Le Corps-Je au théâtre ou l`écriture de soi performative et

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Le corps du « je » au théâtre, une écriture de soi performative et
symptomale chez Christophe Huysman
Jean-Paul QUÉINNEC
Au théâtre, est-ce que la question du double jeu est vraiment éculée ou au contraire, est-ce que
l'artiste, pour stimuler la dramatisation de l'action scénique, prend le risque de nouvelles
stratégies ? L'une d'elle pourrait bien être la représentation de soi au théâtre. Une écriture
scénique qui se dynamise sous l’effet d’un mouvement de dédoublement. L'auteur ou le
dramaturge distrait le spectateur en l’intéressant au romanesque du sujet « je » tout en
l’impliquant dans la fabrication de l’objet « je », ou encore, en excitant son attention par une
double lecture entre la fiction et la non-fiction du « je ». Une démarche équivoque qui assemble
des régimes contraires, en inversant les rôles et les positions entre le signifié devenu secondaire et
le signifiant le plus souvent dissimulé, devenu exhibé. Mais aussi un type de théâtre qui travaille
la pluralité de son régime, de son dispositif et de la réception pour faire de son écriture « le
langage d’une aventure, l’aventure du langage »1. Cette aventure langagière évoquée par Serge
Doubrovsky caractérise une forme problématique de l'écriture de soi que ce dernier a nommée
autofiction. Ainsi nous voudrions appréhender cette pratique quand elle devient soupçon ou acte
critique qui se constitue à partir de l’œuvre elle-même, de son langage.
Une inquiétude sans fin dans l'écriture de soi que nous avons nommée « autofiction
symptomale »2 à l'aide deux notions : le « langage-moi » développé par le linguiste Michel
Crouzet et la « dialectique symptomale » telle que défendue par l'anthropologue Georges Didi-
Huberman. Une approche théorique qui pourra rendre compte de l'esthétique protéiforme et
débordante dans Cet homme s’appelle HYC, spectacle performatif écrit, mis en scène et joué par
Christophe Huysman. Cependant avant d'entamer l'observation de cette pièce, il nous semble
important de camper le cadre autofictionnel qui nous intéresse.
Autofiction symptomale
L'analyse de Crouzet sur l'œuvre de Stendhal3 montre bien la place faite aux défaillances quand
l'auteur cherche à créer une langue singulière. Une écriture de soi qui constitue bientôt une langue
privée pour suspecter le langage institué et les vérités générales, pour délivrer un “je” d'une
masse. En concevant une langue « privée », l’auteur s'émancipe de cette conformité, s’écarte des
règles ordinaires. Cette volonté de rupture avec le langage commun est aussi un refus des lois des
autres. Loi sans loi, dont le but est de nommer « autrement ». Une subversion privée le
« moi » peut entretenir des relations privilégiées avec ou contre soi. Crouzet expose ainsi le
concept de la langue-moi (ou langue self) qui viendrait composer, en partie, un langage exclusif
pour exhausser l'individuel et le renforcer. Trouver pour l'être unique que le romancier représente
1 Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977, quatrième de couverture.
2 Jean-Paul Quéinnec, L'autofiction symptomale au cinéma, thèse dirigée par Jean-Luc Lioult et Anne Roche,
Université de Provence, 2007. Thèse non publiée.
3 Michel Crouzet, Stendhal et le langage, Paris, Gallimard, 1981.
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une expression tout aussi unique, un idiolecte agrammatical : « Quand une autre langue se crée
dans la langue, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite “asyntaxique”,
“agrammaticale” »4. Ainsi, Stendhal s'offre la possibilité d'être dans l'intraduisible pour exprimer
un sentiment inexprimable. Il s'agit alors d'une écriture illisible qui permet de mieux (se) dire.
Une illisibilité, presque, qui prévaut l'intention de communiquer sur la réalité de cette
communication. Se faire une langue, c’est la défaire pour se soumettre avant tout au désir de (se)
dire. Pratiquer une langue inconnue, la laisser venir à soi-même, sans se douter, reviendrait à
inventer une langue par étourdiment ou par étourdissement. Une langue transe qui s'improvise en
émergeant d'une passion, d'une ivresse, d'un abandon, voire d'une chute : « Il faut condescendre
aux mots. Mais le problème est là : c’est une chute, un reniement, une impossibilité. Du « moi »
au langage il y a une dénivellation »5.
Néanmoins être illisible peut devenir un acte choisi, une décision de la faute qui doit laisser voir
ce qui veut se dire. Les mots suspects sont réhabilités. Même éclaté, le langage doit dire. Il doit
être l'évidence immédiate d'une particularité. Il s'agit alors de retourner la défaillance, renverser
l'aphasie en une énergie linguistique jusqu'alors inconnue. Un mouvement qui bouleverse
l'identité coutumière pour atteindre une énergie qui « est un moment absolu de découverte et
d'invention de ressources sinon de puissances »6. Ainsi, l'écriture de Stendhal se fait multiforme
en produisant des effets de digressions, de dénivellations, d'accumulations, d'insertions de
langues étrangères, de sabirs mais aussi de croquis et de plans…
Cette langue-moi, c'est bien sûr un jeu, un jeu de cache-cache avec les autres qui peut s’avérer
aussi un jeu avec soi, avec l'image de soi : Jouer avec la langue pour jouer avec soi. Le
travestissement linguistique permet de préserver, de conjurer l'aveu, la confidence et de nourrir
une autofabulation7. Une liberté langagière qui favorise une approche "déplacée" de soi et qui le
plus souvent, induit un regard sur un « je » inconnu de soi.
Se cacher. Se cacher en rampant sur une coque de noix, le voilà qui sait radicalement dès l'enfance quel est son
exercice de survie pour la vie : se cacher, disparaître, effacer toute trace, remettre précisément chaque emprunt à sa
place. Une inquiétude où plus rien n'appartient8.
Huysman est un possible autofictionneur qui rejoint le beleyste dans ce besoin de se dire et un
besoin tout aussi fort de ne pas se trouver. La langue-moi déguise le « Moi », cache le vrai et en
même temps, à le dire elle provoque « un fourmillement de Moi ». Ce jeu du « moi » à lui-même
cache plutôt qu'un inconnu une multiplication de « Moi », un creusement infini des identités se
superposant et se regardant. L’écriture de soi devient interminable, un gouffre d’interprétations
provisoires. L’auteur joue de cet espacement pour y creuser continuellement entre ce qu’il est et
ce qu’il dit, non pas dans un but correctif, mais bien dans un mouvement d’exposition du
« moi » qui ne se cherche plus, mais cherche la manière de se montrer, de se figurer.
De son côté, Georges Didi-Huberman met en valeur la dialectique entre déchirure et ouverture à
travers l’image traditionnelle de la figure humaine. Une approche esthétique qui transgresse les
formes pour produire des formes transgressives, qui déchire les ressemblances et revient à
4 Ibid., p. 391.
5 Ibid., p. 99.
6 Ibid., p. 403.
7 Voir Vincent Colonna, Autofictions et autres mythomanies littéraires, Auch, éditions Tristram, 2004, p. 251.
8 Christophe Huysman, Cet Homme s'appelle HYC, ed. Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2001, p.32.
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produire des ressemblances déchirantes9. Il montre que la transgression et la forme sont liées
l’une à l’autre. Une recherche visuelle qui conçoit une forme à la fois équivoque et incarnée, faite
d'une dialectique de l'excès et de la structure (le cri et l'écrit), comme un mouvement voué au
symptôme ou au conflit plutôt qu’à la synthèse ou la réconciliation. La transgression ne refuse
donc pas une forme, elle induit un mouvement. Elle amorce un déplacement vers l’informe :
« Revendiquer l’informe ne veut pas dire revendiquer des non-formes, mais plutôt s’engager dans
un travail des formes (…) »10. Cet agencement dialectique entre des formes ressemblantes et
dissemblantes féconde un conflit, un rapprochement irréconciliable, un lieu inapaisable et
momentané. Cette relation labile restitue le travail du symptôme dans le jeu des formes. Une
dialectique symptomale qui entraîne la dislocation des formes et celle de la pensée. En s'appuyant
sur Bataille, Didi Huberman oppose l' « esthétique du remède » à l' « esthétique du mal ». La
volonté de symptôme, c'est repérer quelque chose qui ruine la normalité, déchire la vie ou l'être,
désigne les signes de leur insuffisance (ce qui croise le goût de la faute chez Stendhal). Sur le
plan visuel, cette esthétique valorise une recherche de l'accident de la forme, de l'accident qui fait
la forme. Montrer un accident serait prendre le risque de « non-savoir comme accident du savoir,
savoir de l’accident, savoir fait accident »11. Les formes symptomales pourraient alors révéler « la
nécessité de se jeter ou de jeter quelque chose de soi-même hors de soi »12 pour nourrir une
position instable et donc mouvante toute posture idéale s'effondre et se remet en question.
Parler d’une écriture de soi symptomale consisterait alors à mettre l’accent sur un processus, sur
une mise en forme qui entretient la projection d'une perte de soi. Chez Huysman, la série de
polaroïds sur lui-même "travaille" de même une discorde et un désordre du corps humain. Image
déchirée qui tente de nous ouvrir à l’inconfort d’une représentation inachevée de soi.
État dans le corps de HYC d'inventions permanentes, et crevaisons des contentions convenues (ce que l'on apprend),
en retirer de l'image fraîche qui puisse vous regarder et parvenir à l'absence de représentation si elle n'est pas
provisoire ; du retrait de l'image. Cadre. Parole13.
Chercher le symptôme visuel dans l’écriture de soi, à l'exemple de Huysman, consisterait à laisser
paraître ce qui échappe du « je », son ignorance comme sa maladie, à montrer la rupture de son
équilibre, à défaire la «normalité » par sa singularité. Un processus de figurabilité qui s’interprète
sans fin parce que la volonté de ne rien fixer de ce singulier maintient « la fragilité et
l'inachèvement vivace des symptômes (...) qui sont défaillances, glissements vers le bas, crises,
mises en mouvement déclassantes de l'être »14.
Ce goût de la défaillance provoque donc l'élan, qui produit une intensité (une énergie) parce qu'il
suscite un constant déséquilibre qui tôt ou tard entraîne dans un mouvement de chute. Une chute
qui déclasse la langue. Une langue déchirée comme résultat du renversement. À la dénivellation
chez Crouzet correspond « une ascension vers la chute » chez Didi-Huberman, qui fait avancer
l'auteur en tombant sans plus savoir qui il est, il est, qui le pousse à ne plus se voir ou
seulement comme éparpillé. À l'instar du linguiste, Didi-Huberman montre que si le symptôme
est le signe de la chute, il est aussi le signe de l'accompagnement de cette chute. Littéralement
9 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p.
22-23. Pour construire sa réflexion, il s'appuie sur la revue Documents, revue d'art que Bataille dirigea de 1929 à
1930.
10 Ibid., p.21.
11 Ibid., p 350.
12 Ibid., p.338-339.
13 Christophe Huysman, op. cit., p.14.
14 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe ..., op. cit., p. 349.
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« symptôme » signifie « ce qui choit avec » : « Pas de mal, pas de symptôme sans désir
inavouable envers l'autre »15. La forme symptomale cherche donc l'adresse à quelqu'un de
semblable au moment de la chute. Ne pas « construire » sa chute ne reviendrait qu’à évoquer
l’aspect clinique de la maladie dans l’œuvre.
Le symptôme dans l’image de soi semble générer de même une notion intersubjective qui in-
forme cette perte du « je » pour le trans-former alors une expression équivoque qui s’incarne, qui
se réceptionne : Si l’impuissance est revendiquée elle est aussi une écriture, une structure, une
action construite. Une écriture de soi insubordonnée qui ne va pas sans une position et une
construction, sans un authentique travail sur les formes. Elle est mise en forme, elle est forme
d’un montage de l’informe. Figurer l'autofiction symptomale serait donc une manière d’établir un
rapport, un mouvement, une régulation (même " déraisonnable ") d’une chose vers une autre, du
« je » vers l'autre.
Ainsi en s'appropriant ces deux notions, l’image-symptôme et la langage-moi, nous nous offrons
une voie dynamique pour observer une écriture autofictionnelle et théâtrale qui revendique une
approche faillible, équivoque, informe de son « héros-Je ». Des auteurs scéniques qui, à travers
une écriture de soi, mettent en jeu une langue privée pour explorer une esthétique du symptôme
qui paradoxalement renforce l'écart avec une posture individualiste. Une langue ambivalente qui
s’efforce de se recréer depuis son individualité et son insuffisance, de s’exposer depuis la
faillibilité de sa nature humaine, et qui à travers l'hypersubjectivisme du mode et du propos,
cherche en même temps un accès à l’autre, le spectateur, autrement que par la mimétique. Ce gros
plan de soi correspond à une volonté non pas d’une vue générique de soi mais du détail qui ne se
voit pas immédiatement, le plus ténu comme « cette position coincée entre le père et l’évier, il
regardait la trajectoire de la lavette lancée par la mère, inquiet, le corps pris en étau »16. Cet
espace étroit de l'ordinaire exacerbé chez Huysman devient un lieu de représentation. Une
disproportion de quelque chose de soi que l’écriture autofictionnelle et symptomale paraît trouver
dans la figuration du « je » au théâtre.
Autofiction symptomale et théâtre performatif
Mais de quel théâtre autofictionnel s'agit-il ? Un théâtre du « je » que l'on pourrait déterminer par
un théâtre personnel dont le processus de création est exhibé à l'égal de la défaillance du « je ».
Une démarche théâtrale qui se confronte au réel en privilégiant le choc et la performance. Ce
théâtre performatif17, comme l'a décrit Schechner, l'approche de l'intime se distingue par ses
préoccupations matérielles et formelles aussi bien dans le maniement des techniques des arts
numériques, dans la domestication de leur montage que dans l'exposition du corps du « héros-
je ». Associé à l'esthétique du symptôme, l'expérience du corps qui touche autant qu'il est touché
s'avère une question au langage de la scène. Ainsi, l'un des premiers aspects performatif consiste
à privilégier la notion d'immédiateté pour l'auteur et pour le spectateur. « Le concept de
performatif, qui en est venu à décrire cet état d’animation perpétuelle, souligne la signification de
15 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe ..., op. cit., p. 359
16 Christophe Huysman, op. cit., p.16
17 Richard Schechner, Performance : Expérimentations et théorie du théâtre aux USA. Montreuil : Éditions
Théâtrales, 2008.
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l’engagement de l’artiste comme du spectateur »18. Une relation en direct qui explore une
esthétique de l'effectuation dont le contenu est singulièrement significatif19. Ainsi, nous voulons
nous pencher sur une dramaturgie (une structure ou une écriture scénique) dont la
surdétermination de la figure du « je » mis à mal et le surinvestissement des capacités de la
technique théâtrale contemporaine forment un tout : le matériel apparaît comme une force non
plus discrète mais en puissance dans la matière de l'œuvre autofictionnelle. Une relation intime
du matériel qui peut se renverser en une relation matérielle de l'intime. Une écriture de soi dont
l'intention esthétique semble placer dans un rapport de réciprocité la mise à vue du processus de
fabrication et la mise à nu de soi. Démarche qui incite l'autofictionneur-acteur à chercher des
états limites de soi face à la "machinerie", comme à instaurer un rapport limite de soi avec le
spectateur. Mais le paradoxe, rappelons-le, est que ces autofictions d'un théâtre performatif
s'organisent non pas dans une volonté négatrice, dans un repliement sur soi, mais bien plutôt,
dans une recherche critique du mode théâtral. Une esthétique expérimentale, essayiste, qui fait se
toucher des contraires quitte à se perdre dans les énoncés, quitte à ne plus tenir ses objectifs à
force de croiser les dispositifs formels et les énigmes narratives. Un champ de forces
processus et résultat se confondent.
Le « corps-je »
Dans cette approche performative et matérielle du « je », la figuration du corps occupe une place
prépondérante. L'écriture autofictionnelle catalyse le corps du « je » sur le plateau. Elle le
transforme en une matière, elle le soumet à la technique. La scène atteint ce corps en lui faisant
subir toutes sortes de figurabilités. Elle met le corps "privé" à nu. L'autofictionneur exhibe aussi
bien la matrice, la mécanique, l'anatomie de son corps que sa maladie :
Carnographie, de carne. Retournement, précision. Biologie. Chavirement de la chair.
(…) La "carnographie n'a rien de complaisant, elle résorbe, absorbe, repeint à cru l'image du mensonge des corps, de
son économie, dévêt.
La chair sait regarder, nommer.
La viande ne ment pas20.
Comme nous le verrons plus loin, Christophe Huysman se saisit du symptôme pour faire paraître
l'informe de la figuration du corps, une corpographie qui nous conduit à son "infiguration"21.
L'écriture performative s'inscrit et se raconte sur la face interne retournée de son corps, à partir
d'un corps visiblement pris dans le symptôme comme dans l'en-cours de son devenir.
L' « infiguration » (comme on parlerait de l'informe) symptomale serait de représenter le
mouvement de cette transformation qui absorbe la forme saine du corps. L'auteur fait de son
corps symptomatique une substance dramatique mais aussi un matériau symptomal à la
disposition de l'écriture, de l'expérience limite de soi. Un corps matériel qui se soumet à diverses
expérimentations théâtrales, qui devient un lieu théâtralisé à contempler comme à sculpter. Le
18 Roselee Goldberg, Performances, l’art en action, Londres, Thames & Hudson, 1998. Version française traduite
par Christian-Martin Diebold, 1999, p. 10.
19 ibid, p. 10.
20 Christophe Huysman, op. cit. p. 120.
21 Jean-Paul Curnier, « L'impossible image de David Nebreda », in ouvrage collectif, dir. par Jean-Paul Curnier et
Michel Surya Sur David Nebreda, Paris, Léo Scheer, 2001. L'auteur écrit : « In-figurer les traces du corps qui
marquent la disparition, la dégradation, la ruine ». p.173.
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