. 2. Les neurosciences de l’éthique Trois grandes questions 1. La douleur et l’éthique 2. Le libre-arbitre 3. Le bonheur Douleur et souffrance • Elles sont au cœur de l’expérience humaine et contribuent à la structurer. • Dès l’Antiquité : - épicurisme : les éviter - stoïcisme : leur résister • "Vaine est la parole d'un philosophe qui ne guérit aucune souffrance de l'homme. Car de même qu'il n'y a aucun profit dans la médecine si elle ne chasse pas les maladies du corps, de même il n'y a aucun profit dans la philosophie si elle ne chasse pas les souffrances de l'esprit. " • Mais aussi, un mystère en voie d’éclaircissement. Le mécanisme de la porte 10 Voies nociceptives afférentes et efférentes Nocicepteurs périphériques Voie discriminative Voie émotionnelle Corne dorsale Faisceaux spinothalamiques Noyau postéro-ventral du thalamus Noyaux médian et intralaminaire du thalamus Cortex sensitif primaire Cortex cingulaire antérieur -------------------------Aires prémotrice et motrice supplémentaire Cortex moteur primaire Cortex préfrontal -------------------------Hypothalamus Amygdale Seconds neurones moteurs Noyaux du tronc cérébral Muscles squelettiques Système nerveux autonome 11 Les projections corticales Dissociation des composantes sensorielle et émotionnelle La douleur d’autrui • Plusieurs études concordantes ont montré que - la vue d’une personne soumise à une douleur physique activait les mêmes zones corticales. - la vue d’une personne exprimant une émotion activait les régions corticales correspondantes. • Les mécanismes neuraux sous-jacents sont complexes : - ils impliquent les neurones miroirs, - mais aussi le CCP et le CPFVM, qui participent aussi aux processus d’empathie (personnes insensibles à la douleur). • Ces mécanismes ne seraient pas impliqués dans les phénomènes décrits par Lévinas dans sa description de la souffrance ? Lévinas • Ce philosophe a décrit le vécu de la souffrance comme - inassumable, réfractaire à la synthèse, insupportable, - un subir qui remplace la prise de conscience, - dépourvue de sens, si ce n’est de constituer un appel. « Cette finalité de la souffrance… c'est de souffrir pour autrui et donc l'aimer, ou plutôt aimer autrui et donc souffrir pour lui. La dignité humaine que chaque être possède vient de là ; et nous sommes aussitôt, et sans aucun doute, dans le plan éthique. » La juste souffrance en moi pour la souffrance inutile d’autrui. Damasio et Spinoza • D. propose une conception originale de la vie psychique dans laquelle les sentiments occupent une place centrale. 1. Il prend soin de les distinguer des émotions - temporellement : les émotions précèdent les sentiments - spatialement : les structures neurales sous-jacentes sont différentes (amygdale, CPFVM… pour les émotions, les cortex sensitifs pour les sentiments) 2. Ceci permet de situer les sentiments au sommet de la hiérarchie homéostasique qu’il compare au "conatus" de Spinoza « chaque chose s’efforce de persévérer dans son être ». 3. Il rejoint également Spinoza en distinguant les sentiments positifs des sentiments négatifs Damasio et Spinoza 4. Il leur attribue un rôle décisif - dans le comportement social (CPFVM), - et dans la prise de décision 5. A partir de là, il élabore une conception neurobiologique des comportements sociaux (éthique, droit…) 6. "En contrôlant nos interactions avec les objets qui causent des émotions, nous exerçons effectivement un certain contrôle sur le processus de vie et menons notre organisme vers plus ou moins d’harmonie, comme Spinoza le souhaitait. Nous arrachons ainsi à la tyrannie automatique et aveugle de la machinerie émotionnelle." 1.2. L’éthique des applications des neurosciences Les applications juridiques • Il existe une demande de plus en plus forte des tribunaux, juges comme avocats, ou des politiques, d’avoir une possible base rationnelle, ou qui en aurait toutes les apparences scientifiques (normes, chiffres, taux hormonaux, images d’activation cérébrale), pour pouvoir : - catégoriser les comportements entre le normal et l’anormal - démêler le délinquant du déviant, le contrevenant responsable du malade ne relevant pas de la sanction pénale. • Ces demandes ne sont : - ni spécifiques (applications de la génétique), - ni nouvelles (expertise psychiatrique, sérum de vérité) • Le débat sur le dépistage précoce de la délinquance chez l’enfant est un exemple récent des dangers que fait courir une interprétation rapide et abusive de certains résultats. 1.2. L’éthique des applications des neurosciences Les applications juridiques • Les techniques d’imagerie fonctionnelle cérébrale ont renouvelé le débat : - IRM et PET scan ont déjà été utilisés par les tribunaux aux Etats-Unis - en France, un séminaire a été organisé en décembre 2009 par le Centre d’analyse stratégique. • Les débats ont porté : - sur les conséquences des tumeurs cérébrales, - sur les lésions orbito-frontales (Phineas Gage) : « ces anomalies augmentent le risque de comportement antisocial, ce qui ne veut pas dire qu’elles y conduisent systématiquement. Surtout, la plupart des comportements antisociaux sont le fait de sujets au cerveau normal. » 2. Les neurosciences de l’éthique 2.2. Le libre-arbitre • Pour K. Ever, le libre-arbitre est une structure neuronale fondamentale, un trait inaliénable de nos conceptions du monde, qui reçoit un support empirique de la théorie de l’évolution et des neurosciences. • L’expérience individuelle, comme les activités du cerveau, sont ordonnées ou organisées selon certaines catégories ou structures, dont la nature dépend de l’architecture du cerveau. 2. Les neurosciences de l’éthique Liberté et responsabilité • Cette architecture se développe à l’intérieur d’une « enveloppe génétique », en interaction continue avec les environnements physique et socioculturel immédiats, de telle sorte que certaines structures sont fondamentales, universelles, alors que d’autres sont relatives (à une culture donnée) 2. Les neurosciences de l’éthique 2.3. Le bonheur • La notion de bonheur court à travers toute l’histoire de l’humanité, inspirant poètes, littérateurs et philosophes • Il occupe une place centrale : - dans les mythes fondateurs, il est donné à l’homme : - l’âge d’or, l’Eden. - dans la philosophie grecque, il est recherché par la raison : - de Socrate à Marc-Aurèle. - dans la pensée éthique, il inspire un des deux principaux courants : - Aristote, Spinoza, l’utilitarisme, Ricœur • La religion chrétienne et le Moyen-Age le rejette dans l’au-delà. • La réflexion et la quête reprennent avec les Lumières et s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. 2. Les neurosciences de l’éthique Aristote: le bonheur • « … nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose. Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’une autre chose : au contraire, l’honneur, le plaisir, l’intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons pour eux-mêmes, mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur On voit donc que le bonheur est quelque chose de parfait et qui se suffit à soi-même, et il est la fin de nos actions Aristote. Éthique à Nicomaque, I, 5 2. Les neurosciences de l’éthique JS Mill: le bonheur • « Le bonheur est la seule fin de l’action humaine et la promotion du bonheur est la pierre de touche qui permet de juger la conduite humaine; de là s’ensuit nécessairement que le bonheur doit être la critère de la moralité. » J. S. Mill. L’Utilitarisme, 1861 2. Les neurosciences de l’éthique Ricœur: les 2 héritages • En 1990, dans un essai de synthèse de la pensée éthique(1), P. Ricœur distingue deux héritages irréductibles l’un à l’autre : - un héritage aristotélicien, qui met l’accent sur ce qui est bon et fait de la recherche du bonheur le fondement de l’éthique, caractérisée par sa perspective téléologique - un héritage kantien, qui met l’accent sur ce qui s’impose comme obligatoire et fonde la morale sur la notion de devoir, dans une perspective déontologique. (1)Ricoeur. Soi-même comme un autre. Le Seuil éd. Paris 2. Les neurosciences de l’éthique Ricœur: le choix • P. Ricœur défend ensuite : 1 ) la primauté de l'éthique sur la morale ; 2) la nécessité néanmoins pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ; 3) la légitimité d'un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des conflits pour lesquels il n'est pas d'autre issue qu'une sagesse pratique qui renvoie à ce qui, dans la visée éthique, est le plus attentif à la singularité des situations. • Il définit ensuite la visée éthique par les trois termes : visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Soi-même comme un autre. Le Seuil éd. Paris 2. Les neurosciences de l’éthique Le bonheur (Chneiweiss) • H. Chneiweiss consacre un chapitre de son livre aux perspectives offertes par les neurosciences à « La poursuite du bonheur » • Il note tout d’abord : - que les conceptions du bonheur sont extrêmement variables (peut-être aurait-il du se référer davantage aux conceptions de Spinoza et de Damasio) - que les hommes ont toujours recherché le bonheur momentané que procure les drogues depuis l’alcool, l’opium et la belladone jusqu’aux plus récentes découvertes de la pharmacologie moderne. 2. Les neurosciences de l’éthique Le bonheur (Chneiweiss) • Il présente ensuite les possibilités nouvelles que les neurosciences pourraient développer dans un futur proche. Il s’agit de procédés déjà à l’œuvre pour lutter contre le malheur : - la neurostimulation profonde (traitement des TOC) qui pourrait en outre bénéficier de la miniaturisation permise par les nanotechnologies, et - surtout, les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine, dont le chef de file, le Prozac, a été surnommé la pilule du bonheur. 2. Les neurosciences de l’éthique Le bonheur (Chneiweiss) • Observant que, chez les sujets normaux, le Prozac n’altère pas les facultés normales tout en favorisant les relations sociales, il en arrive à se demander s’il ne faudrait pas arriver « à en mettre dans les boissons ou les corn-flakes, comme cela se fait pour le calcium ou la vitamine B, pour mettre tout le monde à un niveau égal de capacité au bonheur. » • « Il n’existe cependant pas en nous un standard de bonheur, ni même un standard de bien-être correspondant à une concentration précise de sérotonine. » (p. 80) • Une réflexion approfondie est donc nécessaire. 2. Les neurosciences de l’éthique Le bonheur (Chneiweiss) • N’y-t-il pas un risque (p. 81) - d’obtenir un bonheur halluciné, sans raison réelle autre que la molécule absorbée ? - de voir disparaître notre capacité de passion, d’émotion réelle et intense, au profit d’une vie de confort monotone, toujours d’humeur égale… où le fait de bénéficier en permanence d’une estime de soi moyenne signifierait aussi une perte de l’aspiration au dépassement de soi et à un affaiblissement final de la capacité de développer une forte personnalité ? • « La morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur » (Kant, Critique de la raison pratique) Conclusion • Les progrès accomplis par les neurosciences cognitives au cours des trente dernières années ont déjà profondément bouleversé nos connaissances et notre conception de la pensée humaine. • Dès à présent, un dialogue constructif - est engagé entre philosophes et neuroscientifiques (pour beaucoup, la philosophie est partie intégrante des neurosciences), - et commence à tracer quelques lignes directrices autour desquelles devrait s’organiser le débat des prochaines années. • L’immensité du champ des recherches sur le cerveau fait espérer, dans le domaine de l’esprit, un progrès comparable à celui que la biologie a apporté à la santé. 1.2. L’éthique des applications des neurosciences La neuro-amélioration Quelques exemples (Chneiweiss, pp. 51-54) : • Le modafinil, développé pour traiter la cataplexie, est utilisé par des militaires, pour augmenter la durée des périodes de veille et de combat, par des navigateurs solitaires, par des cadres supérieurs pour avancer un dossier urgent, par des étudiants… • Le méthylphénidate (Ritaline), proposé aux USA pour le traitement du « syndrome des enfants agités », est devenu un complément nutritionnel sportif en milieu scolaire américain. • Le donezepil (Aricept), qui améliore légèrement la mémoire dans les formes débutantes de la maladie d’Alzheimer, est utilisé dans le « déficit cognitif lié à l’âge », et chez des sujets normaux souhaitant améliorer leur mémoire. • Le sildenafil (Viagra), conçu pour les malades souffrant de troubles de l’érection, est devenu la molécule de l’amélioration des performances sexuelles masculines. 1.2. L’éthique des applications des neurosciences La neuro-amélioration Ses perspectives sont a priori séduisantes et le seront de plus en plus, mais posent plusieurs questions éthiques • Nous ne connaissons pas les effets indésirables à long terme de ces produits. L’exemple des drogues génératrices de toxicomanie (opiacés, barbituriques, tranquillisants…) devraient nous inciter à la prudence. • Une amélioration des performances cérébrales humaines risque de bouleverser les équilibres fonctionnels, fruits d’un vaste et long processus évolutifs, qui conditionnent notre efficacité comme les mécanismes de la mémoire qui permettent l’oubli ou l’effacement des informations inutiles et le rappel des bonnes informations dans le bon contexte. 1.2. L’éthique des applications des neurosciences La neuro-amélioration • Cette amélioration pourrait aussi supprimer : - le plaisir de la récompense à l’effort - la relation morale que nous établissons entre un gain, un apprentissage ou un exploit et le prix que nous payons et/ou la peine que nous prenons pour les réaliser. • Dernier danger, le prise généralisée de neuroaméliorateurs pourrait devenir une contrainte sociale, voire même une dictature implicite (cf. le Meilleur des Mondes), menaçant la notion de liberté individuelle. Dans une société où une partie de la population prendrait un cocktail efficace, ceux qui n’en prendraient pas des laissés-pour-compte. Pire, ce cocktail pourrait être l’apanage d’une élite dominante. La neuroéthique - Annexes Les 22 avis du CCNE 1. États végétatifs chroniques (avis n° 7) – Mort cérébrale (avis n° 12) 2. Toxicomanies (avis n° 15 et 43) 3. Greffes de cellules nerveuses et Parkinson (avis n° 16 et 23) 4. Maladies mentales : - utilisation de placebo dans les essais d’antidépresseurs (avis n° 34) - neurochirurgie fonctionnelle d’affections psychiatriques (avis n° 71) 5. Comportement humain (avis n° 38) 6. Comportements sexuels : - traitement antiandrogénique chez les délinquants sexuels (avis n° 39) - contraception chez les handicapées mentales (avis n° 49) - prévention et répression des atteintes sexuelles contre les mineurs (avis n° 51) La neuroéthique - Annexes Les 22 avis du CCNE 7. Handicaps de l’enfant : - Surdité de l’enfant (avis n° 44 et 103) - Autisme (avis n° 47 et 102) - Handicaps congénitaux et préjudice (avis n° 68) - Prédiction fondées sur la détection de troubles précoces du comportement de l’enfant (avis n° 95) 8. Creutzfeldt-Jacob (avis n° 55 et 85) 9. Consentement et refus : - Consentement éclairé et information (avis n° 58) - Consentement en faveur d’un tiers (avis n° 70) - Refus de traitement et autonomie (avis n° 87) 2. Les neurosciences de l’éthique 2.1. La conscience Comme fondement de toute connaissance transmissible : « … je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais aussi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. En remarquant que cette vérité : “je pense donc je suis”, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des septiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeais que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. » Descartes, 1641 2. Les neurosciences de l’éthique La conscience « Sans ce sentiment d’existence individuelle que nous appelons en psychologie “conscience”, il n’y a point de fait que l’on puisse dire connu, point de connaissance d’aucune espèce; car un fait n’est rien s’il n’est pas connu, c’est-à-dire s’il n’y a pas un sujet individuel et permanent qui connaît. » Maine de Biran, 1812 « L’existence dont nous sommes le plus assurés et que nous connaissons le mieux est incontestablement la nôtre, car de tous les autres objets nous avons des notions qu’on pourra juger extérieures et superficielles, tandis que nous nous percevons nous-mêmes intérieurement, profondément. » Bergson, 1907 2. Les neurosciences de l’éthique La conscience « Mettons toutes ces thèses “hors jeu” ; n’y prenons plus part : nous dirigeons notre regard de façon à pouvoir saisir étudier théoriquement la conscience pure dans son être propre absolu. C’est donc elle qui demeure comme le résidu phénoménologique cherché ; elle demeure, bien que nous ayons mis “hors circuit ” le monde tout entier, avec toutes les choses, les êtres vivants, les hommes, y compris nous-mêmes. Nous n’avons proprement rien perdu, mais gagné la totalité de l’être absolu lequel, si on l’entend correctement, recèle en soi toutes les transcendances du monde, les “constitue” en son sein. » Husserl, 1913 2. Les neurosciences de l’éthique Les réseaux neuronaux • La conscience est sous la dépendance de deux systèmes complémentaires et interactifs : - un système sous-cortical, responsable de l’alternance veille-sommeil, constitué de la formation réticulée activatrice ascendante (raphé médian) - un système cortical indispensable à la perceptivité et aux phénomènes cognitifs dont l’ensemble définit la conscience, c’est à dire la connaissance qu’un individu a de lui-même et de son entourage • L’utilisation des techniques d’imagerie fonctionnelle du cerveau dans les états de sommeil, d’anesthésie générale, d’états végétatifs chroniques et de coma ont permis de cartographier ces réseaux corticaaux. 2. Les neurosciences de l’éthique Les réseaux corticaux La recherche n° 439, mars 2010, p. 47 2. Les neurosciences de l’éthique Le matérialisme « éveillé » • K. Ever :« La neuroéthique doit s’élever sur les fondements scientifiquement et philosophiquement sains du matérialisme éclairé. Celui-ci : 1. adopte une conception évolutionniste de la conscience, selon laquelle celle-ci constitue une partie irréductible de la réalité biologique, fonction du cerveau apparue au cours de l’évolution et un objet qui se prête à l’étude scientifique ; 2. reconnaît qu’une compréhension adéquate de l’expérience subjective consciente doit prendre en considération l’information subjective obtenue par auto-observation et l’information objective obtenue lors d’observations et de mesures anatomiques et physiologiques ; 2. Les neurosciences de l’éthique Le matérialisme « éveillé » • 3. décrit le cerveau comme un organe : - plastique, projectif et narratif, - agissant consciemment et inconsciemment de manière autonome, - et résultant d’une symbiose socioculturelle-biologique apparue au cours de l’évolution ; 4. considère l’émotion comme la marque caractéristique de la conscience. Les émotions ont fait s’éveiller la matière et ont permis de produire un esprit dynamique, flexible et ouvert. »