Réflexions sur le
morcellement
Irène François-Purssell
La notion de morcellement ne concerne pas uniquement le
contexte des soins. Elle s’inscrit dans un mouvement plus large,
dans un fonctionnement social qui sépare tous les aspects de la
vie. On dissocie le couple de la parentalité, l’amour de la sexua-
lité, la grossesse de la maternité (on ne parle pas de mère por-
teuse, mais de gestation pour autrui), la vie privée de la vie pu-
blique. . . dans le même temps, nos émotions ne sont plus que des
phénomènes neurologiques objectivés par des images obtenues
avec les dernières technologies. . .
À l’hôpital, l’organisation du travail des personnels est morce-
lée et morcelante. La répartition des tâches en vue d’une meilleure
rentabilité se fait sous la forme d’une segmentation. La réduction
du travail de chacun à ses simples fonctionnalité et factualité,
interdit les « à-côtés » qui font le lien entre les gens et la vie.
Chacun doit accomplir les actes définis par son poste, sans vi-
sion globale de l’ensemble de l’activité et sans possibilité de s’en
écarter, en raison du risque médicolégal, (dont tout le monde a
peur, sans bien réfléchir à la signification de cette expression),
mais aussi parce que la contrainte financière ne le permet pas.
L’organisation temporelle participe aussi de ce morcellement :
projet d’adaptation des effectifs en temps réel au nombre de pa-
tients, mutualisation des moyens en personnels, constitution de
pools constitués de soignants appelés à aller là où l’on a besoin
d’eux et quand on en a besoin, pour y effectuer des tâches dé-
connectées du sentiment d’appartenance à une équipe. La notion
même d’équipe est mise à mal par la mise en place systéma-
tique d’effectifs minimum, ce qui ne laisse pas de temps pour les
échanges. Les soignants se sentent isolés, réduits aux actes dont
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I. François-Purssell, Réflexions sur le morcellement
ils ont la compétence.
Pour le patient, il n’y a plus de continuité de contact, il a
seulement la garantie que quelqu’un viendra effectuer certains
gestes, mais seulement ceux-là, et repartira les effectuer ailleurs,
dans une répétition taylorisante.
Lors de ce colloque, d’autres aspects de ce morcellement ont
été abordés.
Le modèle de l’autopsie a été utilisé par deux intervenants
comme étant emblématique du morcellement du corps dont est
capable la médecine. D’autre part, au cours de ces journées, l’idée
s’est fait jour que le morcellement pouvait être une nécessité et
pouvait ne pas être tout à fait négatif : meilleure organisation,
meilleure qualité des actes techniques. . .
Au-delà du constat d’un morcellement de notre monde hospi-
talier et de notre monde tout court, la question qui se pose alors
pourrait être : « qu’est ce qui fait morcellement ? ». En d’autres
termes, la sensation de dispersion, de morcellement a-t-elle pour
origine une difficulté à trouver une continuité dans ce que l’on
fait ou est-elle une donnée de l’environnement ?
Prenons l’exemple de l’autopsie : la vision du corps vidé et de
ses viscères dispersés sur une paillasse s’impose à l’esprit. Pour-
tant, pour celui qui opère, tous ces éléments dispersés appar-
tiennent au même corps. Ils ont la même histoire, ils forment un
tout. C’est le sentiment que tout cela n’est qu’un, qui permet
d’éviter ou de limiter l’idée de morcellement. Mais dans ce cas
de figure, c’est l’opérateur qui, effectuant ce travail du début à la
fin, par la vision globale de son action, en assure la continuité :
le morcellement résulte de la perception de celui qui le regarde.
C’est donc le sentiment de continuité de l’opérant qui évite la
sensation de morcellement.
Ce sentiment de continuité est-il toujours possible ? Certaines
organisations du travail le rendent particulièrement difficile.
Ainsi, si deux agents assurent la distribution des plateaux et
le ménage, ils « font » à deux moins de chambres en une mati-
née que si l’une ne fait que distribuer les plateaux et l’autre que
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I. François-Purssell, Réflexions sur le morcellement
le ménage. Dans les deux cas, ces agents vont être privés de la
possibilité d’échanges entre eux et avec les personnes hospitali-
sées. Cette organisation leur rappelle qu’ils sont là pour effectuer
certaines tâches, et que ce qu’ils font « en plus » à l’occasion de
ces tâches n’est pas valorisé. Ici, le travail est morcelé de façon
autoritaire, pour des raisons de gestion et non pour le rendre plus
aisé. Il contribue à limiter l’action de ces agents à un geste (don-
ner le plateau), ou à un résultat (le ménage est fait). Le risque de
sentiment de réification des personnes et de non-sens des tâches
apparaît alors. Ce type de réorganisation est très fréquent dans
nos établissements.
D’où l’idée, que, du côté du soignant, peut être vécu comme
morcelant ce qui est imposé, ce qui apparaît comme un appauvris-
sement du travail dans sa richesse et les échanges qu’il permet.
Et du côté du soigné ?
Le patient, particulièrement le patient hospitalisé, n’a que
très peu de prise sur ce qui se passe. Il ne peut que subir les
rythmes imposés, voir passer des gens qui font une partie d’un
travail dont il ne perçoit pas toujours la logique ni la finalité. À
cet égard, la multiplicité des intervenants donne une sensation
de morcellement propice à augmenter le sentiment d’insécurité
et le risque de non continuité entre les interventions. La multipli-
cité et la spécialisation de plus en plus pointues des intervenants
entretiennent, chez le patient, le sentiment de réification et de
morcellement de son corps.
On pourrait alors envisager le corps morcelé comme un ques-
tionnement de ce qui fait morcellement en nous, en fonction de
notre position, de la possibilité de contrôle que nous avons. Le
morcellement induit par le médecin qui pratique une autopsie
n’est pas celui imposé à d’autres personnes soignantes qui voient
leur champ d’action restreint.
Ce morcellement relèverait alors pour partie d’une rupture
du sentiment de continuité et de sécurité de ceux qui l’éprouvent.
Cette hypothèse pourrait être travaillée dans le cadre des réor-
ganisations des métiers de santé.
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Nous pourrions alors nous interroger : comment permettre
aux soignants, dans un univers médical de plus en plus standar-
disé et protocolaire, de garder en eux un sentiment de continuité
dans ce qu’ils font, la conscience de s’inscrire dans une aventure,
celle du soin ? Comment transmettre ce sentiment de continuité
au patient, pour qu’il ne se sente pas écartelé entre tous les ac-
teurs de ses soins ?
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