Mermin ({Me1}, p. 115): "La doctrine selon laquelle le monde est fait d'objets dont l'existence
est indépendante de la conscience humaine se trouve être en conflit avec la mécanique quantique
et avec des faits établis expérimentalement" ({SA}). Effectivement, la science suppose
traditionnellement qu'on peut séparer le "sujet" humain de l'objet étudié. Mais la mécanique
quantique avait changé cela: la philosophie "réaliste" (parfois complétée par le mot
"métaphysique" ou "naïve") était devenue intenable. Cette philosophie avait eu son heure de
gloire au 18ème et au 19ème siècle, à l'apogée du matérialisme scientifique triomphant. Einstein
était encore attaché à cette vision des choses. C'est pour cette raison qu'il n'avait jamais pu
admettre la mécanique quantique. Mais celle-ci nous était imposée par les faits.
Personnellement, je n'arrivais pas non plus à accepter ce point de vue. Il me semblait qu'il y avait
quelque chose de profondément erroné dans l'attitude positiviste, pour des raisons purement
philosophiques, et je ne voyais pas comment une théorie scientifique, et encore moins "les faits",
pouvaient y changer quelque chose. De plus, je voyais qu'Einstein, Schrödinger et parfois de
Broglie, avaient soulevé des objections à l'interprétation dominante de la mécanique quantique.
Mais, me disait-on, ils appartenaient à une autre génération, et n'avaient jamais pu admettre la
nouvelle vision du monde et de la science élaborée pour nous par Bohr, Heisenberg et Pauli.
Néanmoins, toute théorie scientifique est mortelle, semble-t-il, et ne se pourrait-il pas qu'un jour
une autre théorie, plus perfectionnée, entraine une révision de nos conceptions philosophiques?
Même cet espoir était vain: von Neumann avait, paraît-il, démontré que toute théorie plus
"réaliste" entrerait nécessairement en conflit avec les prédictions expérimentales. C'étaient donc
bien les faits eux-mêmes qui imposaient une vision de la science radicalement nouvelle.
Néanmoins Schrödinger, avec son chat, me semblait avoir mis le doigt sur une difficulté
conceptuelle fondamentale de la mécanique quantique. Cela me semblait un problème bien plus
important que la traditionnelle question du déterminisme, dans laquelle on voulait enfermer les
"dissidents". Par contre, je ne voyais pas très bien quel parti tirer des objections d'Einstein: avec
Podolsky et Rosen, il avait tenté de montrer que la mécanique quantique était manifestement une
description incomplète de la réalité. Mais tout le monde était d'accord pour dire que Bohr avait
réfuté de façon magistrale ces objections. Il y avait ausi un certain Bohm qui, à la suite de Louis
de Broglie, avait tenté de donner une "interprétation" de la mécanique quantique en termes de
"variables cachées". Mais cela aussi avait échoué. De plus, un certain Bell avait montré de façon
irréfutable que toute tentative d'interprétation en terme de "variables cachées" devait, sous peine
de contredire les prédictions de la mécanique quantique, être non-locale, ce qui était clairement
inacceptable.
Ne voyant aucune issue aux problèmes, je me suis occupé d'autres choses, tout en restant
insatisfait, comme beaucoup de gens de ma génération. Mais depuis quelques années, il semble y
avoir un intérêt renouvelé pour les questions relatives aux fondements de la mécanique
quantique. Les différentes versions de ce qu'on a appelé "l'interprétation de Copenhague"
semblent faire de moins en moins l'unanimité4. Un des buts de cet article est d'expliquer qu'il y a
On pouvait réconcilier les deux assertions en faisant apparaître le positivisme non plus comme une philosophie
particulière, mais comme une partie intégrante du discours scientifique.
3
4Bien évidemment, l'immense majorité des physiciens se réclament toujours de cette interprétation. Néanmoins, parmi
ceux qui écrivent des livres ou des articles sur la mécanique quantique, il y a un mécontentement croissant. A mon sens,
l'oeuvre de Bell ({B}), qui est encore trop méconnue, a joué un grand rôle dans cette lente prise de conscience. A part cet