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Qu’est-ce que l’éthique ?
par Pierre HADOT, Sandra LAUGIER et Arnold DAVIDSON
| Presses Universitaires de France | Cités
2001/1 - n° 5
ISSN 1299-5495 | ISBN 213051555X | pages 129 à 138
Pour citer cet article :
— Hadot P., Laugier S. et Davidson A., Qu’est-ce que l’éthique ?, Cités 2001/1, n° 5, p. 129-138.
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Qu’est-ce que l’éthique ?
ENTRETIEN AVEC PIERRE HADOT
Pierre Hadot, vous êtes un grand spécia-
liste de la philosophie antique. Vous êtes,
entre autres, auteur de Qu’est-ce que la
philosophie antique1et vous venez de
publier une édition du Manuel d’Épic-
tète2. Mais vous avez aussi écrit, par
exemple, sur Montaigne, Kierkegaard,
Thoreau, Foucault, Wittgenstein. Pour-
rait-on dire que votre intérêt pour des
penseurs aussi divers est d’ordre éthique ?
Et en quel sens d’ « éthique » ?
Quand j’entends le mot « éthique »,
je suis un peu perplexe, en ce sens que
le mot « éthique » implique une appré-
ciation concernant le bien et le mal des
actions, ou alors des gens, ou des cho-
ses. Mon intérêt pour tous ces auteurs
n’est peut-être pas vraiment éthique. Je
dirais plutôt qu’il s’agit d’un intérêt
existentiel. Chez Wittgenstein par
exemple, ce qui m’a intéressé, étant
donné la mentalité avec laquelle je le li-
sais en 1959, c’était avant tout le mys-
tique, ou plutôt, selon moi, le positi-
visme mystique. C’était presque une
contradiction dans les termes : Pour-
quoi Wittgenstein avait-il osé parler de
mystique ? La fin du Tractatus était
pour moi particulièrement frappante
chez Wittgenstein. Il s’agit, selon mon
interprétation, que je ne crois pas être
trop fausse, d’une « sagesse silen-
cieuse ». C’était aussi une formule que
j’avais lue dans le livre de Ma-
dame Anscombe, laquelle disait à pro-
pos de Wittgenstein que ce qui était le
plus important pour lui, c’était l’émer-
veillement devant le monde. Tout ça
n’est pas tellement « éthique ».
D’une manière générale, je ne suis
pas très moralisant, et je crains que le
mot « éthique » ne soit trop restreint,
à moins qu’on ne l’entende au sens de
l’éthique de Spinoza. Après tout, Spi-
noza intitulait Éthique un livre de mé-
taphysique. Il faudrait donc plutôt
129
Qu’est-ce que l’éthique ?
P.Hadot
1. Gallimard, « Folio-Essais », 1995.
2. Le Livre de Poche, 2000.
prendre le mot « éthique » au sens très
large.
Ce sens particulier du mot « éthique »
que vous revendiquez, vous lui donnez
parfois le nom de « perfectionnisme »,
une forme de philosophie morale qui est
un peu délaissée par la philosophie
contemporaine. Ce serait l’idée de re-
cherche du meilleur moi, l’idée du per-
fectionnement de soi, qui trouve sa
source chez Platon et qui apparaît,
comme votre œuvre l’a montré, dans
l’ensemble de la philosophie antique. On
peut aussi la retrouver chez des penseurs
plus contemporains, comme, par
exemple, le philosophe américain Emer-
son, ou Nietzsche. Ce perfectionnisme
– que vous liez aussi à l’idée d’exercice
spirituel – pourrait-il être défini au-delà
de la période historique des exercices spi-
rituels ? Bref, cette éthique peut-elle
avoir une pertinence plus moderne ?
Oui, la notion de perfectionnisme
peut, d’une part, être considérée
comme une forme d’éthique, et, d’au-
tre part, elle a l’avantage d’impliquer
toutes sortes de notions qui ne sont
pas proprement éthiques. C’est finale-
ment une formule commode qui cor-
respond en plus à une tradition qui
remonte à Platon. À la fin du Timée,
Platon parle de la partie la plus excel-
lente de nous-mêmes qu’il faut mettre
en accord avec l’harmonie du tout.
J’ai été frappé d’ailleurs, notamment
en commentant le Manuel d’Épictète,
de voir que la notion d’aller vers le
meilleur, de se tourner vers le meil-
leur, qui réapparaît plusieurs fois,
était pratiquement équivalente à la
notion de philosophie aussi bien chez
Épictète lui-même, que chez un cy-
nique de l’époque de Lucien. Il s’agit
de celui au sujet duquel Lucien de
Samosate, le fameux satiriste du
IIesiècle après J.-C., dit justement que
« Démonax se tourna vers le meil-
leur », ce qui veut dire qu’il se conver-
tit à la philosophie. Cela correspond
très bien aussi à l’idée de la fin du
Timée de Platon : la partie la plus ex-
cellente se met en harmonie avec le
tout, avec le monde.
Cela nous ramène au problème de
l’éthique et de sa définition. Dans la
perspective de ce que vous venez de
nommer le perfectionnisme, on pour-
rait dire que c’est la recherche d’un état
ou d’un niveau supérieur du moi. Ce
n’est donc pas seulement une question
de morale. Dans l’Antiquité – comme
j’ai été amené à le dire à propos notam-
ment des stoïciens, mais je crois que
l’on peut finalement le dire à propos de
toute philosophie – il y a trois parties
de la philosophie : la logique, la phy-
sique et l’éthique. En fait, il y a une lo-
gique théorique, une physique théo-
rique, une éthique théorique, et puis il
y a une logique vécue, une physique
vécue, une éthique vécue. La logique
vécue consiste à critiquer les représen-
tations, c’est-à-dire tout simplement à
ne pas se laisser égarer dans la vie quo-
tidienne par des jugements faux, no-
tamment pour ce qui est des jugements
de valeur. Tout le travail d’Épictète est
justement d’essayer d’amener le dis-
ciple à prendre conscience qu’il faut
avant tout commencer par s’en tenir
aux choses telles qu’elles sont, c’est-à-
dire à une représentation objective, ce
130
Entretien
qui évite d’ajouter immédiatement des
jugements de valeur face aux événe-
ments, si graves soient-ils. La logique
vécue consiste en cela. On retrouve très
souvent de la physique vécue chez
Marc Aurèle, mais aussi chez Épictète.
Il s’agit de la prise de conscience du
destin, pour la philosophie stoïcienne,
ou alors de la prise de conscience des
réalités physiques, pour les épicuriens.
Selon ces derniers, pour pouvoir se
rendre compte que nous pouvons vivre
sans avoir peur des dieux, parce que les
dieux n’ont pas créé le monde, il faut
appliquer la physique à notre compor-
tement de tous les jours. En ce qui
concerne l’éthique vécue, il s’agit évi-
demment de ne pas se contenter d’une
éthique théorique, mais de la prati-
quer. Pour les stoïciens, il s’agit surtout
de ce qu’ils appellent les devoirs, c’est-
à-dire les obligations de la vie de tous
les jours. Donc, il s’agit d’exercices spi-
rituels, ou de ce que j’appelle, moi, des
exercices spirituels, c’est-à-dire des pra-
tiques destinées à transformer le moi et
à lui faire atteindre un niveau supérieur
et une perspective universelle, notam-
ment grâce à la physique, à la cons-
cience du rapport au monde, ou grâce
à la conscience du rapport avec l’hu-
manité dans son ensemble, ce qui en-
traîne le devoir de tenir compte du
bien commun.
Alors, est-ce que tout cela peut
avoir un sens actuellement ? Je pense
qu’il y a une continuité de ces pra-
tiques, doublée d’une discontinuité.
Ces exercices spirituels réapparaissent
toujours au cours des siècles. On les
retrouve, par exemple, au Moyen Âge,
mais intégrés à la vie chrétienne,
car les chrétiens ont repris beau-
coup d’exercices spirituels, comme,
par exemple, l’examen de conscience,
la méditation de la mort (en la défor-
mant plus ou moins, d’ailleurs), etc.
D’autre part, on les retrouve
aussi, par exemple, chez Descartes (au
moins dans les Méditations, pour
prendre un des exemples les plus
clairs), chez l’écrivain anglais Shaftes-
bury (qui a écrit des Exercices – tout
court – qui sont tout à fait à la mode
d’Épictète et de Marc Aurèle), chez
Goethe (dans certains poèmes, entre
autres), chez Emerson et Thoreau, et
chez Bergson. Dans tous les cas, il y a
perfectionnisme, car il s’agit bien
d’un mouvement vers un moi supé-
rieur. C’est très net chez Bergson, car
il oppose toujours les habitudes qui
émoussent notre perception (c’est-à-
dire celles qui font que nos décisions
ne sont pas de vraies décisions, mais
des réponses presque mécaniques à
des situations habituelles) à la cons-
cience claire d’un moi qui est (il uti-
lise l’image inverse) plus profond. Il
s’agit bien toujours de perfection-
nisme. D’ailleurs, on pourrait même
retrouver ce perfectionnisme chez
Heidegger dans la mesure où il op-
pose le « on », qui est le moi tout à
fait enfoncé dans les habitudes méca-
niques, dans les réflexes automatiques,
à l’existence authentique, qui est d’ail-
leurs une existence qui n’a pas peur
de l’angoisse, et donc qui suppose un
état du moi supérieur. Dans cette
perspective, le perfectionnisme est très
actuel.
131
Qu’est-ce que l’éthique ?
P.Hadot
Dans votre livre sur Marc Aurèle, La
Citadelle intérieure1, vous vouliez mo-
difier une lecture traditionnelle qui pré-
sente Marc Aurèle comme un pessimiste
dégoûté de la vie quotidienne, et vous
mettez en évidence ce qu’il nous apprend
de la beauté de la vie, cet émerveillement
devant le monde dont vous parliez tout à
l’heure. Dans cette perspective, l’exercice
philosophique n’est plus l’arrachement à
la vie quotidienne que vous définissiez
dans les exercices spirituels, mais peut
s’accomplir dans la vie quotidienne, par
la compréhension même de ce qu’est le
quotidien. Cela pose une question : celle
de l’ambiguïté de cette idée du quoti-
dien, puisque selon vous, il faut pouvoir
accepter l’ordinaire, mais aussi s’en arra-
cher. Comment résolvez-vous cette dua-
lité ? Je pense ici à ce que dit le philo-
sophe américain Stanley Cavell2de deux
sortes de quotidien. Le premier comporte
les habitudes dont vous parliez tout à
l’heure et dont il faut se dégager. Le se-
cond, qui est une transformation du pre-
mier, serait comme une « seconde naï-
veté ». Dans votre lecture de Marc
Aurèle, y a-t-il cette même dualité, du
quotidien à dépasser et du quotidien à
atteindre ?
Oui. Cela correspond d’ailleurs
tout à fait à un questionnement per-
sonnel. J’avais pensé, à la fin de Qu’est-
ce que la philosophie antique ?, à définir
la philosophie comme la transfigura-
tion du quotidien. Vous avez parfaite-
ment raison de demander quelle est la
situation de ce quotidien, c’est-à-dire
si le philosophe doit s’arracher au quo-
tidien ou au contraire le transfigurer.
Il y a bien un arrachement au quoti-
dien. Chez Marc Aurèle, par exemple,
on trouve cet effort pour éviter d’avoir
les représentations ou les jugements
qui sont habituels dans la vie quoti-
dienne. À un homme qui est en admi-
ration devant les mets que l’on mange
à table, il répond que tout ça n’est rien
de plus que du cadavre de poisson ou
d’animal. Devant sa propre pourpre, il
se dit que c’est du sang d’un animal
dont l’étoffe est imbibée. Et, en ce qui
concerne les plaisirs sexuels, que l’on
considère dans le quotidien comme
quelque chose d’extraordinaire, il dit
que c’est un frottement de ventres, et
voilà... Il produit des définitions qui
replacent les réalités quotidiennes dans
le monde, ou le cosmos ; il donne des
définitions physiques de ces réalités.
Comme vous le disiez à propos de
Stanley Cavell, ilyaunarrachement
au quotidien, dans la mesure où ce
quotidien consiste en des jugements
ou des comportements dans lesquels le
moi véritable ne s’engage pas, mais
est dominé par les habitudes et les
préjugés.
Bien que la philosophie soit un ar-
rachement à ce quotidien, elle reste ce-
pendant inséparable de ce quotidien.
J’ai toujours aimé ce passage de Plu-
tarque dans son traité Si la politique est
l’affaire des vieillards. Il y parle de So-
crate en disant qu’il n’a pas été philo-
sophe pour la raison qu’il enseignait
sur une estrade et qu’il développait des
132
Entretien
1. Fayard, 1991.
2. Une nouvelle Amérique encore inapprochable.
De Wittgenstein à Emerson, L’Éclat, 1991.
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