qui évite d’ajouter immédiatement des
jugements de valeur face aux événe-
ments, si graves soient-ils. La logique
vécue consiste en cela. On retrouve très
souvent de la physique vécue chez
Marc Aurèle, mais aussi chez Épictète.
Il s’agit de la prise de conscience du
destin, pour la philosophie stoïcienne,
ou alors de la prise de conscience des
réalités physiques, pour les épicuriens.
Selon ces derniers, pour pouvoir se
rendre compte que nous pouvons vivre
sans avoir peur des dieux, parce que les
dieux n’ont pas créé le monde, il faut
appliquer la physique à notre compor-
tement de tous les jours. En ce qui
concerne l’éthique vécue, il s’agit évi-
demment de ne pas se contenter d’une
éthique théorique, mais de la prati-
quer. Pour les stoïciens, il s’agit surtout
de ce qu’ils appellent les devoirs, c’est-
à-dire les obligations de la vie de tous
les jours. Donc, il s’agit d’exercices spi-
rituels, ou de ce que j’appelle, moi, des
exercices spirituels, c’est-à-dire des pra-
tiques destinées à transformer le moi et
à lui faire atteindre un niveau supérieur
et une perspective universelle, notam-
ment grâce à la physique, à la cons-
cience du rapport au monde, ou grâce
à la conscience du rapport avec l’hu-
manité dans son ensemble, ce qui en-
traîne le devoir de tenir compte du
bien commun.
Alors, est-ce que tout cela peut
avoir un sens actuellement ? Je pense
qu’il y a une continuité de ces pra-
tiques, doublée d’une discontinuité.
Ces exercices spirituels réapparaissent
toujours au cours des siècles. On les
retrouve, par exemple, au Moyen Âge,
mais intégrés à la vie chrétienne,
car les chrétiens ont repris beau-
coup d’exercices spirituels, comme,
par exemple, l’examen de conscience,
la méditation de la mort (en la défor-
mant plus ou moins, d’ailleurs), etc.
D’autre part, on les retrouve
aussi, par exemple, chez Descartes (au
moins dans les Méditations, pour
prendre un des exemples les plus
clairs), chez l’écrivain anglais Shaftes-
bury (qui a écrit des Exercices – tout
court – qui sont tout à fait à la mode
d’Épictète et de Marc Aurèle), chez
Goethe (dans certains poèmes, entre
autres), chez Emerson et Thoreau, et
chez Bergson. Dans tous les cas, il y a
perfectionnisme, car il s’agit bien
d’un mouvement vers un moi supé-
rieur. C’est très net chez Bergson, car
il oppose toujours les habitudes qui
émoussent notre perception (c’est-à-
dire celles qui font que nos décisions
ne sont pas de vraies décisions, mais
des réponses presque mécaniques à
des situations habituelles) à la cons-
cience claire d’un moi qui est (il uti-
lise l’image inverse) plus profond. Il
s’agit bien toujours de perfection-
nisme. D’ailleurs, on pourrait même
retrouver ce perfectionnisme chez
Heidegger dans la mesure où il op-
pose le « on », qui est le moi tout à
fait enfoncé dans les habitudes méca-
niques, dans les réflexes automatiques,
à l’existence authentique, qui est d’ail-
leurs une existence qui n’a pas peur
de l’angoisse, et donc qui suppose un
état du moi supérieur. Dans cette
perspective, le perfectionnisme est très
actuel.
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Qu’est-ce que l’éthique ?
P.Hadot