une expression tout aussi unique, un idiolecte agrammatical : « Quand une autre langue se crée
dans la langue, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite “asyntaxique”,
“agrammaticale” »4. Ainsi, Stendhal s'offre la possibilité d'être dans l'intraduisible pour exprimer
un sentiment inexprimable. Il s'agit alors d'une écriture illisible qui permet de mieux (se) dire.
Une illisibilité, presque, qui prévaut l'intention de communiquer sur la réalité de cette
communication. Se faire une langue, c’est la défaire pour se soumettre avant tout au désir de (se)
dire. Pratiquer une langue inconnue, la laisser venir à soi-même, sans se douter, reviendrait à
inventer une langue par étourdiment ou par étourdissement. Une langue transe qui s'improvise en
émergeant d'une passion, d'une ivresse, d'un abandon, voire d'une chute : « Il faut condescendre
aux mots. Mais le problème est là : c’est une chute, un reniement, une impossibilité. Du « moi »
au langage il y a une dénivellation »5.
Néanmoins être illisible peut devenir un acte choisi, une décision de la faute qui doit laisser voir
ce qui veut se dire. Les mots suspects sont réhabilités. Même éclaté, le langage doit dire. Il doit
être l'évidence immédiate d'une particularité. Il s'agit alors de retourner la défaillance, renverser
l'aphasie en une énergie linguistique jusqu'alors inconnue. Un mouvement qui bouleverse
l'identité coutumière pour atteindre une énergie qui « est un moment absolu de découverte et
d'invention de ressources sinon de puissances »6. Ainsi, l'écriture de Stendhal se fait multiforme
en produisant des effets de digressions, de dénivellations, d'accumulations, d'insertions de
langues étrangères, de sabirs mais aussi de croquis et de plans…
Cette langue-moi, c'est bien sûr un jeu, un jeu de cache-cache avec les autres qui peut s’avérer
aussi un jeu avec soi, avec l'image de soi : Jouer avec la langue pour jouer avec soi. Le
travestissement linguistique permet de préserver, de conjurer l'aveu, la confidence et de nourrir
une autofabulation7. Une liberté langagière qui favorise une approche "déplacée" de soi et qui le
plus souvent, induit un regard sur un « je » inconnu de soi.
Se cacher. Se cacher en rampant sur une coque de noix, le voilà qui sait radicalement dès l'enfance quel est son
exercice de survie pour la vie : se cacher, disparaître, effacer toute trace, remettre précisément chaque emprunt à sa
place. Une inquiétude où plus rien n'appartient8.
Huysman est un possible autofictionneur qui rejoint le beleyste dans ce besoin de se dire et un
besoin tout aussi fort de ne pas se trouver. La langue-moi déguise le « Moi », cache le vrai et en
même temps, à le dire elle provoque « un fourmillement de Moi ». Ce jeu du « moi » à lui-même
cache plutôt qu'un inconnu une multiplication de « Moi », un creusement infini des identités se
superposant et se regardant. L’écriture de soi devient interminable, un gouffre d’interprétations
provisoires. L’auteur joue de cet espacement pour y creuser continuellement entre ce qu’il est et
ce qu’il dit, non pas dans un but correctif, mais bien dans un mouvement d’exposition du
« moi » qui ne se cherche plus, mais cherche la manière de se montrer, de se figurer.
De son côté, Georges Didi-Huberman met en valeur la dialectique entre déchirure et ouverture à
travers l’image traditionnelle de la figure humaine. Une approche esthétique qui transgresse les
formes pour produire des formes transgressives, qui déchire les ressemblances et revient à
4 Ibid., p. 391.
5 Ibid., p. 99.
6 Ibid., p. 403.
7 Voir Vincent Colonna, Autofictions et autres mythomanies littéraires, Auch, éditions Tristram, 2004, p. 251.
8 Christophe Huysman, Cet Homme s'appelle HYC, ed. Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2001, p.32.