Jean Tellez La philosophie comme drogue Introduction La philosophie aurait un rapport à la drogue ? L’idée est-elle à prendre au sérieux ? Elle a tout l’air d’être, au mieux d’une provocation, au pire d’une incongruité. Esquissons déjà notre propos. Nous tenterons d’éclairer l’attrait de la philosophie en général et la fascination que l’on peut éprouver pour des philosophies particulières. L’attrait est autre chose que l’utilité, l’importance, le prestige. Qui peut dire d’ailleurs dans quelle mesure ces derniers caractères s’appliquent à la philosophie ? Son attrait, par contre, est indéniable. En ce qui concerne cet attrait, nous choisissons l’option forte. Nous voulons expliquer une puissance d’attraction, une force entraînante propre à la philosophie. Dans ses types de réflexion, ses concepts, ses effets sur le langage, dans les expérimentations qu’elle permet ou promet, on peut trouver matière à stimulations, et même à grandes excitations intellectuelles. L’idée pourrait être triviale, mais elle ne l’est plus si l’on prend l’idée de stimulation au sérieux, si l’on se demande ce qui pourrait bien, en dernier ressort, la produire ici. Cette stimulation est exceptionnelle et rare. C’est en y songeant que l’idée de drogue nous vient à l’esprit. Cette idée à son tour nous fait songer à deux choses : à un breuvage enchanté et à un produit hautement psychotrope. Deux effets : une ivresse et une impulsion pour les pensées. Mais comment une activité pensante, une certaine manière de réfléchir, d’écrire et de discourir pourraient être de la substance, de la formule ? Quelle serait la molécule active ? L’hypothèse d’une drogue présentera au moins l’intérêt, espérons-le, de jeter quelque lumière sur cette affaire déconcertante qu’est la philosophie. Que penser de la gravité avec laquelle on s’occupe de l’être, du non-être, de la nécessité, de la liberté, des discours, du sens ? On suit cérémonieusement des parcours, on construit des concepts. Mais qu’est-ce que la philosophie ? Pourquoi marche-t-elle si bien, de cette façon si assurée ? Que réussit-elle ? Que font les philosophes ? Quelle est leur activité ? En outre, comment naît la philosophie ? Comment est-elle venue au jour historiquement ? Quels rôles respectifs ont joué Socrate et Platon ? Quelle est l’origine du besoin de philosopher ? Il est vrai que les questions d’origine première, de genèse, sont délicates. Quelle est l’origine du sentiment amoureux ? D’où vient la croyance en Dieu ? D’où procède le besoin de connaissance ? On connaît les apories où l’on tombe en posant ces questions. Mais dans le cas de la philosophie, la question de la genèse est à part. Le problème que pose son existence est spécifique. À nouveau parce qu’on ne sait pas ce que le philosophe fait au juste. Aime-t-il ? Croit-il ? Connaît-il ? De même : Espère-t-il ? Veut-il quelque chose ? Qu’est-ce qui le satisfait ? Qu’attend-il des autres ? Qu’attend-il de la vie ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’y a sans doute aucune réponse à ces questions. On peut en proposer, mais aucune n’aura un semblant de généralité. L’origine de la philosophie, comme l’origine de son besoin, se perdent dans un vague énigmatique. Proposons une manière d’élucidation. Une manière, presque un semblant. Car nous allons, peut-être, nous perdre tout à fait dans le vague. La philosophie commence quand on expérimente, quand on arpente une zone d’ivresse. Le philosophe prend part à un banquet originel. Ses discours sérieux, graves, sont d’ébriété. Au lieu où ils prennent leur source, les pensées deviennent à boire, les idées à s’injecter. De la sorte, elles quittent le champ de la conscience grave et sérieuse. Ce que fait le philosophe est donc embarrassant à comprendre, parce qu’indissociable d’un état éthylique ou narcotique excessivement singulier. Cela, nous pensons qu’il est possible de le montrer. Il s’agira d’abord de remarquer qu’il n’y a pas de philosophie sans l’expérimentation d’un bon état. « Bon » sera également entendu dans toute la puissance possible du mot : intense, étrange, envoûtant, merveilleux… Nous verrons que toute philosophie exprime, dessine un bon état. Nous serons mis sur la voie d’un breuvage particulier (et problématique, concédons-le), dans la mesure où cet état paraîtra toujours dessiné dans une philosophie particulière ; de la sorte, il sera impossible à reproduire, à trouver en dehors de cette dernière. Si une image pouvait aider en ce lieu, on pourrait songer à l’expérimentateur de drogues. Quand il raconte son expérience, il est poussé à forger ses évocations de telle façon qu’elles tracent les contours d’un état enivrant – d’un bon « trip ». Ce dernier est ineffable en lui-même, il n’est exprimable que par la figure que dessinent, dans leur ensemble, les évocations. Cela même indique que cette bonne disposition est narcotique, qu’elle n’appartient pas à une conscience ordinaire, qu’elle n’est perceptible que dans une conscience altérée. Une pensée sobre ne peut tout simplement pas la reproduire ou la retrouver, puisqu’il lui faudrait pour cela les fils expérimentaux, les tracés mentaux du drogué. En ce qui concerne l’aspect de psychotrope, il faudrait relever des caractères qui sont assez évidents dans une philosophie, mais sont rarement pris en compte et analysés. Il s’agit en premier lieu d’une vigueur dans les discours, reconnaissable en particulier à la densité d’idées dans une page philosophique, mais aussi à une puissance entraînante des arguments. Il s’agit en second lieu d’attirer l’attention sur l’aptitude au délire chez les philosophes. Prévenons autant que possible les malentendus sur ce point. Nous prendrons « délire » en un sens positif, nullement dans une optique de dérision, encore moins avec des idées de thérapie dans la tête (« guérir » les philosophes de leur délire). Le délire des philosophes est tout à fait spécial ; c’est une variation sur la meilleure pensée qui puisse être donnée à goûter. Un rapprochement entre les états narcotiques ordinaires et les dispositions philosophiques n’est d’ailleurs pas aussi incongru qu’il paraît. Déjà, sous l’effet des premiers, on peut s’imaginer que l’on fait de la philosophie ou qu’on résout des problèmes métaphysiques ; Baudelaire, dans Du vin et du haschisch, le suggère pour le « kief », état suprême du voyage en haschisch : « Tous les problèmes philosophiques sont résolus. Toutes les questions ardues contre lesquelles s’escriment les théologiens et qui font le désespoir de l’humanité raisonnante, sont limpides et claires. Toute contradiction est devenue unité. L’homme est passé dieu. » En creusant la question, on finirait par trouver, non pas tant une incompatibilité, qu’une relation de modèle à simulacre entre philosophie et drogues. Les drogues, « singerie de la haute marée de l’âme1 », dit Nietzsche. Ne simulent-elles pas les hauts états philosophiques ? C’est une idée qui paraît se dégager du Phèdre de Platon, où un certain discours sur l’amour du rhéteur Lysias est qualifié de pharmakon, « drogue » (mais aussi « philtre », « remède », « poison »). Cette drogue plonge Phèdre, l’ami de Socrate, et dans une certaine mesure assez mystérieuse ce dernier lui-même, dans un état de surexcitation. Ils n’en seront tous deux guéris que par un état d’excitation infiniment supérieur, qui est la philosophie. Cette caractérisation d’un discours comme drogue / poison par le Phèdre se dessine sur le fond de la vieille distinction entre la rhétorique et la philosophe. Dans le Gorgias, la rhétorique apparaît, au même titre que l’art du sophiste (autre maître en sortilèges et discours-poisons), comme le simulacre flatteur d’arts qui sont pour Platon le propre du philosophe : la justice et la législation politique. Le rhéteur simule l’art de la justice, le sophiste l’art du législateur. Entendons que, par leur discours, ils éveillent dans l’âme les simulacres des hauts états de la justice et du bien politique. Significativement, la rhétorique est assimilée à la cuisine, pratique routinière des sauces et décoctions en tous genres. 1. Le gai savoir, II, § 86, trad. par Pierre Klossowski, Gallimard, « Folio/ essais », 2002, p. 114. La sophistique quant à elle, est ramenée à la cosmétique, pratique tout aussi routinière des crèmes, onguents, huiles corporelles. Le rhéteur est ainsi l’empoisonneur par voie orale pourrait-on dire, l’empoisonneur proprement dit. Il élabore des formes gustatives du discours qui emporteront l’adhésion des foules, quand le philosophe, avec ses discours exigeants et sans apprêts, avec la seule arme de la vérité, peine à convaincre. Mais l’opposition platonicienne entre le rhéteur et le sophiste d’une part, le philosophe d’autre part, est plus profonde qu’il n’y paraît. Ce n’est pas un simple rejet, par le philosophe, de l’imposteur qui voudrait prendre sa place. Car il n’y a pas, chez les sorciers du verbe, pure et simple imposture. Le rhéteur a perçu quelque chose d’essentiel dans la vérité philosophique, sinon comment pourrait-il jouer, pour le dire ainsi, de la magie de la vérité ? Et le philosophe de son côté, reconnaît dans les discours inspirés du rhéteur quelque chose qui est de la vérité, du côté de la vérité, et qui devrait lui appartenir, à lui le philosophe. Cette opposition est donc en fait une profonde rivalité. Et s’il y a rivalité, c’est qu’il y a terrain commun. Le terrain commun pourrait bien être l’art d’apprêter des discours de façon à les rendre irrésistibles, de façon à gagner l’âme entièrement. L’enjeu pourrait être celui-ci : qui est le maître absolu des mots qui enchantent et ravissent l’âme ? On remarquera que le Phèdre s’occupe tout entier de cette question. Un certain discours sur l’amour du rhéteur Lysias concentre d’abord toute l’attention. Socrate, après en avoir écouté la lecture qu’en fait Phèdre, se sent subitement des talents d’orateur. Tout indique qu’il voudrait ravir la vedette à Lysias. Il concocte donc un discours sur le même sujet, dans les règles de l’art ; en fait, il s’acharne à faire mieux que Lysias. Dans un second temps, il le surpasse merveilleusement, et cette fois sans contestation possible. Car, à un triple signal reçu de son « démon », il se lance dans un fantastique, inégalable discours sur l’amour. Or il s’agit bien en l’occurrence, aussi étonnante que l’idée puisse paraître, d’opposer drogue à drogue, philtre rhétorique et philtre philosophique. Comme nous le verrons bientôt, l’extraordinaire évocation où se lance Socrate, et où se mêlent métaphysique, mythologie échevelée et mystique de l’amour, est indirectement et habilement présentée comme l’effet d’une consommation. Quelque drogue suprême – aliment ou breuvage aux effets merveilleux – a été consommée et a produit l’état philosophique. Où a eu lieu ce banquet ? Peut-être dans une vie antérieure, quand l’âme voyageait vers la voûte du ciel. Elle en est revenue, en tout cas, droguée à jamais. Cette évocation dans le Phèdre d’un aliment miraculeux, condition de la philosophie, peut faire songer aux boissons et nourri­tures d’immortalité, étudiées par Georges Dumézil dans Le Festin d’immortalité 1. Un élément commun à de nombreux mythes indo-européens est l’évocation d’un aliment – ou d’une boisson – qui rendrait les dieux immortels (le nectar ou l’ambroisie dans les mythes grecs). Suggérons une direction de recherche concernant le seul cas de la philosophie. L’idée d’une drogue ayant des effets sur la pensée, des effets nommés « philosophie », aide à comprendre le type de pensée que fonda Platon. Elle permet de mieux saisir la nature même de l’acte philosophique, ainsi que l’étonnante perpétuation à travers le temps de la figure du philosophe et de son verbe – qui restent étonnamment fidèles à la fondation platonicienne. Il y a prise et reprise d’un breuvage originel, qui enivre, bouscule les pensées, mais leur donne aussi une orientation et une force qui défient le temps. Une telle enquête oblige à chercher dans le discours des penseurs des choses à goûter. L’idée présente des risques évidents de trivialité. Il est peu discutable que l’on peut « goûter » les pensées de Nietzsche, de Heidegger, de Deleuze… Nous devons entendre quelque chose de plus précis : les philosophies de Nietzsche, de Heidegger, de Deleuze ne sont elles-mêmes possibles que comme effets du goût narcotique d’une certaine pensée. Notre paradoxe se ramène à l’idée d’une pensée dont on pourrait savourer les effets stupéfiants – et qu’il serait donc, logiquement, difficile d’exprimer comme acte de pensée proprement dit. 1. Le Festin d’immortalité, Étude de mythologie comparée indo-européenne, (1924), Annales du Musée Guimet, Paris, vol. 34. Georges Dumézil a d'ailleurs renié ce travail de jeunesse. Déjà, il n’est pas sans signification qu’un des textes fondateurs de la philosophie se nomme « Banquet ». Dans le même ordre d’idées, remarquons qu’Aristote caractérise l’acte de contemplation philosophique par sa saveur sans pareille : ἡ θεωρία τὸ ἥδιστον καὶ ἄριστον, « la contemplation (theoria) est ce qu’il y a [dans l’intelligence] de plus délicieux (hèdiston) et de plus relevé (ariston)1 ». Rappelons aussi ces mots de Schopenhauer : « La connaissance pure, débarrassée et affranchie de toute volonté, constitue quelque chose d’éminemment délectable2. » Par ailleurs, et pour évoquer cette fois le terrain clinique des narcotiques, l’idée d’expériences approximativement communes aux stupéfiants et à la philosophie, n’est pas quelque chose d’absurde. Dans le cas des stupéfiants, on expérimente, après la prise ou l’injection, des changements dans la façon dont on perçoit l’espace, le temps, les sons, les couleurs, les êtres. Les représentations s’altèrent, se déchirent et font entrevoir un donné perceptif nouveau. « Nouveau », n’est peut-être pas le terme qui convient. C’est le même donné, mais en un don inattendu. Une nouvelle donne dans le donné. Tout est pareil dans le monde du drogué, sauf que la moindre chose se met à exister intensément, la moindre suite de mots résonne d’une profusion de sous-entendus. Notons aussi cette propriété de la drogue de donner sens à une vie sans rien apporter à cette vie, rien en dehors de ce sens nu lui-même, c’est-à-dire rien en dehors d’une certaine direction. Sens qui n’apprend rien et ne procure aucune joie, mais sens quand même. « On devient drogué, dit William Burroughs, parce qu’on n’a pas de fortes motivations dans une autre direction. La came l’emporte par défaut3. » Des choses ici – à des degrés très divers – peuvent évoquer ce que nous trouvons dans une philosophie. Avec quelques différences de taille : on ne voit guère par exemple à quoi pourrait 1. La Métaphysique, livre Lambda, 1072b, traduction de Jules BarthélemySaint-Hilaire. 2. Le Monde comme volonté et comme représentation, P.U.F., « Quadrige », Paris, 2008, p. 258. 3. Junky (1953), trad. fr. Gallimard, Folio, 2008. correspondre, chez les philosophes, la prise, qu’elle soit absorption ou injection. Pourtant la brève description qui précède peut s’appliquer approximativement aux effets qui sont visibles dans une philosophie. Ainsi, cette dernière installe toujours ses conditions par un acte qui paraît être son déclenchement : une certaine conversion du regard, un certain état critique, l’éveil d’une certaine faculté (vision des essences, intuition intellectuelle, point de vue « transcendantal »…). Le résultat est toujours une profonde altération des idées que l’on se faisait antérieurement sur les choses, sur la vérité, sur le sens de l’existence. Le résultat est aussi une particulière puissance d’évocation du monde. C’est un trait singulier des grandes philosophies. Elles nous font décoller du réel ordinaire, elles ne nous mettent pas moins face au monde tel qu’il est, monde dont elles dessinent vigoureusement les contours. Une œuvre philosophique a quelque analogie avec les protocoles d’expérimentation de drogues, les descriptions d’effets narcotiques que l’on trouve chez nombre d’écrivains, de Thomas de Quincey à Henri Michaux, en passant par Théophile Gautier et Charles Baudelaire. Un philosophe comme Walter Benjamin s’y est frotté, dans divers essais entre 1927 et 19341. La structure sera toujours analogue dans les deux expériences, celle des drogues communes, celle de la drogue philosophique (dont nous supposons l’existence pour le moment) : quelque chose vient modifier, altérer la perception quotidienne de soi et du monde, et justifie dès lors le projet d’enregistrer, décrire, suivre le fil captivant d’une nouvelle vision des choses. Certes, l’analogie reste purement extérieure et vague. Car nous ne sommes pas en mesure, pour l’instant, de détecter un haschisch, un opium, dans les perspectives de pensée et de vision décrites par la philosophie. On peut noter par ailleurs que la perception altérée par les drogues peut avoir l’aspect d’un bouleversement. Or, le bouleversement est une phase remarquable dans une philosophie. Une philosophie, avant d’être une interprétation, une systématisation, 1. « Protocoles d’expérience faites avec les drogues », dans Sur le haschich et autres écrits, Christian Bourgeois, 2001. une mise en discours du monde, est la production et la mise en relief d’une panique fondamentale. Ainsi Descartes, dans ses Méditations, n’installe pas tranquillement un fondement absolument ferme et indubitable du savoir qui s’appelle le « cogito ». Il décrit plutôt l’effet déstabilisant d’une pensée, que quelques mots brefs expriment : « je pense, je suis ». Avant d’être un quelconque événement décelable dans le monde des savoirs, le cogito est quelque chose qui affecte, catastrophiquement pourrait-on dire, le texte cartésien lui-même. Il s’agit là d’une propriété générale du discours philosophique : les philosophes – du moins les grands – ont certes la prétention de vouloir bousculer tous les savoirs et sciences de leur temps, mais ils le font sur la base d’une expérience qui est celle de leur propre bouleversement. Le premier effet de la drogue que nous cherchons est fulgurant et il fait, si l’on peut dire, perdre la tête. Supposons donc l’existence d’un opium des philosophes. Cherchons si toute philosophie ne contiendrait pas, à l’état de dilution, des éléments narcotiques. En lisant une œuvre philosophique, nous ne les apercevons pas nécessairement, mais nous subissons leur effet. Une fois cela raisonnablement acquis, nous pourrons tenter d’isoler le principe actif. Pour remplir la fonction de drogue philosophique, un candidat se présente vite – assez vite pour que nous le prenions au sérieux, mais trop pour nous en satisfaire tout à fait. Il s’agit de cette fameuse rhétorique. On pourrait estimer par exemple qu’une grande part des discours philosophiques s’alimentent, trouvent leur psychotrope dans des formulations, des mots maîtres, un certain style, un certain enchaînement des idées. Nous ne songeons pas ici aux pièges tendus par le langage ordinaire, origine selon Wittgenstein de la majorité des problèmes philosophiques. Nous songeons plutôt aux effets de sa propre langue sur le philosophe, c’est-à-dire aux répercussions de pensée d’une certaine manière inhabituelle de s’exprimer. La drogue serait ici l’étrangeté de la formulation. Un penseur pourrait s’intoxiquer à des formules, à la mesure même de leur étrangeté, de leurs sonorités inclassables, en vertu des associations d’idées peu catholiques qu’elles permettent. On peut tout aussi bien évoquer une hypnose, une fascination, une ivresse produites par certaines doses de langage ou certaines synthèses langagières inaccoutumées. Le philosophe serait un consommateur de langage, à un degré que l’on ne soupçonne pas, un usager dépendant aux mots, au sens pathologique et courant de la dépendance. Un texte philosophique pourrait exprimer de la sorte un état second de la pensée du philosophe. Si tel était le cas nous aurions nous-mêmes besoin d’une manière d’hypnose pour être en phase avec ses textes. Nombre de lecteurs et de disciples des philosophes se recrutent probablement ainsi : ils expérimentent dans leur lecture une hypnose qui les berce. Songeons à nouveau à l’effet de la rhétorique. Un disciple s’approprie une pensée en suivant ses effets textuels, sa ligne d’écriture, il est attentif au rythme, au cadencement, au poids des mots maîtres. Il se laisse tant bercer par son auteur fétiche, qu’il peut cesser de le comprendre ou prendre sa très longue familiarité avec lui pour une compréhension. Entre-temps, il en a subi l’influence. Il en est affecté. Il est mis en route, excité par la pensée de son auteur phare. Il boit ses paroles, s’y enivre. L’alcool du texte le pousse à insérer sa propre pensée éméchée dans le texte. Le disciple de Deleuze commente Deleuze. Cela signifie qu’il est incité, poussé à prolonger Deleuze à partir de Deleuze. Il active, réactive la moindre formule, remet les expressions dans leur état d’excitation. Il arrive à deleuzianiser. D’autres kantisent, hégélianisent, heideggérianisent. D’où le statut particulier de la citation chez les commentateurs de philosophes. Elle a la vertu de bon échantillon, de prise régulière, qui relance la faculté de commentaire. Cela ne suffit pas bien sûr à établir qu’un grand philosophe ne pense que sous le coup d’une substance, mais bien que ses disciples, eux, substantialisent sa pensée et ainsi la consomment ; ils en font un produit du type pharmakon. Pour résumer, si la parole du philosophe est sous influence d’un produit X – ce point restant bien entendu à établir –, celle du disciple l’est donc aussi, quoique indirectement. Dans son cas, les dogues, ce sont Kant, Hegel, Heidegger, Deleuze. Le produit X s’y trouve, mais dilué, exprimé déjà sous forme de philosophie. Le disciple est ainsi sous influence d’un penseur lui-même sous influence. Il saura exprimer nombre de singularités de la pensée du maître, à la seule exception d’une, qui est fondamentale : la singularité de son mode de pensée lui-même. Pour y arriver, il lui faudrait disposer de la drogue du philosophe. Mais, s’il en disposait, il ne serait le disciple ou commentateur de personne. On pensera peut-être que nous réifions excessivement le geste philosophique. Nous lui attribuons les traits d’un genre, la simplicité abusive d’une essence, oubliant l’immense diversité des pensées et des œuvres. Mais nous ne cherchons pas à faire de l’histoire de la philosophie, nous ne nous livrons à aucune étude d’auteurs. C’est le charme philosophique qui nous intéresse, et lui seul. Charme maudit, malsain peut-être, mais irrésistible. Par ailleurs, à mesure que nous verrons se dessiner la formule d’un narcotique philosophique, nous verrons aussi s’estomper les différences entre philosophies. Du point de vue de leur principe actif, elles convergent toutes étonnamment. Nous parlerons donc de la philosophie en général, sans trop craindre de faire tort aux différences des systèmes et des œuvres, qui sont aussi, cela est évident, profondes et essentielles. Pour conclure, nous nous en tiendrons à la nature seule de l’acte philosophique. Nous essaierons de le décrire dans sa spécificité. Les œuvres des penseurs ne seront abordées que dans ce but. Par « acte » ou « geste philosophique », nous entendrons ce que le philosophe fait quand il philosophe. Pour élucider cet acte, nous nous transporterons dans diverses zones symptomatiques des textes. Nous y traquerons plus le symptôme que les thèmes explicitement développés, quoique sans systématisme sur ce point. Dans le même esprit, nous esquisserons un modèle de la philosophie d’ascendance platonicienne. Tous les types de penseurs n’y seront sans doute pas inclus, mais on y trouvera un ensemble significatif : tous ceux qui ont bu aux dialogues de Platon. Tous ne l’ont pas fait à la source, beaucoup ont pu s’abreuver à des ruisseaux éloignés. Mais le poison, ils y ont tous goûté.